Mercredi 17 janvier 2007

- Présidence de M. Joël Bourdin, président. -

Fonctionnement du marché du travail en France - Audition de M. Bernard Gazier, professeur d'économie à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)

La délégation a tout d'abord procédé à l'audition de M. Bernard Gazier, professeur d'économie à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) et co-auteur d'un récent ouvrage intitulé « L'introuvable sécurité de l'emploi ».

En introduction, M. Joël Bourdin, président, a indiqué qu'en débutant une série d'auditions consacrées au fonctionnement du marché du travail en France, il s'agissait pour la délégation, tout d'abord, d'établir un état des lieux et de dégager un diagnostic sur les manifestations et sur les causes des performances insuffisantes du marché du travail pour répondre aux questions : en quoi le marché du travail français ne fonctionne-t-il pas bien, et pour quelles raisons ?

Il a estimé que les variables qui agissent sur le marché du travail pouvaient être classées en trois catégories :

- les variables macro-économiques, au premier rang desquelles le rythme de croissance ;

- les variables relatives au contexte, autres que macro-économiques, comme les performances du système d'éducation et de formation ;

- les variables propres au marché du travail lui-même, tenant soit à ses caractéristiques factuelles, soit à ses réglementations.

Une des priorités devrait être d'identifier le poids de chacune de ces catégories de variables et, en particulier, d'estimer la part relative qui doit être attribuée aux caractéristiques nationales du marché du travail. Dans le mauvais fonctionnement de ce dernier, y a-t-il des rigidités particulières ? Celles-ci sont-elles à l'origine de nos difficultés ? La réglementation de la durée du travail exerce-t-elle des effets néfastes ? Le SMIC est-il trop élevé ? Etc.

Une fois l'état des lieux et le diagnostic précisés, il faut alors se pencher sur les politiques publiques conduites en France, ou proposées pour elle, en s'efforçant de réunir des éléments d'évaluation.

Les propositions affluent : le contrat unique de travail, la sécurité sociale professionnelle, la sécurisation des parcours professionnels, la protection des mobilités...

Mais il existe un décalage entre cette profusion et la capacité des uns et des autres, des gouvernements mais aussi des partenaires sociaux, à faire bouger les lignes. Il est important d'en comprendre les raisons.

Ce n'est pas que rien n'ait été accompli, le Contrat Nouvelles embauches, la validation des acquis des parcours professionnels, en témoignent ; mais l'essentiel de l'effort a porté, d'une part, sur le remodelage des incitations avec la prime pour l'emploi, les exonérations de cotisations sociales, les revalorisations du SMIC et, d'autre part, sur le partage du travail plutôt que sur les institutions mêmes du marché du travail. Peut-être faut-il voir dans ces priorités d'actions le reflet de la hiérarchie des problèmes que pose le marché du travail français mais, peut-être est-ce aussi le résultat des difficultés à concevoir ou à mettre en oeuvre les réformes structurelles du marché du travail ?

M. Joël Bourdin, président, ayant formulé le souhait que les travaux de la délégation puissent être utiles pour essayer de comprendre et de proposer, a alors cédé la parole à M. Bernard Gazier.

M. Bernard Gazier a d'emblée indiqué qu'il soutenait les projets de « flexi-sécurité », mais dans une vision élargie et fortement régionalisée.

Ayant rappelé la genèse de ses travaux, il a révélé que sa conviction était désormais, si la réforme des politiques publiques de l'emploi demeurait nécessaire, qu'elle ne suffirait pas et qu'il fallait lui adjoindre une redéfinition en profondeur des droits et devoirs des travailleurs et des entreprises.

Entre le modèle anglo-saxon, très dérégulé et le modèle nordique, solidaire mais coûteux, il existe une troisième voie, ce dont témoigne la situation d'un pays comme l'Autriche.

Evoquant la responsabilité des conditions macro-économiques dans le fonctionnement du marché du travail, M. Bernard Gazier s'est dit convaincu que le retard français de croissance jouait un rôle important. Il a toutefois remarqué que d'autres pays connaissant cette contrainte avaient de meilleures performances et qu'il fallait s'interroger sur les causes structurelles de la croissance ralentie, comme la spécialisation internationale de la France, mais aussi sur les perspectives de long terme d'une croissance confrontée au problème du développement durable et qui pourrait évoluer sur un rythme lent. En résumé, s'il faut compter sur la relance de l'activité, il serait hasardeux de tout miser sur elle.

Quant au contexte factuel du marché du travail, il n'est pas si défavorable : le ralentissement de la population active permet de stabiliser le chômage sans devoir créer autant d'emplois qu'auparavant ; le SMIC français a été imité en Angleterre, sans que la dynamique de l'emploi en soit réduite ; la réduction du temps de travail (RTT) ne mérite ni excès d'honneur, ni excès d'indignité. L'OCDE, traditionnellement prompte à dénoncer les rigidités, a d'ailleurs beaucoup nuancé son diagnostic ces dernières années.

