Mercredi 20 mars 2013
- Présidence de M. Simon Sutour, président -Désignation d'un rapporteur
M. Simon Sutour, président. - La proposition de résolution de M. François Zocchetto tendant à la création d'un droit européen pour le consommateur à la maîtrise et à la parfaite connaissance de son alimentation répond aux récentes inquiétudes suscitées par la découverte de viande de cheval mélangée à du boeuf dans des produits surgelés et la réintroduction de farines animales dans l'alimentation des poissons. Elle a été déposée avant la semaine de suspension des travaux début mars, elle sera discutée jeudi prochain. Cela dit, notre commission était sensibilisée à ce sujet puisque M. Bizet devait lui consacrer une communication. Je propose de nommer rapporteure Mme Catherine Morin-Desailly.
Il en est ainsi décidé.
Environnement - Incidence environnementale de certains projets publics et privés - Proposition de résolution européenne de Mme Colette Mélot
M. Simon Sutour, président. - Nous avions déjà examiné la question de l'incidence environnementale sous l'angle de la subsidiarité. La proposition de résolution européenne de Mme Mélot est l'occasion de se prononcer sur le fond.
Mme Colette Mélot. - La Commission européenne a pris les États membres par surprise en publiant, le 26 octobre 2012, une proposition tendant à modifier la directive du 13 décembre 2011 concernant l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement. Levons d'emblée le suspense : je suis très critique vis-à-vis de ce texte.
D'abord, il étend considérablement la procédure d'évaluation. L'ajout des chantiers de démolition prétend s'appuyer sur l'arrêt que la Cour de justice de l'Union européenne a rendu le 3 mars 2011 dans l'affaire « Commission contre Irlande ». L'Irlande soutenait que les chantiers de démolition n'étaient pas concernés par la directive ; la Cour de justice a objecté que, si tel avait été le cas, « les références au « patrimoine culturel », aux « paysages importants du point de vue historique, culturel et archéologique » et « au patrimoine architectural et archéologique » seraient dépourvues d'objet ». Dans le même esprit, la Cour a relevé que « les « travaux d'aménagement urbain » comportent très souvent la démolition des structures existantes ». Si les chantiers de démolition peuvent avoir des incidences environnementales méritant d'être appréciées, il serait irréaliste de les viser tous, vu leur nombre élevé et l'absence manifeste d'incidence environnementale de la plupart d'entre eux.
La Cour de justice de l'Union européenne a fort justement rappelé que la directive s'applique au cas du patrimoine architectural, culturel et archéologique : un domaine où le droit français assure une protection suffisante. En outre, dans le droit communautaire, les conditions d'exploitation et de démantèlement d'une centrale électronucléaire doivent être examinées lors de l'évaluation précédant l'autorisation de construire. En réalité, lorsque la démolition est une étape significative pour l'évaluation de l'incidence environnementale d'un projet, elle doit déjà systématiquement être envisagée dès l'autorisation initiale, à l'exception des cas particuliers mentionnés dans l'arrêt du 3 mars 2011. Élargir le champ de la directive à l'ensemble des travaux de démolition serait donc malvenu.
La Commission européenne souhaite, à l'article 3, mentionner parmi les considérations environnementales prises en compte lors de l'évaluation la biodiversité, le changement climatique et les risques de catastrophes naturelles ou d'origine humaine. La démarche est louable, mais l'ampleur du champ concerné très vaste. D'après l'analyse d'impact de la directive de 2011, on compte 15 000 à 26 000 évaluations d'incidence environnementale par an, qui durent en moyenne douze mois, la plupart des procédures s'étalant sur 5 à 27 mois. Si l'on y ajoute 27 000 à 34 000 vérifications préliminaires, cela donne un total de 42 000 à 60 000 procédures annuelles. Bref, toute modification juridique entraînerait des effets considérables difficiles à apprécier moins de deux ans après la refonte du dispositif d'évaluation. Qui plus est, les trois décrets d'application de la loi Grenelle II réformant l'enquête publique et les études d'impact sont entrés en vigueur le 1er juin 2012. Un peu plus de six mois d'application, cela paraît insuffisant pour juger s'il y a lieu de modifier une procédure qui dure environ un an, parfois plus de deux. L'exigence nouvelle d'élaborer un « scénario de référence » décrivant « l'évolution probable de l'état actuel de l'environnement en l'absence de mise en oeuvre du projet » est également prématurée.
Dernier grief, l'obligation de procéder à une étude préalable de l'évaluation. La loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature et le décret du 12 octobre 1977 qui la complète avaient, d'une part, introduit des seuils dans notre droit pour dispenser certains chantiers d'une évaluation et, d'autre part, considéré suffisante une notice d'impact pour des opérations limitativement énumérées. La loi Grenelle II a supprimé les notices d'impact pour les chantiers ayant fait l'objet d'un dossier complet déposé à compter du 1er juin 2012. Et voici que la Commission européenne impose une mini étude au cas par cas, même lorsque des seuils ou des critères sont fixés par les États membres ! À l'heure où une hausse substantielle des effectifs de fonctionnaires est hors de propos, il serait irresponsable d'imposer une charge de travail supplémentaire à l'utilité pour le moins incertaine, sauf à transformer l'évaluation de l'incidence environnementale en une activité purement bureaucratique. Qui peut le souhaiter ?
