Mardi 25 octobre 2011
- - Présidence commune de M. Simon Sutour, président, et de M. Daniel Raoul président de la commission de l'économie -Audition de M. Jean Leonetti, ministre chargé des affaires européennes, sur les conclusions du Conseil européen du 23 octobre 2011
M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie, monsieur le ministre, d'avoir maintenu la date de cette audition, qui se trouve de fait placée désormais entre la réunion du Conseil européen de dimanche dernier et celle de mercredi prochain, dans une sorte de suspension de séance. Nous avons conscience d'un écart inévitable entre ce que nous aurions voulu savoir et ce que vous allez nous dire, mais notre calendrier rendait un report difficile.
M. Daniel Raoul, président de la commission de l'économie. - Je devine que cette première audition conjointe entre nos deux commissions ne sera pas, eu égard au contexte, la dernière. Je remercie la commission des affaires européennes de nous avoir associés à cette audition qui se trouve, en effet, après une première réunion du Conseil qui avait déjà été repoussée du 18 au 23, placée aujourd'hui dans un entre-deux. Vous nous présenterez donc des conclusions provisoires, qui doivent être replacées dans le contexte de crise financière majeure que connaît l'Europe, crise marquée par une spéculation sur la dette souveraine que les dirigeants européens ne semblent pas en mesure de contenir tant la crise semble toujours avoir un temps d'avance sur les décisions. Les négociations du 23 octobre n'ont pas abouti, celles du 26 n'ont pas le droit d'échouer : que pouvez-vous nous dire quant aux points qui font l'objet d'un accord et à ceux qui restent négocier ? Le conseil Ecofin doit, le même jour, aboutir sur des mesures relatives au secteur bancaire, qui seront reprises par le Conseil européen. Quelles en seront les conséquences pour les banques françaises ? Quid, enfin, de la position défendue par la France, qui prône un renforcement du FESF (Fonds européen de stabilité financière) et son adossement à la BCE ? Les positions ont-elles réellement évolué ? Est-il envisageable de parvenir à un compromis le 26 ? Quel effort supplémentaire pourrait être demandé à la Grèce, à l'Italie, et peut-être à la France ?
M. Jean Leonetti, ministre chargé des affaires européennes. - Je vous remercie de m'accueillir entre deux mi-temps dont la première a apporté des éléments qui doivent faciliter la seconde. Les yeux du monde sont tournés vers cette réunion du Conseil européen, qualifié par beaucoup de « rendez-vous de la dernière chance » tant est puissant le sentiment que l'avenir de l'Europe et l'équilibre monétaire mondial se jouent dans les jours à venir.
Quelle stratégie économique pour la zone euro et l'Europe ? Tel est, je suppose, parmi les sujets abordés, celui qui vous occupe aujourd'hui. Le Conseil a cependant permis d'avancer, également, sur la question du G20 ou la conférence de Durban ; les conclusions du Conseil « Affaires générales » ont également oeuvré pour répondre à la nécessité de voir la croissance au rendez-vous en Europe, une fois la crise passée. Le sujet de préoccupation principal restant, comme de juste, la recherche d'un accord autour de la crise de la dette.
Les craintes d'un défaut et d'un abandon de la Grèce sont levées. L'Europe n'abandonne pas la Grèce, qui ne sort pas l'euro. Ce n'était pas, d'emblée, une évidence, tant restait marqué l'écart entre la position française, préconisant l'alliance de la solidarité et de la discipline, et celle de l'Allemagne, tenant davantage pour la rigueur, au risque de l'abandon.
Le peuple grec est en grande souffrance. Un plan de rigueur strict, alors même que la Grèce manque cruellement d'une administration fiscale digne de ce nom, associé à une récession profonde, ne saurait mettre ce pays en mesure de rembourser à bref délai la dette qui pèse sur ses épaules. Il faut donc la restructurer. Les institutions financières avaient précédemment accepté de renoncer à 21,5 % de leur créance. Les chiffres avancés sont aujourd'hui plus élevés, de 40 à 60 %. Le débat a lieu avec les banques, car la restructuration ne peut se faire que sur la base d'une décision volontaire du système bancaire, et de telle manière qu'elle n'apparaisse pas comme un défaut ou un « évènement de marché », au risque de créer un effet de domino.
