Mercredi 15 mars 2006

- Présidence de M. Alex Türk, président -

Audition MM. Hugues Lagrange et Marco Oberti, chercheurs à l'Observatoire sociologique du changement (OSC)

La mission a d'abord procédé à l'audition de MM. Hugues Lagrange et Marco Oberti, chercheurs à l'Observatoire sociologique du changement (OSC).

M. Hugues Lagrange a expliqué qu'il venait d'achever un travail de recherche de plusieurs mois sur les émeutes de l'automne dernier, en collaboration avec M. Marco Oberti, et que le fruit de cette étude serait prochainement publié dans un ouvrage intitulé « Retour sur les émeutes, créer de nouvelles solidarités urbaines ». Il a ensuite constaté que les événements qui s'étaient déroulés du 27 octobre au 17 novembre avaient concerné plus de 300 quartiers et qu'ils s'étaient soldés par la destruction de plusieurs milliers de véhicules et de 1.700 bâtiments publics. Il a insisté sur l'attitude des forces de l'ordre qui ont apporté une réponse proportionnée en procédant à 3.000 interpellations, observant que celles-ci s'étaient accompagnées de mandats de dépôt à l'encontre de 118 mineurs.

Il a estimé que l'ensemble de ces faits relevait des violences urbaines et ne pouvait être considéré comme des actes de délinquance, compte tenu en particulier du très faible nombre d'actes de pillages ou vols caractérisés.

Il a déclaré que ces violences avaient surtout concerné les zones urbaines sensibles (ZUS) et notamment des quartiers qui avaient déjà fait l'objet d'opérations de démolition-reconstruction.

Evoquant le profil des fauteurs de troubles, il a considéré qu'il s'agissait dans 80 % des cas de jeunes sans antécédents judiciaires, remarquant que 35 % des habitants des quartiers concernés étaient des jeunes de moins de 20 ans. Compte tenu des indications recensées, il a pu établir que lorsque la proportion des ménages excédant 6 personnes dépassait 12 % du nombre total des ménages considérés, la probabilité que les jeunes aient participé aux émeutes était de 82 % ; lorsque cette proportion tombe en dessous de 3 %, la probabilité n'est que de 25 %. Il en a conclu qu'il existait un problème de socialisation des jeunes dans les familles très nombreuses issues de l'immigration, en particulier concernant les familles originaires du Sahel. Il a expliqué cette situation par les frustrations plus nombreuses que connaissent ces jeunes qui sont confrontés à des problèmes aigus d'éducation, d'emploi et de logement.

M. Hugues Lagrange a en particulier insisté sur les problèmes d'échec scolaire constatés dès le CE2 qui s'aggravaient en classe de 6e et jusqu'au brevet. Il a estimé que cette situation trouvait ses origines dans des problèmes de préscolarisation, de modèles familiaux dévalorisés et d'accompagnement insuffisant à la scolarisation. Il a remarqué en outre que les modèles d'accomplissement étaient liés au regard que les jeunes portaient sur leurs aînés et qu'il en résultait, lorsque ceux-ci ne trouvaient pas d'emploi, un facteur démobilisateur pour l'effort scolaire des plus jeunes.

Il a par ailleurs considéré que la ségrégation ethnique s'était accentuée depuis une vingtaine d'années en France, observant que c'était dans les ZUS que l'écart de revenu était le plus large avec la ville avoisinante. Evoquant la dimension ethnoculturelle des problèmes, il a considéré qu'il existait un déficit d'analyse en ce domaine et que ces clivages n'étaient pas pris en compte dans la définition des politiques publiques qui visent avant tout à lutter contre des discriminations individuelles. Il a, par exemple, noté que l'issue des émeutes avait été différente lorsque les jeunes issus de l'immigration étaient représentés dans les services publics locaux.

M. Marco Oberti a estimé qu'il existait souvent un malentendu concernant le développement de la ségrégation urbaine et scolaire puisque celle-ci, contrairement aux idées reçues, concernait d'abord les quartiers les plus riches. Citant l'exemple du département des Hauts-de-Seine, il a souligné la corrélation existant entre les établissements scolaires publics les mieux dotés et les communes les plus favorisées. Il a aussi observé que c'était dans les communes les moins favorisées que l'offre d'enseignement privé était la moins développée. Il a remarqué que les cadres et les professions intellectuelles supérieures pratiquaient davantage l'évitement scolaire que les classes moyennes.