La seconde raison pour laquelle je m'oppose au texte tient aux conditions de l'évaluation et au risque accru de contentieux. Le texte rend obligatoire l'intervention d'un expert au moins une fois pendant l'évaluation. Si le pétitionnaire ne fait pas appel à un expert, l'administration serait contrainte d'en consulter un. Cette charge supplémentaire que le maître d'ouvrage pourrait souverainement imputer à la collectivité est-elle opportune par les temps qui courent ? Poser cette question, c'est y répondre... Certes, la directive mentionne des « comités d'experts nationaux », mais leur apparition semble tenir de la génération spontanée.
Le projet impose une évaluation unique lorsque plusieurs directives européennes sont applicables. Toute simplification est bienvenue, mais comment coordonner au plan national des procédures communautaires qui ne sont pas harmonisées ? Cela constituera une source inépuisable de contentieux.
Paradoxalement, le projet de directive, qui allonge plutôt l'ensemble de la procédure, porterait atteinte aux conditions de l'enquête publique. Celle-ci est confiée à un intervenant indépendant, qui agit sous la supervision de la Commission nationale du débat public (CNDP). Depuis l'article 246 de la loi Grenelle II, la CNDP est habilitée à nommer un « garant » chargé d'assurer l'impartialité du processus et la participation du public à la concertation. On ne touche pas impunément à cette construction ancienne et complète de l'enquête publique, sinon pour lui apporter une dernière touche de modernité. Or, la Commission européenne veut enfermer le débat public dans un délai compris entre 30 et 90 jours alors que le droit français comporte une procédure de débat public de quatre mois, voire six mois par décision motivée de la CNDP, puis une phase de concertation avec le public d'un à deux mois en principe et jusqu'à trois mois si le commissaire enquêteur le justifie. En outre, le projet de directive allonge la durée des études d'impact à trois mois, portés à six mois dans les cas complexes, tandis que le décret du 29 décembre 2011 limite le délai de base à 35 jours, les autorités disposant de 15 jours à compter de la réception du dossier pour demander des compléments. Sacrifier le temps consacré à la participation du public pour prolonger les étapes purement administratives est l'inverse du message que l'Europe doit adresser à nos concitoyens.
Troisième et dernier motif d'opposition : le transfert de responsabilité du pétitionnaire vers l'administration. Depuis le décret du 29 décembre 2011, le maître d'ouvrage peut demander à l'autorité compétente sur le fond le cadrage préalable de l'étude d'impact. C'est reconnaître qu'il est fondé à poser des questions aux autorités administratives, notamment sur des points de procédure juridique. La Commission européenne rend obligatoire le cadrage préalable, ce qui engagera l'administration. Or, selon moi, « les solutions de substitution raisonnables en rapport avec le projet proposé et leurs caractéristiques spécifiques », « les éléments environnementaux visés à l'article 3 susceptibles d'être affectés de manière notable » ou encore « les informations à soumettre en rapport avec les caractéristiques spécifiques d'un projet donné ou d'un type de projet » sont du ressort du pétitionnaire. L'inversion des rôles proposée par la Commission européenne est inacceptable. À l'article 8 relatif à la décision d'autorisation, il est même écrit que « l'autorité compétente achève son évaluation des incidences sur l'environnement du projet ». Soit, l'autorité administrative, et non le maître d'ouvrage !
Démonstration est faite qu'il faut revenir sur la réforme envisagée. Le projet de directive ne sera probablement pas purement et simplement enterré, mais nous pouvons espérer écarter des dépenses inutiles à la protection de l'environnement et nuisibles à l'image de l'Europe.
M. Simon Sutour, président. - Ce texte est important pour nous, représentants des collectivités territoriales. Personnellement, j'estime la législation française très protectrice pour l'environnement : on évalue, on fouille, on consulte. Pourquoi compliquer les choses, tout en réduisant la participation du public ?
M. André Gattolin. - Je ne partage pas les conclusions de Mme Mélot. Je suis surpris de l'entendre mentionner un exercice « bureaucratique » et d'autres accusations traditionnellement lancées contre la Commission européenne.
Le projet de modification de la directive du 13 décembre 2011 répond aux inquiétudes de la population ; le changement climatique et la biodiversité sont deux objectifs majeurs de la politique européenne. Les études d'impact sont certes longues et coûteuses, mais les incidences environnementales induisent à long terme une charge énorme pour la collectivité. L'inclusion des chantiers de démolition est nécessaire. À Sevran, le terrain de l'ancienne usine Kodak où des produits chimiques avaient été utilisés pendant un siècle restera en friche : le site est si profondément pollué qu'y installer des habitations ou une école serait catastrophique pour la santé.
Notre pays ne peut pas se prévaloir d'un passé glorieux en la matière. Prenons le sujet polémique de Notre-Dame-des-Landes : parce que les études d'impact furent surtout économiques, nous faisons l'objet d'une pré-procédure auprès de l'Union pour non respect des législations française et communautaire sur l'eau. Notre commission gagnerait à se montrer plus pondérée face à ce texte qui concerne, ne l'oubliez pas, des opérations de plusieurs dizaines de millions d'euros.
Je ne suis pas certain que la directive précise tout. Il me semble qu'elle laisse des marges de manoeuvre aux États membres. La France doit améliorer la consultation - dans mon département des Hauts-de-Seine, les réunions ne donnent pas toujours lieu à réelle publicité et se tiennent de préférence en été.
Le texte de la Commission va dans le bon sens, car il complète le dispositif en vigueur. Les chantiers de démolition comprennent le démantèlement des centrales nucléaires, des entreprises chimiques, des bâtiments industriels... Or, nous sommes dans une période de désindustrialisation. Je pourrais citer des dizaines d'exemples de sites très pollués dont on ne sait quoi faire.
