Mercredi 26 mai 2010
- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -Table ronde sur la médecine du travail
La mission a tenu une table ronde consacrée à la médecine du travail.
Elle a entendu le Dr Bernard Salengro, président du Syndicat général des médecins du travail (SGMT) et secrétaire national de la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC), le Dr Jean-Louis Zylberberg, membre du conseil syndical du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), et Mme Marielle Dumortier, médecin du travail, auteur du livre « Journal d'un médecin du travail ».
M. Bernard Salengro a tout d'abord noté que les médecins du travail ont envoyé des signaux d'alerte sur l'émergence du phénomène du mal-être au travail dès le milieu des années 1990 ; depuis, le phénomène semble s'être stabilisé. Le mal-être est assez facile à diagnostiquer, dans la mesure où les salariés expriment généralement leur souffrance. Le dialogue entre le médecin du travail et son patient permet ensuite de faire le lien avec les conditions de travail.
La déontologie et le statut protecteur des médecins du travail les protègent des pressions de l'employeur. C'est pourquoi la constitution d'équipes pluridisciplinaires présente un risque si les autres intervenants, infirmiers, psychologues, toxicologues, ne bénéficient pas des mêmes garanties.
Interrogé par M. Gérard Dériot, rapporteur, et par Mme Muguette Dini sur l'indépendance réelle des médecins du travail, M. Bernard Salengro a fait observer qu'aucun service de santé au travail ne s'est jamais vu retirer son agrément par les pouvoirs publics, même lorsque des déficiences graves sont constatées dans son fonctionnement. En outre, les dossiers transmis à l'inspection du travail restent trop souvent sans suite.
A M. Gérard Dériot, rapporteur, qui s'enquerrait des causes de cette situation, M. Bernard Salengro a répondu que les directions régionales du travail subissent des pressions de la part des entreprises ou des élus. Les règles prévues actuellement par le code du travail pour garantir effectivement l'indépendance des médecins du travail ne sont donc pas correctement appliquées. Qui plus est, les inspecteurs du travail n'ont pas les mêmes pouvoirs que les inspecteurs des impôts et les inspecteurs des Cram n'ont pas les pouvoirs des inspecteurs des Urssaf. Renforcer leurs attributions favoriserait une meilleure application des textes par les entreprises.
La diminution du nombre de médecins du travail est réelle et va s'aggraver d'ici une dizaine d'années. Elle est d'ailleurs largement organisée : le nombre de places en internat a été réduit au fil des ans et les futurs médecins sont peu sensibilisés, pendant leur formation, à l'intérêt de la médecine du travail. La pénurie de médecins du travail est aggravée par le fait que la moitié d'entre eux exerce à temps partiel. Cette crise doit être l'occasion de revenir sur certaines obligations qui sont peut-être aujourd'hui dépassées.
Interrogé par M. Jean-Pierre Godefroy, président, sur d'éventuelles évolutions statutaires de la médecine du travail, M. Bernard Salengro a regretté que son organisation soit aujourd'hui éclatée. Une solution consisterait à la rattacher à une structure paritaire, à l'échelon régional, par exemple la Cram.
M. Jean-Louis Zylberberg, membre du conseil syndical du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), a rappelé que la définition de la santé donnée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) intègre la dimension du bien-être social. Alors que les rapports entre santé et conditions de travail ont été mis en avant en France, dès 1946, avec la création de la médecine du travail, le cursus universitaire en médecine générale inclut à peine une dizaine d'heures d'enseignement sur le thème de la santé au travail. Certes, les circonstances ont changé puisque l'accent était mis, à l'époque, sur le dépistage de maladies graves, comme la tuberculose. De ce fait, les conditions d'exercice doivent elle-même évoluer, par exemple en ce qui concerne les visites médicales obligatoires.
Les signes cliniques de la souffrance au travail ne sont pas toujours aisés à détecter, d'autant que les salariés hésitent souvent à se rendre dans un service de santé au travail, qu'ils associent à tort à l'employeur. Le médecin ne pouvant être omniscient, les équipes pluridisciplinaires sont indispensables : les infirmiers formés aux questions de santé au travail, les ergonomes, les psychologues ont toute leur place dans les services de santé au travail.
Les garanties d'indépendance des médecins du travail figurant dans le code de la santé publique, d'une part, dans le code du travail, d'autre part, paraissent suffisantes. Il est cependant nécessaire de les étendre à l'ensemble des intervenants qui composent les équipes pluridisciplinaires.
Enfin, les solutions à la diminution du nombre de médecins du travail passent sans doute par une plus grande sensibilisation à l'intérêt du métier et par l'intégration de formations liées à la santé au travail dans le cursus des études médicales.
