- Mardi 11 février 2014
- Audition de MM. Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), et Julien Nocetti, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI), et de Mme Pauline Türk, maître de conférences en droit public à l'université de Lille II
- Audition de M. Viktor Mayer-Schönberger, professeur à l'Oxford Internet Institute, spécialisé en gouvernance et régulation de l'Internet
- Audition de M. Jean-François Abramatic, ancien président du World wide web consortium (W3C) de 1996 à 2001
Mardi 11 février 2014
- Présidence de M. Gaëtan Gorce, Président -Audition de MM. Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA), et Julien Nocetti, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI), et de Mme Pauline Türk, maître de conférences en droit public à l'université de Lille II
La réunion est ouverte à 14 h 35.
Mme Pauline Türk. - Je tiens d'abord à remercier les membres de la mission, et particulièrement son président, de m'avoir invitée à participer à cette table-ronde, sur un sujet qui intéresse évidemment les juristes, et désormais aussi les chercheurs en droit constitutionnel. N'étant ni informaticienne, ni économiste, c'est sur les aspects juridiques que je souhaite concentrer mon propos, en espérant ne pas pêcher par trop de naïveté.
L'élaboration du droit, des règles applicables aux activités humaines a longtemps été le monopole des gouvernements et des parlements élus, dans le cadre des frontières d'États souverains, c'est-à-dire indépendants et seuls maîtres sur leur territoire. Cette vision du monde a explosé, on le sait, à une époque où, au contraire, dans un monde globalisé, les États se retrouvent, sur le plan économique, juridique, industriel, environnemental, militaire ou technologique, complètement interdépendants les uns des autres.
Cette évolution influence évidemment l'organisation de la vie en société, et favorise la montée en puissance des réseaux, sous différentes formes, y compris dans le cadre d'organisations internationales (Organisation mondiale du commerce [OMC], Organisation internationale du travail [OIT] ...), qui développent leurs propres modes transnationaux de régulation et de gouvernance, faisant appel largement à la soft law et aux acteurs privés. Ainsi, on ne parle plus de « réglementation » et de « gouvernement », notions qui répondent à une logique de contrainte unilatérale hiérarchique, mais bien de « régulation » et de « gouvernance », modes de gestion plus souples qui responsabilisent les acteurs et permettent la recherche d'équilibres entre des intérêts publics et privés croisés, au sein d'un système multilatéral.
Cette « révolution copernicienne » à laquelle sont confrontés les États, si elle ne lui est pas spécifique, se manifeste particulièrement dans le cas de la montée en puissance du réseau Internet. Après la lex mercatoria, la lex economica, ou la lex sportiva, est apparue dans le « village global » une lex electronica, c'est-à-dire une loi applicable au monde numérique, dont les États ne sont pas les auteurs principaux. Le fonctionnement du réseau, ses extensions, sa normalisation, la gestion de la collectivité des utilisateurs sont pris en charge, dans une logique encore largement fondée sur l'auto-régulation, par différents organismes et forum de coordination (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers [ICANN], Internet Society Association [ISOC], Internet Engineering Task Force [IETF], World Wide Web Consortium [W3C], Internet Governance Forum [IGF] ...), qui font la part belle au secteur privé.
L'actuelle gouvernance d'Internet repose ainsi sur un multipartenariat dont les fondements et les équilibres sont encore mal connus du grand public. De ce point de vue, les révélations d'Edward Snowden et du scandale PRISM auront au moins eu ceci de positif qu'elles auront réveillé les consciences sur la nécessité de s'y intéresser et de se saisir de cette problématique cruciale : par qui et comment est gouverné le réseau, lui qui précisément échappe à toute logique territoriale, centralisée et étatique ? Les modalités de cette gouvernance ne peuvent plus être ignorées, à une époque où Internet, qui réunit près de 2 milliards d'utilisateurs, concerne désormais l'ensemble des activités humaines, professionnelles ou privées, économiques, culturelles, sociales, politiques...
Internet n'est plus seulement une technologie, c'est devenu une problématique politique de premier plan. Sur ces questions, l'enjeu des rencontres de Sao Paulo au mois d'avril prochain, puis de l'IGF en Turquie en septembre, est de dépasser les désaccords profonds qui se sont manifestés aussi bien lors du dernier IGF de Bali en octobre 2013, que lors du sommet de l'Union internationale des télécommunications (UIT) à Dubaï en décembre 2012. Notre propos est donc ici de faire plusieurs observations, en tentant de répondre aux questions que vous nous avez soumises.
Pourquoi y a -t-il nécessité et urgence à adapter la gouvernance mondiale de l'Internet ?
Dans un premier temps, parce qu'une réforme des modes de régulation en vigueur est nécessaire. La liberté est au fondement d'Internet, et elle doit être résolument préservée. Mais le réseau n'est pas une zone de non-droit régie par la confrontation des intérêts des seules puissances économiques. La liberté n'exclut pas un contrôle, une régulation, une gouvernance qui permettent d'accompagner l'épanouissement du réseau, en tenant compte de nombreux enjeux : lutte contre la cybercriminalité ; développement de nouvelles extensions ; harmonisation des pratiques ; protection de la vie privée des individus ; encadrement de la marchandisation des échanges et des données personnelles ; accompagnement de la transition vers « l'Internet des objets » ; valorisation du multilinguisme ; protection de la diversité culturelle, de la propriété intellectuelle ; lutte contre la désinformation, contre le spamming ; protection de l'ordre public, de la sécurité des États ; lutte contre la manipulation ou les attaques dirigées contre des sites officiels ou des institutions ... Autant de nouveaux défis, qui appellent une gouvernance adaptée.
Il ne s'agit pas d'une totale refondation, car les mécanismes d'autorégulation actuellement en place ont fait la preuve de leur efficacité, reposant sur des organismes et des groupes de travail informels, qui associent largement le secteur privé et la société civile, les techniciens et les experts, les organisations internationales et les gouvernements, dans le cadre d'une multilevel governance novatrice, qui pourrait à certains égards faire figure de modèle. Mais ces instances multilatérales et multipartites restent prédominées par les États-Unis, pour des raisons historiques, économiques et techniques. D'autant que l'influence des autorités américaines - le département du commerce - s'ajoute au poids des multinationales - telles que Google, Apple, E-bay, Amazon -, toutes américaines, au sein des instances de la gouvernance. Cet état de fait affaiblit la légitimité du système de gouvernance, et donne matière aux détracteurs du réseau qui ont beau jeu d'y voir un instrument de promotion du capitalisme triomphant et d'américanisation du monde, et le nouveau visage de l'impérialisme occidental.
La gouvernance d'Internet doit être ouverte et efficace, mais elle doit aussi donner davantage de garanties, en matière de transparence, de représentativité et de légitimité, afin de favoriser un retour de la confiance, brisée après le scandale PRISM. En droit, la légitimité d'un pouvoir d'encadrement des activités humaines et de la vie des collectivités dépend des conditions de désignation de gouvernants, choisis ou élus, lesquels doivent oeuvrer sous l'oeil du public et dans l'intérêt général, rendre des comptes de leurs actions ...
Or, ces principes font défaut dans le cadre des modes de gouvernance actuels, où le poids réel des groupes d'intérêts est difficile à mesurer, où la représentativité des décideurs est mal assurée, où les objectifs poursuivis sont mal identifiés ... Le déroulement de l'IGF de Bali en 2013 l'a d'ailleurs illustré.
La situation actuelle est devenue source de tensions internationales, comme l'a montré la confrontation de deux blocs d'États lors de la conférence mondiale de l'UIT de Dubaï en décembre 2012 : la Chine, la Russie et les Émirats arabes unis ont exigé l'internationalisation de la gouvernance et la reconnaissance du « droit souverain et égal de chaque État à réguler ses télécommunications », ce qui a conduit aux divergences lors des négociations sur le nouveau règlement des télécommunications internationales (RTI).
Dans un deuxième temps, l'urgence et la nécessité d'une adaptation de la gouvernance mondiale de l'Internet résultent de la multiplication des phénomènes de résistance des États, qui mettent en danger le réseau et son universalité. Avec Internet, ces derniers perdent, on le sait, une part de la maîtrise de leur territoire. On peut prendre l'exemple du sort de la loi française sur la non diffusion des sondages le jour des élections, des tentatives de réglementation des jeux en ligne, de l'impossibilité de lutter efficacement contre la divulgation sur Internet de données secret-défense, ou encore de l'incapacité à circonscrire l'influence de la communauté internationale dans les soulèvements populaires dans les pays du « printemps arabe ».
Or certains États, parmi les moins libéraux, réagissent en développant des résistances sous des formes et par des moyens variés - d'ordre pratique, technique ou juridique -, qui vont de la tentative de prise de contrôle du réseau au boycott et à la création de réseaux indépendants. On en rappellera ici seulement quelques exemples, renvoyant pour d'autres développements à l'article paru au mois de décembre 2013 à la Revue de droit public et intitulé « La souveraineté des États à l'épreuve d'Internet ».
Les États peuvent être tentés, notamment dans les pays les moins développés, de ralentir les opérations de câblage, ou d'augmenter le coût des équipements et des abonnements. Ils peuvent durcir la législation nationale permettant de réprimer toute une série d'infractions commises sur Internet, ce qui restreint la liberté des échanges sur le réseau, comme au Venezuela en 2010 ou en Russie en 2012. Ils peuvent prendre le contrôle d'un serveur national, ou mettre sous tutelle les fournisseurs d'accès, afin de pouvoir plus facilement ralentir ou bloquer l'accès à certains contenus, et tracer les utilisateurs : c'est le cas en Libye, Syrie, Belarus, Kazakhstan, Turquie, Thaïlande, Vietnam, Arabie saoudite ... Non seulement le principe fondamental de neutralité du réseau est mis en cause du fait d'une gestion potentiellement discriminatoire du trafic, mais cette recentralisation du réseau a déjà permis - en Moldavie en 2009, en Égypte en 2011, ou en Syrie en 2012 - à des pouvoirs autoritaires menacés de provoquer un « internet blackout » de plusieurs heures ou plusieurs jours. Une soixantaine de pays seraient ainsi « à risque » de coupure généralisée, du fait de la faible décentralisation de leur réseau.
Mais c'est plus largement l'ouverture et l'unicité du réseau qui sont remises en cause par certains États ayant entrepris de créer des racines alternatives au Domain Name System (DNS) ou de se doter de leur propre réseau. Ces États prennent le risque de l'isolement de leur population, mais menacent aussi le réseau Internet, qui pourrait se retrouver compartimenté en de multiples espaces virtuels partiellement communicants, ce qui serait contraire à son essence universaliste. Après la Corée du Nord en 2002 et la Birmanie en 2010, l'Iran a ainsi annoncé, en septembre 2012, le lancement de son propre réseau national, permettant de « protéger sa population des influences étrangères » et de « proposer une gamme de services localement adaptés ». On parle désormais d'un processus de fragmentation, de « balkanisation d'Internet », auquel pourraient contribuer la Chine - qui a déjà mis en place son Great Firewall - ou l'Inde, deux pays travaillant à la création de réseaux concurrents.