Je suis écologiste, je ne voterai pas cette proposition de résolution européenne.
M. Jean Bizet. - À la position, respectable, de M. Gattolin, je préfère celle de Mme Mélot. Le président Sutour l'a dit, ce texte est important pour le Sénat, représentant des collectivités territoriales. Pour se faire aimer, l'Europe devrait s'y prendre autrement. L'époque est aux simplifications administratives - je vous renvoie aux travaux de M. Doligé - or, ce texte ajoute des couches supplémentaires. Oui, le changement climatique et la biodiversité sont des préoccupations majeures. Faut-il, pour autant, allonger les procédures quand le temps de la mondialisation économique est de plus en plus speed ? Les décisions se prennent dorénavant au millionième de seconde, Mme Morin-Desailly nous l'expliquera dans un instant.
Sans vouloir heurter M. Gattolin, on charge trop la barque ! La commune rurale de 1 500 habitants dont je suis maire est voisine de l'Orne, département bien connu pour son problème d'amiante. Pour nous, le désamiantage est une opération très lourde, superfétatoire et très coûteuse. J'ai dû attendre six mois avant qu'une entreprise de désamiantage n'accepte d'intervenir. Résultat : j'ai bien failli perdre deux chantiers, dont un avec une cinquantaine d'emplois à la clé. D'autres pays, pas moins vertueux que nous en matière de protection de l'environnement, se montrent plus pragmatiques. Vous voyez, je ne verse pas dans l'anti-écologie primaire...
M. André Gattolin. - Nous sommes tout à fait d'accord sur le désamiantage : les règles sont incroyables. Des erreurs colossales ont été commises sur ce sujet. Reste que ce texte concerne les études d'impact.
M. Jean Bizet. - Monsieur le président Sutour, veuillez remarquer ce remarquable front « Bizet - Gattolin » !
M. Joël Guerriau. - La proposition de résolution européenne est cohérente, logique et prudente. Nous ne disposons pas du recul nécessaire pour savoir quelles évolutions sont souhaitables. En tant que maire, je sais combien ces procédures peuvent devenir un carcan pour l'initiative locale. L'exemple de Notre-Dame-des-Landes ne tient pas : en plus de trente ans, les études ont été innombrables ! Faut-il continuer à en faire pendant encore des années ?
J'approuve totalement l'initiative de Mme Mélot.
M. Michel Billout. - La proposition de résolution européenne de Mme Mélot ne tourne pas le dos aux préoccupations de M. Gattolin. Le point 14 suffit à justifier son adoption : nous devons nous donner le temps de l'évaluation avant de procéder à des réformes. Aménageur public et maire, je mesure combien la notion de protection de l'environnement a progressé ; parfois presque à l'excès.
Le cadre actuel suffit, ne le durcissons pas.
Mme Colette Mélot. - Le souci de la protection de l'environnement professé par M. Gattolin est légitime. Nous le partageons. Mais ne prenons pas le risque de freiner l'initiative locale en alourdissant des procédures longues et coûteuses. J'en sais quelque chose : je suis élue locale depuis trente ans. Surtout, ce texte nuit à l'image de l'Europe.
Ma proposition de résolution européenne n'est pas draconienne : je me limite à demander le maintien du partage actuel des responsabilités et des marges d'appréciation pour les États membres.
M. Simon Sutour, président. - Sincèrement, monsieur Gattolin, nous défendons l'environnement sur tous les bancs. Pour travailler au quotidien avec les élus de terrain, que nous représentons au Sénat, nous savons que notre législation est bonne... et très protectrice de l'environnement. J'en donnerai deux exemples. À Nîmes, des geckos, petits lézards méditerranéens aux pattes adhésives, avaient élu domicile sous les toits et les tuiles d'un ancien hôpital que nous voulions transformer en université ; pour eux, on a dû aménager un espace et conservé ad vitam aeternam une ruine, qui leur sert d'habitat. Deuxième exemple, mon département, décidément riche en biodiversité, abrite aussi l'outarde canepetière, un petit échassier qui niche au sol. Pour la protéger, on interdit la construction de maisons dans un rayon de 650 mètres, si je me souviens bien. En revanche, le TGV Nîmes-Montpellier traverse la région en passant parfois à quelques dizaines de mètres des maisons. Il y a de quoi relativiser...
Mme Bernadette Bourzai. - Notre législation actuelle est très satisfaisante à condition d'une bonne information, qui n'existe pas toujours, je le constate comme M. Gattolin. Les autres États membres, auxquels ce projet de directive a vocation à s'appliquer, ne disposent pas toujours de règles minimales sur les chantiers de démolition ou destruction. Pensons-y pour adapter notre réaction.
M. Simon Sutour, président. - Certes, les procédures ne sont pas toujours respectées, mais il existe dans notre pays des checks and balances. Les tribunaux administratifs sont saisis tous les jours et ils sont très attentifs au respect des règles substantielles.
Dans cet exercice consistant non à légiférer mais à demander au Gouvernement de défendre un point de vue, il n'est pas toujours inutile de forcer le trait. Le texte proposé y parvient et, en tant que représentants des collectivités territoriales, nous sommes dans notre rôle.
M. André Gattolin. - Je suis aussi d'avis que les normes sont trop nombreuses et trop complexes. J'en ai parlé hier à la ministre du logement. À force, il devient difficile même de construire des logements sociaux.
En revanche, il faut impliquer davantage le public dans les études d'impact. En comparaison avec tout ce que l'on a pu faire pour les études archéologiques sur le chantier du métro de Lyon, je trouve que l'on reste en retrait sur les questions environnementales et sanitaires.