Depuis l'accord du 21 juillet, le FESF a gagné en souplesse, grâce au vote de l'ensemble des pays, de la France à la Slovaquie. Ce ne fut pas un parcours sans embûches, mais on ne peut pas demander que soient consultés les parlements des dix-sept, voire des vingt-sept démocraties européennes et reprocher à l'Europe d'agir avec lenteur. Les décisions du Conseil de juillet ont donné au FESF un caractère plus opérationnel. Il est doté par les États de 440 milliards, et la dette grecque ne l'amputera que de 130 milliards. Les 300 milliards restants seront-ils suffisants pour qu'il joue son rôle de tampon ? Sachant que la Grèce ne représente que 2 % du PIB de l'Union et 4 % de la dette de la zone euro, le problème n'apparaît pas insurmontable. Néanmoins, par un effet de domino, d'autres pays se trouvent touchés, dont l'Italie, troisième puissance économique de l'Europe. D'où l'idée qu'il faut un FESF fort, capable d'opposer un mur à la tentation spéculative. On a parlé de 1 000 milliards, voire de 2 000. Comment y parvenir ?
L'hypothèse française va à un adossement à la BCE, qui est au reste déjà un peu sortie de l'orthodoxie en rachetant de la dette souveraine, au profit des pays en difficulté, ce que certains n'ont néanmoins accepté qu'à condition que cela restât une situation transitoire. Il est vrai qu'assimiler le FESF à une banque pourrait mettre en cause l'indépendance de la BCE, à laquelle l'Allemagne et la France, sont très attachées, et blesser une lecture véritablement orthodoxe des traités. La France n'a cependant pas renoncé à explorer cette piste, même si elle a bien compris que la BCE et l'Allemagne y étaient opposées. De là sont venues d'autres pistes, comme l'aide du FMI en même temps que la création d'un véhicule spécifique de soutien à la dette des pays membres, engageant un partenariat entre fonds publics et fonds privés. L'objectif est de lever des fonds sans une contribution trop forte des États, ce qui pourrait aboutir, pour la France, à une aggravation excessive de sa dette, au risque de fragiliser sa notation. L'hypothèse retenue consiste alors en une « garantie plancher » accordée par le FESF, susceptible de déclencher un effet de levier démultiplicateur.
Reste la question de la recapitalisation. On se souvient que les banques européennes avaient été soumises à des stress tests - fondés sur une hypothèse de croissance négative de deux points sur une période de plus de deux ans - dont l'ensemble des banques françaises se sont sorties avec succès. Cependant, la situation de Dexia, très particulière, était mal prise en compte, puisque les tests ne prenaient pas en compte le problème, fondamental pour cette banque, de la combinaison de prêts de court terme à taux bas et de crédits à long terme à taux plus élevés. Si seules huit banques européennes se sont mal sorties des stress tests, il convient, cependant, de refinancer l'ensemble des banques, et pas seulement les structures les plus fragiles, ne serait-ce que pour éviter un effet de cible, qui verrait les banques soutenues mises en difficulté par les marchés financiers, ainsi avertis de leurs difficultés. Parce que la réponse doit être globale, harmonisée, durable, l'idée d'une recapitalisation de l'ensemble des banques fait son chemin. L'Allemagne souhaite qu'elle se fasse avec la participation de tous les États. L'expertise des banques françaises a montré qu'elles n'ont aucun besoin d'une recapitalisation étrangère à leurs fonds propres, mais seulement d'une anticipation sur le calendrier de Bâle III. Elles devront augmenter leurs fonds propres de 10 milliards, sachant qu'elles l'ont déjà fait, pour ce même montant, au premier semestre. Etant exposées pour 8 milliards d'euros à la dette grecque, la restructuration de celle-ci, dans une hypothèse de 50 % de décote, les expose à une perte de 4 milliards, qui sera largement absorbée par l'effort de renforcement des fonds propres consenti.
Parmi les autres points évoqués, vient l'association des 27 aux 17 de la zone euro. J'ai dit à mes collègues du Conseil « Affaires générales » ce que, je le suppose, le Président de la République aura fait valoir à M. Cameron : que l'on ne peut vouloir tout à la fois rester à l'écart de la zone euro et participer aux décisions. Pour mieux connaître la zone euro, ai-je dit à mon homologue britannique, qui a beaucoup d'humour, le mieux serait d'y entrer. Quant à M. Van Rompuy, il a déclaré que les 27 devaient être « informés et impliqués » dans les décisions, mais qu'il n'accepterait en aucun cas les amendements des gouvernements.