Ces résistances constituent une menace pour le réseau et ses principes fondateurs (liberté, universalité, neutralité). Quels en sont les motifs ? Elles sont souvent le fait de régimes autoritaires, qui tentent de lutter contre les tentatives de déstabilisation politique et le vent du libéralisme d'inspiration anglo-saxonne. Mais elles peuvent aussi être inspirées par des préoccupations liées à l'ordre, à la moralité et à la sécurité publics, au respect des lois, des décisions de justice ... Elles expriment aussi parfois un souci de défense des valeurs et spécificités de l'ordre juridico-social considéré, face à l'influence de l'universalisme occidental. Elles sont aussi et enfin une réaction à la persistance de la prédominance anglo-saxonne sur le réseau, de ses codes, de son langage, de ses logiciels et de sa gouvernance, malgré les appels répétés au rééquilibrage, comme par la voix de la présidente brésilienne, Dilma Roussef, en octobre 2013. D'où la préoccupation des États de trouver une place dans la gouvernance de l'Internet et ainsi de réaffirmer leur « souveraineté numérique », revendication qui, lorsqu'elle émane de pays autoritaires, a de quoi inquiéter.
Certes, on peut comprendre le souci des États de pouvoir défendre leur population contre d'éventuels dangers issus d'une mauvaise régulation du réseau. Mais un retour à une réglementation étatique, selon une logique intergouvernementale, n'est pas souhaitable, car incompatible avec la nature du réseau - qui résulte d'un droit spontané, a-territorial, transnational, dégagé de la contrainte des intérêts nationaux additionnés - et avec ses principes fondateurs. Ainsi, entre le statu quo prôné par les États-Unis, et la refondation souhaitée par l'Iran, la Chine ou la Russie, il y a sans doute un moyen terme à trouver, dans l'intérêt même de l'avenir du réseau et de ses utilisateurs, que l'Union européenne doit contribuer à faire ressortir.
Quel est, justement, le rôle de l'Union, et pour quel type de gouvernance ?
L'Europe n'a pas attendu le scandale PRISM pour se préoccuper de la gouvernance d'Internet, même si sa place reste faible dans les instances de gouvernance. Le Conseil de l'Europe participe aux débats, aux côtés de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) - à travers la convention sur la cybercriminalité, le sommet IGF de Bakou en 2012 -, de même que les pays européens, représentés dans les instances de gouvernance et dans le comité consultatif des gouvernements (GAC) de l'ICANN et dans les forums de discussion (IGF, W3C ...).
L'Union européenne a joué un rôle reconnu dans les discussions sur la gouvernance de l'Internet, notamment lors des sommets mondiaux sur la société de l'information (SMSI) entre 2003 et 2005 et lors des débats relatifs au rôle de l'ICANN en 2009. Elle a d'ailleurs déjà consacré un certain nombre de principes dans plusieurs règlements et directives européennes, produisant donc des effets obligatoires pour les 28 États membres : neutralité et non-discrimination dans le traitement des informations, confidentialité des communications privées, anonymisation des données de communication des abonnés ou des utilisateurs, règlementation du commerce électronique ... dans les directives n°s 2000/31/CE, 2002/58/CE, 2006/24/CE et 2009/136/CE. Elle en promeut d'autres, à l'échelle mondiale : lutte contre la fracture numérique entre pays développés et pays en voie de développement, préservation du rôle du secteur privé, conservation du modèle « multistakeholderism », réintégration des gouvernements dans les instances de coordination ...
Surtout, elle prône depuis plusieurs années un rééquilibrage de la gouvernance qui permette de mieux représenter les différents continents, et notamment les pays en développement. Nellie Kroes, commissaire en charge de la stratégie numérique, s'est d'ailleurs prononcée pour l'approfondissement d'une gouvernance mixte combinant libre-échange et intervention publique, suivant la logique de la co-régulation. Certes, face au poids de la Chine ou des États-Unis, et faute de pouvoir peser suffisamment efficacement sur le plan économique et technologique, l'Union européenne peine à se faire entendre.
Pourtant, le contexte pourrait lui être favorable, lui permettant de jouer un rôle de médiateur dans la lutte d'influence qui se joue entre deux blocs. Rappelons qu'à Dubaï en décembre 2012, la Chine, la Russie et les Émirats arabes unis, contestant la mainmise américaine sur la gestion de la racine des noms de domaine, sont parvenus à inscrire dans une résolution annexée à la version révisée du RTI que « tous les gouvernements devraient avoir égalité de rôle et de responsabilité dans la gouvernance internationale de l'Internet » (Résolution 3 « Promouvoir un environnement propice à la croissance accrue de l'Internet » point e), l'article 1er du Traité, adopté par 89 pays le 14 décembre 2012, proclamant également le droit souverain de chaque Etat de réglementer ses télécommunications. 55 « nonistes » (parmi lesquels la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada ou l'Australie) ont refusé de signer le document. Il en ressort une confrontation ouverte dont on peut penser, sans excès de naïveté, qu'elle pourrait bénéficier sur le plan politique à l'Union européenne, si elle parvient à se positionner en arbitre, entre des États soucieux de leur souveraineté numérique mais prompts à la restriction et à censure, et les États-Unis, désireux de défendre leur maîtrise de l'outil, mais au moins autant de protéger les principes et valeurs libérales du réseau.
Les américains, qui ont déjà cédé du terrain - notamment en 2009 avec l'Affirmation of Commitments, assurant une relative autonomisation de l'ICANN -, doivent désormais, pour garantir l'unicité du réseau, donner des gages de leur bonne foi, et accepter de renoncer à leur mainmise sur ce dernier. Mais ils n'accepteront de céder du terrain qu'en échange de la garantie du respect des principes fondateurs, et notamment de la liberté d'expression : l'Union européenne, qui n'a rien à envier aux États-Unis en matière de garantie des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ne peut-elle constituer sur ce point un interlocuteur crédible en vue d'une médiation ? A l'inverse, l'espionnage dont elle a fait l'objet par les États-Unis lui donne également le motif et la crédibilité pour imposer plus fermement des concessions à son allié américain.
Quelles sont les perspectives pour une nouvelle gouvernance mondiale ? Et dans une perspective chère aux juristes, à l'heure où la réflexion sur le « droit constitutionnel global » ne cesse de prospérer, quels sont les éléments qui pourraient préfigurer une constitution de l'Internet ? Si l'on admet que la guerre technologique et économique qui se joue sur Internet doit être régulée par le droit et dans l'intérêt général, plusieurs perspectives contradictoires se dégagent. Faut-il favoriser le rôle du secteur privé (logique de l'autorégulation, fondée sur la confiance placée dans les vertus de la libre-concurrence, prônée par les États-Unis), ou renforcer la place des gouvernements (éventuellement sous contrôle onusien) ? Faut- il confier la gestion de l'Internet à une organisation internationale fondée par traité, par exemple sous l'égide de l'UIT ou de l'ONU, ou conserver le modèle multipartite actuel ?
La préservation du multistakeholderism ne fait pas de doute, car il constitue le « Graal » de la gouvernance d'Internet, contre lequel aucun modèle alternatif crédible ne peut rivaliser. Mais il faut sans doute l'adapter, pour répondre à ceux qui s'inquiètent légitimement d'un modèle de gouvernance « sans chef et sans principes », où le règne de la liberté d'expression masque en réalité un système cadenassé permettant aux États-Unis de mieux écouter. Ainsi contre toute tentation d'une promotion de l'intergouvernementalité, contraire à l'histoire et à l'esprit du réseau, c'est l'amélioration de l'équilibre entre les gouvernements dans leur diversité, le secteur privé et la société civile, qu'il faut rechercher. Le poids des experts pourrait être limité au profit de modes de gestion et de contrôle plus démocratiques, impliquant plus de transparence et de responsabilité, ainsi qu'une représentativité élargie des instances de gouvernance, si l'on admet que celles-ci gèrent désormais un « service public international ».
Faut-il en rester à un mode de gestion souple, ou passer à une approche plus contraignante ? Faut-il, en particulier, rédiger un code, une charte des valeurs et principes applicables sur Internet, qui tirerait sa légitimité de l'adhésion des utilisateurs, des différentes catégories d'acteurs, et des gouvernements ? Tel fut bien l'objectif des SMSI, en 2003 et 2005, qui ont permis de mettre au jour des principes qui doivent sans doute être défendus et réaffirmés : universalité et neutralité de l'Internet, décentralisation, diversité linguistique, sécurité de l'Internet, respect de l'autonomie et de la vie privée de l'internaute ...
Les déclarations de principes et plans d'action issus de ces sommets ont le mérite de la souplesse et de l'adaptabilité, dans un domaine mouvant et technique. Mais une formalisation plus contraignante de ces principes, qui aurait pour effet d'augmenter leur portée normative, permettrait de donner un socle commun aux débats relatifs aux questions politiques et diplomatiques essentielles qui sont désormais liées au développement d'Internet. Il s'agit à la fois de consacrer et de définir des principes aux interprétations parfois divergentes : la liberté d'information ou le droit à la vie privée, par exemple. Il s'agit aussi de concilier des principes potentiellement contradictoires : la diversité et l'unicité, la liberté d'expression et la sécurité publique, la solidarité et le respect de l'autonomie, le droit à la vie privée et la transparence ...
En conclusion, et même si cela peut paraître incantatoire au regard des réalités de la gouvernance actuelle, l'Union européenne pourrait soutenir la préservation du modèle multi-acteurs, privilégié depuis la naissance du réseau, gage de son bon fonctionnement et de sa liberté, mais y défendre de nouveaux équilibres entre le secteur privé, la société civile, les organisations internationales et les gouvernements, au profit des derniers, tout en les soumettant à des principes communs, dans une « charte de l'Internet » acceptée par toutes les parties. Dans le même temps, le poids des corporatismes, de la logique de marché et de la technique, difficilement mesurable dans le cadre de l'autorégulation, devrait être limité grâce à des processus normatifs mieux définis et plus transparents. C'est à ce prix et à cette condition que l'intérêt général pourra être mieux valorisé dans les développements technologiques à venir, et que les États, mieux associés, seront encouragés à renoncer aux manoeuvres de censure ou de résistance, dans l'intérêt même du réseau et des services qu'il est appelé à rendre à l'humanité.
M. Stéphane Grumbach. - Il y a en France, comme plus généralement en Europe, un biais dans notre perception des questions de l'Internet. Ce biais me semble venir en partie d'une très forte sensibilité aux questions de liberté individuelle, la perception de l'individu menacé tant par la machine étatique, via la surveillance et la censure, que par la machine industrielle, via l'exploitation de la vie privée.
Si ces questions sont évidemment importantes, la trop forte focalisation sur ces sujets occulte à mon sens des enjeux essentiels de la révolution numérique pour nos sociétés. Je pense en particulier aux enjeux économiques, politiques, ainsi que géopolitiques. L'équilibre primordial entre les intérêts particuliers et le bien commun est insuffisamment discuté.
J'ai commencé à m'intéresser à ces problèmes en Chine, où je suis resté huit ans, de 2003 à 2011, d'abord comme diplomate - j'étais conseiller scientifique à l'ambassade de France - puis comme directeur d'un laboratoire sino-européen au sein de l'Académie des Sciences de Chine. Si je mentionne cet aspect de mon parcours, c'est parce que la Chine est un pays édifiant pour l'Internet. Tout d'abord parce que c'est la deuxième puissance mondiale du Net. Mais ce pays est intéressant aussi pour ce qu'il révèle du notre, du biais dans notre compréhension du Net.