M. Jean Bizet. - M. Gattolin a raison : l'effet des normes est sensible, notamment dans les zones rurales.
La proposition de résolution est adoptée.
Culture - Gouvernance européenne du numérique : rapport de Mme Catherine Morin-Desailly
Mme Catherine Morin-Desailly. - La création d'Internet est pour le monde une troisième révolution, après l'apparition de l'écriture puis l'invention de l'imprimerie. L'espace transfrontière qu'il construit n'a rien à voir avec la géographie politique des États. Après six mois de travaux et plus de soixante-dix auditions, j'ai acquis la conviction qu'une prise de conscience collective s'impose dans l'Union européenne - un pays seul n'a pas la masse critique - car l'Europe est en train de devenir une colonie du monde numérique. J'irais jusqu'à dire que le sous-développement la guette. Comment peut-elle prendre sa juste place dans ce nouvel univers dominé par quelques grands acteurs extérieurs à notre continent ?
Il y a là une opportunité extraordinaire pour l'économie européenne, par exemple dans le domaine de l'énergie, avec les smarts grids, ou de la santé. Cet enjeu de croissance a été bien identifié par l'Union européenne qui en a fait l'un des sept axes majeurs de la stratégie Europe 2020. La « Stratégie numérique pour l'Europe » actualisée fin 2012 recense 100 actions-clefs visant à unifier le marché. Les choses n'avancent pas aussi vite que le souhaiterait Mme Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne, en charge de la stratégie numérique. Des cloisonnements persistent au sein de la Commission, qui empêchent de donner une vraie impulsion à l'action, et les États membres ne sont pas suffisamment mobilisés. En outre, personne ne se demande si l'Europe sera une productrice ou une simple consommatrice. Quid de la captation de valeur par les fournisseurs de contenus et d'applications américains ? De la concurrence asiatique sur les matériels et les équipements ?
La faiblesse européenne, ici, ne concerne pas un secteur donné, car l'industrie numérique conditionne l'avenir de toutes nos industries traditionnelle, elle en renverse les modèles d'affaires : télécommunications, publicité, tourisme, banque, grande distribution, livre, musique, vidéo, jeux vidéo, photo... Et bientôt, l'éducation, l'agriculture, la défense, l'automobile. La prochaine étape sera l'internet des objets, qui communiqueront entre eux.
Les effets de réseau ou de « traction » conduisent à une forte concentration, verticale avec Apple et son écosystème propriétaire, horizontale dans le cas de Google en passe de devenir aussi un acteur du transport avec sa Google car, tandis qu'Amazon joue sur les deux tableaux, conjuguant activités connexes et modèle de plateforme autour de sa liseuse Kindle.
Le numérique se joue de l'impôt, il exploite la concurrence fiscale entre pays. Les revenus de la « bande GAFA » - Google, Apple, Facebook et Amazon - seraient compris entre 2,5 et 3 milliards d'euros, leur impôt sur les sociétés en France, de 4 millions d'euros, contre environ 500 millions si notre régime fiscal leur était pleinement appliqué. Ce n'est pas acceptable. La gratuité des services, la part importante des actifs incorporels, le découplage du lieu d'établissement et du lieu de consommation facilitent cette évasion de valeur. Facebook et Google ont leur siège européen en Irlande, Apple et Amazon ont choisi le Luxembourg.
Enfin, le numérique défie les règles de droit : internet a d'emblée été conçu comme global et faute de s'accorder sur des règles communes, les États adoptent des législations nationales difficilement compatibles. En cas de litige, le droit applicable est celui du lieu de constitution de la société : les citoyens européens, qui figurent parmi le milliard d'utilisateurs de Facebook, sont de fait soumis à la juridiction américaine. Dans la « géographie du cyberespace », la souveraineté de certains pays est étendue quand celle d'autres est réduite.
L'un des principaux enjeux est la souveraineté sur les données produites en ligne. Sur Internet, toute activité laisse des traces et les moteurs de recherche recueillent les données relatives aux centres d'intérêts des internautes, véritable « or noir du futur numérique ». La valeur des données personnelles collectées auprès des utilisateurs européens pourrait représenter mille milliards d'euros en 2020 et la création de valeur, 8 % du PIB européen.
Mais cette collecte de données met en péril la protection de la vie privée. À ce titre, la création d'un système de paiement européen indépendant des systèmes Visa et Mastercard constitue un véritable enjeu de souveraineté. Il y va de la capacité de l'Union européenne à protéger les données de ses citoyens et les mettre à l'abri d'une paralysie des paiements.
Le projet de règlement sur la protection des données, publié en 2012, réformant la directive de 1995, est porteur d'avancées notables. Il s'appliquera aussi aux entreprises non européennes et prévoit des amendes pouvant atteindre 2 % du chiffre d'affaires mondial. En février 2013, les autorités européennes en charge de la protection des données ont annoncé qu'elles envisageaient une action répressive et coordonnée d'ici l'été à l'encontre de Google, s'il persiste à ne pas respecter la directive de 1995. Je me demande toutefois si le nouveau texte législatif sera capable de relever les défis du cloud computing - l'info-nuage - et de l'internet des objets. En effet, la loi américaine permet aux autorités d'obtenir auprès des fournisseurs de services de cloud relevant de la juridiction américaine des données concernant les citoyens européens, même si elles sont stockées en Europe. Quant aux utilisateurs d'objets connectés, seront-ils maîtres des informations qu'ils transmettent ? Le principe du « droit au silence des puces » n'est pas précisément garanti par le futur texte européen, même s'il promeut le concept de privacy by design, qui appelle à prendre en compte la vie privée dès la conception de l'objet. La souveraineté de l'Europe est en jeu. Celle-ci s'interdit de travailler sur ses données mais elle en fait cadeau à d'autres ! Dominée par les prestataires américains de services internet et par les équipementiers asiatiques, l'Europe fait figure de zone sous-développée dans le monde numérique et elle risque d'en subir les conséquences dans tous les autres secteurs économiques.