Mme Marielle Dumortier, médecin du travail, auteur du livre « Journal d'un médecin du travail », a souligné que le monde du travail a profondément évolué depuis vingt-cinq ans, si bien que les médecins du travail ne sont plus tant saisis de questions liées au bruit, à la poussière ou aux charges lourdes que de problèmes d'épuisement ou de détresse psychologique. Dans ces conditions, établir un diagnostic clinique n'est pas simple, car le corps réagit globalement à ce stress ; faire le lien avec les conditions de travail nécessite beaucoup de temps et de dialogue entre le salarié et son médecin.
Par ailleurs, si le médecin du travail bénéficie bien d'une protection statutaire, il sait aussi que l'entreprise peut demander qu'il soit remplacé par un de ses collègues si ses rapports sont trop critiques. Les médecins du travail ne devraient plus être rémunérés, directement ou indirectement, par les employeurs, qui sont par ailleurs responsables des conditions de travail dans l'entreprise.
Le développement de la pluridisciplinarité est intéressant, mais l'ensemble des personnels concernés devrait être protégés des éventuelles pressions et le médecin du travail doit rester le chef d'équipe.
Au total, la profession est touchée par une grande désespérance : sur le terrain, rien ne bouge, malgré le durcissement des conditions de travail. Les salariés ne saisissent pas nécessairement l'intérêt des visites médicales, tandis que les entreprises perçoivent la médecine du travail comme une contrainte. Enfin, la réforme annoncée ne va rien résoudre si l'on en croit la présentation qui en a été faite jusqu'ici.
En réponse à une question de M. Gérard Dériot, rapporteur, sur le manque de reconnaissance du métier de médecin du travail, Mme Marielle Dumortier a estimé qu'il fait effectivement l'objet d'une défiance injustifiée : par exemple, les médecins du travail n'ont pas accès au dossier médical personnel du patient, alors qu'ils sont tenus, comme les autres praticiens, par le secret médical. En outre, le métier est trop souvent considéré comme une spécialité médicale de « deuxième catégorie », pour laquelle optent des femmes qui souhaitent avoir plus de temps pour leur vie de famille.
A cet égard, M. Jean-Pierre Godefroy, président, a souhaité savoir s'il existe un lien entre cette image dégradée et l'interdiction qui est faite aux médecins du travail de prescrire.
Mme Marielle Dumortier a jugé que cette impossibilité de prescrire peut en effet être difficile à comprendre pour les salariés mais qu'elle est bien acceptée par les médecins du travail, qui ont exclusivement un rôle de prévention, à la différence des médecins de ville.
M. Jean-Louis Zylberberg a rappelé que, en 1946, les médecins libéraux se sont fermement opposés à ce que les médecins du travail prescrivent, estimant qu'ils subiraient alors une concurrence déloyale. En tout état de cause, apporter des soins à un patient ne consiste pas nécessairement à lui prescrire des médicaments mais passe aussi par un dialogue et un accompagnement.
Mme Marielle Dumortier a ensuite estimé que les visites médicales restent importantes, car elles permettent aux salariés de mieux connaître les médecins du travail. La médecine du travail reste l'un des rares endroits où la parole est libre et où l'on prend le temps d'écouter le patient.
M. Bernard Salengro a confirmé que la consultation de médecine du travail joue parfois le rôle d'une psychothérapie.
Mme Annie David s'est interrogée sur le statut de la médecine du travail : la relative dépendance vis-à-vis des employeurs est-elle à l'origine de cette image dégradée ? Quelles réformes adopter en conséquence ?
M. Bernard Salengro a considéré que le meilleur système serait un régime paritaire, dans lequel pressions patronales et syndicales s'équilibrent. Ce modèle existe d'ailleurs dans le monde agricole où la MSA gère des services de santé au travail.
Mme Marielle Dumortier a souligné que de nombreux cabinets d'experts interviennent dans les entreprises sur les questions de santé au travail, à l'initiative de l'employeur.
M. Gérard Dériot, rapporteur, a rappelé que ces interventions n'ont pas la même portée, juridiquement, que celles de la médecine du travail.
M. Jean-Louis Zylberberg a lui aussi souligné la multiplication de ces intervenants en risques socioprofessionnels, dont certains ont toutefois reçu une habilitation de l'administration, notamment dans le domaine du stress.
Mme Annie Jarraud-Vergnolle a d'abord déploré les entraves nombreuses à une action efficace des médecins du travail. Dans ce contexte, quels sont les principaux éléments de la réforme qui a été annoncée par le Gouvernement ?