Les années 2000 sont celles de l'émergence du Web 2.0, des réseaux sociaux, et des autres systèmes coopératifs. Les États-Unis ont été véritablement des précurseurs dans le développement des grands systèmes reposant sur des investissements massifs. Ils sont à l'origine de toutes les grandes plateformes qui dominent aujourd'hui l'Internet. Mais ils ne sont pas tout à fait seuls. La Chine a su développer ses propres plateformes, avec un décalage de seulement un ou deux ans sur leurs consoeurs américaines.
Aujourd'hui parmi les 50 premiers systèmes mondiaux, Google, Facebook, Youtube, Yahoo, Baidu, Wikipédia, QQ, Taobao, etc, on compte 36 Américains, 11 Chinois et 3 Russes. Aucun Européen. Et parmi les huit premiers que j'ai cités, trois Chinois.
Pendant les années 2000, la construction de l'Internet chinois est passée totalement inaperçue en Europe. Nous nous sommes focalisés sur les questions de contrôle policier et de censure, sans voir que la Chine rentrait dans la société de l'information avec le même engouement et la même maîtrise que les Américains.
La Chine dispose de systèmes qui gèrent des centaines de millions d'utilisateurs. Le pays est grand, mais l'argument n'est pas essentiel, l'Inde ne dispose pas de tels systèmes. Le pays est partiellement fermé, mais partiellement seulement. La Chine ne bloquerait pas les grands systèmes américains comme Facebook, qu'elle aurait quand même développé de grands systèmes qui domineraient son marché. La Corée, complétement ouverte, a développé ses propres systèmes également.
Ce qui est déterminant pour l'émergence des plateformes du net, c'est la volonté politique. Elle est aussi forte aux États-Unis qu'elle l'est en Chine. Elle fait clairement défaut en Europe. Les sociétés chinoises du Net, cotées au Nasdaq, ressemblent d'ailleurs beaucoup à leurs homologues américaines. Les chercheurs qui travaillent dans les laboratoires de R&D des grands groupes chinois sont les mêmes que ceux qui travaillent chez Google ou Facebook. Ils ont le même esprit, le même engouement passionné pour la révolution numérique. Pour ce qui est de l'organisation, elle ne diverge pas beaucoup. Baidu est une société enregistrée aux Îles Caïman.
L'exemple de la Chine est intéressant, car il montre que des systèmes politiques aussi différents que ceux de la Chine et des États-Unis réussissent à développer les piliers fondamentaux de cette industrie qui nous échappent à nous Européens. La Russie ainsi que d'autres pays d'Asie y parviennent également. Leurs gouvernements ont compris tout le profit qu'ils pouvaient tirer du numérique. Ils ont aussi compris que personne n'arrêterait la révolution numérique et qu'il fallait donc l'orienter dans un sens favorable pour leur développement.
Focalisée sur la peur obsessionnelle du mauvais usage qu'une société peut faire des données personnelles et des atteintes à l'individu, l'Europe n'a pas anticipé ni même compris les changements en cours dans le monde, non seulement aux États-Unis, mais également dans les autres pays, acteurs de la révolution numérique.
Même si une certaine prise de conscience se fait jour, il me semble que le biais perdure. L'Europe est paralysée et cherche surtout le moyen de stopper l'inondation, l'invasion, par tout moyen, aussi dérisoire et inefficace soit-il.
Les rapports des Américains et des Chinois aux données personnelles ne sont probablement pas si éloignés qu'on aurait pu le penser a priori. Les révélations d'Edward Snowden ont heureusement permis de sortir d'une certaine naïveté sur ce sujet. Les Chinois et les Américains exploitent les données personnelles pour leur sécurité intérieure. Ils n'ont pas les mêmes cibles, mais des pratiques sans doute assez voisines. Et surtout, ils disposent des données produites par leurs grands systèmes. La question se pose différemment en Europe puisque nous ne disposons pas de grands systèmes.
Les données personnelles sont intéressantes à plus d'un titre. Elles sont le carburant des plateformes d'intermédiation sur lesquelles je vais revenir. Le modèle économique biface de l'industrie du Net exploite les données personnelles pour cibler efficacement les publicités des annonceurs. Les données personnelles servent également à traquer les personnes ayant des activités illégales ou menaçant la sécurité de l'État.
Mais l'un des intérêts principaux des données personnelles réside dans ce qu'elles permettent de savoir non pas sur l'individu, mais sur une population. Google l'a démontré il y a déjà dix ans avec son service de suivi des épidémies de grippe, en avance d'une dizaine de jours sur les instituts de veille sanitaire. Dans l'analyse globale des données individuelles, le service public, s'il y a accès ce qui n'est que rarement le cas aujourd'hui, peut tirer des informations d'une extrême utilité pour la gouvernance.
Si au lieu de regarder la Chine avec le biais européen, on regarde l'Europe avec le biais chinois, on ne manquera pas de trouver l'Europe peu compréhensible, tant la situation est surprenante. Vu de Chine, il paraît incroyable que l'Europe puisse être aussi dépendante de Google, qui détient 95 % du marché des moteurs de recherche, alors que les continuelles récriminations françaises ou européennes contre cette société peuvent laisser penser que la situation ne nous satisfait pas complètement. Molière se serait amusé des débats entre Google et les autorités européennes.
On est obligé de s'interroger quand même. À quel point les Européens sont-ils dupes de cette situation qui confine à l'absurde ? Serait-ce le manque de confiance dans leurs propres institutions politiques qui les pousse à mettre leurs données personnelles aux États-Unis ? Ou bien est-ce juste une immense incapacité ?
En Chine, comme aux États-Unis ou en Russie, le moteur national est dominant. De plus dans tous ces pays, sa part de marché reste, disons, raisonnable, autour des deux tiers. Rien à voir donc avec la domination de Google en Europe, qui non seulement est totale, mais de plus laisse le pouvoir politique paralysé avec des moyens de réponse inadaptés.
Alors que faire ? Personnellement, je ne comprends pas que l'Europe ne dispose pas d'un ou plus exactement de plusieurs moteurs de recherche avec des parts de marché raisonnables, et je pense que tant que cela ne sera pas le cas, la dépendance ne fera que se renforcer. Bien sûr ce que je dis s'applique également aux autres systèmes du Net comme les systèmes qu'improprement on appelle réseaux sociaux. Google est une plateforme globale de toute façon qui développe avec grande compétence toutes les missions de l'intermédiation.
On entend souvent dire qu'étant donné la prééminence de Google en Europe il est impossible de percer dans le domaine des moteurs de recherche. Là encore vous m'excuserez de revenir à l'exemple de la Chine, mais il est intéressant. Si le premier moteur chinois, Baidu domine son marché national, ses parts de marché baissent désormais au profit de nouveaux moteurs de recherche nationaux, Qihoo 360 et Sogou dont les parts sont aujourd'hui respectivement de plus de 22 % et 11 %, alors que Baidu est descendu à 63 %.
Il faut reconnaître qu'en France numérique rime avec panique. Il y a bien sûr de notables exceptions. L'enthousiasme de Michel Serres pour le développement de la connaissance illustre bien la tendance inverse.
Je voudrais me focaliser ici sur les plateformes d'intermédiation, qui constituent à mon sens le sujet le plus important. Les plateformes d'intermédiation sont des systèmes numériques qui vont révolutionner nos sociétés, tous les secteurs de nos sociétés sans exception, et qui rendront caduques à la fois de nombreuses industries, mais également une partie du cadre réglementaire, voire du débat législatif, qui n'aura plus prise.
Les systèmes d'intermédiation sont les systèmes les plus importants du Net. Ils mettent en relation des personnes entre elles, ou avec des services. Ils le font avec une efficacité impensable autrefois, et qui ne cesse de progresser. Ainsi le moteur de recherche met en relation l'utilisateur avec la connaissance recherchée. De même le réseau social met en relation des utilisateurs ayant des intérêts communs ou complémentaires. Les assistants personnels, en cours de développement dans l'industrie comme chez Google, nous connaîtront suffisamment bien pour nous aider dans notre vie quotidienne, nous guider, nous rappeler nos rendez-vous, nous mettre en relation avec le service dont nous avons besoin, hic et nunc.
Le carburant de la plateforme, c'est la donnée. À côté des services de base, pour lesquels la plateforme récolte de la donnée, celle-ci dégage des connaissances sur l'activité qu'elle observe, qui permettent d'autres services, souvent inimaginables a priori. Elle a l'exclusivité sur ces connaissances dérivées. C'est ce qui fait sa puissance.
Les plateformes d'intermédiation sont les industries qui ont connu la croissance la plus rapide de l'histoire. Google a 15 ans et Facebook, 10 ! Les deux premières capitalisations mondiales sont Apple et Google, qui vient de détrôner Exxon comme numéro 2.
Ce qui est intéressant avec ces plateformes dépasse largement le numérique. Les plateformes d'intermédiation ont un potentiel de révolution de nos organisations considérable. Considérons la question des taxis, puisqu'elle est d'actualité dans notre pays. La plateforme d'intermédiation peut mettre en relation efficacement un passager et un chauffeur. Il peut s'agir d'un chauffeur professionnel. Il peut s'agir également d'un particulier qui cherche à diminuer ses frais de transport. À partir de l'assistant personnel, le système trouvera automatiquement une voiture à partager pour se rendre à une destination quelconque, sans que l'utilisateur n'ait à consacrer d'énergie à une recherche.
Une telle intermédiation entre des usagers qui offrent des services et d'autres qui sont à la recherche de tels services peut conduire à une efficacité extrêmement importante, ainsi qu'à des économies de très grande ampleur.
Dans une société contrainte à être plus économe, à cause d'une part des difficultés financières, qui sont conjoncturelles, mais à cause surtout des enjeux environnementaux, à plus long terme, qui imposent d'être plus respectueux dans l'exploitation des capacités de notre planète, de tels systèmes offrent un immense potentiel. Ils permettront par exemple de renforcer les politiques ambitieuses de la ville, les politiques de réduction de CO2, et les nombreux efforts déployés pour l'amélioration tant du cadre de vie que de son efficacité.
Malheureusement, la France voit ces systèmes comme une menace. Un article du Monde du 8 février, rapportait que Bercy a déjà fait savoir que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes allait enquêter sur le covoiturage « réalisé dans un but lucratif » par des particuliers. Une telle mesure n'arrêtera pas le changement. Elle rappelle l'Hadopi. On imagine sans difficulté un résultat équivalent. Elle révèle l'incapacité de la France à accompagner ce changement dans le sens de l'intérêt commun et pas seulement de l'intérêt particulier.
L'intermédiation changera complètement le modèle économique du déplacement urbain et donc des taxis. Refuser de le comprendre ne changera pas l'évolution de ce secteur économique mais risque simplement de retarder l'émergence de notre pays dans les systèmes du Net. Après tant de batailles perdues, est-on condamné à poursuivre dans cette voie ? Ne serait-ce pas possible de miser sur une start-up d'intermédiation pour le co-voiturage, qui intégrerait de nombreuses fonctionnalités ?
L'intermédiation s'appliquera à tous les domaines, l'hôtellerie est déjà touchée, l'enseignement le sera également, l'énergie bien sûr, le crime organisé, pour citer des domaines très hétérogènes.