Au-delà, l'enjeu est celui de la survie de l'esprit européen et de la civilisation européenne. Internet donne l'illusion que les contenus doivent être librement accessibles partout à tout moment et sur tout terminal. Le respect du droit d'auteur n'est pas de mise, et le Parlement européen a rejeté l'Accord de commerce anti-contrefaçon (ACTA) en juillet 2012. La création d'un marché unique des contenus en ligne ne risque-t-elle pas de profiter aux opérateurs dominants plutôt qu'aux créateurs européens ? La concentration de l'accès aux contenus, conjuguée à l'intermédiation technique obligée, est particulièrement préoccupante pour la diversité culturelle. L'ambition affichée par Google n'est-elle pas « d'organiser l'information à l'échelle mondiale » ? C'est en réaction à ces projets, à visées mercantiles, qu'a été lancée Europeana, bibliothèque numérique européenne chargée de la conservation à long terme de notre patrimoine culturel. Ce portail de consultations donne aujourd'hui accès à environ 19 millions d'objets mais sans résoudre entièrement la question de la mémoire à l'heure d'internet. Il est assez terrifiant que tout soit conservé et enregistré par le numérique, mais il l'est tout autant que certaines choses ne soient pas conservées et mises à disposition. Sont en question la liberté, le pluralisme, la création qui font l'esprit européen. La France a sans doute un rôle particulier à jouer pour assurer à la civilisation européenne sa place dans le cyberespace.
Comment faire de l'Union européenne une cyber-puissance ? Mon rapport comprend trente propositions. Elles visent tout d'abord à faire de la souveraineté numérique un objectif politique pour l'Union européenne. Je propose donc la création d'une formation du Conseil de l'Union proprement dédiée aux questions numériques et d'un Conseil consultatif européen du numérique réunissant philosophes, juristes, chercheurs, entrepreneurs, financeurs, créateurs de contenus, pour que l'on entende à Bruxelles une autre voix que celle des géants américains du net.
La reconquête de la souveraineté numérique ne vaut que comme objectif partagé par tous les commissaires européens. La politique de la concurrence ne doit pas ignorer la sécurité des réseaux numériques, la maîtrise européenne des données, l'enjeu industriel, etc. Ainsi pourrait naître un débat politique lorsque la DG Concurrence soupçonne d'entente cinq grands opérateurs de télécoms qui développent une approche commune de normalisation des services mobiles ou quand elle s'inquiète de l'impact sur le prix de vente des livres numériques de l'accord conclu entre cinq éditeurs (dont Hachette Livre) et Apple, au risque de consacrer la position dominante d'Amazon. Nous devons nous donner les moyens juridiques de nous émanciper de la domination abusive de certains grands acteurs du numérique. C'est avec une lenteur coupable que la DG Concurrence a fini par reconnaître que Google abusait de sa position ultra-dominante sur la recherche en ligne dans l'Union européenne. Une solution négociée se dessine mais je propose que la Commission prévoie un mécanisme accéléré de règlement des différends pour assurer le respect des engagements pris dans ce cadre. Il est regrettable que la Commission refuse de traiter ensemble des questions relatives à la concurrence, au droit d'auteur ou à la protection des données quand le pouvoir de marché de Google contraint les propriétaires de contenus à courber l'échine ou à abandonner leur activité. Certes, 60 millions d'euros ont éteint le contentieux entre ce géant et les éditeurs de presse français mais sans que le droit à la rémunération de ces contenus soit formellement reconnu.
De même, je propose des obligations d'équité et de non discrimination à certains acteurs, comme Google ou Facebook, devenus des « facilités essentielles » parce que certaines activités économiques deviennent impossibles sans eux et qu'ils ont acquis une position dominante durable.
Les autorités européennes de concurrence doivent aussi veiller à la préservation de la neutralité de l'ensemble des terminaux permettant la connexion à l'internet.
Enfin, la mobilisation de l'Union européenne autour de l'objectif stratégique de souveraineté numérique implique aussi de sécuriser l'infrastructure technique sous-jacente. La vulnérabilité européenne va encore s'accroître avec le recours croissant au cloud computing. La Commission européenne a proposé, en février 2013, une stratégie en matière de cybersécurité ; je propose pour ma part de développer les capacités de cyberdéfense des États membres et de renforcer les obligations des opérateurs d'importance vitale en matière de sécurisation informatique. Ne nous y trompons pas, nos réseaux resteront vulnérables tant que les maillons les plus stratégiques en seront contrôlés par des États non européens. Je propose que l'achat d'équipements hautement stratégiques, comme les routeurs de coeur de réseaux, soit conditionné à une labellisation donnée par une autorité indépendante, afin de nous prémunir contre l'espionnage par les pays fournisseurs, tels que la Chine, cas évoqué dans le rapport de notre collègue Jean-Marie Bockel sur la cyberdéfense. Ces achats devraient être inclus dans le périmètre des marchés de sécurité, justifiant une préférence communautaire, déjà implicitement reconnue pour les marchés de défense et de sécurité.