Evoquant les zones d'éducation prioritaire, il a cité plusieurs études qui montraient que leur efficacité était en réalité limitée, qu'il ne s'agissait pas d'un outil de « déségrégation » et que l'appellation ZEP suscitait une stigmatisation à l'origine de stratégies d'évitement. Il a estimé, par ailleurs, que la carte scolaire enfermait encore plus dans leur quartier les enfants des familles les plus défavorisées. Il a évoqué les diverses propositions faites pour favoriser la mobilité des meilleurs élèves, pour créer des lycées innovants dans les quartiers ainsi que le projet « ambition réussite » et a considéré que ces propositions relevaient davantage d'une autre problématique relative à la diversification des élites.

Il a par conséquent estimé qu'il fallait préserver le principe de la carte scolaire tout en la redéfinissant grâce à la mise en oeuvre de nouvelles échelles qui pouvaient s'inspirer de la notion de « bassin scolaire ». Il a aussi proposé une réduction des écarts concernant l'offre scolaire grâce à la diversification des options dans les établissements des quartiers. Il a, enfin, évoqué une proposition de Patrick Weil tendant à réserver à chaque lycée un quota d'élèves qui pourraient accéder aux classes préparatoires.

Il a également évoqué les établissements privés qui échappent à la carte scolaire en considérant qu'il pouvait être utile de réfléchir aux modalités permettant de les y intégrer.

Un large débat s'est alors instauré.

M. Philippe Dallier a tout d'abord observé qu'il était logique de constater que les troubles aient été plus nombreux dans les quartiers qui avaient été considérés comme étant les plus en difficulté et où il convenait de mener des opérations de rénovation. Il a demandé des précisions concernant la mixité dans les services publics en estimant que celle-ci existait déjà dans l'ensemble des communes concernées par les troubles de novembre. Evoquant la carte scolaire, il a estimé que la meilleure façon de lui conserver son sens était de ne pas accorder de dérogations.

Mme Nicole Bricq a déclaré qu'il existait un lien étroit entre les problèmes rencontrés dans les écoles primaires et dans les collèges. Elle a rappelé que les conseils généraux étaient désormais compétents pour définir la carte scolaire avec les maires au niveau départemental. Elle a enfin souhaité obtenir des précisions concernant le lien établi entre le lieu des émeutes et les opérations de démolition-reconstruction.

Tout en souhaitant un examen approfondi des premiers dossiers conduits par l'ANRU, M. Yves Dauge a rappelé que le recul manquait encore pour conduire une telle évaluation. Il a souhaité que l'on apprécie l'action de l'ANRU au regard de la complexité de la problématique urbaine. Il s'est en outre interrogé sur le nombre de collèges à fort effectifs (800 à 900 élèves) en Seine-Saint-Denis et a insisté sur les difficultés à gérer ce type d'établissement.

M. Philippe Dallier lui a indiqué que les 113 établissements de ce département ont en moyenne 600 élèves.

M. Yves Dauge a ensuite évoqué le processus de ségrégation implicitement à l'oeuvre dans l'affectation des élèves à l'intérieur d'un même collège. Il a regretté comme les deux intervenants que les ZEP soient généralement sous-dotées et stigmatisées. Après avoir rappelé les confrontations violentes entre la police et les jeunes au cours des événements de la fin de l'année dernière, il s'est interrogé sur le nombre de commissariats en Seine-Saint-Denis et sur les informations disponibles sur les commissariats de quartiers. Il a regretté que ces commissariats soit proportionnellement en nombre beaucoup plus faible dans les quartiers en difficulté. Il a enfin demandé des précisions sur la place et le rôle dans ces quartiers des Maisons de justice et des points d'accès au droit.

