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Mercredi 17 novembre 2010
Institutions européennes
Le Parlement
européen et l'équilibre institutionnel au sein de
l'Union
Communication de M. Jean
Bizet
M. Jean Bizet. - Lors des deux dernières réunions de la COSAC, j'ai été frappé par la place prise dans les débats par l'accord-cadre entre le Parlement européen et la Commission. De nombreux parlements nationaux ont exprimé leur inquiétude et demandé le respect de l'équilibre institutionnel prévu par les traités. Afin de préparer notre réunion, je me suis permis de vous adresser une note d'information sur cet accord-cadre, de sorte que chacun puisse se faire son opinion. Mais, au-delà de cet accord-cadre, on l'a vu avec les débats relatifs au service européen d'action extérieure et on le voit à nouveau aujourd'hui avec le différend sur le budget de l'Union pour 2011, c'est le problème plus général de l'équilibre entre les institutions européennes qui est posé.
C'est une tendance très ancienne du Parlement européen que de chercher à accroître ses pouvoirs par le biais d'accords entre les institutions européennes. Pendant longtemps, cette tendance n'a pas suscité d'opposition, et même plutôt de la sympathie, car les pouvoirs du Parlement européen restaient limités, bien qu'en progression régulière. La situation a commencé à changer à la fin des années 1990, quand chacun a pu constater que la montée en puissance du Parlement européen affaiblissait la Commission européenne.
En 1995, le Parlement européen a obtenu le droit d'entendre individuellement les personnes désignées pour être membres de la Commission européenne, avant d'investir le Collège des commissaires dans son ensemble. Ces auditions, non prévues par les traités, ont renforcé fortement le poids du Parlement européen dans la formation du Collège, puisque, dans la pratique, le Parlement européen a désormais de fait la faculté de récuser un ou plusieurs commissaires désignés. Ensuite, en 1999, le Parlement européen a provoqué la démission de la Commission présidée par Jacques Santer. Là également, cette démission a été provoquée en dehors des formes prévues par les traités : le Parlement européen a obtenu la création d'un « comité des sages » chargé de se prononcer sur les accusations de mauvaise gestion, et, devant la tonalité négative du rapport de ce comité, la Commission a jugé que sa position devenait intenable et a démissionné. Depuis ces épisodes de la deuxième moitié des années 1990, la Commission européenne n'a pu retrouver la place centrale qu'elle occupait au moment de la présidence de Jacques Delors.
Depuis lors, la situation a encore évolué, car les traités successifs ont considérablement renforcé les pouvoirs du Parlement européen, et, depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le Parlement européen dispose de très larges pouvoirs :
- il a un pouvoir de codécision sur la législation européenne, à quelques rares exceptions près ;
- il a également un pouvoir de codécision sur le budget européen ;
- il a un pouvoir de contrôle étendu (possibilité de créer des commissions d'enquête, droit de saisir la Cour de justice, possibilité de censurer la Commission alors qu'il ne peut lui-même être dissout).
Les seuls grands domaines où les traités ne donnent pas de véritables pouvoirs au Parlement européen sont la révision des traités, les ressources du budget de l'Union, et les questions de défense. Or, on constate que d'ores et déjà le Parlement européen cherche à développer son influence dans ces domaines, notamment les ressources propres et la défense. En particulier, le Parlement européen a exprimé sa volonté de lier son accord sur le budget 2011 à l'obtention d'un droit de regard sur les ressources du budget, alors que les traités ne lui donnent aucune compétence dans ce domaine.
Autrement dit, alors que le Parlement européen a désormais de larges pouvoirs, il continue à se comporter comme autrefois, lorsqu'il était une assemblée principalement consultative qui cherchait par tous les moyens à développer ses pouvoirs. C'est cette tendance qu'on retrouve dans l'« accord-cadre » conclu avec la Commission européenne.
Un autre exemple de ce phénomène nous est donné par le bras de fer actuel sur le budget 2011 de l'Union européenne. Le Parlement européen accepte de limiter l'augmentation du budget, mais il subordonne sa sagesse à l'adoption d'une déclaration politique du Conseil, qu'il veut contraignante, et qui lui permettrait d'accroître son influence sur les débats à venir sur le cadre financier pluriannuel - pour lequel il détient un pouvoir d'approbation - et sur les ressources propres de l'Union - pour lesquelles, en vertu du traité, il est simplement consulté. Les négociations se passent dans une certaine opacité - ce qui est d'ailleurs une caractéristique regrettable de la procédure de conciliation entre le Parlement européen et le Conseil - mais il apparaît que le Parlement européen aurait souhaité que trois de ses membres participent à toutes les discussions préliminaires sur le cadre pluriannuel et sur les ressources propres.
Là encore, nous sommes au-delà du traité et non pas seulement dans de simples modalités d'application de celui-ci et l'on peut comprendre que le Conseil veuille mettre un point d'arrêt. Il paraît quand même difficile que le Parlement européen ait tout à la fois les pouvoirs d'un parlement dans un régime parlementaire, comme la Chambre des communes au Royaume-Uni, et les pouvoirs d'un parlement dans un régime présidentiel, comme la Chambre des représentants aux États-Unis. Il y a une logique du régime parlementaire et une logique du régime présidentiel, mais il est peu souhaitable de confondre les deux.
Tout ceci a des conséquences sur l'équilibre institutionnel et la situation apparaît préoccupante pour plusieurs raisons.
a) L'influence croissante du Parlement européen rend plus difficile pour la Commission de remplir son rôle
La Commission a un rôle de trait d'union entre les États membres, elle doit créer entre eux la confiance, ce qui suppose qu'elle paraisse incarner l'intérêt général européen en se plaçant « au-dessus de la mêlée ». Ainsi, lorsqu'elle exerce son pouvoir d'initiative, elle doit prendre en compte de manière équilibrée les préoccupations des États membres, la contrepartie étant que ces derniers doivent être unanimes pour amender une proposition législative de la Commission. Dans le même esprit, la Commission exerce des fonctions quasi-juridictionnelles : elle est gardienne des traités et joue le rôle de première instance des procédures de concurrence.