Enfin le gouvernement et les administrations ne seront pas épargnés par ces changements. Avec la publication des données ouvertes par les administrations, des systèmes d'intermédiation se développeront qui apporteront au citoyen les services dont il a besoin, sur la base des données ouvertes indexées et organisées.
Quelle alternative alors pour la France ? La France, malgré les discours sympathiques, mais peut-être un peu naïfs, sur la neutralité du Net et l'opposition à la censure, n'a que deux choix possibles. Soit avancer sur la vague, soit l'endiguer. L'endiguer impliquera de développer un dispositif répressif très largement inefficace, comme Hadopi en a fait la démonstration, et finalement censurer le Net pour bloquer les nombreuses activités illégales. Avancer sur la vague impliquera de développer rapidement de très gros systèmes avec une vraie liberté de manoeuvre.
Les systèmes d'intermédiation sont très dominateurs. Ils sont dans une économie du « winner takes all », le gagnant récolte toute la mise. Néanmoins, le monde est dynamique et de nouveaux systèmes émergent qui trouveront leur place. Leur économie repose toutefois sur des investissements massifs au début, puis des années de montée en puissance sans se préoccuper du modèle économique à terme. Les investisseurs américains accordent leur confiance à ces entreprises qui feront leurs preuves économiques quand elles auront conquis le monde.
L'intermédiation suppose des systèmes qui ont une connaissance précise de leurs utilisateurs, donc l'accès aux flux de leurs données personnelles. Le monde a changé sur ce point, pour le meilleur et potentiellement pour le pire, mais le retour en arrière est illusoire et peut-être la meilleure manière de garantir le pire.
Les plus gros systèmes de l'Internet sont tous des plateformes d'intermédiation. Ils récoltent une part considérable de la donnée mondiale. En France par exemple, les dix premiers systèmes opérant sur le territoire, représentent le tiers de l'activité des 500 premiers. Quels sont ces systèmes ? La majeure partie des premiers sites en France sont américains. Plus de 80 % des visites sont faites sur les plateformes américaines, donc sans doute plus de 80 % des données personnelles recueillies en ligne vont sur les systèmes américains.
Les sites français, avec en général peu de pénétration internationale, ne développent que rarement une stratégie globale. Dailymotion, 90e mondial avec seulement 11 % d'activité en France, est une exception notable dans le paysage français. À l'inverse, l'essentiel de l'activité des systèmes américains se fait hors de leurs frontières. La Chine développe également une stratégie internationale ambitieuse. Si la Chine récolte 20 fois moins de données que les Américains à l'international, elle en récolte tout de même plus de 80 fois plus que la France !
Aussi importantes que soient les données qui, à terme, seront plus importantes pour l'économie que l'est le pétrole, les paramètres de l'économie n'en tiennent aucun compte. Ne conviendrait-il pas, à côté de la balance des paiements, de disposer d'une balance des échanges de data ?
Enfin, les plateformes d'intermédiation sont presque des États. Les plateformes d'intermédiation sont des entreprises dont les prérogatives dépassent largement celles des entreprises multinationales traditionnelles : elles disposent de territoires virtuels d'opération ; leurs règles s'appliquent à leurs utilisateurs avec peu d'impact des législations locales ; les développeurs sont en général indépendants de l'entreprise et travaillent hors des réglementations du travail de leur pays ; elles fournissent des services essentiels comparables à l'eau ou l'énergie ; elles disposent de monnaies indépendantes des banques centrales ; une partie importante de leurs échanges ne sont pas fiscalisés car non monétisés de manière traditionnelle ; elles gèrent l'identité, et l'authentification, mieux que les États et offrent une citoyenneté impériale à toute personne quelle que soit la région dans laquelle elle se trouve ; elles sont au coeur des enjeux de défense et de cyber-défense des États dont elles dépendent.
Bref, ce sont de nouveaux pouvoirs, qui défient les États dans leurs propres prérogatives. La France, l'Europe doivent choisir entre une dépendance, mais une dépendance assumée, des États-Unis, ou une participation active au développement des grands acteurs au niveau mondial.
M. Julien Nocetti. - Si j'ai bien compris, l'un des objectifs de la MCI est de faire comprendre à l'Union européenne, aux Européens, qu'il y a urgence à faire converger leurs diplomaties numériques pour occuper un espace politique et économique entre États-Unis et grands émergents.
Si beaucoup de choses ont été dites et écrites au sujet des États-Unis, à plus forte raison depuis l'affaire PRISM, on en sait nettement moins en revanche sur les positions affichées en matière de gouvernance de l'Internet par les grandes nations émergentes. Or ces derniers pays ont développé leur propre vision de la gouvernance de l'Internet - qui ne date pas du cycle 2012-2013, loin de là - au point que leurs autorités pensent que l'Internet est déjà entré dans sa phase post-Snowden. Une vision qu'il importe d'analyser finement, tant elle accorde de l'importance - à des degrés variables suivant les cas - à la souveraineté et aux contenus.
Avant tout, ces pays - Chine, Russie, Brésil, Inde, Turquie, etc. - ont fait le constat que l'Internet est devenu un sujet de politique étrangère au sens classique du terme, c'est-à-dire où les rapports de force entre États - et acteurs économiques soutenus par des États - jouent un rôle central. Il n'est, en somme, plus seulement un sujet restreint à la communauté technique. Il leur importe donc d'investir la chose Internet dans diverses instances - qu'elles soient multilatérales comme les agences onusiennes, régionales ou plus politiques comme les BRICS ou l'IBSA.
Ce sont des pays qui, aussi, se préparent activement aux diverses formes de conflictualité liées au développement des technologies numériques, dans une approche défensive comme offensive. Autrement dit, gouvernance et sécurité, notions qui ont été plus ou moins séparées lors de la commercialisation de l'Internet à la fin des années 80, sont de plus en plus liées dans le discours par les émergents.
Ceci pour des raisons évidentes, qui tiennent avant tout au fait que dans des pays comme la Chine et la Russie, le numérique bouleverse les équilibres traditionnels de pouvoir. Cela n'est pas propre au numérique : toutes les technologies de rupture - l'imprimerie, le télégraphe, la radio puis la TV - ont transformé les rapports de pouvoir. Mais dans des sociétés où l'accès à l'information est verrouillé, le Web permet de contourner, souvent, les politiques de contrôle de l'information. En cela, l'Internet est rapidement devenu un enjeu de stabilité et de légitimité politique pour leurs gouvernants. C'est, là encore, le cas de la Chine et de la Russie.
Un autre constat dressé par ces acteurs est que l'Internet est en voie de « désoccidentalisation » accélérée, pour au moins deux raisons. Une raison démographique d'abord : sur les 2 milliards d'internautes supplémentaires que comptera la planète en 2020, plus de 90 % proviendront des pays hors-OCDE. Un motif de nature politique et sécuritaire aussi : ces pays dénoncent les doubles standards de Washington qui, tout en prêchant l'abolition des frontières numériques, enregistre et exploite des « big data » sans le moindre contrôle.
Là se situe un aspect tout à fait passionnant des débats sur la gouvernance de l'Internet : les enjeux autour de son évolution sont aussi largement affaire de perceptions. Or, l'affaire Snowden a été exploitée par certains pays émergents - le plus subtil ayant sans doute été la Russie - comme sonnant la perte du magistère moral des États-Unis. À cet égard, l'asile de Snowden en Russie participe, on le voit bien, d'une entreprise visant à signifier ouvertement de nouveaux rapports de force dans la géopolitique complexe de l'Internet et des données. Et cette géopolitique, la Russie l'a investie depuis longtemps : rappelons que Moscou soumet depuis 1998 des résolutions à l'ONU sur la « souveraineté de l'information » ou la « sécurité de l'information ».
Dans le cas du Brésil, l'optique est davantage tournée vers le « soft » que vers le « hard power ». Par l'annulation de sa visite aux États-Unis et surtout sa décision de convoquer une conférence internationale sur l'avenir de la gouvernance de l'Internet, Dilma Rousseff rehausse sa stature internationale. Elle s'éloigne aussi des autres grands émergents au profil plus souverainiste en s'orientant vers un compromis avec les tenants du modèle multi-acteurs existant. D'une certaine manière, le Brésil est l'incarnation même du « swing state », un État qui n'hésite pas à critiquer ouvertement Washington sur ses doubles standards en exigeant l'internationalisation des « ressources critiques », tout en réaffirmant son soutien à la gouvernance multi-acteurs.
Sur un plan davantage technique, il y a un point commun entre les pays émergents : une exaspération quant à la mainmise américaine sur les réseaux et leur dépendance vis-à-vis de l'ICANN pour l'adressage et le nommage. Cette remise en cause a trouvé son point culminant dans les mois qui ont suivi les révélations de Snowden, mais le sommet de l'UIT de Dubaï en 2012 avait déjà permis de saisir les logiques à l'oeuvre. À l'époque, la Russie avait tenté de rallier un certain nombre de pays à ses propositions, notamment en donnant aux gouvernements les capacités d'administrer leur segment national. Moscou avait ainsi suggéré que chaque pays ait des droits équivalents pour gérer l'Internet, y compris noms de domaine nationaux et identification des internautes. La vision défendue était strictement stato-centrée et a illustré une division nette entre États autoritaires et régimes démocratiques ou semi-démocratiques.
Quant à la Chine, elle défend l'idée d'une souveraineté numérique sophistiquée qui lui permettrait de mieux contrôler ce qui se passe sur le web chinois. Pékin a acheté d'importants stocks d'adresses IP afin de favoriser la circulation des données à l'intérieur du pays.
J'évoquais une gouvernance de l'Internet qui serait devenue l'affaire de perceptions. Dans le même ordre d'idées, l'un des enjeux clés de son avenir est la maîtrise du discours. Dans ce domaine, les capacités de contre-influence des Américains ne doivent pas être sous-estimées, même si les communications de leurs officiels après le scandale Snowden ont été calamiteuses. Récemment, plusieurs hauts responsables du Département d'État ont exprimé la nécessité de dissocier l'affaire Snowden des questions de gouvernance de l'Internet. Ils ont également accepté de lâcher du lest sur l'internationalisation de l'ICANN. Enfin, ils mettent en avant l'IGF - et non la conférence de Sao Paulo - comme quintessence du modèle multi-acteurs.
Fait notable, ces propositions - et bien d'autres - peuvent se lire dans un rapport du Council on Foreign Relations publié en juin 2013 et destiné à redonner du souffle à la politique américaine en matière de gouvernance de l'Internet. Ce rapport préconisait notamment de nouer des alliances, tout particulièrement avec les pays émergents comme l'Inde ou l'Indonésie, faire en sorte que l'UE reste dans le giron numérique des États-Unis, faire pression sur la Chine, conserver le statu quo qui prévaut sur le modèle multi-acteurs au moyen notamment d'un financement accru des IGF et du développement de ceux-ci en chapitres régionaux.
À ce sujet, les huit dernières années ont vu proliférer les IGF nationaux et régionaux à différents niveaux et sur différents sujets. En conséquence, cela a poussé l'IGF en marge des débats centraux, tandis que les États et les organisations internationales inventaient de nouveaux forums où les politiques numériques sont débattues comme la Conférence de Londres sur le cyberespace par exemple. Ce nombre sans cesse croissant d'événements reflète, au fond, l'insécurité des États et des organisations internationales sur leur capacité à trouver un espace où se fait la gouvernance de l'Internet.