Mme Raymonde Le Texier a souligné l'intérêt de l'analyse des intervenants sur les phénomènes d'échec scolaire, de discrimination ethnoculturelle et de « formatage » des élites. Elle leur a demandé de préciser leur commentaire sur les actions de l'ANRU, souvent accompagnées dans les quartiers concernés par la peur du devenir et de la disparition des racines. Elle a noté que le CE2 était bien la classe charnière de la réussite et de l'échec scolaires et a demandé à M. Hugues Lagrange de clarifier son analyse sur les incidences de l'activité professionnelle des femmes ainsi que sur la problématique du logement dans les quartiers. Evoquant la question des ZEP, elle a demandé aux deux sociologues s'ils disposaient de points de comparaison avec des exemples étrangers et s'est prononcée pour une politique d'éducation prioritaire plus efficace avec des crédits mieux ciblés.

M. Thierry Repentin s'est interrogé sur la place du fait associatif dans les quartiers qui ont connu des violences. Dans le prolongement de l'intervention de M. Yves Dauge, il a insisté sur l'importance de la police en tant qu'institution républicaine dans les quartiers et a souligné qu'un travail au quotidien devrait permettre de faire évoluer les relations entre les populations et la police. Il a rappelé qu'il ressortait de l'audition des maires de villes ayant connu des émeutes à la fin de l'année dernière que près de la moitié de ces actes de violence avaient trouvé leurs origines dans des problèmes avec la police. Comme M. Philippe Dallier, et à la différence de la position défendue par M. Yazid Sabegh, il a estimé qu'aucune dérogation à la carte scolaire n'était envisageable dans le primaire. En s'appuyant sur l'exemple d'un collège en Isère ayant mis en place notamment des sections sportives, il a souligné les insuffisances des moyens mis à disposition des collèges dans les quartiers en difficulté, alors que les plus favorisés proposent de véritables filières d'excellence.

Mme Valérie Létard a indiqué que les quartiers ciblés par l'ANRU se caractérisaient par une forte surpopulation dans les logements, ce qui pouvait expliquer qu'ils avaient été touchés par les phénomènes de violence urbaine de novembre 2005. Concernant les familles nombreuses, notamment issues du Sahel, présentes dans ces quartiers, elle a estimé qu'il convenait de trouver des passerelles culturelles entre les populations, en encourageant la formation et la qualification, et de développer la participation des jeunes des quartiers aux équipes d'animation.

Elle s'est par ailleurs prononcée en faveur du maintien de la carte scolaire, avec une redéfinition de son périmètre, ainsi que de la mise en place de quotas d'accès aux classes préparatoires, avec une politique d'accompagnement scolaire dotée de moyens adaptés.

Elle a estimé que la police de proximité avait facilité les contacts sur le terrain et a regretté que les actions s'inscrivent aujourd'hui moins dans la durée. Dans cette perspective, elle s'est interrogée sur les évolutions du comportement des jeunes à l'égard de la police. Afin de lutter contre l'échec scolaire, elle a enfin insisté sur l'importance d'une action très amont.

M. Jean-Paul Alduy a souhaité que l'ANRU soit auditionnée par la commission et qu'un questionnaire, enrichi par les auditions menées jusqu'alors, lui soit préalablement transmis. Citant pour exemples les actions en faveur de la parentalité et les médiateurs spécialisés comme relais de la police de proximité, il a insisté sur l'importance de la chaîne des acteurs de la politique de la ville, qui en conditionnent sa réussite.

En matière scolaire, il a estimé qu'il convenait de programmer, sur 5 ou 10 ans, la disparition de la carte scolaire et a jugé nécessaire de cibler les efforts sur les établissements et les personnes en proposant un cursus attractif sans stigmatisation. Citant un collège de quartier de sa ville qui propose désormais des activités musicales, il a considéré qu'une transformation en profondeur de la composition sociale de cet établissement pouvait se produire à un horizon de 6 ou 7 ans.

Il s'est félicité que les actions de l'ANRU avaient été effectivement ciblées sur les quartiers où les tensions étaient les plus fortes, comme en ont attesté les événements de novembre 2005. Il a rappelé que cette agence n'était d'ailleurs qu'un outil et que ses projets, initiés il y a un an et demi, ne feraient sentir pleinement leurs effets que dans quelques années.