Autre point abordé, celui de la discipline budgétaire. Elle doit être au coeur des politiques, sans qu'elles en fassent cependant un élément de récession. C'est pourquoi la France et l'Allemagne ont réaffirmé leur solidarité avec l'Italie tout en rappelant leur vigilance.
Troisième volet, enfin, et d'importance, la question de la renégociation des traités. L'Allemagne milite pour leur révision, selon une double optique. Règles de discipline budgétaire, tout d'abord - et l'on peut comprendre que nos compatriotes d'outre-Rhin requièrent des grands pays qui affichent des déficits importants qu'ils prennent des initiatives, sachant que l'Allemagne est le contribuable habituel des défauts... Elle suggère un cadre comparable à la « règle d'or » telle que proposée en France, ce qui exigerait une vigilance européenne, soit un contrôle préalable ou ex post, pour vérification. Cette proposition est assortie, ensuite, d'un volet relatif à la relance de l'économie, issu de l'initiative française, pour aller vers une gouvernance économique européenne. Puisqu'il a fallu friser la limite du respect des traités, mieux vaudrait les adapter. Le Président de la République a clairement déclaré qu'il ne saurait être envisagé de franchir cette étape supplémentaire sans débat, et que les peuples devaient être associés à une telle évolution. Avec tous les risques que cela comporte. N'allons-nous pas alimenter par là l'euroscepticisme, ainsi que me le faisait remarquer un journaliste ? Mais nous ne pouvons nous soustraire au devoir de pédagogie qui est le nôtre. Utilisons tous les moyens que nous laissent peu ou prou les traités - renforcement du FESF, recapitalisation des banques, restructuration de la dette grecque, puis attelons-nous à leur révision, pour franchir une étape supplémentaire qui verra s'allier solidarité et discipline. Il est acté que M. Van Rompuy présidera pour les deux ans et demi à venir la zone euro, le commissaire aux affaires économiques, Olli Rehn, lui étant associé, avec l'objectif d'ébaucher cette gouvernance économique et je dirais sans hésiter, si le mot ne faisait pas si peur à certains, le fédéralisme économique, pour nous assurer la protection que nous souhaitons tous.
Telles sont, en quelques mots, les hypothèses brassées par le Conseil, dont le compte rendu que je viens de faire devant vous ne préjuge en rien de ce qui se passera mercredi.
M. Daniel Raoul , président de la commission des affaires économiques. - Notre commission vient d'aborder la recomposition de Dexia. Ce qui m'engage à vous poser la question suivante : si l'on demande aux banques un effort de 50 % dans le cadre de la décote de la dette grecque, comment certaines pourront-elles s'en sortir et quels pourraient en être les effets sur leurs filiales, qui pourraient être touchées par contamination ? Il est vrai que nos banques se sont bien sorties des stress tests, mais la donne est ici toute différente.
M. François Marc, premier vice-président de la commission des finances. - Je vous remercie des précisions que vous nous avez apportées. Le Sénat examine en effet, comme l'Assemblée nationale, la situation de Dexia. Nous avons le sentiment que la situation des banques peut se dégrader à tout instant, et à vive allure, sous l'effet des soubresauts de la crise. La crise du crédit, qui pèsera sur l'économie, suscite de fortes inquiétudes, mais plus fortes encore sont celles qui naissent du constat que la crise née des dérives du secteur financier, avec ses répercussions en chaîne, n'est pas traitée par l'Europe. M. Jouyet n'a-t-il pas rappelé que 75 % des transactions financières échappent à tout contrôle ?
Vous évoquiez la possibilité de faire évoluer le FESF, tout en rappelant la divergence d'appréciation entre la France et l'Allemagne. Qu'est-ce qui a déterminé la France à préconiser son adossement à la BCE, sachant les conséquences qu'en redoutent les Allemands, échaudés par leur histoire : l'injection, avec le remède, du virus de l'inflation ?