D'où cette prolifération d'initiatives internationales sur le futur de la gouvernance de l'Internet qui ont essaimé ces derniers mois : Conférence de Sao Paulo; 1Net (après Montevideo) ; High Level Panel (ICANN - Ilves); Global Commission CIGI-Chatham House (Bildt); Geneva Internet Platform.
L'objectif de la Conférence de Sao Paulo est de conférer une légitimité internationale à un nouveau cadre institutionnel. Sao Paulo appelle à l'adoption de « principes universels », ce qui reflète un souhait de parvenir à des accords interétatiques. Cependant, trop de « principes » ont été énoncés ces dernières années.
Une ultime remarque pour conclure : le rôle des acteurs économiques dans la gouvernance de l'Internet est souvent négligé. Penser le rapport État / Internet comme une opposition entre l'instance de contrôle plus ou moins dépassée par la logique technique et, d'autre part, une société civile planétaire est réducteur. Ce rapport passe aussi par l'intermédiaire d'acteurs économiques et recompose une logique de puissance. Les grandes compagnies du Net (plates-formes, fournisseurs d'accès, créateurs de normes, de technologies, etc.) jouent un rôle qui peut rappeler celui des grandes compagnies des Indes dans l'Europe des XVII et XVIIIèmes siècles : tantôt alliées, tantôt rivales de l'État Nation, tantôt indifférentes à ses lois. Celui qui possède un bien immatériel comme un algorithme de référencement, un protocole, un brevet, une image ou une notoriété planétaire n'entretient plus les mêmes rapports avec le politique que celui qui ouvre des usines...
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Je voulais avoir quelques précisions sur la place de l'Europe dans votre réflexion. Il me semble avoir relevé une contradiction entre les propos de Mme Türk, pour qui l'Europe est très présente sur la scène internationale, et ceux de M. Grumbach qui considère son rôle comme inexistant.
Je me demandais aussi quelle redéfinition appelait la notion de souveraineté à l'heure du numérique.
Pensez-vous par ailleurs que la modification de la législation annoncée par le président Obama soit de nature à restaurer la confiance ?
Enfin, dans un monde en perpétuelle évolution, y a-t-il vraiment urgence à poser un nouveau cadre de gouvernance de l'Internet ?
Mme Pauline Türk. - Comme vous l'avez compris, je me suis exprimée en tant que juriste et je vous ai livré mon sentiment. J'ai voulu dire que l'Union européenne s'était déjà préoccupée des questions de gouvernance de l'Internet depuis une dizaine d'années et qu'elle n'avait pas découvert ces questions à l'occasion de l'affaire Snowden. Cela ne signifie pas pour autant qu'elle soit, sur le plan technique, un interlocuteur de premier rang.
Oui, la notion de souveraineté telle qu'elle était issue du monde du traité de Westphalie a éclaté. On parle aujourd'hui de souveraineté limitée, fragmentée. Les juristes essaient désormais de penser un droit administratif global, un droit constitutionnel global ou encore un droit de l'Internet global.
M. Gaëtan Gorce, président. - Peut-on identifier des valeurs communes à l'ensemble des pays de l'Union européenne ? Progressent-elles ? Dispose-t-on des moyens de régler cette asymétrie selon laquelle les États-Unis imposent sur notre propre sol leurs règles de droit sans que l'on puisse leur opposer les nôtres ?
Mme Pauline Türk. - Oui, il existe bien des valeurs communes aux pays de l'Union européenne, comme la défense des droits de l'homme ou la liberté de l'information. Elles figurent dans la charte des droits fondamentaux et dans les traités constitutifs. Elles sont applicables à l'Internet et largement partagées par les États-Unis.
En revanche, il semble qu'il existe une divergence entre l'Union européenne et les États-Unis quant à la protection de la vie privée. Les États-Unis me paraissent plus susceptibles de se prêter à la marchandisation des données personnelles.
M. Gaëtan Gorce, président. - Quel rôle la France et l'Union européenne ont-elles joué dans les enceintes internationales ?
Mme Pauline Türk. - Elles ont été très silencieuses... Concernant la France, la ministre n'a d'ailleurs répondu à la question écrite d'un député s'interrogeant sur la position qu'elle allait défendre à la conférence de l'UIT à Dubaï qu'après la tenue de cette conférence.
M. Stéphane Grumbach. - La France et l'Union européenne sont présentes dans les enceintes internationales mais inexistantes dans les systèmes. Les systèmes numériques reposent sur des données qu'ils utilisent pour proposer des services. En France, on ne va pas au bout de cette logique. Par exemple, un site comme Leboncoin.fr dispose d'informations sur l'état de la société française qu'il n'exploite pas.
M. Gaëtan Gorce, président. - Pourquoi ?
M. Stéphane Grumbach. - Sans doute en raison d'une peur ancienne de la manipulation des données privées. Pourtant, il ne s'agit pas de s'intéresser à un individu en particulier mais de mieux connaître des comportements collectifs.
On peut se demander par ailleurs si l'Union européenne a vraiment une vision globale de l'Internet. Si tel était le cas, elle essaierait de la mettre en oeuvre. À cet égard, je voudrais contester la façon caricaturale dont les Européens se représentent trop souvent la Chine, comme un pays qui n'utiliserait Internet qu'à des fins policières.
Concernant les divergences d'appréciation entre l'Union européenne et les États-Unis, on est en pleine contradiction. On ne peut pas utiliser sans cesse les services fournis par les systèmes américains et s'en plaindre en permanence ! J'ajoute que les valeurs entre ces deux ensembles sont les mêmes et qu'il ne faut pas tomber dans un leurre.
M. Gaëtan Gorce, président. - Peut-on évaluer le préjudice économique lié à l'utilisation de ces services américains ?
M. Stéphane Grumbach. - Je ne suis pas économiste, mais si l'on considère que bientôt le moindre de nos faits et gestes passera par l'utilisation d'une application numérique, il est évident que cela entraînera des bénéfices pour les États-Unis.
Compte tenu de son poids économique, il serait normal que l'Europe joue un rôle dans le monde numérique, que dans les cinquante premiers acteurs mondiaux, par exemple, on trouve une quinzaine d'Européens. Or, on n'en compte aucun.
Quant à l'affaire Snowden, elle n'a à mon avis rien changé à l'usage d'Internet en Europe.
M. Gaëtan Gorce, président. - Les entreprises ne sont-elles tout de même pas plus méfiantes ?
M. Stéphane Grumbach. - De toute façon, elles étaient déjà perplexes devant le Safe harbor. Elles ont conscience que les accords en matière de protection des données sont sans pertinence, parce qu'invérifiables.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Quel regard portez-vous sur les organisations gestionnaires d'Internet ?
M. Julien Nocetti. - En décembre 2012, lors de la réunion à Dubaï de la conférence mondiale des télécommunications internationales, on comptait parmi les participants quatre Français, six Allemands et cent vingt Américains. C'est révélateur...
Aujourd'hui, dans l'Union européenne, ce sont les dirigeants néerlandais, estoniens ou suédois qui s'intéressent au numérique. Les élites politiques des grands pays n'y sont pas suffisamment sensibilisées.
S'agissant de l'opacité des organismes gestionnaires de l'Internet, j'ai été frappé de la diplomatie privée conduite par M. Fadi Chehadé, le président de l'Internet corporation for assigned names and numbers (ICANN), qui est allé rencontrer Mme Dilma Roussef, présidente du Brésil, pour organiser directement avec elle la réunion de Sao Paulo.
La politique menée par ces organisations n'a pas changé depuis le début. L'affaire Snowden n'est finalement qu'un épiphénomène.
M. Stéphane Grumbach. - Au sujet de la protection des données personnelles, il faut également savoir que, aujourd'hui, pour accéder à un site sur Internet, les utilisateurs passent beaucoup plus fréquemment par Google que par la barre de leur navigateur. Google récupère ainsi beaucoup d'informations.
Mme Pauline Türk. - Au sein de l'ICANN, organisme de droit privé sans but lucratif, les États et organisations internationales sont représentés depuis 2006 à travers le comité consultatif des gouvernements (GAC). Ils ne sont toutefois pas associés à la décision.
Le World wide web consortium (W3C) rassemble quatre cents entreprises partenaires ; sa gestion relève du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Les standards développés par l'Internet engineering task force (IETF) sont également issus du monde anglo-saxon.
La multiplication des structures pourrait constituer une garantie de séparation des pouvoirs. Leur opacité permet toutefois aux acteurs historiques de maintenir leur avantage.
M. Jean Bizet. - La domination de Google laisse peu de place pour des moteurs de recherche européens. Pensez-vous néanmoins que leur création et leur développement restent possibles ?
M. Stéphane Grumbach. - C'est une question difficile. Les différentes tentatives en la matière se sont jusqu'à présent toujours soldées par des échecs. Il faut des investissements de long terme : Amazon n'a pas dégagé de bénéfices pendant huit ans. Son objectif a été d'abord de croître jusqu'à toucher l'ensemble de la population mondiale.
Il faut aussi rappeler que les services de Google vont bien au-delà de ce que l'on peut attendre d'un simple moteur de recherche.
L'essentiel tient toutefois, à mon avis, à l'état d'esprit. Il existe ainsi en Chine un vrai enthousiasme derrière Baidu, le sentiment de pouvoir changer le monde. En France, on a au contraire l'impression de se heurter sans cesse à des interdictions, comme l'illustre l'exemple de l'enquête diligentée par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes au sujet de sites de covoiturage à but lucratif, révélée par le journal Le Monde le 8 février dernier. On peut s'en étonner d'autant plus à l'heure où les familles sont en manque de pouvoir d'achat et que l'enjeu écologique est si prégnant. Le mystère de l'économie pourrait même inciter fiscalement les Français à ne pas voyager seuls. Or notre pays en revient toujours au répressif et a tendance à censurer le net de plus en plus.
M. Gaëtan Gorce, président. - Quelles conclusions en tirez-vous ? Devons-nous revoir notre conception de la vie privée ? Il existe des instances de protection des droits et des libertés, mais pas d'instance pour définir une stratégie !
M. Stéphane Grumbach. - Il faudrait remettre en avant l'objectif du bien commun, alors que la vie privée est centrée sur l'individu. Les Français préfèrent ainsi que leurs données médicales ne soient pas utilisées, alors même qu'elles pourraient l'être pour le bien public. Selon moi, l'affaire Snowden est un événement majeur. Tant la presse, notamment le Washington Post, que les revues techniques, telles Wire, avaient déjà révélé les capacités de calcul de la NSA, ce qui laissait présager que cette dernière traitait des volumes immenses de données, mais l'affaire Snowden démontre que la sécurité tient à l'analyse des données. Ce débat est resté caché chez nous qui sommes obnubilés par la vie privée.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Il est effectivement avéré que les données constituent un générateur de croissance et d'emplois.
M. Stéphane Grumbach. - Soit on est prisonnier d'un principe de précaution, soit on prend des risques. Or, la France semble refuser tout risque sur le numérique. Ce faisant, elle s'expose au plus grand risque du numérique, la perte des données. À mon avis, les faits divers vont se multiplier pour en apporter l'illustration.