Pour reconquérir sa souveraineté dans le cyberespace, l'Europe doit miser sur son unité. Ne laissons pas les Anglo-saxons penser seuls le numérique, quand de nombreux pays, par exemple en Afrique, attendent une vision européenne de la régulation numérique. Sans céder à la revendication, notamment chinoise, de reprise en main intergouvernementale d'internet, l'Europe doit affirmer la responsabilité particulière des États. Je suggère aussi de renforcer la présence de l'Union dans les instances mondiales de normalisation, pour y défendre les intérêts de l'industrie européenne.
L'unité européenne est aussi requise pour que les États membres trouvent ensemble le moyen de monétiser l'accès au marché européen. La première étape est de lutter contre l'évasion fiscale des acteurs numériques. Tous les États membres se doivent de respecter absolument le calendrier européen de reterritorialisation de la TVA sur le lieu de consommation des services en ligne. Concernant l'impôt sur les sociétés, faisons pression sur les États membres dont les pratiques fiscales sont dommageables, mobilisons les grands pays européens au G8 et au G20 pour faire avancer la révision internationale du modèle OCDE de convention fiscale, en retenant la notion d'établissement virtuel stable, très bien définie dans le rapport de MM. Colin et Collin, et en donnant toute leur valeur aux actifs incorporels. Je propose d'inviter la Commission européenne à réfléchir à la création d'un impôt numérique européen, neutre à l'égard des modèles d'affaires, destiné à financer les réseaux de nouvelle génération et la création, visant une matière imposable au coeur de l'économie numérique, et non délocalisable, et propice au développement du numérique et à l'innovation.
L'unité européenne est également requise pour parvenir à une meilleure maîtrise des données personnelles. Compte tenu des limites du futur règlement européen, je propose de promouvoir la sécurité des données dans les enceintes où s'élabore la soft law, à la fois pour les services en nuage et pour les futurs objets communicants susceptibles de se conformer au concept de privacy by design. Surtout, je préconise que le futur règlement européen sur la protection des données interdise, sauf autorisation expresse, le transfert de données hors de l'Union sur requête d'une autorité d'un pays tiers. Il conviendra parallèlement de négocier un accord avec les États-Unis garantissant aux citoyens européens une protection de leurs données personnelles lorsqu'elles sont requises par les autorités de ce pays, conformément à la Charte européenne des droits fondamentaux.
Je propose enfin de promouvoir les actions collectives de consommateurs pour dénoncer l'opacité, la complexité et l'instabilité des conditions d'utilisation de certains services en ligne.
Le numérique ne doit pas seulement devenir un objectif politique ; mon deuxième axe de propositions consiste à en faire aussi une opportunité pour l'industrie européenne. En premier lieu, il est indispensable d'ouvrir des marchés aux entreprises européennes du numérique. Je propose de maintenir la pression sur la Commission pour qu'elle intègre, dans la révision en cours du cadre des aides d'État, une clause d'alignement avec les pays tiers pour les technologies clés génériques qui sont au coeur de l'industrie numérique. Faisons de l'Europe un marché « ouvert mais non désarmé » ; je soutiens la proposition législative européenne destinée à obtenir la réciprocité dans l'ouverture des marchés publics avec nos partenaires commerciaux.
Ensuite, l'Union européenne doit utiliser le levier de l'achat public pour soutenir le développement de ses entreprises. M'inspirant de l'exemple des États-Unis, je propose d'encourager l'achat public avant commercialisation de services numériques européens, pour accompagner le développement des start up européennes et faire émerger des services européens de cloud computing renforçant ainsi la sécurité des données personnelles.
Il convient aussi de soutenir la mutation des entreprises vers le numérique. Nos petites PME peuvent devenir des géants du net, en témoigne le cas du suédois Spotify, qui a développé un logiciel d'écoute musicale, ou la création à Lyon de la liseuse TEA alternative à la Kindle d'Amazon. Parmi les succès français, on peut aussi citer Deezer, Criteo, Blablacar, Qwant, Sculteo, Parrot, Netatmo ou encore Withings. Afin d'éviter leur rachat par des sociétés non européennes, je propose de prendre en compte, dans les programmes européens d'aide à la recherche, une nouvelle conception de l'innovation qui ne porte pas seulement sur la technologie mais aussi sur les modèles d'affaires ou encore le design. Suivant l'exemple américain, je recommande aussi d'encourager le capital-risque européen et de faciliter l'introduction en bourse des jeunes entreprises européennes du numérique, alternative à leur rachat.
La mutation numérique concerne l'ensemble de l'économie européenne. Reprenant l'idée de Google, qui déploie des coachs auprès des PME du Midi de la France pour les inciter à aller sur le net, je propose d'utiliser les fonds structurels pour subventionner l'action d'ambassadeurs du numérique, chargés d'aider les petites entreprises à créer leur site internet et faire exister en ligne les savoir-faire européens.
Déstabilisé par l'apparente gratuité et par l'absence de territorialité d'internet, le monde culturel, sur la défensive, tarde à faire sa transition vers le numérique. D'un État membre à l'autre, de nombreux contenus culturels restent inaccessibles, nourrissant la frustration des internautes et le piratage. Selon Mme Kroes, ce morcellement provient de la complexité du régime des droits d'auteur au sein de l'Union : elle envisage d'étendre le champ des exceptions au droit d'auteur. Pour le commissaire Barnier, au contraire, le droit d'auteur ne constitue pas un obstacle, dès lors qu'on l'adapte à l'ère numérique. Ce débat divise aussi les États membres. Si le statu quo n'est pas tenable, j'estime pour ma part, dans l'attente des conclusions du rapport Lescure, que le droit d'auteur doit conserver son rôle de promotion de la diversité culturelle sur internet.