M. Alain Chatillon. - A-t-on tenté d'évaluer le montant des engagements des banques françaises en Italie ?
M. Aymeri de Montesquiou. - Nous perdrons, dites-vous, 40 à 60 % de ce qui est dû par la Grèce. Que met en place l'Union européenne pour que l'État grec retrouve des recettes fiscales ? On sait que les contribuables y sont aux abonnés absents, que les entreprises ne payent guère d'impôts et l'Eglise, plus grand propriétaire terrien, pas du tout.
Autre question. Chacun sait qu'un cadre budgétaire strict est indispensable, les gouvernements, de droite comme de gauche, ayant fait preuve d'une grande légèreté. Mais comment rendre la rigueur compatible avec un plan de relance ?
M. Ronan Dantec. - Pour venir à l'appui de ce que disait mon collègue François Marc, je dirai que nous sommes face à deux crises. La première, liée à l'équilibre budgétaire de la Grèce et d'autres pays européens, engage à renforcer le FESF et la gouvernance économique afin d'opposer un mur à la tentation de la spéculation, pour reprendre vos propres paroles. Mais cela m'amène à une autre question, celle du traitement de ces tentations. Car là est la deuxième crise. Si l'on se contente de traiter le surendettement, sans travailler à contenir la capacité spéculative, on entre dans une course sans fin.
M. Roland Courteau. - Après l'Irlande, la Grèce, le Portugal, voici l'Italie qui requiert une intervention. Il semble que BNP-Paribas soit très exposée sur la dette italienne. Ce pays est la troisième puissance économique de l'Union européenne. Il faut protéger la France, et la zone euro, mais qu'attend-on, en contrepartie, de l'Italie ? Quelle est, enfin, la situation de la France ?
M. Jean Leonetti, ministre des affaires européennes. - Le président Raoul m'interroge sur les conséquences de la restructuration de la dette grecque pour nos banques. Les banques grecques se trouvent face à un séisme insurmontable : seule le FESF peut pourvoir à leur recapitalisation. Il n'en va pas de même pour les banques françaises, dont les fonds propres, je l'ai dit, peuvent largement traiter la perte de 4 milliards à laquelle elles sont exposées, si l'on retient une hypothèse à 50 %. Si donc le problème reste circonscrit à la Grèce, le FESF sera suffisant.
La situation de Dexia, monsieur Marc, est très particulière. Le mécanisme d'adossement au franc suisse sur les prêts de long terme associé au crédit de court terme à taux bas pose un problème qui est davantage de liquidité que de solvabilité, mais n'en reste pas moins préoccupant en temps de crise. Les États partenaires, au premier rang desquels la France et la Belgique, ont décidé de cantonner la mauvaise dette, sans toucher à l'argent des déposants : telle est leur volonté forte.
Comment réguler les flux financiers ? Deux phénomènes se conjuguent. L'euro est en fait une monnaie plus forte que le dollar, mais l'endettement des États de la zone euro est insoutenable. La compétitivité insuffisante de pays qui ont profité de leur entrée dans la zone pour s'endetter facilement, pose à son tour problème. Dans un moment de crise, aggravé par des comptes insincères, un phénomène de spéculation se déclenche, autorisé par la dérégulation des marchés financiers. Notre stratégie, s'agissant de la régulation financière, va à régler le problème européen avant d'affronter ceux qui appartiennent à l'enceinte du G20.
Sans être un tenant de la théorie du complot, on peut attribuer une part des difficultés des banques françaises à s'approvisionner en dollars à certaine vision outre-Atlantique d'un euro en partie concurrent du dollar. Il faut qu'advienne, au G20, la conscience de notre interdépendance, tant de la part de la Chine, qui ne saurait souhaiter voir ses engagements sur la dette souveraine s'envoler avec la faillite des États, que des États-Unis, dont la croissance serait annihilée par un effondrement de la zone euro.
Le fait est, comme on l'a rappelé, que 75 % des opérations passées sur les marchés sont automatisées, ce qui laisse comprendre comment une crise peut s'amplifier. Un tel phénomène spéculatif est inacceptable. Il faut poursuivre, au plan européen, dans la voie désormais ouverte : taxation des banques, limitation des bonus des traders, surveillance macroéconomique des bulles spéculatives.
Mais il importe avant tout de ne pas voir s'ouvrir le G20 alors que n'aurait pas été réglée la situation de la zone euro, à laquelle on imputerait des fautes dont l'origine n'est pas en Europe. Il faut que la présidence française puisse arriver au G20 avec ce problème réglé, pour négocier sereinement la question de la régulation du système financier international, qui est aujourd'hui totalement déconnecté de l'économie réelle.
