Disponible au format PDF (230 Koctets)
Mardi 28 juin 2011
Élargissement
L'évolution des relations entre
l'Union européenne et la Turquie
Rapport
d'information de M. Jean Bizet, Mme Bernadette Bourzai, MM. Robert del Picchia
et Charles Gautier
M. Jean Bizet. - Du 28 mars au 1er avril derniers, je me suis rendu en Turquie, à l'invitation de Yaþar Yakéþ, mon homologue au sein du Parlement turc, en compagnie de nos collègues Bernadette Bourzai, Robert del Picchia et Charles Gautier.
Notre déplacement avait été organisé conjointement par la Grande Assemblée Nationale de Turquie et l'Ambassade de France à Ankara et avait pour but de suivre l'évolution de la candidature de la Turquie à l'Union européenne. Depuis le dernier rapport qu'avait fait notre commission sur cette question, en 2008, les négociations d'adhésion semblent connaître un ralentissement de plus en plus marqué, que nous souhaitions pouvoir analyser.
Nous avons rencontré, dans la première étape de notre déplacement à Ankara, des personnalités politiques de tout premier plan : le Président de la République, Abdullah Gül, le ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en chef, Egemen Baðéþ, le Président de la GANT, Mehmet Ali Þahin, le Président de la commission des affaires étrangères, Murat Mercan, et, bien sûr, le Président de la commission des affaires européennes, Yaþar Yakéþ. Dans la deuxième partie de notre mission, qui avait lieu à Istanbul, nous avons pu dialoguer avec les milieux intellectuels et culturels, grâce à la visite des lycées francophones et de l'université Galatasaray, et avons été reçu pour une audience par le patriarche oecuménique grec orthodoxe Bartholomeos Ier. Lors de notre déplacement à Bursa, l'un des principaux centres industriels du pays, situé sur la rive sud de la mer de Marmara, nous avons pu échanger sur les questions économiques, tout en mesurant le dynamisme de l'économie turque, comme la vitalité de certaines entreprises françaises sur le pays, en particulier de Renault dont nous avons visité l'usine.
Les questions d'ordre bilatéral ont d'ailleurs, au-delà du seul aspect économique, tenu une part importante des discussions que nous avons eues avec nos interlocuteurs turcs, comme vous l'avez sans doute lu dans le projet de rapport d'information que vous avez reçu par voie électronique.
Je crois que le plus intéressant, puisque le rapport a été distribué, serait que chacun des participants au déplacement livre ses impressions et les enseignements qu'il tire. Je donne d'abord la parole à Robert del Picchia qui est le rapporteur de notre commission pour la Turquie et qui a suivi les négociations depuis leur début. Je solliciterai ensuite les autres participants, mais Charles Gautier m'a fait savoir qu'il ne pourrait pas être parmi nous.
M. Robert del Picchia. - Il s'agissait de la quatrième mission que j'effectuais dans ce pays pour le compte de notre commission. J'ai été une nouvelle fois frappé par la détérioration des relations franco-turques. La population conserve manifestement le sentiment d'avoir été trahie par la France, qu'elle considérait jusqu'ici comme une alliée et même une amie. Notre pays avait en effet beaucoup oeuvré pour l'ouverture des négociations d'adhésion et les Turcs comprennent mal les réticences dont nous faisons désormais preuve en ce qui concerne leur adhésion.
Les Turcs ont beau être toujours majoritairement favorables à l'adhésion (64 %), ils sont encore plus nombreux (67 %) à penser désormais que leur pays n'adhérera jamais à l'Union européenne. En effet, les négociations piétinent. Seuls treize des trente-cinq chapitres de négociation ont été ouverts à ce jour et aucune avancée n'a même été enregistrée au cours de la dernière année. Les Turcs sont parfaitement conscients que les négociations ne devraient pas aboutir avant une bonne dizaine d'années. Le Président de la République, Abdullah Gül, a par exemple émis le souhait que l'adhésion soit intervenue avant 2023, date du centenaire de la République turque.
La Turquie a déjà réalisé de grands progrès sur la voie de l'adhésion. Elle connaît un développement économique spectaculaire, avec une croissance de l'ordre de 8,9 % en 2010, au premier rang des pays de l'OCDE. Sa diplomatie est de plus en plus influente, en particulier dans le monde arabe depuis la rupture avec Israël. Elle constitue aujourd'hui une puissance économique, militaire et politique dans cette région. Elle n'hésite d'ailleurs par à mettre en avant le rôle qu'elle pourrait y jouer pour l'Union européenne si elle en était membre. Enfin, la révision constitutionnelle du 12 septembre 2010 a constitué, de l'aveu même de la Commission, « un pas dans la bonne direction », c'est-à-dire celle de l'alignement sur les standards européens.
Malgré tout, il faut reconnaître que la Turquie doit encore fournir des efforts importants dans plusieurs domaines fondamentaux. La liberté d'expression, par exemple, n'est toujours pas pleinement garantie, même si certains sujets jusqu'ici tabous sont peu à peu tolérés dans le débat public. La liberté de la presse surtout semble aujourd'hui en recul, comme en témoignent l'emprisonnement actuel d'une cinquantaine de journalistes et l'autocensure dont ces derniers disent aujourd'hui faire preuve en raison des pressions gouvernementales qu'ils ressentent. La question kurde également n'a guère progressé, l'ouverture démocratique lancée en 2009 n'ayant finalement jamais été mise en oeuvre. Enfin, la liberté religieuse est encore loin d'être totale, avec des problèmes persistants pour les minorités religieuses en matière de sécurité, de propriété, de liberté de culte et d'autorisation de formation du clergé, mais le patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos Ier nous a indiqué qu'il constatait un engagement de l'AKP sur ce sujet et espérait des améliorations prochaines. Les autorités turques ont indiqué que le pays devrait se doter d'une toute nouvelle constitution dans les prochains mois. Il convient d'espérer que l'élaboration de cette nouvelle loi fondamentale sera l'occasion de renforcer la démocratie et l'État de droit en Turquie.
Les relations de la Turquie avec son voisinage immédiat restent également tendues, en dépit de la doctrine « zéro problème avec le voisinage » qu'elle a développée depuis quelques années. Les relations avec l'Arménie sont de nouveau au point mort, malgré l'esquisse de rapprochement qui avait eu lieu en 2008 et 2009. Le problème de Chypre reste entier, la Turquie n'ayant toujours pas non plus ouvert ses ports et aéroports aux marchandises de la République de Chypre, conformément aux engagements auxquels elle a pourtant souscrit dans le cadre de l'union douanière. En revanche, les relations avec la Grèce ont connu une nette amélioration au cours des dernières années, avec désormais des contacts politiques réguliers entre les deux pays et l'instauration d'un dialogue stratégique sur les points d'intérêt commun entre les deux États.