M. Gaëtan Gorce, président. - Finalement, l'essentiel du débat est économique. Sinon, on met l'accent sur la régulation.
M. Julien Nocetti. - Je rejoins Stéphane Grumbach, le facteur économique est assurément central. Mais les aspects de perception et de discours prennent une nouvelle importance. Donc, les modalités de gouvernance et le rôle de l'ICANN ne sont pas neutres.
M. Gaëtan Gorce, président. - Le rééquilibrage que pourrait envisager à cet égard l'Union européenne trouvera-t-il du soutien ?
M. Julien Nocetti. - Il serait intéressant de voir à Sao Paulo si les positions européenne et brésilienne seront convergentes. L'Union européenne a-t-elle intérêt à se rapprocher du Brésil sur les questions de gouvernance pure et sur les questions de propriété intellectuelle ?
Mme Pauline Türk. - On ne peut s'empêcher de se demander qui est présent à une réunion comme celle qui s'est tenue à Bali, pourquoi ces personnes sont présentes et au nom de quoi ? Il pourrait être légitime de se répartir les postes et de se fixer des objectifs partagés. L'opacité actuelle est difficilement compréhensible.
M. Gaëtan Gorce, président. - Finalement, où est le pouvoir dans Internet et qui le détient ?
M. Stéphane Grumbach. - Le pouvoir est dans les mains d'Eric Schmidt, président de Google. Le réel pouvoir est économique.
M. Gaëtan Gorce, président. - Ne pensez-vous pas que cela puisse être rééquilibré grâce à la régulation ?
M. Stéphane Grumbach. - Peut-être, mais les juristes sont toujours en retard par rapport aux évolutions technologiques. Les données sont la puissance de demain alors que l'énergie était la puissance du XXe siècle : c'est donc un sujet pour tout pays se projetant comme puissance.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Sans doute le pouvoir est-il chez Google mais qu'adviendra-t-il en cas de fragmentation d'Internet ?
M. Stéphane Grumbach. - L'unicité d'Internet tient à un seul et même protocole utilisé sur le réseau. Mais les intérêts divergent entre ceux qui détiennent les tuyaux et ceux qui passent des contenus dedans. Il ne faut pas être trop naïf en France par rapport à la censure. De même que les États-Unis censurent les femmes nues et que la Chine censure pour des raisons politiques, la France censure les appels à la haine raciale. Ainsi le principe de la censure se répand et l'acceptation de cette censure progresse. Si on veut lutter contre les nouvelles intermédiations qui bouleversent tous les métiers, va-t-on les censurer ?
M. Gaëtan Gorce, président. - Vous considérez que l'avenir de l'Union européenne est donc mis à mal par son souci de protection des libertés, alors qu'il s'agit d'un principe fondamental qu'il nous faut promouvoir en trouvant des alliés internationaux. L'avenir peut-il être de reculer sur nos valeurs pour permettre d'utiliser nos données et d'expliquer à nos concitoyens que c'est indispensable ?
M. Stéphane Grumbach. - Il me semble que si on a des valeurs, on doit les défendre. La question est de savoir si les entreprises américaines respectent nos valeurs. Les États-Unis défendent des valeurs de protection de la vie privée, mais chacun en a une vision différente selon qu'il est riche ou pauvre, urbain ou rural...
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Notre conception des libertés individuelles diffère-t-elle beaucoup de celle de la Chine ?
M. Stéphane Grumbach. - Oui, mais dans une certaine mesure seulement car l'Internet chinois n'est pas si bloqué que cela. La censure a été conçue par une génération qui quitte le pouvoir en Chine. La nouvelle génération est plus orientée vers le soft power. La surveillance américaine en ligne devrait faire débat en France comme elle le fait dans la société américaine. Que fait la France en matière de surveillance ?
M. Julien Nocetti. - En Chine, il ne faut pas négliger l'autocensure que pratiquent spontanément les internautes.
M. Stéphane Grumbach. - J'en conviens, mais la langue chinoise est très métaphorique et permet de tout dire en ayant l'air de ne rien dire. En tout cas, il est certain que nous ne devons pas abdiquer sur nos valeurs : soit nous sommes satisfaits des outils américains, soit nous ne le sommes pas et il nous faut utiliser d'autres outils. C'est en fait l'incapacité de l'Union européenne qui est mise au jour. Il est paradoxal de voir le succès de l'entreprise française CRITEO qui récupère des données personnelles qui serviront à financer son service ou à en créer d'autres.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - L'enjeu, au-delà des valeurs, c'est la captation de la valeur ajoutée...
M. Stéphane Grumbach. - Et la capacité d'intelligence : la question n'est pas qu'économique !
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Vous avez montré le rôle central des données. À cet égard, que pensez-vous du rapport publié l'an dernier par MM. Colin et Collin ?
M. Stéphane Grumbach. - La fiscalité doit inciter au développement du numérique et doit évoluer pour tenir compte du fait que les échanges économiques ne sont plus en valeur monétaire mais en données. Nous pourrions regarder notamment nos balances extérieures de données, même si je n'ignore pas les difficultés de mise en oeuvre.
Audition de M. Viktor Mayer-Schönberger, professeur à l'Oxford Internet Institute, spécialisé en gouvernance et régulation de l'Internet
M. Gaëtan Gorce, président. - Merci Monsieur le Professeur d'être venu spécialement d'Oxford. Je rappelle que vous avez travaillé, notamment, sur le droit à l'oubli et sur la gouvernance d'Internet. Vous pourrez nous dire si cette dernière, selon vous, est entièrement déterminée par des rapports de force économiques, et s'il s'ensuit des risques pour la sécurité nationale.
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Internet est un instrument d'une très grande puissance, qui n'est ni bon, ni mauvais en soi, mais pas neutre non plus, c'est important à souligner. En effet, ses éléments constitutifs sont pour partie mal adaptés à certains objectifs : il ne correspond pas bien aux procédures de contrôle exercées par des organisations centralisées, il ne permet pas d'identifier l'expéditeur et le récepteur de façon satisfaisante ... D'autres, en revanche, sont positifs : il est fait pour se développer à grande échelle, il s'adapte à de nouvelles catégories de données du fait de sa plasticité ...
Le Gouvernement des États-Unis a la maitrise de certains éléments essentiels, tels que les noms et adresses des ordinateurs. Une organisation gère tout cela en son nom. Les tentatives du Gouvernement américain de déléguer ces fonctions ont échoué. Mais le fait de laisser une majorité de nations contrôler les communications rendrait ces dernières plus vulnérables à la censure. Avec l'augmentation constante du nombre d'utilisateurs de pays non occidentaux, il existe cependant une pression dans le sens d'une telle évolution.
L'idée d'une constitutionnalisation de la gouvernance d'Internet a déjà été évoquée, non par les États-Unis, mais par l'Europe, sur la base d'une proposition française. Les américains ont soutenu, au contraire, l'idée russe et chinoise d'un contrôle accru de la part des États. En ce qui me concerne, j'applaudis votre initiative. Si les États-Unis vous avaient suivi, nous aurions aujourd'hui une gouvernance robuste d'Internet. Malheureusement, la proposition européenne n'a pas été adoptée ; elle pourrait cependant revenir dans le débat.
Lorsque l'on pense à Internet aujourd'hui, on se réfère encore majoritairement aux échanges de voix et de données entre utilisateurs. Or, ce sont les flux entre ordinateurs qui vont le plus se développer : nos téléphones intelligents envoient déjà de nombreuses informations, et cela ne va cesser de croître.
100 millions de personnes dans le monde utilisent une application leur permettant de connaître le meilleur itinéraire, en tenant compte de la circulation ; mais très peu savent que les données qu'ils génèrent sont réutilisées à des buts lucratifs. L'appareil photo de mon smartphone me permet, en réalisant des photos de mon front qui sont traitées par une application spécifique, de connaître mon pouls.
Toutes les données ne sont pas forcément personnelles. Par exemple, on peut mesurer le niveau de vibration des voitures, ce qui permet d'anticiper la dégradation de certaines pièces mécaniques, donc de réduire les pannes, les accidents et les embouteillages. L'idée, ici, est que les données ont une valeur qu'un usage ponctuel ne suffit pas à mobiliser entièrement ; on souhaite donc les garder et les utiliser de très nombreuses fois. La question est donc aujourd'hui : qui peut les contrôler et en retirer le maximum de bénéfice économique ? Nous devons veiller à ce que leur usage se fasse au bénéfice des particuliers ou de la société dans son ensemble, en gouvernant ce système de façon responsable.
La dictature des informations mine l'avenir de nos démocraties : on leur accorde davantage d'importance qu'elles n'en ont, en pensant qu'elles peuvent tout expliquer. On veut réduire les risques et les incertitudes. La circulation libre de flux de données sur Internet, combinée à leur analyse, nous donne des prévisions probabilistes semblant très précises. On sera tenté de réagir, non aux comportements, mais à leur prédiction, réalisée par des algorithmes. Cela reviendrait à nier son libre arbitre. Le risque, en abolissant ainsi la responsabilité individuelle, c'est d'abandonner la culpabilité humaine et donc l'innocence. Il faut donc s'en prémunir dès maintenant, en énumérant et codifiant les libertés à préserver, ce qui est à la hauteur de la tradition française en ce domaine. Mais il faut faire vite ; à défaut, nous ne serons plus maitres de nos destinées, et nous deviendrons de véritables objets économiques.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. - Merci de cette présentation qui donne un peu froid dans le dos en nous rappelant le scénario du film « Minority Report ».
Pour éviter les dérives que vous signalez et les mésusages de données qui peuvent avoir par ailleurs des effets bénéfiques, quelle forme pourrait prendre concrètement une gouvernance mondiale de l'Internet et quel rôle la France et l'Europe pourraient-elles y jouer ? L'affaire Snowden et les discussions actuelles offrent-elles une opportunité de rééquilibrage des forces en présence ?
Pour aller un peu plus loin dans la prospective, considérez-vous que les travaux de Joël de Rosnay qui a montré que le lien entre informatique et biologie pouvait potentiellement donner naissance à de nouveaux êtres susceptibles de dominer le monde, relèvent de la science-fiction ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Pour répondre à votre première question, je pense effectivement que nous sommes devant une belle opportunité car l'affaire Snowden a fait comprendre à beaucoup de monde que les États-Unis détiennent beaucoup de pouvoir sur les flux de données. L'Europe doit comprendre à son tour que la gouvernance de l'Internet peut et doit être plus équilibrée. Les internautes européens en ont déjà pris conscience, comme le montre par exemple le fait qu'ils changent de messagerie électronique, abandonnant des services américains pour adopter des services européens. Il y a donc des occasions à saisir pour les entreprises européennes. Les entreprises américaines souffrent d'ores et déjà des retombées de l'affaire Snowden sinon elles ne feraient pas autant pression sur le gouvernement américain pour qu'il révèle les informations auxquelles la NSA a accès.
Il y a donc à la fois une opportunité économique et démocratique, mais pas seulement. Il y a encore cinq ans, il n'existait que Facebook pour échanger des informations. Désormais il y a des douzaines d'alternatives, à l'instar de Snapchat qui permet d'échanger une photographie qui sera ensuite détruite. Il y a une semaine, 350 millions de photographies étaient ainsi partagées via Snapchat plutôt que par Facebook. Cela signifie qu'il y a une pression croissante des consommateurs qui souhaitent bénéficier d'une meilleure protection de leurs données personnelles.