Je propose de poursuivre l'expérimentation lancée par la Commission européenne en matière de chronologie des médias, afin de rendre plus innovants les modèles de distribution des films et d'enclencher une dynamique de développement de l'offre légale.
Compte tenu des difficultés liées à une gestion des droits toujours très nationale, la piste des licences doit être privilégiée. L'initiative « Licences pour l'Europe », lancée par la Commission européenne le 4 février dernier, vise à identifier d'ici la fin de l'année des solutions concrètes assurant la portabilité transfrontalière des services en ligne d'accès aux contenus. Il faut encourager toutes les parties prenantes à trouver de nouvelles modalités d'exercice du droit d'auteur afin d'assurer le développement durable de la diversité culturelle européenne en ligne.
Pour développer le marché du livre numérique, je suggère de maintenir la pression sur la Commission pour qu'elle propose d'appliquer au livre et à la presse en ligne un taux de TVA au moins aussi bas que celui appliqué à ces biens culturels dans le monde physique. Plus largement, la règlementation européenne sur les services devrait inclure l'objectif de diversité culturelle. Je propose en outre que les règles applicables aux aides d'État au cinéma soient adaptées afin de soutenir la création européenne dans un monde numérique dominé par les blockbusters et les séries américaines - sans fragiliser bien sûr le soutien à l'industrie cinématographique. Ne négligeons pas, dans le budget européen, le secteur du jeu vidéo, première industrie culturelle au monde. Le programme « Europe créative » devrait pouvoir aussi bénéficier au développement en ligne des acteurs audiovisuels qui ont déjà forgé une marque puissante et qui ambitionnent de la faire vivre dans l'univers numérique. Je pense notamment à Arte.
La crise financière contraint l'Europe à choisir, selon l'expression de notre collègue Jean Arthuis, entre l'intégration et le chaos. Saisissons l'occasion qui se présente d'unifier l'Europe autour d'une vision politique et d'une ambition dans le monde numérique. Elle ne saurait se résigner au statut de colonie. Il est de sa responsabilité d'éviter que « les réseaux européens deviennent des autoroutes où circulent des camions chinois transportant des marchandises américaines ».
M. Simon Sutour, président. - Bravo pour ce travail considérable. J'approuve la plupart des conclusions de ce rapport qui constituera une référence pour la discussion des textes à venir.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Il n'est pas une personne auditionnée qui n'ait tiré la sonnette d'alarme.
M. Simon Sutour, président. - J'avais pour ma part été sensibilisé à la question de la protection des données personnelles lorsque nous avions eu à connaître de la proposition de règlement, ainsi que de la proposition de directive en matière de police et de justice.
M. Jean Bizet. - Il s'agit d'un grand dossier politique qui doit être abordé de façon transversale et à l'échelle européenne. On ne peut plus raisonner à l'échelle d'un État. Hélas, les Européens innovent, mais ce sont les autres qui font le business. La France a inventé le minitel et puis Bill Gates est arrivé... Même chose en matière de sélection variétale, la France et la Belgique ont découvert la mutagenèse et la transgénèse, mais ce sont des groupes américains qui dominent le monde des biotechnologies. Le point de départ de l'économie numérique est à chercher dans la recherche-développement militaire. Je souligne à cet égard qu'un budget de la défense inférieur à 1,5 % du PIB nuirait à notre souveraineté nationale. Et pas d'illusion, ce que nous ne faisons pas aujourd'hui, nous n'y reviendrons pas demain. Ayant été rapporteur du texte sur le principe de précaution en 2005, je me demande s'il n'est pas temps d'instaurer en Europe un principe d'innovation qui ne contrarierait pas le premier mais serait pleinement adapté au XXIème siècle. Je rédige actuellement une proposition en ce sens.
Nous aurons sans doute quitté le Sénat que l'harmonisation de la fiscalité entre les États membres ne sera pas encore réalisée. D'où l'intérêt d'instaurer une fiscalité numérique européenne complètement nouvelle, ressource propre pour l'Union européenne, comme la taxe sur les transactions financières, qui devrait rapporter jusqu'à 50 milliards d'euros les belles années.
M. Joël Guerriau. - Qu'en est-il des dérives et des nouvelles formes de délinquance ? Une jeune fille de ma commune qui fait un parcours remarquable dans l'émission The Voice a vu l'un de ses vidéo clips « posté » sur Yahoo par un tiers, qui en tire une rémunération substantielle car ce clip a été visionné plus de deux millions de fois. Il n'y a rien à faire contre cela !
Mme Colette Mélot. - Le rapport écrit est très riche et j'ai été sensible à l'optimisme de la conclusion, qui insiste sur la perspective d'un « possible renouveau pour la démocratie qui pourrait contribuait à redynamiser une démocratie européenne en quête de légitimité ». C'est cela, le rêve européen !
M. André Gattolin. - N'oublions pas que dans ce monde globalisé de l'économie numérique subsistent des frontières linguistiques : d'où l'importance de la francophonie. Le ministre de la culture et de la communication du Québec que je viens de rencontrer se pose la question du prix unique du livre numérique : il m'a expliqué qu'il cherchait un accord avec les Français et les Belges. Nous sommes attendus !
J'ai été un peu choqué qu'ACTA soit présenté comme un traité sur les droits d'auteurs. C'était un texte fourre-tout, rejeté par les opinions publiques et par le Parlement européen car, sous prétexte de lutte contre la contrefaçon, il imposait des règles léonines sous la poussée d'un certain nombre de lobbies, notamment américains.