L'Italie, monsieur Chatillon, est un pays économiquement important. La situation qu'il traverse en est d'autant plus dangereuse. Le contrat passé avec elle est clair : les décisions prises doivent se mettre effectivement en route. S'il n'y a aucune raison de ne pas croire au respect des engagements, il reste que cette économie forte est menacée de récession si elle ne prend pas rapidement les mesures convenues.
Conjuguer rigueur et relance est en effet, monsieur de Montesquiou, délicat. La Grèce est aujourd'hui entrée dans une récession durable, aggravée par son défaut d'organisation administrative. On ne peut lui infliger la rigueur et lui demander la croissance. Si donc la troïka : Commission, FMI et BCE est chargée d'un rôle de surveillance, sont également présents à ses côtés des experts qui doivent l'aider à réorganiser son administration fiscale et à établir un cadastre pour la collecte de l'impôt, et répondre par là à l'engagement courageux qui est le sien. Mais cela prendra plusieurs mois, voire quelques années. D'où l'option de la restructuration, avec l'idée que la Grèce peut se rétablir si elle met en place les structures nécessaires à la croissance de demain.
Le déficit grec est de 17 milliards d'euros et la fraude fiscale... de 17 milliards également. Disons que ce pays n'a pas une grande culture du recouvrement de l'impôt... Des habitudes ont été prises, difficiles à modifier.
M. Aymeri de Montesquiou. - Vous ne répondez pas sur l'encadrement des budgets et les plans de relance : comment rendre les deux compatibles ?
M. Jean Leonetti, ministre. - La troïka surveille ; elle va débloquer les 8 milliards d'euros de la sixième tranche...
M. Aymeri de Montesquiou. - Mais comment rendre compatibles les règles d'or et des plans de relance forcément hors cadre ?
M. Jean Leonetti, ministre. - Il y a les versements par la troïka et aussi les fonds structurels : la Grèce en a profité mais les a probablement mal utilisés. Il faut dire oui à la cohésion et l'aide aux territoires, à la recherche, etc. mais sous la double condition de dépenses orientées vers la croissance de demain et d'une discipline budgétaire réelle. C'est à ce prix que la Grèce pourra à nouveau solliciter les marchés financiers. En France, le Président a proposé la combinaison d'une règle d'or et de dépenses d'avenir. Souvenez-vous du débat sur le montant souhaitable pour le plan de relance, du rapport Rocard-Juppé, des 35 milliards d'euros qui représentent, a-t-on dit à l'époque, « l'épaisseur du trait de la dette ». Des projets ont été retenus par des jurys internationaux incontestés, nous avançons vers la croissance de demain, fondée sur l'innovation, la recherche. Notre pays est, comme tous les pays endettés, en difficulté mais il a procédé à une relance sur des objectifs ciblés. J'espère les mêmes décisions au plan européen.
Et si une taxe sur les transactions financières est créée, nous sortirons du système schizophrène dans lequel le parlement national vote une ligne budgétaire sans savoir ce qu'elle recouvre, tandis que le Parlement européen se prononce sur une ligne budgétaire encadrée, dont il peut seulement modifier la ventilation. Quelle frustration pour tout le monde ! Si la taxe est perçue au niveau européen, nous quitterons aussi la logique du « I want my money back »... La France verse 18 milliards d'euros au budget européen, mais il est un peu vain de se demander combien elle reçoit en fonds structurels et en aides européennes. La bonne question est : combien l'Europe peut-elle gagner en croissance ? Les pays en forte croissance, la Suède, le Danemark, le Canada sont tous passés par une phase de rigueur budgétaire associée au financement de la croissance à venir. Nous organisons un rallye automobile à Antibes : les grands compétiteurs disent que le secret de la vitesse sur les petites routes sinueuses, c'est d'appuyer en même temps sur le frein et sur l'accélérateur.
Vous m'interrogez aussi sur la contrepartie exigée de l'Italie : tout simplement, qu'elle respecte ce à quoi elle s'est engagée - c'est ce qu'ont rappelé en conférence de presse le président de la République et la chancelière allemande. La solidarité sans contrôle, c'est la faillite des Etats - la Grèce par exemple. Mais la rigueur sans la solidarité mène à la récession et la misère des peuples. La solidarité associée à la rigueur est gage d'efficacité.