Les Turcs ont aujourd'hui le sentiment qu'on leur impose des conditions d'adhésion beaucoup plus difficiles qu'aux autres pays candidats et que l'Union européenne invoque constamment des arguments qu'ils ne jugent pas objectifs - autrement dit, des arguments « politiques » - pour empêcher leur adhésion. Or, les Turcs sont très attachés au processus de négociations, qui constitue un moyen pour eux de se réformer et d'obtenir de leur population certains sacrifices au nom de l'adhésion.
Sur la question de l'adhésion, nos interlocuteurs ont clairement réaffirmé qu'elle est leur unique objectif et qu'ils n'accepteront aucune alternative. Je pense effectivement que les Turcs iront jusqu'au bout des négociations de manière à poursuivre leur modernisation. Ceci dit, je pense que ce seront peut-être eux qui, à la fin, choisiront de ne pas adhérer, de manière à éviter qu'un référendum négatif dans l'un des États membres, et peut-être même dans un petit État, ne leur bloque l'accès à l'Union européenne, ce qui serait une situation politiquement ingérable.
En ce qui concerne la relation franco-turque, il nous est apparu qu'il existait toujours un fort ressentiment en Turquie à l'égard de l'attitude de la France. Nos interlocuteurs nous ont confié qu'ils avaient été vexés d'avoir été mis à l'écart dans la gestion de la crise libyenne, en particulier de ne pas avoir été invités au sommet de Paris le 19 mars. Ils ont également évoqué la reconnaissance du génocide arménien et ont fait part de leur frustration que la France s'immisce dans les relations entre la Turquie et l'Arménie, en leur donnant le sentiment qu'ils étaient incapables de surmonter par eux-mêmes leur passé douloureux.
Cela étant, la France et la Turquie conservent malgré tout des liens étroits et c'est particulièrement vrai dans le domaine économique. Nos échanges commerciaux ont connu un fort développement au cours des dernières années et nos deux pays sont respectivement l'un des principaux partenaires commerciaux pour l'autre. La Turquie est ainsi le troisième débouché commercial des exportations françaises, hors pays de l'Union européenne et Suisse, et arrive loin devant des pays comme l'Inde, le Brésil, le Maghreb ou même le Japon. L'importance de cette relation commerciale n'est pas toujours connue, parce qu'elle est assez récente. Pourtant, nous avons réalisé 6,2 milliards d'euros grâce aux exportations vers ce pays en 2010. Mais, il existe un risque réel que la détérioration de nos relations politiques avec la Turquie n'ait un impact négatif sur le volume de nos échanges. Déjà, les parts de marché de la France ne cessent de se réduire depuis quelques années, passant de 5,1 % en 2005 à 4,3 % en 2010 et même, semble-t-il, à 3,7 % au début de l'année 2011. Dans ce contexte, on peut craindre que le gouvernement turc ne soit tenté de rejeter les candidatures des entreprises françaises à différents appels d'offres en raison de l'état de nos relations actuelles. Cette situation serait regrettable, d'autant que plusieurs marchés publics sont susceptibles d'intéresser nos entreprises, que ce soit dans le domaine des télécommunications, de l'aéronautique, de la construction et de la voirie et, bien sûr, de l'énergie, avec la question du projet Nabucco, mais aussi du programme nucléaire.
Mme Bernadette Bourzai. - Je partage globalement l'analyse de Robert del Picchia, mais j'ajouterai quelques mots. Je tiens d'abord à souligner que notre délégation a été fort bien reçue en Turquie, même si nos interlocuteurs turcs n'ont pas mâché leurs mots pour nous dire ce qu'ils pensaient de l'attitude de la France. C'est un peuple qui préfère manifestement crever l'abcès, quitte à brusquer légèrement leurs interlocuteurs. Mais, loin de moi l'idée de dire qu'il s'agit d'un défaut.
Cela faisait vingt ans que je ne m'étais pas rendue en Turquie et j'ai été frappée par le développement spectaculaire qu'elle a connue, à la fois sur le plan économique et sur le plan social. La population a bénéficié de l'essor du pays et vit clairement plus confortablement que dans les années 1980 et ou 1990. Les rencontres avec les milieux culturels, à l'université de Galatasaray, au lycée de Galata, comme au lycée Saint-Michel, ont été très riches et ont montré une nouvelle fois le dynamisme de la population turque.
Les relations franco-turques présentent incontestablement des tensions, mais je dirai plutôt qu'il s'agit de relations où se mêlent des sentiments à la fois d'amour et de détestation : les points de crispation actuels ne doivent pas faire oublier qu'il existe aussi une certaine fascination réciproque, qui s'appuie sur des liens solides et la persistance d'une convergence de vues sur de nombreux sujets. D'ailleurs, pourrait-il en être autrement au regard de la longue histoire que nous avons partagée ou même de la forte population d'origine turque vivant en France, qui soude nécessairement les liens entre la Turquie et les régions françaises ?
J'ai eu le sentiment que les Turcs avaient pris une certaine distance vis-à-vis de l'adhésion à l'Union européenne. D'une part, ils sont conscients qu'il leur reste un long chemin à parcourir, qui exige beaucoup d'efforts de leur part, avant de satisfaire pleinement les critères de Copenhague. Le Président Gül nous en a d'ailleurs fait part lors de l'entretien qu'il nous a accordé. Sur une question que je lui posais relative à l'égalité entre les hommes et les femmes, par exemple, il a reconnu que la Turquie accusait encore un grand retard. D'autre part, les Turcs se rendent compte que les évènements récents dans le monde arabe leur confèrent de nouvelles responsabilités. Ils pourraient être amenés à devenir un pont entre l'Union européenne et le monde arabe et donc à jouer un rôle beaucoup plus central que celui qu'ils pourraient avoir s'ils intégraient l'Union européenne, dont ils resteraient, géographiquement tout au moins, à la périphérie. Dans ce contexte, j'ai l'impression qu'ils se projettent de plus en plus comme une puissance du bassin méditerranéen oriental plutôt que comme un pays membre de l'Union européenne parmi d'autres. Aussi, je me demande si la Turquie ne s'interroge pas de plus en plus sur l'opportunité d'une adhésion, qui exige de sa part un travail encore important et induira nécessairement une perte d'autonomie.
Ce n'est sans doute pas un hasard si la question de l'adhésion à l'Union européenne n'a tenu qu'une place très marginale dans la campagne électorale pour les législatives du 12 juin dernier. L'AKP a une nouvelle fois remporté largement ces élections, avec 49,8 % des voix. Cependant, j'ignore si l'on doit interpréter ce résultat comme un réflexe de résistance de la part de l'électorat turc, mais toujours est-il qu'il ne permet pas à l'AKP de disposer d'un nombre de sièges suffisant au Parlement pour modifier la Constitution à sa guise. Il n'a obtenu que 326 sièges, alors qu'il lui en aurait fallu 367, soit les 3/5e, pour modifier seul la Constitution ou au moins 330 pour lancer seul une procédure de révision constitutionnelle par voie référendaire. Dans ces conditions, il n'est pas certain qu'il puisse faire évoluer la Turquie vers un régime présidentiel, comme le souhaitait le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoðan.