Quant au minitel, il était tellement novateur qu'il nous a engagés dans une voie sans issue. Conçu de façon très centralisée et très étatique, il était mal adapté au monde, à l'instar de certaines espèces, australopithèque, homo sapiens, condamnées à disparaître. Certes, l'armée a joué un rôle au tout début de l'internet mais ce sont les universitaires qui ont pris le relais. Les jeux vidéo ont été créés par des professeurs qui voulaient démontrer à leurs étudiants la puissance de calcul des ordinateurs. La portée d'une innovation ne se mesure pas à ses débuts.
Je suis par avance très inquiet de voir notre assemblée défendre l'idée d'un équipement des territoires financé par la puissance publique lors de notre prochain débat sur le haut et le très haut débit : on s'apprête à faire payer par les pouvoirs publics les tuyaux qui vont profiter avant tout à Google et aux autres géants américains.
M. Simon Sutour, président. - Vous réagissez en tant qu'élu des Hauts-de-Seine.
M. André Gattolin. - Ne croyez pas cela, nous connaissons aussi une fracture numérique, ce qui a conduit le département à engager 60 millions d'euros avec Numericable. Je ne suis pas contre l'installation de ces réseaux mais ils vont bénéficier à Google, qui ne paie pas d'impôt.
M. Simon Sutour, président. - Et aux citoyens !
M. André Gattolin. - Peut-être, mais notre collègue Karine Claireaux m'expliquait qu'à Saint-Pierre-et-Miquelon, 12 millions ont été investis dans les réseaux, rien dans l'hôpital et l'école. Prenons garde à l'utopie technologique ! La vraie bataille n'est pas celle des tuyaux, mais des contenus. On parle des droits d'auteurs, mais les internautes savent-ils que Google est copropriétaire de ce qu'ils écrivent sur Gmail ou dans un compte de Google group ?
Mme Catherine Tasca. - Je salue ce travail remarquable, mais voudrais revenir sur un malentendu qui a la vie dure : l'exception culturelle ne s'oppose pas à la diversité culturelle. Elle ne signifie pas que la France a une culture exceptionnelle à préserver jalousement, mais que nous entendons soustraire les biens culturels au champ du pur commerce.
M. Simon Sutour, président. - Franchement, je ne peux que répondre à notre collègue Gattolin que l'inégalité entre les citoyens en matière de haut débit est inacceptable. Dans certaines zones rurales, le haut débit est disponible d'un côté de la route et pas de l'autre. Les incidences économiques sont considérables ! Quand une commune n'a pas de haut débit, les entreprises industrielles et artisanales s'en vont. Qui va financer les réseaux si ce n'est la puissance publique ?
M. André Gattolin. - Les opérateurs !
M. Simon Sutour, président. - En Languedoc-Roussillon, ce fut l'honneur de la région et de son président Georges Frêche de réduire cette fracture dans les cinq départements, en y consacrant des moyens considérables.
M. André Gattolin. - La fracture numérique ne concerne pas uniquement les tuyaux.
M. Simon Sutour, président. - Si le Sénat ne défend pas les territoires, personne ne le fera.
M. André Gattolin. - Dans les années soixante, le téléphone était un monopole d'État et l'équipement du territoire était logiquement financé par la puissance publique. La chose est plus discutable lorsqu'il s'agit d'infrastructures publiques qui bénéficieront quasi-exclusivement à des entreprises privées.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je partage le point de vue de Simon Sutour. Les petites communes privées du très haut et même du haut débit sont en perdition. Les entreprises s'en vont, les territoires sont condamnés.
M. André Gattolin. - Je ne dis pas le contraire.
Mme Catherine Morin-Desailly. - J'admets cependant qu'il faut une répartition équilibrée des efforts entre le public et le privé. La Commission a assoupli en janvier dernier les règles applicables aux aides d'État pour faciliter le financement public de ces réseaux. Ce qui importe, c'est d'engager une action globale et rapide d'équipement du territoire.
Merci à Catherine Tasca pour la précision qu'elle a apportée. J'en tiendrai compte dans mon rapport. L'expression « diversité culturelle » me paraît plus susceptible d'être partagée par les autres États membres, qui ne comprennent pas toujours la notion d'exception culturelle.
La commission de la culture rentre d'une mission au Vietnam : nous sommes, cher André Gattolin, très attentifs à promouvoir la francophonie ; tant mieux si le numérique peut être l'un de ses vecteurs. D'une façon générale, la défense de nos langues européennes est aussi un enjeu de souveraineté.
Je me permets de renvoyer Joël Guerriau à la partie du rapport qui, s'inspirant du rapport de Jean-Marie Bockel, traite des questions de cybercriminalité.
Tout à fait d'accord avec le principe d'innovation ; encore faut-il éviter que nos innovations soient ensuite préemptées par d'autres. En matière fiscale, il faut jouer sur tous les tableaux, en veillant, comme le rappelle le rapport Colin et Collin, à ne pas pénaliser l'innovation ni la création numériques.
Si mon rapport peut paraître défensif à l'égard des géants américains, je pense aussi qu'il faut être résolument offensif et positif. Ce nouveau monde, plein de défis, est stimulant. Faisons en sorte que l'homme soit toujours au coeur de ce que nous allons construire. Sans nous identifier aux modèles américain, chinois ou autre, trouvons un équilibre entre l'ouverture au monde et la protection légitime de nos richesses et de nos valeurs.
La commission autorise la publication du rapport.