M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes. - Nous sommes dans une période d'élaboration des budgets européens pour la période 2014-2020. Notre commission y sera très attentive : le Sénat unanime a voté une proposition de résolution sur la politique de cohésion, présentée à l'initiative de M. Yann Gaillard et de moi-même, soutenant en particulier la création de la catégorie des « régions intermédiaires ». Nous avions auparavant rédigé un rapport sur l'avenir de la politique de cohésion. La bonne ou mauvaise utilisation des fonds structurels ne doit pas servir d'argument pour supprimer en partie cette politique européenne.
M. Michel Delebarre. - Parmi les bons esprits européens que vous avez mentionnés, il faut compter le président de la République et la chancelière allemande, qui ont imaginé, en cas de non-respect des engagements, des mesures de rétorsion touchant le versement des fonds de cohésion. Or les régions ne sont pas responsables de ce qui a été fait au niveau national et ces gels rendraient leur développement plus difficile. Ce n'est pas une bonne idée.
M. Benoît Huré. - Cela témoigne pourtant d'un certain bon sens !
M. Marc Daunis. - Il est heureux que les banques françaises procèdent à une recapitalisation autonome, car on sait le niveau des dividendes qu'elles ont versés l'an dernier.
La « dette insoutenable » me semble un concept difficile à manier : est-ce le montant, est-ce la nature de la dette, qui est en cause ? La dette japonaise est importante, mais détenue à 60% par des Japonais... A partir de quand et selon quels critères juge-t-on que la dette est insoutenable ?
Vous parlez, monsieur le ministre, du couple discipline-solidarité. Mais ne risque-t-on pas d'avoir la discipline seulement, la solidarité peinant à se mettre en place ? J'ajoute que la croissance de demain exige une politique industrielle, impossible sans liquidités, or il y a aujourd'hui un problème de liquidité ; c'est un frein pour la croissance. Est-il possible de parler de solidarité et de discipline sans envisager la taxe sur les transactions financières ? Enfin, la question des eurobonds n'est-elle pas oubliée dans les négociations ?
M. Benoît Huré. - Je veux dire à mon collègue Michel Delebarre que les politiques des régions et la politique au niveau national sont imbriquées étroitement : aux régions d'être vigilantes afin que le pays ne soit pas menacé de rétorsions. Mais si le système ne comporte aucune possibilité de rétorsion, il explosera !
M. Jean Leonetti, ministre. - La force sans la justice est tyrannie, la justice sans la force est impuissance : ayons ce propos de Pascal à l'esprit ! Nos politiques ne pourront pas être équilibrées en l'absence de contraintes. Quand un chauffeur de taxi, en Bretagne, me dit « vous qui faites de la politique, ne nous faites pas payer pour les Grecs, ils ont triché », je perçois bien le risque d'une vague populiste. Elle se manifeste en Allemagne, où le peuple se souvient des efforts pour absorber l'Allemagne de l'Est, pour restructurer l'organisation sociale, pour conserver un euro fort, après un mark fort. Et on lui demande d'être solidaire de ceux qui n'ont pas fait d'efforts ! La France estime qu'il ne faut pas abandonner la Grèce, mais il n'y aura pas de solidarité possible sans discipline.
Nous ne pouvons pas nous affranchir de la situation dans les Etats membres. Contrecoup de la crise, tous ont élaboré leur plan de rigueur. Songez que l'Espagne compte 21% de chômeurs, que les salaires ont baissé de 30% en Grande-Bretagne, où 500 000 postes de fonctionnaires ont été supprimés ! Les rémunérations sont en recul dans tous les pays de la zone euro. On ne peut accepter des restrictions ici et des dépenses à budget européen ouvert là. Nous déplorons aujourd'hui que, parmi les politiques européennes, seule la PAC ait fait l'objet d'une expertise. Ne coupons pas les crédits à des politiques utiles, mais reconnaissons que la Grèce a bien mal profité des aides apportées... Pas de relance, pas de préparation de l'avenir : en période faste, cela ne se sent pas trop, mais en période de crise, cela ne pardonne pas. Pareillement, les bulles spéculatives en Irlande ou en Espagne ont éclaté dés le début de la crise.