M. Bernard Salengro a estimé que la réforme envisagée, même si elle présente quelques aspects positifs, par exemple la possibilité pour un médecin généraliste d'être formé en alternance à la médecine du travail ou l'obligation pour l'employeur de répondre par écrit aux observations du médecin du travail, risque dans l'ensemble d'avoir des effets néfastes. Une part importante des pouvoirs des médecins du travail seraient transférés à un directeur nommé par l'employeur. Et une part des ses attributions reviendraient à des infirmiers ou à des médecins généralistes. C'est pourquoi cette réforme est combattue par l'ensemble des organisations syndicales. Le Gouvernement envisage maintenant d'intégrer ces dispositions dans le projet de loi de réforme des retraites.
Audition de M. Loïck Roche, directeur-adjoint, directeur de la pédagogie et doyen du corps professoral de l'école de management de Grenoble, co-auteur de « Éloge du bien-être au travail »
Puis la mission a entendu M. Loïck Roche, directeur-adjoint, directeur de la pédagogie et doyen du corps professoral de l'école de management de Grenoble, co-auteur de l'ouvrage « Éloge du bien-être au travail ».
A titre introductif, M. Loïck Roche a expliqué les raisons qui l'ont conduit à s'intéresser à la question du bien-être au travail. La première est d'ordre familial : l'un de ses grands-pères, qui était ouvrier spécialisé, a été victime de graves accidents du travail. La seconde est liée à son parcours universitaire : diplômé à la fois en sciences de gestion, en psychologie et en philosophie, il en est venu logiquement à étudier le lien entre ces disciplines.
Son dernier ouvrage, « Éloge du bien-être au travail », a été précédé de trois autres publiés au milieu des années quatre-vingt-dix, dont l'un est intitulé « Comédie du management » en référence à la « Comédie humaine » d'Honoré de Balzac. Tous portent sur la problématique du mal-être au travail et sur les dysfonctionnements observés dans les entreprises en matière de gestion des ressources humaines.
La récente vague de suicides chez France Telecom a remis au coeur de l'actualité le thème du bien-être au travail qui est pourtant très ancien. Au début du XIXème siècle, Robert Owen, industriel gallois et père fondateur du mouvement coopératif, insistait déjà sur la nécessité, pour les employeurs, d'assurer de bonnes conditions de travail à leurs salariés. Un siècle plus tard, l'américaine Mary Parker Follett, pionnière en théorie du management, développait la notion de « gagnant-gagnant » aujourd'hui largement reprise.
Comment expliquer que le mal-être au travail, phénomène latent depuis des années, apparaisse maintenant au grand jour ? Tout simplement parce que le travail ne fait plus sens et n'apporte plus de sentiment de reconnaissance. Nietzche disait, à juste titre, que « donner un pourquoi aux personnes » leur permet de « s'accommoder du comment ». Dans les sociétés actuelles, les individus ne perçoivent plus l'utilité de leur travail et ne s'accomplissent plus à travers lui.
Le stress subi sur le lieu de travail est, à raison, souvent pointé du doigt comme étant à l'origine du mal-être de certains salariés. Cependant, s'attaquer aux effets du problème n'a jamais permis d'en résoudre les causes. Le stress est un symptôme, mais pas un facteur déclenchant. La cause du phénomène est à rechercher dans l'absence de management. Pour étayer ce constat, il faut revenir à l'étymologie du terme « management ». Dans une première acception, manager signifie contrôler ; dans une seconde, il se rapporte à ménager, c'est-à-dire soigner ou cultiver les ressources humaines. C'est cette dimension qui fait aujourd'hui défaut : l'humain n'est pas suffisamment présent dans le management. Comme le montre le philosophe Michel Serres, le monde du travail est dominé par le règne de la compétition et de la performance : par peur de ne pas être à la hauteur, les individus se replient sur eux-mêmes, développent des comportements agressifs, s'insensibilisent aux autres. A terme, l'ambiance de travail devient délétère.
Comment redonner du sens au travail, individuellement et collectivement ? Comment réintroduire de l'humain dans les méthodes de gestion des ressources humaines ? En inventant un nouveau type de management, garant du bien-être des salariés, le « slow management ». Celui-ci suppose une implication très forte des dirigeants qui doivent prendre le temps d'aller au contact de leurs personnels, de les écouter, de leur tenir un discours de vérité. Le véritable manager, c'est celui qui explique les choses de manière pédagogique.