Le contexte extérieur au marché du travail exerce, quant à lui, une influence importante sur ses conditions d'équilibre. La formation initiale tend à se professionnaliser, mais de trop nombreux exclus demeurent. La financiarisation de l'économie change la donne. Le degré de concurrence sur le marché des biens doit être pris en compte. Fondamentalement, le régime économique que connaissait la France des Trente Glorieuses est bouleversé : l'Etat keynésien, à finance dirigée, est en crise. Les grandes firmes ne gèrent plus de la même manière les marchés internes du travail, renonçant à leur rôle formateur.

Dans ces conditions, M. Bernard Gazier a indiqué qu'il n'y avait d'autres choix que de compléter les politiques publiques de l'emploi par un dispositif de « flexi-sécurité » élargie.

Les politiques de l'emploi peuvent agir sur le marché du travail par trois canaux qui ont été successivement empruntés : l'absorption des chocs (avec les pré-retraites par exemple), la relance du marché du travail (avec la RTT), l'abaissement des coûts du travail (les exonérations de charges).

Aucune de ces voies n'est exempte d'insuffisances et, surtout, elles apparaissent illisibles et réduites dans leurs ambitions : les mesures, au nombre de 70 à 80, s'empilent ; les publics concernés sont toujours les mêmes.

Deux visions de la « flexi-sécurité » sont envisageables : le réaménagement des liens entre protection de l'emploi et protection sociale, comme au Danemark, mais cette option ne fonctionne que dans un petit pays, de petites et moyennes entreprises, au prix de coûts très élevés ; une « flexi-sécurité » élargie, reposant sur un ancrage territorial identifiable, la région, et recourant à la plus grande diversité d'instruments.

En conclusion de son intervention, M. Bernard Gazier a appelé à renoncer à la politique d'abaissement des coûts du travail qui représente une sortie vers le bas, à rechercher un nouvel équilibre des droits et devoirs des chômeurs et à professionnaliser la gestion des transitions qui sont une réalité inévitable.

Un large débat s'est alors ouvert.

M. Joël Bourdin, président, s'étant inquiété des conclusions de l'intervenant relatives à l'inutilité des réductions du coût du travail, M. Bernard Gazier a considéré que le subventionnement de l'emploi produisait des effets d'aubaine, de l'ordre de 4/5e des coûts engagés, les grandes firmes jouant de la subvention comme on joue du piano. Il s'est déclaré favorable à des orientations plus ciblées, soulignant que, dans une telle logique, il fallait renoncer à faire du niveau de salaire un critère d'octroi des subventions à l'emploi.

M. Joël Bourdin, président, ayant relevé qu'un problème majeur existait avec l'inadéquation des formations aux besoins, M. Bernard Gazier a abondé en son sens, préconisant le développement des partenariats entre entreprises et acteurs du système de formation.

M. Joseph Kerguéris a insisté sur l'importance, pour les groupements d'employeurs, de nouer des relations avec le système de formation.

M. Gérard Bailly a alors souligné l'impact de la concurrence internationale sur l'emploi dans une économie désormais mondialisée. Il a lui aussi insisté sur les enjeux d'une formation adaptée aux besoins.

M. Philippe Leroy a relevé le développement de phénomènes de relocalisation fondée sur l'exploitation des qualités des mains d'oeuvre locales et des solutions simples permettant d'améliorer la productivité. Il en a conclu que l'effort d'innovation dans les hautes technologies, quoique nécessaire, ne devait pas accaparer l'ensemble des moyens d'une politique industrielle, dont il a salué le retour.

M. Bernard Gazier a reconnu, si la mondialisation invitait à développer des niches, qu'elle ne laissait personne à l'abri. Il a souligné la complémentarité entre travailleurs qualifiés et non qualifiés et tous les enjeux s'attachant à la mise en oeuvre de dispositifs visant à prévenir les dégâts cumulatifs causés par les pertes d'emplois.

Fonctionnement du marché du travail en France - Audition de M. Raymond Torres, chef de la division Analyse des politiques de l'emploi de l'OCDE

La délégation a, ensuite, procédé à l'audition de M. Raymond Torres, chef de la division Analyse des politiques de l'emploi de l'OCDE.

M. Raymond Torres a remarqué qu'en France, 40 % des personnes en âge de travailler n'avaient pas d'emploi, soit un écart de 15 points de pourcentage avec les meilleurs pays de l'OCDE, et qu'il s'agissait pour l'essentiel d'inactifs aux deux extrémités de la vie (les jeunes et les seniors).

Il a souligné que cela représentait en soi un défi, mais renouvelé encore par des perspectives démographiques désormais plutôt moroses.

Il a indiqué que l'OCDE avait renouvelé sa stratégie pour l'emploi autour de quatre piliers : une politique macro-économique appropriée ; la suppression des entraves à l'activité et à la recherche d'emploi ; la réduction des obstacles à la demande de main-d'oeuvre ; et la promotion du développement des qualifications et des compétences des travailleurs.