Il y a là une opportunité pour nous autres Européens de développer de nouveaux services et à travers notre puissance économique, démontrer notre volonté d'une meilleure protection de notre vie privée. Microsoft a ainsi annoncé qu'il envisageait la possibilité de ne stocker les données des internautes européens que sur le sol européen. Cela montre le virage que les compagnies américaines sont prêtes à prendre si elles ont l'assurance que c'est ce qu'attendent leurs clients européens. Une approche pragmatique peut ainsi être gagnante.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. - Concernant le « droit à l'oubli » dont vous signalez l'importance, vous avancez une proposition très concrète : assigner à chaque donnée personnelle transmise une « date de péremption », grâce à un système de « tag électronique ». Quel serait le rôle de l'État dans un tel dispositif ? Faudrait-il une loi pour l'encadrer ? Comment le mettre en oeuvre concrètement ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Merci d'orienter notre échange sur les propositions faites à Bruxelles relatives au « droit à l'oubli ».
Le « droit à l'oubli » n'a rien de nouveau, il fait partie des règlementations sur la protection des données personnelles en France et dans d'autres pays européens depuis des décennies maintenant. La directive européenne sur la protection des données personnelles précise d'ores et déjà les conditions dans lesquelles un individu peut revenir sur son consentement à un traitement de données. La nouveauté de la proposition de règlement est de re-baptiser ce droit en « droit à l'oubli ».
Le vrai problème est celle de la mise en oeuvre de ce droit. Plutôt que de réfléchir à de nouvelles lois, il faudrait commencer par rendre pleinement applicables celles qui existent. À cet égard, la principale difficulté à laquelle l'Union européenne est confrontée actuellement est que bon nombre de fournisseurs de services sur Internet sont domiciliés dans des petits pays tels que l'Irlande qui n'ont pas de cadre réglementaire très efficace. D'où la nécessité d'instaurer un cadre réglementaire européen.
Cependant, le « big data » est le nouveau défi auquel la réglementation va devoir désormais répondre. Dès lors que la valorisation des données passe par leur réutilisation à des fins autres que celles pour lesquelles elles ont été collectées mais qu'on ne connaît pas à l'avance, le dispositif reposant sur le principe du consentement préalable devient absurde. Dans ce nouveau contexte, ma conviction est qu'il nous faut compléter le cadre réglementaire de la protection des données personnelles en créant une responsabilité des opérateurs du « big data ». On ne peut plus laisser les particuliers seuls face aux fournisseurs d'accès. C'est David contre Goliath sauf qu'à la différence de David, les individus n'ont pas les moyens pour exercer leurs droits. Il faut donc renforcer le cadre réglementaire, ce que demandent d'ailleurs certaines grandes entreprises très responsables qui souhaitent se distinguer d'un marché gris dont les acteurs ne respectent pas les lois européennes.
Après avoir achevé la modification en cours de la législation sur la protection des données personnelles, il nous faut donc très rapidement réfléchir à ses adaptations pour répondre à la problématique du « big data ».
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. - Je remarque que bien que Britannique, vous insistez sur la nécessité d'adopter la proposition de règlement européen sur la protection des données à caractère personnel, dont la finalisation a pour le moment achoppé du fait de la position du gouvernement britannique notamment. Certains estiment que cette proposition est cependant trop peu équilibrée au regard des enjeux économiques car trop protectrice des individus. Qu'en pensez-vous ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Tout d'abord, permettez-moi de clarifier un point : je suis Autrichien, non Britannique. Mes racines sont ancrées sur le continent européen ; je ne suis donc pas favorable à la position adoptée par le gouvernement britannique sur ce sujet.
Je pense que nous devons trouver un équilibre pragmatique. Aussi ferai-je la proposition suivante : rendre les entreprises directement responsables en les contraignant à réaliser des évaluations préalables à toute réutilisation de données, afin de prendre les mesures nécessaires pour réduire les risques et effets néfastes identifiés pour les usagers. Il faudrait qu'en cas d'infraction, la responsabilité tant civile que pénale des entreprises soit engagée. Cela permettrait aux enjeux de protection des données personnelles d'être ramenés au premier plan et de ne plus être considérés uniquement à l'aune de sanctions de quelques centaines de milliers d'euros. En retour, les entreprises pourraient réutiliser les données sans avoir à revenir auprès de l'internaute pour recueillir son consentement à chaque nouvelle réutilisation. Cela faciliterait d'ailleurs leur tâche : lorsque Google a utilisé les données de recherche de millions d'internautes pour suivre la progression des épidémies de grippe, il lui était impossible de revenir vers chacun des usagers de son moteur de recherche.
Un tel système pourrait permettre de recueillir tout le bénéfice du « big data » tout en préservant les libertés individuelles.
M. Gaëtan Gorce, président. - Comment faire respecter une telle législation dans la mesure où elle suppose un consensus alors même qu'on observe aujourd'hui les difficultés pour l'Union européenne à faire respecter les accords existants et à faire prendre en compte ses préoccupations par les États-Unis ? Dans ce contexte, est-il imaginable que des outils juridiques efficaces se mettent en place ? Par ailleurs, ne risque-t-on pas de susciter une opposition forte des grandes entreprises ? Enfin, cette bataille n'est-elle pas vaine tant que les grandes entreprises en question sont essentiellement de droit américain ? Ne vaut-il pas mieux tenter d'imposer ces principes à des entreprises européennes ? En d'autres termes, l'enjeu économique n'est-il pas supérieur à l'enjeu juridique ? Que prédit Google à partir des données dont il dispose s'agissant de l'évolution du droit sur Internet ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Quel rôle pour l'Union européenne face à la prédominance des États-Unis ? La réponse est somme toute assez simple : les entreprises de l'Internet américaines font de 30 à 40 % de leurs bénéfices en Europe, où elles doivent se conformer au droit européen. Le gouvernement américain n'a rien à voir là-dedans. Les grandes sociétés américaines - Google, Facebook,...- n'ont d'ailleurs jamais dit le contraire. De là naît l'importance d'aider les petits États européens comme l'Irlande à mettre en place une régulation efficace.
Pour ce qui est des entreprises, la solution que je suggérais d'une approche en termes de responsabilité résulte d'une discussion avec les grandes entreprises du secteur qui veulent préserver leur réputation internationale. Elles ne demandent donc qu'à connaître les objectifs auxquels elles devront se conformer. Ces grandes entreprises, loin d'être des ennemies, sont donc des alliées face à des entreprises qui, elles, n'opèrent qu'aux États-Unis et ne cherchent donc pas à se conformer à d'autres législations que celles en vigueur sur le sol américain. En discutant avec les cinq ou six plus grosses entreprises du secteur, cela permettrait donc déjà de couvrir 80 % du terrain, ce qui est un bon début.
Votre troisième question porte sur la lutte contre le monopole d'innovation des sociétés américaines. Le « big data » est fascinant car il présente l'avantage de ne pas privilégier les grands groupes face à des petites et moyennes entreprises. On a ainsi déjà vu aux États-Unis des start-up remporter de beaux succès. Pour favoriser l'innovation en Europe, il faut considérer les données comme une infrastructure permettant de développer l'économie, si bien que les pouvoirs publics peuvent favoriser l'essor économique en mettant à disposition leurs données.
M. Gaëtan Gorce, président. - N'est-ce pas contradictoire avec la protection des données à caractère personnel ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Non, pas du tout, car les données qui intéressent ces entreprises pour leur essor économique ne sont que très rarement des données personnelles. À travers une nouvelle forme de protection des données, on pourrait mieux protéger la dignité et l'identité des individus tout en permettant la réutilisation des données. La protection des données ne doit pas entraver l'essor économique. D'ailleurs, la fiscalité, davantage que la législation sur la protection des données personnelles, a entravé par le passé l'essor des plateformes en Europe. Tout l'enjeu est donc dans la définition d'une législation prévisible afin d'instaurer un climat de confiance pour les entreprises aussi bien que pour les usagers.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. - J'ai une question complémentaire concernant les questions de création de valeur et de fiscalité. Nous menons en France une réflexion sur l'optimisation fiscale mise en oeuvre ces dernières années par les grandes sociétés du secteur du numérique. Avez-vous connaissance de semblables réflexions dans votre entourage et des conclusions sur lesquelles elles débouchent ? Qu'en pensez-vous ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Le dumping fiscal n'est pas apparu avec Internet, les groupes internationaux ont toujours pratiqué l'optimisation fiscale aussi bien en Europe qu'aux États-Unis. En revanche, Internet a permis de cacher une partie des flux de valeurs et en cela a favorisé l'optimisation fiscale. Il faut donc encourager davantage de transparence sans pour autant créer davantage de bureaucratie. Washington ne bénéficiant pas davantage des retombées fiscales des grands groupes du secteur que les pays européens, il y a probablement possibilité de trouver un accord sur ces questions. Mais la clé ici comme ailleurs réside dans le fait de pister non les données, mais l'argent.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. - Pourriez-vous nous exposer votre vision de la gouvernance de l'Internet telle qu'elle pourrait être mise en place après les révélations de l'affaire Snowden et du rôle que l'Europe pourrait y jouer ? Comment voyez-vous les choses évoluer à la veille de la Conférence de Sao Paulo ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Je ne pense pas que la Conférence de Sao Paulo change quoi que ce soit. Des groupes d'experts, parfois autoproclamés, soutiennent l'idée du multipartenariat. Tout cela est du théâtre, les vraies décisions se prennent ailleurs - mais où et comment ?
Washington s'est trouvé placé sous pression avec l'affaire Snowden, et même s'ils ne le souhaitent pas réellement, les États-Unis vont devoir trouver une forme d'internationalisation afin de calmer les esprits. À long terme, la démographie mondiale indique que peu à peu Internet va s'élargir à d'autres populations. D'où l'intérêt d'ancrer dès à présent dans Internet les valeurs auxquelles on tient au moyen d'une constitution. Un tel projet a été rejeté par l'Administration Bush par le passé mais devant le changement qui est à l'oeuvre, l'administration américaine va probablement changer de position et se montrer plus sensible à ces enjeux.
M. Gaëtan Gorce, président. - Ne craignez-vous pas que les États-Unis soient préoccupés au premier chef par des questions de sécurité et de lutte contre le terrorisme, donc tentés par la captation d'information de sorte qu'ils bloquent cette évolution ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - J'ai beaucoup critiqué les États-Unis au cours de cette audition, mais il ne faut pas oublier que l'Europe n'a pas non plus les mains blanches : les services secrets britanniques captent également beaucoup d'informations personnelles et d'autres pays, y compris mon petit pays, l'Autriche, aimeraient avoir les moyens, notamment financiers, de recueillir toutes ces données. Au plan moral, les Européens n'ont donc pas de leçon à donner aux Américains, mais ils sont soumis à davantage de contraintes matérielles, peut-être également constitutionnelles, que les services secrets américains.