Ce n'est certainement pas en créant des centres de relaxation au sein des entreprises que l'on combattra le stress. De telles initiatives ne sont qu'un moyen, pour les employeurs, de s'exonérer de leurs responsabilités. Par ailleurs, il est indispensable de tenir un discours de vérité aux salariés : le travail, comme son étymologie l'indique (« tripalium »), est intrinsèquement difficile.
Le changement de paradigme ne viendra pas des entreprises elles-mêmes, mais d'une impulsion extérieure. C'est au politique de lancer un mouvement en faveur de « l'écologie humaine », comme cela a été le cas pour l'environnement avec le Grenelle. Le bien-être au travail n'est pas un obstacle à la performance économique, bien au contraire. C'est en réintroduisant de l'humanisme dans les entreprises que celles-ci pourront créer davantage de valeur.
Évoquant les cas de suppression d'emplois ou de fermeture d'entreprises, Mme Annie David a fait remarquer que tenir un discours de vérité vis-à-vis des salariés concernés ne suffit pas. Parallèlement, il est indispensable de les accompagner et de leur offrir des perspectives de retour à l'emploi. Sans doute les entreprises doivent-elles davantage communiquer sur leur stratégie à long terme afin de rassurer leurs personnels.
M. Loïck Roche a insisté sur la nécessité, pour les dirigeants, d'être proches de leurs salariés et de prendre le temps d'expliquer leur stratégie. Toutefois, il n'est pas du ressort de l'entreprise, dont la fonction première est la création de valeur, d'améliorer l'employabilité des travailleurs. Cette mission doit relever d'une structure extérieure.
S'agissant de la récente vague de suicides chez France Telecom, s'il est indécent de parler d'effet de mode, il est vraisemblable que les premiers cas de suicide ont influencé les suivants en légitimant le passage à l'acte.
Rappelant qu'un syndicaliste de France Telecom s'est suicidé sur son lieu de travail, Mme Annie David a indiqué que le manque de perspective alimente l'angoisse et le désespoir des salariés qui ne voient d'autre solution que se donner la mort.
Mme Muguette Dini a émis l'hypothèse que ce syndicaliste souffrait de ne pouvoir aider ses collègues confrontés à des conditions de travail difficiles.
M. Loïck Roche a expliqué que le suicide repose sur un paradoxe : alors que la personne qui tente de mettre fin à ses jours est en grande détresse psychique, elle trouve quand même la force de prendre une ultime décision.
Mme Annie Jarraud-Vergnolle a rappelé que, pour le sociologue Émile Durkheim, le suicide est certes un acte individuel, mais dont les causes sont collectives. Les dysfonctionnements observés dans les entreprises plaident sans doute pour un autre type de management. Comment le politique peut-il impulser une nouvelle donne ?
Mme Muguette Dini a également souhaité savoir par quels moyens la représentation nationale pourrait faire avancer le débat.
M. Loïck Roche a répondu qu'il est temps aujourd'hui de dire « assez » et de passer à l'action. Comme le montre le philosophe Robert Misrahi, l'une des fonctions du politique est d'assurer les conditions du bonheur extérieur.
Il ne faut pas espérer trouver la solution au problème du mal-être au travail dans les théories du management. Manager des hommes, c'est avant tout quelque chose de physique : il faut entrer en contact avec eux, être à leur écoute, identifier leurs craintes.
Aujourd'hui, alors que le monde du travail est dominé par la peur, il est indispensable de replacer l'homme au centre de l'entreprise.
Mme Muguette Dini a estimé que le législateur aura beau prendre des mesures en ce sens, il n'y aura aucun changement dans les méthodes de management si les principaux protagonistes ne s'impliquent pas personnellement.
M. Loïck Roche est convenu de la nécessité d'un engagement très fort de la part des dirigeants. Néanmoins, leur imposer un cadre juridique pourrait leur faciliter la tâche et les inciter à s'investir.
Mme Annie David a également insisté sur l'importance de l'engagement personnel des managers. Par ailleurs, ne faudrait-il pas donner plus de place, dans leur formation, à la dimension humaine de leur futur métier ?
Mme Muguette Dini a rappelé que lors de précédentes auditions, la question de la formation des managers a été posée. Dans beaucoup d'écoles de commerce ou d'ingénieurs, on observe en effet que la dimension humaine de la gestion des équipes n'est pas ou peu abordée.
M. Loïck Roche a répondu qu'il est sans doute souhaitable de revenir aux fondamentaux de la gestion des ressources humaines, mais qu'il est surtout indispensable de réintroduire des cours de philosophie dans les écoles formant les futurs dirigeants. En effet, comment peut-on prétendre savoir gérer des hommes sans avoir connaissance de l'éthique ?