En ce qui concerne la politique macro-économique, la politique monétaire n'étant plus mobilisable, la charge de l'ajustement incombe à la politique budgétaire. Celle-ci doit être active afin de réduire le risque que des hausses temporaires du chômage ne deviennent permanentes, mais aussi symétriques : il faut accumuler des surplus pendant les périodes de croissance pour pouvoir intervenir dans les phases de ralentissement.

S'agissant de la suppression des entraves à l'activité, il importe de promouvoir la participation. Si des prestations élevées réduisent les incitations au travail, cela peut être compensé par une politique d'activation bien conçue.

Répondant à une demande de précision sur ce dernier point, de M. Gérard Bailly, M. Raymond Torres a indiqué qu'il s'agissait, pour l'essentiel, de mettre en place des services d'emploi efficaces et qu'un énorme potentiel existait en France dans ce domaine, surtout si une fusion entre les différents intervenants était réalisée.

Sur ce point, il a ajouté qu'il convenait d'abord d'étendre la logique des obligations réciproques au-delà des prestations chômage, par exemple au revenu minimum d'insertion, mais également de réformer la fiscalité et les prestations de sorte que le travail soit plus rémunérateur.

M. Joël Bourdin, président, ayant interrogé l'intervenant sur l'évaluation de la prime pour l'emploi (PPE). M. Raymond Torres a estimé que la PPE était insuffisamment ciblée, avec plus de 8 millions de bénéficiaires, perçue avec trop de retard et qu'elle était accompagnée d'effets de seuil vraisemblablement contre-productifs.

Il a insisté sur l'importance de procéder à une évaluation indépendante de ce dispositif.

Enfin, il a jugé souhaitable, pour promouvoir la participation au marché du travail, de conduire des actions spécifiques pour les groupes sous-représentés : les seniors, avec la suppression des pré-retraites et une aide au maintien dans l'emploi ; les femmes, pour lesquelles il faut promouvoir l'aide à la garde d'enfants, lever les barrières au temps partiel et veiller à ce que les dispositifs assurent un équilibre avec la vie familiale et les jeunes, avec la lutte contre l'échec scolaire et le renforcement des liens entre école et travail.

S'agissant des seniors, M. Raymond Torres a remarqué que si la loi de 2003 sur les retraites allait dans le bon sens, il fallait déplorer, en France, le manque d'effort de formation tout au long de la vie : les salariés en formation représentent chaque année 6 % du total en France, contre 18 % en Finlande.

Evoquant les jeunes, il a remarqué qu'en Allemagne, les Chambres de commerce et d'industrie étaient chargées d'assurer la liaison entre l'appareil de formation et les entreprises, mission d'intérêt public, qu'il a qualifiée de stratégique.

M. Raymond Torres a alors abordé les éléments permettant d'apprécier les obstacles à l'emploi rencontrés par les entreprises. Il n'existe pas de relation claire entre le code du travail et le chômage, mais il paraît essentiel de minimiser l'incertitude juridique des coûts de licenciement. La mise en place d'un contrat unique avec protection croissante à l'ancienneté, comme dans le système autrichien des comptes d'épargne individuels transférables, ou l'exemple danois de « flexi-sécurité ».

En réponse à une demande de précision de M. Joël Bourdin, président, M. Raymond Torres a admis que le système autrichien n'avait pas encore été évalué et qu'il fallait estimer son impact sur les salaires afin de déterminer qui supportait réellement le financement des comptes d'épargne.

Il a alors ajouté qu'il était souhaitable de choisir entre un système complètement dérégulé comme aux Etats-Unis, et un système de « flexi-sécurité » comme au Danemark plutôt que de suivre les autres modèles plus rigides mais aussi, finalement, moins protecteurs.

M. Joël Bourdin, président, ayant demandé à l'intervenant son sentiment sur la responsabilité du SMIC sur les performances du marché du travail en France, M. Raymond Torres a observé que les pays à salaire minimum et coin social élevés connaissaient des problèmes de chômage plus vifs que les autres. Il a remarqué que la baisse du coût du travail en France avait porté ses fruits et qu'elle s'était traduite, dans le dernier épisode de ralentissement économique, par une meilleure résistance de l'emploi.

M. Joël Bourdin, président, s'est alors inquiété des conséquences d'une telle politique sur la hiérarchie des salaires.

M. Joseph Kerguéris a souligné la relativité du concept de coin fiscal et social, remarquant que dans les pays où les besoins sont faiblement collectivisés, les ménages doivent distraire une proportion de leur revenu plus importante pour couvrir ces besoins.

M. Raymond Torres en est convenu, soulignant que le coin fiscalo-social pouvait être considéré à trois égards : la compétitivité des entreprises, les incitations au travail et les choix de financement de la protection sociale.

Enfin, en réponse à une question de M. Joël Bourdin, président, sur l'impact des politiques de réduction du temps de travail, M. Raymond Torres a estimé que si le temps partiel pouvait entraîner une hausse des taux d'activité, les effets de la réduction générale du temps de travail étaient moins favorables.