Je pense qu'il y a presqu'une majorité d'Américains en faveur d'une meilleure protection de la vie privée. Voyez l'alliance au Congrès entre les démocrates libéraux et les républicains pour limiter les pouvoirs de la NSA ! Cela provient de la prise de conscience du malaise profond qui existe au sein de la population américaine. 90 % des Américains environ souhaiteraient l'instauration d'un droit à l'oubli sur Internet. Ce sont des alliés pour les Européens.
M. Gaëtan Gorce, président. - Comment définir juridiquement, de façon satisfaisante, la vie privée à l'heure d'Internet ? Certains pensent que face aux changements de comportement des internautes eux-mêmes, une définition moins restrictive de la vie privée va s'imposer à nous. Quel est votre sentiment sur ce point ?
M. Viktor Mayer-Schönberger. - Je pense que nous devons changer notre approche de la vie privée, passer d'une logique de protection à une logique de participation. La question n'est pas tant de participer ou non à Internet, mais comment y participer. Certains utilisateurs savent exercer leur droit à la vie privée eux-mêmes, mais pour la plupart d'entre eux, c'est trop compliqué. Regardez donc les paramètres de protection de la vie privée sur Facebook ! Comme dans d'autres domaines comme la sécurité alimentaire ou routière, le rôle des pouvoirs publics est de prendre des mesures pour obliger à simplifier ces paramétrages.
M. Gaëtan Gorce, président. - Monsieur le professeur, je vous remercie beaucoup pour votre participation.
Audition de M. Jean-François Abramatic, ancien président du World wide web consortium (W3C) de 1996 à 2001
M. Gaëtan Gorce, président. - Vous avez pu suivre nos auditions de cet après-midi et êtes parfaitement au courant de nos préoccupations. Je vous cède sans plus tarder la parole.
M Jean-François Abramatic. - Je vous remercie de votre invitation qui me donne l'occasion de rassembler mes souvenirs et de revenir à un terrain sur lequel j'ai été actif il y a déjà un certain temps, puisque j'ai quitté la présidence du World wide web consortium (W3C) en 2001.
J'en profite pour préciser que je m'exprime à titre personnel et non au nom du W3C, ni d'ailleurs d'IBM, société dans laquelle je travaillais jusqu'en janvier dernier, ou de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) que j'ai rejoint depuis lors, après y avoir exercé des fonctions entre 1974 et 1988.
Il s'agit donc d'un éclairage personnel et historique sur le fonctionnement des grandes organisations internationales chargées de la régulation d'Internet.
Je voudrais évoquer d'abord les origines du W3C. Internet a été conçu par M. Tim Berners-Lee à la fin des années 1980 au CERN, l'organisation européenne pour la recherche nucléaire, à Genève. L'objectif recherché à l'époque était de promouvoir l'usage de l'hypertexte, c'est-à-dire de faciliter le passage d'une information à une autre, d'un document à un autre, sur un ordinateur.
En 1993, le National Center for Supercomputing Applications (NCSA) a développé le navigateur Mosaic, qui a permis le développement et le succès d'Internet. En 1994, M. Tim Berners-Lee a convaincu la direction du CERN de mettre à la disposition du monde entier les éléments constitutifs d'Internet, langage et protocole.
La même année, après une discussion avec Michael Dezourtos, alors directeur du laboratoire informatique du Massachusetts Institute of Technology (MIT), la décision a été prise de créer un consortium pour accompagner le développement d'Internet. C'est l'origine du W3C dont la vocation a toujours été mondiale puisqu'il a été fondé par le CERN et le MIT. Le CERN représentait l'Europe avant de quitter la structure pour diverses raisons, notamment financières, et d'y être remplacé par l'INRIA. En 1996, l'université de Keio au Japon a été choisie comme hôte asiatique du W3C.
Il faut bien comprendre, quand on dénonce l'opacité de ces organisations, qu'elles ont été fondées par quelques acteurs qui ont voulu atteindre une dimension mondiale. Des raisons historiques expliquent donc leur fonctionnement actuel. Mais j'y insiste, il ne faudrait pas mésestimer la volonté d'ouverture internationale. Moi qui suis Français, j'ai présidé pendant cinq ans le W3C avec un directeur anglais ! Je me rappelle en particulier avoir consacré beaucoup de temps à ouvrir des bureaux dans tous les continents.
L'une des premières missions dont s'est chargé le W3C, à une époque où la compétition faisait rage entre Microsoft et Netscape, a été de favoriser l'évolution du langage HTML. Ce rôle s'est poursuivi ensuite.
Concernant les enjeux de gouvernance, je voudrais citer trois exemples pour illustrer l'action du W3C. Nous avons ainsi été pionniers dans la protection de la propriété industrielle. L'un des groupes de travail que nous avions constitués devait assurer la conciliation entre la définition de nouveaux standards et les revendications des entreprises faisant valoir leurs droits de propriété intellectuelle.
Le deuxième exemple concerne l'accessibilité d'Internet pour les personnes handicapées. Nous avons beaucoup travaillé dans ce domaine.
Enfin, de nombreux groupes de travail ont traité les sujets que nous avions rassemblés sous le thème « Technologie et société ». Nous avons ainsi réfléchi à la sécurisation des transactions bancaires ou des données personnelles, au contrôle parental... Je me souviens d'ailleurs de m'être livré à une démonstration devant la Commission européenne. Nous voulions mettre en avant la responsabilité des utilisateurs, par exemple des parents dans l'utilisation que leurs enfants peuvent faire d'Internet.
Tous les travaux que j'ai évoqués, comme toutes les informations relatives au W3C, sont publics. La transparence est pour nous une règle fondamentale.
Concernant plus largement la gouvernance d'Internet, je connais également le fonctionnement de l'Internet corporation for assigned names and numbers (ICANN), dont j'ai été administrateur en 1999 et 2000 en tant que président du W3C. En fait, dès le début, avec la création du comité consultatif des gouvernements (GAC), l'ICANN associait les gouvernements à ses travaux.
Beaucoup a déjà été dit cet après-midi sur les rapports de forces entre les États et notamment sur l'influence des États-Unis, qui est indéniable. Pour autant, je peux témoigner que la seule intervention des États-Unis dont je me souvienne en tant que président du W3C, c'est le soutien financier accordé à nos projets visant à favoriser l'accessibilité d'Internet pour les handicapés.
De toute façon, comme l'a dit devant vous M. Michel Serres, on ne gouverne pas Internet, de même qu'on n'a pu gouverner l'écriture ou l'imprimerie.
Toute tentative de gouvernance serait au reste contraire à l'état d'esprit qui prévaut dans le monde d'Internet. À preuve, le slogan qui figurait sur les t-shirts des participants de la réunion de l'Internet engineering task force (IETF), IETF 83, organisée en mars 2012 à Paris : « We reject : kings, presidents and voting. We believe in : rough consensus and running code »...
Que pourrait signifier la gouvernance d'Internet ? Internet est un chantier permanent. De nouvelles possibilités sont sans cesse développées et déployées de façon simultanée et selon un mode itératif. Tous les sujets aujourd'hui à l'ordre du jour - contrôle parental, ressources fiscales, contenus illégaux, protection des données personnelles - sont anciens.
Mais il faut prendre en compte le fait que le monde a changé, avoir le courage de remettre en cause les solutions existantes et s'assurer qu'on a fait l'inventaire du possible. Il faut avancer avec l'humilité du scientifique. Lors de leur déclaration de Montevideo, les organismes mondiaux de gouvernance de l'Internet ont exprimé leur mécontentement. Ils tentent depuis d'envisager de nouvelles possibilités mais la gouvernance de l'Internet me semble être le problème le plus complexe à résoudre.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Je conviens avec vous de la nécessité pour chacun de se remettre en cause mais qu'entendez-vous précisément par là ?
M Jean-François Abramatic. - Ce qui relève des valeurs doit être distingué de ce qui est possible.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Pourriez-vous nous donner un exemple ?
M Jean-François Abramatic. - Par exemple, en matière de propriété intellectuelle, l'accès à une oeuvre, et même à un titre de musique au lieu d'un album complet, est devenu tellement facile qu'il faut nécessairement gérer désormais les choses différemment. Il en est de même pour les questions de fiscalité.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Effectivement, mais la nouveauté que permet Internet, c'est le découplement entre le lieu d'établissement et le lieu de consommation.
M Jean-François Abramatic. - Effectivement, il faut donc avoir le courage et l'honnêteté de traiter tout cela différemment.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Vous semblez satisfait du fonctionnement de la gouvernance multiacteurs depuis le début du web. Pourquoi, selon vous, les organes de cette gouvernance ont-ils donc signé ensemble la déclaration de Montevideo ?
M Jean-François Abramatic. - L'ICANN gère des ressources centrales et rares, les noms et les adresses, ces dernières risquant de manquer, ce qui implique le passage de l'IPV4 à l'IPV6. Mais l'ICANN ne fait pas la gouvernance de l'Internet seule. Il faudrait distinguer dans l'ICANN entre les principes (respect des marques...) qui seraient à élaborer internationalement et leur mise en oeuvre qui peut sans souci rester américaine. Mais il est naturel que les révélations de Snowden sur la surveillance exercée par la NSA révoltent même les gestionnaires de la gouvernance d'Internet car cette surveillance de masse fait courir le risque d'une fragmentation d'Internet.
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - On assiste à la multiplication de magasins fermés d'applications et de terminaux. Comment éviter ce phénomène ?
M Jean-François Abramatic. - Cela fait partie du numérique mais ne relève pas d'Internet, sur lequel les applications doivent justement être développées indépendamment des terminaux. Cela répond simplement à une quête de profits économiques.
M. Gaëtan Gorce, président. - Un des interlocuteurs précédents considère que le pouvoir est aujourd'hui concentré dans les mains de Google. Est-ce votre opinion ?
M Jean-François Abramatic. - La domination de Google n'est pas liée au travail effectué à l'ICANN. Il n'est pas sûr qu'une gouvernance élargie de l'ICANN change quelque chose à la position dominante de Google sur les données, qui sont une matière première restant à transformer. Ce sont les mathématiques appliquées au big data qui permettent d'en tirer les informations utiles. La difficulté est que Google monopolise certaines données.
M. Gaëtan Gorce, président. - Vous abordez le sujet sous un angle technique. Mais comment jugez-vous cette évolution par rapport à l'esprit de l'entreprise à ses débuts, et comment souhaiteriez-vous voir les choses évoluer ?
M Jean-François Abramatic. - Nous vivons une situation comparable à celle d'avant, où nous avions Microsoft dans le rôle de Google, et LINUX dans le rôle du protocole ouvert. L'objectif reste que des millions de fleurs fleurissent de toutes tailles. On a observé jusque-là que les idées les plus constitutives, comme les systèmes d'exploitation, deviennent partagées par tous. Nous devons accepter que l'économie soit dirigée par les leaders du marché mais cela n'empêche pas de s'interroger sur l'existence de contrepoids. Pour les données, la messe n'est pas encore dite, et le mouvement open data peut recréer une forme d'équilibre.
M. Gaëtan Gorce, président. - On en revient à Lénine s'insurgeant devant le renard libre dans un poulailler libre !
M Jean-François Abramatic. - Je me réfèrerais pour ma part à la fameuse citation de Churchill sur la démocratie, pire des systèmes à l'exception de tous les autres, pour l'appliquer à l'Internet qui est un progrès mais ne nous garantit pas le meilleur des mondes.