Une dette devient insoutenable lorsque le débiteur ne parvient plus à y faire face. La dette italienne n'est pas si volumineuse, mais avec une croissance négative et une chute du commerce extérieur, elle devient très lourde. La Grèce est en récession, n'a ni politique de croissance, ni organisation de collecte de l'impôt, alors que sa dette atteint 185% du PIB : cette dette est insoutenable. La dette américaine, gigantesque, est soutenable car les Etats-Unis fabriquent à leur guise des dollars...
J'ai dit beaucoup de mal des agences de notation, et je ne le regrette pas, mais casser le thermomètre ne fait pas tomber la fièvre. Mieux vaut proposer, au nom de la France, une surveillance des déclarations, des critères de notation objectifs, une transparence sur les décisions. Nous avons besoin des agences de notation, qui ne fragilisent que les pays lourdement endettés : elles n'ont jamais posé problème en Allemagne. Et mieux vaut se rendre fort face à la spéculation qu'espérer supprimer la spéculation. La taxe sur les transactions financières est une obligation morale et politique, a dit le Président de la République, et il n'est pas anormal que soient mis à contribution ceux par lesquels la crise est arrivée, les marchés financiers. C'est une bonne réponse au populisme. En outre, avec les 20 à 70 milliards d'euros que pourrait produire la taxation, l'Europe pourrait prendre des mesures de relance et de croissance. Que les Etats membres appliquent la discipline budgétaire et l'Union européenne s'occupera de la croissance de demain, dans un partage des rôles qui ressemble à celui de l'intercommunalité.
M. Alain Richard. - Mais le commissaire européen au budget annonce que la taxe se substituera aux recettes actuelles, et ne s'y ajoutera pas. Quelle est la position du gouvernement français ?
M. Jean Leonetti, ministre. - Le gouvernement pense qu'il faut substituer des recettes propres aux contributions des Etats membres.
M. Alain Richard. - Alors il n'y aura pas davantage d'argent !
M. Jean Leonetti, ministre. - Mais il y aura un cercle vertueux, parce que l'on abandonnera la logique du taux de retour ; et les budgets nationaux seront allégés. On trouve immédiatement, à toute nouvelle recette, des affectations multiples. Cependant, commençons par la mettre en place !
M. Ronan Dantec. - Les Anglais seront-ils d'accord ?
M. Jean Leonetti, ministre. - Non.
M. Ronan Dantec. - Dés lors, serons-nous capables de la mettre en place ?
M. Jean Leonetti, ministre. - Les Anglais, les Suédois, y seront hostiles, il conviendra donc de définir un taux support suffisamment bas pour ne pas susciter de déplacement des transactions financières, mais suffisamment haut pour fournir une recette substantielle.
M. Marc Daunis. - La taxe pourrait être mise en place dans la zone euro.
M. Jean Leonetti, ministre. - Nous allons la proposer au G20 ; si les 20 n'en veulent pas, nous la proposerons à l'Union européenne ; si certains Etats membres n'en veulent pas, nous la proposerons à la zone euro.
M. Ronan Dantec. - Il serait bon, si la taxe s'applique aux opérations internationales, que les pays du sud reçoivent une partie de la recette...
M. Jean Leonetti, ministre. - Si le produit entre dans le budget européen, ce sera le cas, via les politiques d'aide.
M. Dominique Bailly. - Je comprends votre appréciation de la gestion fiscale en Grèce. Mais sur quelle évaluation fondez-vous votre jugement de mauvaise utilisation des fonds structurels ?
M. Jean Leonetti, ministre. - C'est simple : la Grèce reçoit ces aides depuis son adhésion à l'Europe, donc depuis les années 80. Or l'économie ne s'est pas développée dans ce pays. Cette fois, les 8 milliards d'euros de fonds structurels seront versés pour un objet précis, financer la mise en place d'une organisation administrative. Comment imaginer qu'un pays de grande culture, de grand patrimoine, de grand passé, n'ait pas réussi à se doter d'un Etat et d'une administration d'Etat ? Comment peut-il avoir si peu d'activités de recherche ? Comment peut-il avoir si peu à exporter ? On suggère un retour au drachme pour augmenter la compétitivité du pays : à quoi bon, s'il y a très peu d'activités exportatrices ?