L'entretien que nous avons eu avec le Président de la République a été fort intéressant. Abdullah Gül nous a alors présenté les objectifs que son pays s'était assignés à l'horizon 2023, une date particulièrement symbolique pour les Turcs puisqu'il s'agira du centenaire de la République. Le premier concernait l'adhésion à l'Union européenne, la Turquie espérant en être devenue membre à cette date. Le deuxième avait trait au développement économique, la Turquie ambitionnant de faire partie des dix premières économies mondiales, sachant qu'elle se classe aujourd'hui 17e. Le troisième était un objectif social, qui consiste à garantir une meilleure répartition des richesses à la fois entre les Turcs et entre les différentes régions de Turquie. Quand on connaît aujourd'hui les écarts de richesse entre l'ouest du pays et certaines zones reculées d'Anatolie comme de l'est et du sud-est du pays, il paraît clair que la Turquie devra déployer de nombreux efforts en ce sens au cours des prochaines années. Enfin, le quatrième et dernier objectif devrait avoir un impact sur la politique étrangère turque, puisqu'il s'agit de ramener la paix et la stabilité dans le voisinage régional, en y oeuvrant en faveur de la démocratie et des droits de l'homme, tout en promouvant la prospérité économique par l'instauration d'une zone de libre-échange. Une nouvelle fois, cet objectif semble confirmer l'existence d'une volonté turque de retrouver une véritable centralité en constituant leur propre marché commun.
M. Jean Bizet. - Comme mes deux autres collègues, j'ai été surpris de découvrir l'ampleur des tensions qui portent aujourd'hui atteinte à la relation franco-turque. Lors des entretiens politiques à Ankara, nous avons été constamment interpellés sur la question de la crise libyenne comme sur celle de la répression de la négation du génocide arménien. J'ai pris conscience que les déclarations et les décisions politiques que nous prenons, même si elles ne visent pas toujours directement la Turquie, ont un réel retentissement dans ce pays. Je crois que nous devons prendre garde à ne pas trop froisser les Turcs. La Turquie a toujours été un pont entre l'Union européenne et le Moyen-Orient et elle l'est sans doute encore plus aujourd'hui à la faveur des révolutions dans le monde arabe. Il ne faut pas se couper de ce grand pays. Au contraire, il faut poursuivre les négociations pour l'amarrer solidement à l'Union européenne - l'avenir dira quelle est la meilleure formule - et garantir sa stabilité.
Pour autant, cela n'exonère pas la Turquie de poursuivre ses réformes. Le pays a déjà connu de nombreuses transformations depuis les deux dernières décennies, mais il reste encore beaucoup à faire. J'insiste en particulier sur le respect du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. La Turquie ne peut pas continuer à refuser d'ouvrir ses ports et ses aéroports aux marchandises de la République de Chypre, au mépris des engagements qu'elle a contractés auprès de l'Union européenne. J'espère qu'elle acceptera de faire un geste sur ce sujet, de manière à prouver qu'elle souhaite toujours avancer avec l'Union européenne.
J'ai beaucoup évoqué avec nos interlocuteurs turcs le rôle central que la Turquie pourrait jouer au sein d'une Union pour la Méditerranée relancée. Je dois avouer qu'ils n'ont généralement pas démontré l'engouement que nous pouvions espérer. La crainte que ce projet ne constitue qu'une alternative à leur adhésion à l'Union européenne semble toujours vivace, en dépit des assurances qui leur ont été données. Cependant, certains ont reconnu que la Turquie pourrait être très intéressée par le caractère pragmatique de l'Union pour la Méditerranée et la dimension économique, environnementale et éducative des projets.
M. Simon Sutour. - J'ai longtemps fait partie des soutiens de la candidature turque car j'estimais que les perspectives d'adhésion inciteraient ce pays à se moderniser. Malheureusement, la situation actuelle en Turquie me laisse à penser que le pays, au contraire, connaît plutôt ces dernières années un recul démocratique. A mes yeux, la Turquie ne respecte pas suffisamment aujourd'hui les standards européens pour prétendre y entrer.
Les relations avec l'Arménie restent tendues et les Turcs demeurent intransigeants sur la question du génocide arménien, alors même qu'il s'agit d'un fait survenu avant la constitution de la République turque.
Sur la question de Chypre, Ankara ne semble faire aucun effort. Il s'agit pourtant d'une occupation illégale, confortée par une politique de colonisation. J'avoue que je comprends mal que la Turquie ne recherche aucune solution à ce conflit qui les oppose à un État membre de l'Union européenne, à l'heure même où ils tentent d'en devenir membre.
La liberté religieuse demeure loin d'être respectée. Le Patriarcat oecuménique grec orthodoxe rencontre encore de nombreuses difficultés pour célébrer librement son culte. Il n'a toujours pas obtenu l'autorisation de rouvrir son séminaire théologique. Dans la partie nord de Chypre, une messe de Noël a même été interdite et les fidèles délogés manu militari.
Le problème kurde reste entier, alors même qu'ils sont 15 millions à vivre en Turquie, soit plus d'un cinquième de la population. Le parti kurde est obligé de présenter des candidats en indépendants pour garantir sa représentation politique, en raison du barrage électoral qui impose à un parti de franchir le seuil éliminatoire de 10 % des suffrages au niveau national pour obtenir des sièges au Parlement. Certains Kurdes sont aujourd'hui arbitrairement emprisonnés. Les droits culturels de cette minorité ne sont pas respectés.
Je m'inquiète enfin de l'évolution de la société turque. Je ne voudrais pas que la généralisation du voile porte atteinte à la liberté des femmes turques. Je crains également que la future Constitution turque ne vienne remettre en cause le principe de laïcité que nos deux pays avaient jusqu'ici en partage. A cet égard, j'ai été déconcerté d'apprendre que l'AKP pourrait finalement profiter de la décision des Kurdes de boycotter le Parlement pour pouvoir modifier seul la Constitution. Le BDP a en effet fait savoir que ses membres ne siégeraient pas dans la nouvelle assemblée, suite à l'invalidation de l'élection de l'un de ses membres, condamné il y a quelques jours par la cour d'appel pour ses liens avec le PKK, et tant que celui-ci n'aurait pas été réintégré.
M. Serge Lagauche. - Depuis 1993, la Turquie a fermé sa frontière commune avec l'Arménie, pénalisant ainsi grandement le développement de ce pays. Je ne crois pas qu'il serait pourtant très coûteux pour la Turquie d'ouvrir progressivement cette frontière commune.