Une Commission qui apparaîtrait « politisée » pourrait-elle remplir pleinement ces fonctions ? Ce serait sans doute beaucoup plus difficile. La Commission tient sa légitimité de sa capacité à représenter l'intérêt général de l'Union. Lorsque sa position ne paraît pas équilibrée, c'est son crédit qui est atteint. On voit bien par exemple que l'attitude polémique d'une commissaire envers la France n'a pas renforcé sa crédibilité. On n'était pas dans l'esprit du rôle que doit jouer la Commission.
b) Le rôle du Conseil est également affecté
En effet, la Commission doit assurer un équilibre au sein du « triangle » Parlement-Commission-Conseil. A partir du moment où ses relations avec le Parlement européen deviennent de plus en plus étroites, cet équilibre est menacé. Et c'est un problème aussi pour les parlements nationaux, puisque c'est sur le Conseil qu'ils peuvent avoir une influence, par le biais du contrôle exercé sur les gouvernements.
c) Enfin, la tendance à aller au-delà des traités pose un problème de principe
L'Union est une communauté fondée sur le droit. Si ce droit devient trop flexible, il devient plus difficile d'en demander le respect aux États membres. Et, là encore, les prérogatives des parlements nationaux sont en cause. Ce sont eux qui votent les traités, et les traités européens définissent avec précision les compétences de chaque institution. Ne pas s'en tenir aux traités, c'est ne pas respecter le vote des parlements (ou celui des peuples en cas de référendum). Dans son arrêt sur le traité de Lisbonne, la Cour constitutionnelle allemande a rappelé que les traités européens n'engagent les États membres que dans les limites prévues par ces traités ; au-delà, un problème de légitimité constitutionnelle apparaît.
Face à la montée du Parlement européen, qui a modifié les rapports entre les institutions, un contrepoids est apparu, qui est le renforcement très net du rôle du Conseil européen. Ce renforcement est venu de plusieurs causes :
- la première, c'est que le Conseil européen (y compris son président stable) est indépendant du Parlement européen ;
- la seconde, c'est que le Conseil européen bénéficie d'une légitimité très forte. Le Parlement européen a beau dire qu'il est la seule institution directement élue, il peut difficilement s'estimer plus légitime que les chefs d'État ou de gouvernement des pays membres. Le Conseil européen est une institution de l'Union qui n'est pas responsable devant le Parlement européen parce que ses membres sont responsables devant les parlements nationaux. Le président Van Rompuy a très bien expliqué cela le 26 octobre dernier devant la COSAC. Je crois utile de le citer ici :
« Mon rôle ne doit pas être confondu avec celui du président de la Commission. La Commission détient l'initiative, elle propose les mesures législatives ; le Conseil européen arrête les orientations stratégiques. Ce sont deux rôles différents et le président de la Commission comme moi-même nous en sommes pleinement conscients.
Le plus important pour aujourd'hui (le président Van Rompuy s'exprimait alors devant la COSAC, composée de parlementaires nationaux et de parlementaires européens), c'est aussi la différence dans nos relations avec les parlements de l'Union. Le président de la Commission est élu par le Parlement européen et est responsable devant lui. Ce n'est pas mon cas. Je suis élu par les chefs d'État et de gouvernement au sein du Conseil européen ; la plupart d'entre eux sont eux-mêmes responsables devant leur parlements nationaux, et quelques-uns (comme les présidents de France et de Chypre) le sont directement devant leurs électorats ».
- la troisième, c'est que, face à la crise, le Conseil européen est parvenu à prendre des décisions à la hauteur des difficultés. On a bien vu qu'en dernière analyse, c'était lui seul qui pouvait donner les impulsions politiques.
Ce renforcement du Conseil européen, grandement facilité par la mise en place d'une présidence stable, me paraît globalement une bonne chose. Certains ont dénoncé le retour d'une approche intergouvernementale : ce n'est pas tout à fait exact, puisque le Conseil européen est une institution de l'Union comme les autres, et surtout il me semble que l'essentiel est plutôt que l'Europe ait réussi à faire face, à assumer ses responsabilités.
En guise de conclusion, je voudrais faire deux remarques.
Tout d'abord, un régime d'assemblée ne me paraît pas souhaitable pour l'Europe. Nous en avons fait l'expérience, ce qui caractérise un régime d'assemblée, c'est l'incapacité à prendre des décisions. Il faut pour l'Europe un équilibre où chaque institution joue son rôle propre, il faut une capacité de décision.
Ensuite, je crois que le développement de la coopération entre le Parlement européen et les parlements nationaux, qui est souhaitable et qui est prévu par les traités, suppose le respect des compétences de chacun. La coopération ne peut reposer sur le principe : « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à vous est négociable ». Les échanges que nous avons eus le 3 novembre avec nos collègues du Parlement européen sont l'exemple de ce qu'il faut faire : une coopération dans le respect des responsabilités de chacun. C'est cet état d'esprit qu'il faudrait à mon avis promouvoir.
M. Jean-François Humbert. - Vos remarques me paraissent très claires et très démonstratives.
M. Yann Gaillard. - On ne peut pas considérer qu'un accroissement des pouvoirs du Parlement européen qui fausserait l'équilibre institutionnel de l'Union serait une bonne chose pour les parlements nationaux. On comprend donc pourquoi certains parlements nationaux ont fait connaître leur inquiétude.