L'Europe est fautive également, qui a distribué les aides en période de croissance, sans se préoccuper de possibles temps incertains. Désormais, elle cible ses aides sur l'organisation administrative et sur les dépenses qui assureront la croissance de demain.
S'agissant des eurobonds, ils sont en fait une mutualisation immédiate de la dette. L'Allemagne aura les mêmes taux d'emprunt que la Grèce... Je ne suis pas certain que l'idée doive être présentée ainsi. Cependant, le fonds de stabilisation, qui garantit une partie de la dette souveraine des Etats, revient un peu au même.
M. Alain Richard. - Cela démontre que l'idée des eurobonds n'était pas si absurde.
M. Jean Leonetti, ministre. - Une agence de notation a annoncé que si les eurobonds étaient lancés maintenant, elle leur affecterait la même note qu'à la dette grecque... La charge d'intérêt augmenterait de 2 milliards d'euros en France, 5 milliards en Allemagne. Les marchés, eux, seraient bien contents de troquer des obligations portugaises contre des obligations garanties par la France et l'Allemagne ! Lorsque l'on aura monté une muraille contre la spéculation, instauré discipline et solidarité, lancé le FESF, mené des interventions dissuasives, restructuré la dette grecque, alors seulement nous pourrons envisager des eurobonds, dans une Europe intégrée fiscalement et économiquement - voire socialement, car comment demander à une population qui prend sa retraite à 67 ans de garantir des émissions de titres en faveur d'un peuple qui bénéficie de la retraite à 60 ans... C'est ce que le Premier Ministre a dit en parlant de convergence fiscale et sociale. Il est clair qu'il faut un socle de sécurité sociale garanti dans l'ensemble de l'Europe, chaque Etat membre conservant la liberté de faire plus. Une intégration économique partielle nous donnera la liberté par rapport aux spéculateurs - à la condition de respecter une discipline budgétaire, comme la « règle d'or » par exemple ....
Quant aux régions intermédiaires, il faut effectivement éviter de créer une disparité : les régions naguère défavorisées et qui aujourd'hui peuvent être qualifiées de régions intermédiaires vont conserver des aides plus importantes au développement. Il serait inéquitable que ces mêmes aides n'aillent pas aux régions où le PIB par habitant est similaire. Il faut traiter de la même manière les régions comparables.
M. Jean-Paul Emorine. - Depuis le début de son audition, M. le ministre nous tient des propos inquiétants. L'important cependant n'est pas d'être optimiste ou pessimiste, mais d'être déterminé, comme disait Jean Monnet. Je souhaite que vous soyez un ministre déterminé !
M. Daniel Raoul, président de la commission de l'économie. - Merci de cet échange. Nous aurons l'occasion de nous revoir, en particulier sur la taxation des transactions financières. M. François Marc nous a appris que 75% des opérations échappent à la régulation : donc à la taxation. Je comprends l'idée, j'y adhère, mais comme avec Hadopi, n'aurons-nous pas toujours un métro de retard par rapport aux « flingueurs » des marchés, qui contournent toutes les règles ? Quelle est la faisabilité réelle des eurobonds ? Les créer, n'est-ce pas se tirer une balle dans le pied ? Quel serait le périmètre : zone euro, Union européenne ? Il faudra en débattre.
M. Jean Leonetti, ministre. - Demain n'est pas la Pentecôte et je n'attends donc pas que l'Esprit saint descende sur nous ; mais j'espère tout de même que nous aurons de bonnes nouvelles.
M. Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes. - Vous avez tenu des propos très durs sur la Grèce - étant président de notre groupe d'amitié avec les parlementaires de ce pays, je suis particulièrement sensible à ce sujet. Et je fais remarquer que la Grèce est sous le regard de la troïka et des experts européens. En tout cas, il ne faudrait pas revenir à des relations d'antan entre peuples d'Europe. Et si l'on critique, que l'on procède aussi à une autocritique !
L'élaboration des budgets européens va se poursuivre au premier semestre 2012. Les politiques territoriales sont très importantes pour les collectivités locales. Quant à la notion de région intermédiaire, ce n'est pas la France mais le commissaire européen qui propose la novation, avec l'accord du Parlement européen. Je suis chagrin de constater que le gouvernement français est à la traîne sur cette question.
Il me reste à vous remercier, monsieur le ministre, de cet échange de vues.