Deux raisons expliquent l'attitude actuelle de la Turquie. D'une part, sa dépendance énergétique, qui la conduit à prendre le parti de l'Azerbaïdjan qui possède des réserves en pétrole. D'autre part, l'intransigeance de certaines formations politiques sur la question du génocide arménien. Il est vrai qu'Ankara a toléré, au cours des dernières années, que certains intellectuels, qui se prononçaient ouvertement pour la reconnaissance du génocide arménien, abordent publiquement cette question. Il est également exact que la Turquie accepte, de-ci de-là, de faire quelques gestes mineurs en faveur d'un rapprochement. Mais, il ne s'agit jamais d'une véritable politique qui permettrait réellement de retrouver la stabilité et l'harmonie à la frontière arméno-turque. En témoigne le nombre de soldats turcs massés à la frontière. En témoigne également la volonté des autorités turques de ne pas soumettre cette question à leur Parlement, pour ne pas déchaîner l'ire parmi les rangs des nationalistes. A cet égard, je doute que les Turcs soient vraiment favorables à la constitution d'une commission d'historiens composée à la fois d'Arméniens et de Turcs chargée de qualifier les faits, même s'ils en ont fait la proposition.
A mon sens, cette situation de blocage devrait perdurer tant que l'Union européenne n'aura pas fait preuve de davantage de fermeté sur le sujet. Il serait temps que les Turcs sortent du déni et adoptent une culture du dialogue. C'est d'ailleurs également un effort que je demande aux Arméniens, qui rencontrent souvent des difficultés de dialogue, comme l'illustre le muselage dont est l'objet l'opposition dans ce pays. Ce n'est pourtant qu'à travers lui que cet épineux dossier pourra être résolu.
M. Pierre Bernard-Reymond. - En écoutant votre rapport, je me suis demandé si l'enlisement actuel des négociations ne profitait finalement pas aux deux parties : l'Union européenne, d'un côté, dont le processus de négociations lui permet de stabiliser et de moderniser un pays de son environnement géographique ; la Turquie, qui développe sa puissance économique, noue un partenariat solide avec l'Union européenne, sans pour autant perdre son indépendance et son autonomie, même sur certaines valeurs.
Il est vrai que l'attitude de la France a sans doute contribué à ralentir le rythme des négociations, mais la candidature de la Turquie semble néanmoins poser de réelles difficultés. D'une part, la capacité d'assimilation de l'Union européenne est plus faible qu'elle ne l'a été, surtout après les deux derniers élargissements qui n'ont toujours pas été totalement « digérés ». D'autre part, la Turquie rencontre encore de nombreux problèmes, peut-être plus graves encore que ceux dont souffraient certains pays candidats par le passé, et qui entravent aujourd'hui le processus d'adhésion. Nous avons évoqué les entorses à la liberté d'expression et au droit des minorités religieuses. Nous avons également évoqué le sort des Kurdes de Turquie et les difficiles relations de voisinage que ce pays entretient avec l'Arménie et la République de Chypre.
Dernière question, un parallèle a-t-il été fait entre la Turquie et l'Ukraine lors de votre déplacement ? Dans les deux cas, il s'agit de grands pays, qui ont une population à la fois jeune et nombreuse et qui présentent des intérêts géostratégiques certains.
Mme Bernadette Bourzai. - Sur la question arménienne, il est vrai que le patriarche oecuménique grec orthodoxe nous a confirmé que le projet de commission d'historiens était aujourd'hui en sommeil. De là à dire que les Turcs ne tiennent pas à sa mise en place, je n'en suis pas certaine, mais on ne peut pas totalement l'exclure. Il n'en demeure pas moins que Charles Gautier et moi-même nous sommes retrouvés dans une situation inconfortable car nous avons découvert au milieu de notre déplacement que la proposition de loi visant à réprimer la négation du génocide arménien serait inscrite à l'ordre du jour, alors que nous avions donné des assurances à nos interlocuteurs dans les jours qui avaient précédé, en nous fondant sur le vote que nous avions eu au sein de notre groupe politique.
Il est indéniable que la Turquie doit encore accomplir un lourd travail pour satisfaire pleinement les critères de Copenhague. Mais, encore une fois, je crois qu'ils sont parfaitement conscients qu'ils ne sont pas au bout de leurs efforts. Parvenir aux standards européens suppose encore l'adoption de nombreuses réformes, mais aussi la modification de certaines pratiques - je pense, en particulier, en matière de liberté de la presse. Il est vrai que les performances économiques spectaculaires, comme le développement social qu'a connu ce pays ont parfois tendance à faire passer au second plan certaines réformes politiques, pourtant indispensables, en matière de démocratie et de droits de l'homme. Mais la Turquie est une grande nation, dont le peuple est fier. Je ne crois pas que les Turcs abandonneront leur rêve d'adhésion. A mon avis, ils poursuivront les réformes pour aller jusqu'au bout du processus de négociations, quitte à prendre le risque d'un échec au moment de la ratification.
La position géographique de ce pays, au carrefour des routes énergétiques, est un élément déterminant à prendre en compte pour comprendre la Turquie d'aujourd'hui. En quelques années, ce pays est devenu un acteur incontournable pour l'approvisionnement énergétique de l'Union européenne, à l'heure où celle-ci cherche à diversifier ses sources d'approvisionnement. Cette position confère à la Turquie un avantage non négligeable dans ses relations avec l'Union européenne, qu'elle n'hésitera probablement pas à utiliser à son profit dans les années à venir.
M. Robert del Picchia. - Depuis quelques années, la Turquie ambitionne en effet de devenir l'un des principaux « hubs » énergétiques du monde, susceptible d'acheminer les ressources pétrolières et gazières d'est en ouest. Elle occupe une position géographique centrale dans les échanges énergétiques et dispose, par conséquent, de réels moyens de pression. Elle pourrait, par exemple, mettre en difficulté les pays de l'Union européenne si elle décidait de fermer l'accès au détroit du Bosphore.
Bien sûr, la démocratie turque n'est pas aujourd'hui parfaite, mais il faut mesurer aujourd'hui le chemin parcouru. De réels progrès ont été faits au cours des dernières années, même s'ils sont encore jugés insuffisants. Il me paraît essentiel, à l'heure actuelle, de poursuivre le processus de négociations, qui profite véritablement aux deux parties. Il constitue un moteur pour que la Turquie poursuive son travail de modernisation. Si les négociations étaient interrompues, il existerait, au contraire, un risque réel que la Turquie s'éloigne de l'Union européenne et qu'elle se tourne vers d'autres zones géographiques, ce qui porterait atteinte tant à l'avenir de l'influence de l'Union européenne dans le monde qu'à son développement économique. Je rappelle que les pays de l'Union figurent aujourd'hui parmi les principaux partenaires commerciaux de la Turquie et que l'économie de ce pays reste aujourd'hui en plein essor, malgré la crise. Par ailleurs, la Turquie compte aujourd'hui près de 80 millions d'habitants et donc, potentiellement, autant de consommateurs.
Il faut donc encourager la Turquie à entreprendre de nouvelles réformes politiques pour améliorer la liberté d'expression et parfaire la liberté religieuse. En ce qui concerne le problème de Chypre, il faut inviter la Turquie à mettre pleinement en oeuvre le protocole additionnel à l'accord d'Ankara. Sur cette question, je rappelle néanmoins que les Turcs reprochent à l'Union européenne d'avoir intégré en 2004 la République de Chypre, alors même que le conflit entre les deux parties de l'île n'était pas réglé et que la candidature de la Turquie était déjà connue. Ils soulignent également que l'échec du plan Annan proposé par les Nations unies doit être imputé à la partie grecque de l'île, qui l'a rejeté par voie référendaire, alors que la partie turque l'a approuvé.
M. Simon Sutour. - Mais, le plan Annan entérinait la partition de l'île et la colonisation turque dans la partie nord. La partie grecque ne pouvait pas l'accepter !
M. Jean Bizet. - Nos interlocuteurs turcs n'ont pas évoqué la situation de l'Ukraine au cours de notre déplacement. Ils ont seulement indiqué qu'ils comprenaient mal que l'Union européenne refuse à la Turquie de discuter d'un régime de libéralisation des visas, alors même qu'elle est candidate à l'Union européenne, tandis qu'elle avait ouvert des pourparlers avec l'Ukraine sur cette question, alors qu'il s'agit d'un pays qui n'a pas obtenu officiellement le statut de candidat.
M. Simon Sutour. - D'un entretien que j'ai eu avec l'ambassadeur d'Ukraine, il ressort que les Ukrainiens considèrent avec envie le statut de pays candidat qui est celui de la Turquie !
*
A l'issue du débat, la commission des affaires européennes a autorisé la publication du rapport d'information, paru sous le numéro 677 et disponible sur Internet à l'adresse suivante :
Éducation
L'Union européenne et
l'éducation
Communication d'étape de Mme Colette
Mélot
Mme Colette Mélot. - Depuis quelques semaines, l'Union européenne a engagé une vaste réflexion sur les perspectives financières pour la période 2014-2020. Notre commission s'est elle aussi saisie du sujet, comme en témoigne la discussion que nous aurons la semaine prochaine sur le cadre financier 2014-2020.
Dans ce contexte, il m'a semblé intéressant que nous débattions du rôle de l'Union européenne en matière d'éducation. Investir dans l'éducation et la formation est un enjeu important pour l'avenir du continent européen. A l'heure où l'euroscepticisme va croissant, où l'Union européenne traverse une « crise d'identité », l'accent mis sur l'éducation et la formation peut permettre de redonner du sens à l'Union européenne et de lui fournir des clés pour répondre au développement de la compétition internationale. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'éducation et la formation constituent l'un des piliers de la nouvelle stratégie UE 2020. Pour autant, il faut aujourd'hui traduire concrètement ces objectifs en actes.
Je vous propose donc de dresser un rapide panorama des actions de l'Union européenne en matière d'éducation et de proposer quelques pistes de réflexion pour renforcer son rôle dans ce domaine.
* *
*
A l'origine de la construction européenne, l'intervention de l'Union dans le domaine de l'éducation n'allait pas de soi. Le traité de Rome ne comportait aucune disposition qui permette formellement une action dans ce domaine, les Pères fondateurs estimant alors que le Conseil de l'Europe constituait un forum plus approprié pour discuter de la coopération en matière d'éducation et de culture entre États membres.
C'est véritablement à partir de la fin des années 1980 que la coopération en matière d'éducation a pris peu à peu une véritable envergure. Des projets à grande échelle sont alors lancés, dont le célèbre programme « Erasmus » d'échange universitaire en 1987. Surtout, le traité de Maastricht en 1992 a donné officiellement compétence à l'Union européenne pour intervenir dans le domaine éducatif.
L'ambition européenne en matière d'éducation s'est davantage affirmée en 2000 avec l'adoption de la stratégie de Lisbonne et, plus récemment, avec l'adoption de la stratégie UE 2020, qui lui a succédé. Ces stratégies ont en effet vocation à faire de l'Union européenne « l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde » et l'éducation joue évidemment un rôle central pour atteindre cet objectif.
Ces évolutions ont conduit l'Union européenne à orienter son action dans deux directions principales :
- d'un côté, elle organise la coopération et l'échange de bonnes pratiques entre les Etats membres grâce à divers programmes, en particulier les programmes de mobilité : « Erasmus » pour l'enseignement supérieur et son petit frère « Erasmus Mundus » pour la coopération à ce niveau avec les pays tiers ; « Comenius » pour l'enseignement scolaire ; « Grundtvig » pour la formation des adultes ; et « Leonardo da Vinci » pour la formation professionnelle et continue.
- de l'autre côté, elle encourage une certaine harmonisation des systèmes éducatifs en fixant des objectifs de moyen terme à atteindre. Le cadre stratégique 2010-2020 fixe ainsi cinq objectifs, en matière d'enseignement préscolaire, de maîtrise des compétences de base, de décrochage scolaire, de diplômés de l'enseignement supérieur ou d'accès des adultes à la formation professionnelle.
Il n'en demeure pas moins qu'un grand nombre d'actions en matière d'éducation en Europe ne sont pas le fruit de l'Union européenne, mais sont décidés sur une base intergouvernementale. C'est le cas du Processus de Bologne. Il a été lancé en 1999 par trente pays désireux de mettre en place une convergence entre les systèmes d'enseignement supérieur afin de permettre l'émergence d'un véritable « espace européen de l'enseignement supérieur ». C'est dans le cadre de ce processus, qui regroupe aujourd'hui 47 pays, qu'ont été décidées l'organisation du cursus universitaire en trois cycles (la fameuse réforme LMD) ou l'introduction des crédits ECTS.
En dépit de ces avancées, l'intervention européenne m'apparaît toujours insuffisante au regard des enjeux actuels. Je n'ai pas le sentiment que l'Union européenne se soit véritablement dotée des moyens nécessaires pour s'assurer de l'efficacité de son action.
D'abord, l'Union européenne ne dispose, dans ce domaine, que d'une compétence d'appui. Ses ambitions se heurtent donc régulièrement à la réticence de certains États membres, qui ne souhaitent pas qu'elle joue un rôle trop important dans ce domaine. C'est le cas, par exemple, de la République tchèque, mais aussi, dans une moindre mesure, de l'Allemagne qui veut préserver la compétence des Länder. Dans ces conditions, il n'est pas rare que les objectifs de moyen terme retenus soient décevants. C'est particulièrement flagrant pour les questions d'apprentissage des langues étrangères.
Ensuite, l'action de l'Union européenne manque encore beaucoup de visibilité. On constate que les publics susceptibles d'être concernés ne sont pas toujours au courant des possibilités de mobilité qui leur sont offertes et des aides dont ils pourraient disposer s'ils faisaient un échange ou une formation à l'étranger.
Enfin, le budget consacré à ces questions reste très insuffisant. Il s'élevait à 7 milliards d'euros pour la période 2007-2013, soit à peine plus de 1 % du budget communautaire. De tels montants donnent le sentiment que l'Union européenne peut difficilement offrir plus qu'un saupoudrage et n'est pas en mesure de répondre aux défis auxquels elle a à faire face.
Ces faiblesses sont d'autant plus regrettables que, dans le contexte actuel, je crois que nous aurions beaucoup à gagner, en termes à la fois de développement économique et de démocratie, si nous disposions d'une véritable politique européenne dans le domaine de l'éducation.
D'une part, en termes économiques. Tout le monde s'accorde pour dire que la construction d'un espace européen de la connaissance constituerait un atout décisif pour l'avenir de l'Europe. Il permettrait d'agir autant sur la compétitivité, que sur l'emploi et la cohésion sociale. C'est d'ailleurs le sens de la nouvelle stratégie UE 2020, dont certains axes visent à renforcer la mobilité des jeunes - l'initiative « Jeunesse en mouvement » - et améliorer l'employabilité des Européens - l'initiative « de nouvelles compétences pour de nouveaux emplois ».
D'autre part, en termes de démocratie. Je crois que l'engagement de l'Union européenne dans le domaine de l'éducation pourrait permettre de rapprocher les peuples du projet communautaire, en montrant la capacité concrète de l'Union européenne à répondre aux préoccupations des citoyens - leur soif de connaissance ou leurs inquiétudes liées à l'emploi, par exemple. La mobilité permet en effet de développer, en plus des compétences linguistiques, des capacités d'adaptation, d'autonomie et de communication : autant d'éléments qui sont généralement très appréciés sur le monde du travail. Elle constitue donc un vrai « plus » pour un parcours professionnel quel qu'il soit.
Au-delà, l'Union européenne pourrait également profiter de cette politique éducative pour promouvoir une Europe plus unie. Je crois fermement que les programmes de mobilité facilitent la prise de conscience, chez les citoyens européens, qu'ils partagent une identité commune. Je pense aussi qu'un meilleur enseignement de l'histoire de la construction européenne dans les écoles pourrait également renforcer l'adhésion des citoyens au projet communautaire.
Au regard des bénéfices que nous pourrions retirer d'un engagement fort de l'Union européenne dans le domaine de l'éducation, il me paraîtrait souhaitable que nous parvenions à renforcer l'efficacité de son action dans ce domaine.
L'Union européenne pourrait, dans un premier temps, améliorer sa politique de mobilité, qui constitue l'axe majeur de son action dans le domaine de l'éducation.
On constate à l'heure actuelle un manque de lisibilité évident face à la multiplication, au cours des années, des programmes et sous-programmes en matière de mobilité. Il en existe aujourd'hui près de 70. Le gouvernement français demande, depuis plusieurs années, une rationalisation de l'ensemble de ces sous-programmes pour en renforcer l'efficacité. Il suggère par ailleurs d'étendre l'appellation « Erasmus » à l'ensemble des programmes de mobilité afin d'en renforcer la visibilité. Si le programme Erasmus est en effet très connu, il n'en va pas de même pour les autres programmes de mobilité, qu'il s'agisse de Leonardo, Comenius ou Grundtvig. Regrouper tous les programmes sous une seule et unique bannière, en la déclinant ensuite en fonction des publics (élèves, étudiants, apprentis, enseignants, chercheurs, adultes...) donnerait plus de poids à l'ensemble de ces actions. Ce regroupement pourrait également donner un coup de fouet à la mobilité de certains publics. Je pense notamment au cas des adultes en formation continue, qui pourraient améliorer leurs compétences en suivant une formation dans un autre pays européen. A titre personnel, je milite également pour le développement des double, voire triple cursus entre plusieurs universités européennes, qui contribueraient fortement à renforcer la mobilité des jeunes et sont généralement très appréciés des étudiants. La création de véritables établissements européens pourrait également constituer une piste à creuser.
Pour cela, l'Union européenne devrait engager un effort financier plus important. Face à l'augmentation constante de la demande de mobilité, le budget consacré aux programmes d'éducation et de formation apparaît de plus en plus insuffisant. Si la politique de mobilité veut gagner en crédibilité, il semble essentiel d'accroître le budget qui lui est consacré, faute de quoi les objectifs de la stratégie UE 2020 resteront lettre morte. Il n'est pas rare que des candidats à la mobilité finissent par y renoncer, en raison du niveau trop faible des bourses, qui s'élèvent, par exemple à 150 euros par mois pour un étudiant en échange Erasmus. Quand on sait, par ailleurs, la difficulté qu'on rencontre pour se loger dans de nombreuses villes européennes, on peut comprendre leur décision. Dans ces conditions, je crois qu'une réflexion devrait être engagée sur la question des bourses et du logement, peu de campus en Europe disposant d'offres de logement suffisantes, à la différence des universités nord-américaines.
Je souhaiterais enfin conclure sur un dernier point, celui de la modernisation de l'enseignement supérieur. Face à la compétition des universités nord-américaines mais aussi, de manière croissante, des universités asiatiques, l'Union européenne doit mieux coordonner les efforts des États membres dans l'optique de renforcer la compétitivité européenne.
Un premier axe de réflexion est celui de l'amélioration des liens entre l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation. Sur ce point évidemment, le renforcement de l'autonomie des universités et de leur gouvernance, que nous avons engagé depuis quelques années, joue un rôle central. Mais, devrait également se poser la question de la création de « pôles d'excellence ». Le gouvernement français y est extrêmement favorable car il estime que de tels lieux pourraient rivaliser avec leurs homologues au niveau international en attirant, sur un même site, les meilleurs étudiants et chercheurs, ainsi que les entreprises, pour échanger et bâtir des formations et des projets innovants. Il estime que cette stratégie permettra d'asseoir la place de l'Union européenne dans la formation des élites mondiales et devrait permettre d'attirer de plus en plus d'étudiants issus des pays émergents, aujourd'hui davantage tentés de compléter leur formation en Amérique du Nord.
Un deuxième axe de réflexion est celui de l'ouverture des universités à la formation professionnelle. Les États membres de l'Union européenne ont pris conscience, depuis plusieurs années, de l'importance de la formation professionnelle dans un monde en constante mutation. Peut-être serait-il souhaitable que les universités, de par leur expérience en matière de formation, parviennent davantage à accueillir de nouveaux publics. Cette évolution supposerait néanmoins un engagement de l'Union européenne, qui devrait s'assurer que la validation des acquis soit généralisée partout en Europe et que les universités disposent d'une partie des fonds généralement alloués à la formation professionnelle.
* *
*
Voici les quelques pistes de réflexion que je souhaitais vous livrer aujourd'hui. Si vous m'y autorisez, je reviendrai devant vous dans les prochains mois pour vous présenter un rapport d'information sur cette question.
M. Jean Bizet. - Nous prenons seulement acte aujourd'hui de cette communication d'étape et, si vous le voulez bien, nous aurons un débat sur ce sujet à l'issue de la présentation de votre rapport d'information, dont nous voyons se dessiner les grandes lignes.
Économie, finances et fiscalité
Examen de la proposition de résolution
européenne n° 599 de M. Ambroise Dupont sur les
sociétés de course
Rapport de M.
Jean-François Humbert
M. Jean Bizet. - Le troisième et dernier point de notre ordre du jour est l'examen d'une proposition de résolution européenne de notre collègue Ambroise Dupont. Cette proposition s'inscrit dans le cadre d'une controverse entre la Commission européenne et la France.
Il s'agit de faire reconnaître que les sociétés de courses de chevaux exercent bien un service d'intérêt économique général, ce qui les autorise à percevoir une redevance pour couvrir les dépenses entraînées par les obligations de service public.
Je donne la parole à notre rapporteur Jean-François Humbert.
M. Jean-François Humbert. - Notre commission est chargée d'examiner la proposition de résolution européenne déposée par notre collègue Ambroise Dupont le 10 juin 2011. Ce texte a pour objet de défendre la compatibilité avec le droit communautaire de la redevance payée par les opérateurs de paris hippiques en ligne au profit des sociétés de course.
A titre préliminaire, je vous rappelle la fiscalité des paris hippiques et les modalités de financement de la filière hippique française.
Jusqu'à la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne, le Pari mutuel urbain (PMU) détenait le monopole des paris hippiques sur le territoire français, qu'il s'agisse des paris « en dur » (dans les hippodromes ou le réseau physique de vente du PMU) ou en ligne.
Le PMU est un groupement d'intérêt économique constitué de 51 sociétés de courses qui sont des associations à but non lucratif. Parmi ces 51 sociétés de courses, deux sociétés-mères réglementent et dotent les courses chacune dans leur discipline (Le Cheval français pour les courses de trot, France Galop pour les courses de plat et d'obstacles). Elles sont agréées par le ministre chargé de l'agriculture.
Le rôle des sociétés de courses en matière d'organisation des courses est décrit par la loi du 2 juin 1891 qui autorise exclusivement « les courses de chevaux ayant pour but l'amélioration de la race chevaline ».
Le PMU reverse l'intégralité de son résultat net aux sociétés de courses, soit 731,5 millions d'euros en 2009. Il finance ainsi 80 % de la filière équine en France, qui représente 74.000 emplois et environ 250 hippodromes.
Sans ce financement, il est probable que la filière s'effondrerait comme cela a été le cas dans d'autres États membres.
La loi du 12 mai 2010 sur les jeux et paris en ligne a modifié beaucoup de choses.
Cette loi avait pour objectif d'ouvrir à la concurrence, de manière contrôlée, les jeux et paris en ligne afin de tarir l'offre illégale, de réguler la consommation de jeux et paris et de préserver l'équilibre financier de certaines filières bénéficiant directement des revenus des jeux, en particulier la filière équine.
La fin du monopole du PMU a donc été accompagnée, entre autres, d'un réaménagement de la fiscalité des paris hippiques. Une des craintes était qu'une ouverture de ce marché n'entraîne mécaniquement une diminution de la part de marché du PMU et, par voie de conséquence, de son résultat net. Les sommes reversées à la filière équine risquaient de baisser fortement.
En conséquence, l'architecture de la fiscalité sur les paris hippiques a connu deux principaux changements.
Tout d'abord, un prélèvement de 5,7 % assis sur le montant brut des mises en ligne ou « en dur » a été mis en place. Ce prélèvement s'applique aussi bien au PMU qu'aux autres opérateurs de paris hippiques en ligne agréés par l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL).
Ensuite, a été créée de toute pièce une redevance perçue au profit des sociétés de course. La qualification de redevance est impropre, ses modalités s'apparentant en réalité à celles d'une taxe affectée. Cette redevance, dont le produit était affecté aux sociétés de courses, devait être payée par les opérateurs de paris hippiques en ligne et était assise sur les seules sommes engagées par les parieurs en ligne. Le taux avait été fixé dans une fourchette comprise entre 7,5 % et 9 %. Le décret du 3 août 2010 l'a arrêté à 8 %.
L'objectif de cette redevance était de s'assurer que les paris hippiques en ligne, quel que soit l'opérateur, continuent à financer la filière équine et les sociétés de course.
Le taux de 8 % a été calculé de manière à tenir compte du coût des missions de service public des sociétés de courses. Ces dernières ont d'ailleurs l'obligation de tenir une comptabilité distincte à laquelle est rattaché le produit de la redevance destiné à financer leurs missions de service public.
C'est cette redevance qui est l'objet de la présente proposition de résolution.
En effet, la Commission européenne a émis des réserves assez nettes sur la compatibilité de cette redevance avec le régime des aides d'État.
Le projet de redevance au profit des sociétés de courses a été notifié à la Commission européenne dès le 13 avril 2010 pour être examiné au regard du régime communautaire relatif aux aides d'État. Après plusieurs échanges, la Commission européenne a décidé par une lettre du 17 novembre 2010 publiée au Journal officiel de l'Union européenne le 14 janvier 2011 d'ouvrir une procédure formelle d'examen de la compatibilité de cette aide avec les règles du marché intérieur, conformément à l'article 108 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Elle n'a pas encore rendu sa décision définitive.
Quelle analyse la Commission européenne fait-elle de cette redevance et que lui reproche-t-elle à ce stade ?
Tout d'abord, il n'y a pas de désaccord sur la qualification d'aide d'État.
En conséquence, il s'agit de déterminer si cette aide d'État entre dans l'une des catégories d'aide autorisée. Deux bases juridiques sont possibles : soit l'article 106, paragraphe 2, soit l'article 107 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
Les autorités françaises considèrent que la redevance est une compensation de service public et se fonde en conséquence sur l'article 106, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Cela suppose que plusieurs conditions doivent être réunies :
1) l'existence d'un service d'intérêt économique général (SIEG) ;
2) la responsabilité de la gestion de ce SIEG doit être clairement définie ;
3) le montant de la compensation ne peut dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts occasionnés par l'exécution des missions de service public.
Tout d'abord donc, il faut que le service puisse être qualifié de service d'intérêt économique général (SIEG), ce qui implique l'exécution d'obligations de service public clairement définies.
Les autorités françaises considèrent que c'est le cas. L'article 65 de la loi du 12 mai 2010 investit en effet les sociétés de courses de chevaux de missions de service public. L'article 2 de la loi du 2 juin 1891 ayant pour objet de réglementer l'autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux, modifié par l'article 65 de la loi du 12 mai 2010, dispose que les sociétés de courses ont pour missions :
- l'amélioration de l'espèce équine et la promotion de l'élevage ;
- la formation dans le secteur des courses et de l'élevage chevalin ;
- le développement rural.
Par ailleurs, comme le rappelle l'exposé des motifs de la proposition de résolution, le décret n° 2010-1314 du 2 novembre 2010 précise ces obligations de service public :
- l'élaboration et la tenue des codes des courses ;
- l'organisation des courses ;
- l'établissement des conditions d'attribution et de répartition des compétences ;
- la régulation des courses et de la filière ;
- le financement de l'entretien et de la construction des équipements nécessaires à l'organisation des courses ;
- la sélection des chevaux ;
- la formation professionnelle.
Toutefois, la Commission européenne dans sa lettre du 17 janvier 2011 semble considérer ces éléments insuffisants pour qualifier ce service de SIEG. La jurisprudence de la Cour de justice de l'Union et les traités reconnaissent aux États membres un large pouvoir d'appréciation quant à la nature des services susceptibles d'être qualifiés d'intérêt économique général. Toutefois, la tâche de la Commission européenne est de veiller à ce que cette marge d'appréciation soit appliquée sans erreur manifeste. Or, en l'espèce, la Commission européenne soupçonne une erreur manifeste d'appréciation, ce qui remettrait en cause une institution française très ancienne.
La Commission observe en particulier que ces aides sont axées sur un secteur particulier et ne présenteraient pas un caractère général. Elles ne concerneraient pas le citoyen et ne définiraient pas de biens publics. Enfin, l'aménagement du territoire relèverait du développement régional et non du service public.
La qualification de SIEG est le principal point d'achoppement. La Commission européenne développe d'autres critiques, en particulier sur le calcul et la nature des compensations (prime aux jockeys par exemple). Enfin, le fait qu'il s'agisse d'une taxe affectée complique encore l'analyse par rapport à une simple aide financière. La Commission européenne doute de sa compatibilité avec le principe de la libre prestation de services.
Accessoirement, la Commission européenne a aussi exploré les voies de compatibilités offertes par l'article 107 du TFUE. Cet article énumère les objectifs que des aides d'État peuvent poursuivre (aides régionales, aides sociales...). A l'issue de son analyse préliminaire, la Commission européenne n'a pas trouvé d'autres bases juridiques évidentes pour cette aide d'État. Mais, de toutes les manières, les autorités françaises ne se fondaient pas sur l'article 107 du TFUE.
Ces incertitudes communautaires ont conduit le Gouvernement et le Parlement à ajuster le dispositif voté en mai 2010.
Ainsi, le Gouvernement a déposé lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2011 un amendement tendant à substituer à cette redevance une taxe directement versée à l'État. Cet amendement est devenu l'article 34 de la loi de finances pour 2011.
Directement perçue par l'État, la taxe doit engendrer des recettes fiscales supplémentaires, dont le produit a été estimé lors des débats parlementaires à 86 millions d'euros, sur la base d'un chiffre d'affaires des paris hippiques en ligne de l'ordre de 1,1 milliard d'euros en année pleine. 1(*)
Pour compenser cette perte de retour pour la filière équine, un abaissement proportionné de la fiscalité applicable aux paris hippiques a été décidé, de manière à ce que l'excédent de recettes enregistré par le PMU soit reversé aux sociétés mères de courses. En d'autres termes, le taux de 5,7 % du prélèvement fiscal sur les paris hippiques « en dur » ou en ligne a été ramené à 4,6 %.
La baisse du taux doit se traduire mécaniquement par une hausse du résultat du PMU et donc par une hausse des sommes reversées aux sociétés de courses.
Toutefois, le Gouvernement a déclaré que ce nouveau système de financement de la filière équine n'avait pas vocation à devenir pérenne. Il s'agit d'une solution provisoire dans l'attente de la décision de la Commission européenne sur la compatibilité de la redevance créée par la loi du 12 mai 2010. La redevance serait seulement mise en sommeil. Le dispositif provisoire a en effet pour défaut de n'assurer le financement de la filière qu'à la condition que le PMU maintienne sa part de marché.
La proposition de résolution européenne qui nous est soumise est identique à celle présentée par le député Jacques Myard à l'Assemblée nationale.
Ce texte vise à contester l'analyse de la Commission européenne qui rejetterait la qualification de service d'intérêt économique général des missions remplies par les sociétés de courses.
La proposition de résolution insiste sur la réalité et la définition claire de leurs missions de service public. Elle rappelle que l'article 1er du protocole n° 26 sur les services d'intérêt général, annexé au TFUE, reconnaît aux autorités nationales ou locales un large pouvoir « discrétionnaire » et non simplement « d'appréciation » pour fournir des SIEG.
Elle considère en outre que ces missions nécessitent une compensation, à défaut de quoi l'équilibre financier de la filière équine, préservé jusqu'à présent grâce au monopole du PMU, serait menacé. Elle rappelle que le Parlement français n'a accepté l'ouverture des paris en ligne qu'à la condition du maintien économique de la filière équine.
Il est juste de noter que si l'organisation de la filière équine répondait uniquement à une logique économique et commerciale, le paysage de cette filière et les sports équestres en France seraient très différents. Il est certain en particulier que le nombre d'hippodromes serait drastiquement réduit et que les courses seraient beaucoup moins nombreuses.
Je vous propose par conséquent d'approuver sans modification la proposition de résolution. Nous pouvons partager ses objectifs.
La conception des missions de service public défendue par la Commission européenne apparaît très étroite et heurte une tradition française ancrée depuis des décennies. Des éléments de fait et de droit démontrent l'accomplissement de missions d'intérêt général par les sociétés de courses. L'enjeu principal est la reconnaissance de ces missions par Bruxelles.
Avant de conclure, j'attire l'attention sur la justification du montant de la compensation. Il revient en particulier aux sociétés de courses d'identifier le coût de leurs missions de service public pour le justifier auprès de la Commission européenne et défendre le montant de la redevance.
Le décret du 2 novembre 2010 précité impose aux sociétés de courses de rendre compte annuellement au ministre chargé de l'agriculture de l'exécution des missions de service public qui leur sont confiées. Cet exercice devra être conduit très sérieusement pour ne pas s'exposer aux critiques de la Commission européenne.
M. Jean Bizet. - Cette proposition de résolution européenne est importante pour l'avenir de la filière équine française. L'enjeu économique est très fort pour de nombreux territoires. Le Parlement français doit faire front uni sur ce sujet.
M. Robert del Picchia. - Ce texte reste très général et demande seulement au Gouvernement de fournir toutes les informations nécessaires pour défendre l'organisation actuelle de la filière. Ce sera aussi un appui pour la position française, en montrant qu'il y a consensus au sein du Parlement.
M. Pierre Bernard-Reymond. - Je suis plus interrogatif sur l'opportunité de cette résolution. Quel est le poids économique de cette filière dans l'Union ?
M. Jean Bizet. - Elle est importante dans plusieurs pays, en particulier l'Irlande, le Royaume-Uni ou l'Allemagne. Mais elle est souvent en crise faute de soutiens.
*
La commission des affaires européennes a alors adopté la proposition de résolution sans modification, à l'unanimité :
* 1 Sur les quatre mois qui ont suivi l'ouverture des paris en ligne, les paris hippiques en ligne ont enregistré 215 millions d'euros de mises, dont l'essentiel au profit du PMU.