En s'appuyant sur l'exemple de Perpignan, il a estimé que deux domaines étaient sous estimés dans le cadre de la politique de la ville : le sport, qui permet de construire une dynamique sociale et de faire se rencontrer les quartiers, et la culture, qui leur apporte un supplément d'âme. Il a déploré que les projets portés devant l'ANRU jusqu'à présent ignorent ces deux dimensions.

Mme Catherine Morin-Desailly s'est enquise des statistiques disponibles sur les enseignants dans les quartiers en difficulté, alors que beaucoup de personnels vont partir à la retraite dans les prochaines années. Elle a regretté que les affectations dans les ZEP soient réservées aux plus jeunes enseignants et a estimé que ceux-ci auraient besoin d'une formation spécifique. Elle a également considéré que la dimension culturelle était négligée dans les projets de politique de la ville, alors même qu'existent des expériences novatrices qui mériteraient d'être pérennisées et étendues.

M. Hugues Lagrange a jugé que la question de la ségrégation ethnique était difficilement prise en compte dans notre pays, cette réticence empêchant de prendre toute la mesure des problèmes des quartiers. Citant l'exemple des Yvelines et du quartier du Val-Fourré, il a indiqué que l'augmentation du nombre de familles d'origine africaine allait de pair avec une baisse du nombre des familles constituant l'élite sociale des quartiers.

Concernant les actions engagées par l'ANRU, il a indiqué que les quartiers ayant bénéficié des 62 premières conventions signées par l'agence avaient connu des violences urbaines en novembre 2005 et a souligné qu'il s'agissait là d'un constat statistique objectif. En Seine-Saint-Denis il a en outre noté un traumatisme chez les populations suscité par le décalage intervenant nécessairement entre les démolitions et les reconstructions.

Il a indiqué que l'échec scolaire avant la classe de sixième multipliait par trois ou quatre le risque d'être par la suite impliqué dans un acte délinquant et que 30% des jeunes appréhendés pour de tels actes étaient déscolarisés ou en voie de relégation. Il a en revanche insisté sur les effets bénéfiques des actions d'accompagnement scolaire menées par des associations à caractère généraliste ou identitaire.

Il a en outre souligné l'impact positif du taux d'activité féminine ainsi que de la présence de cadres dans les ZUS, sur la proportion de bacheliers dans les quartiers.

Evoquant la place des minorités dans les services publics, il a jugé qu'il serait intéressant d'étudier la situation en Angleterre dans ce domaine.

Répondant à M. Philippe Dallier sur la vie associative dans les quartiers, il a indiqué que le travail associatif avait été très faible dans des villes telles qu'Aulnay-sous-Bois ou Blanc-Mesnil et que, d'une manière générale en Seine-Saint-Denis, nombre de crédits avaient été reportés ou suspendus. Il a en revanche rappelé qu'à Epinay, Pierrefitte et Bobigny, où les associations avaient été plus actives, la durée des émeutes avait été plus brève.

Revenant sur les interrogations relatives à la police et à la délinquance juvénile, il a noté une hausse considérable des procédures d'outrage et rébellion, traduisant une propension croissante des policiers à se constituer partie civile ainsi qu'une personnalisation inquiétante des incidents. Il a relevé qu'en Ile-de-France une logique de harcèlement réciproque et des relations très tendues entre les jeunes et la police avaient joué un rôle dans le déclenchement des émeutes. Il a souligné que la périphérie de Paris bénéficiait d'effectifs de police proportionnellement moins élevés que dans la capitale. Concernant la police de proximité, il a exprimé quelques réserves liées aux difficultés de la mettre en place sur le terrain, déplorant en outre que la médiation ait perdu de sa crédibilité en raison de la discontinuité des efforts consacrés.

Il a indiqué que la carte scolaire pouvait faire l'objet de deux approches : poursuivre le ciblage sur certaines zones ou sortir de la logique territoriale en homogénéisant les conditions d'étude. Exprimant sa préférence pour la seconde approche, il a souligné que les parents, dans leur choix d'établissement, prenaient en considération non seulement l'offre scolaire, mais aussi le public fréquentant l'établissement. Il a estimé qu'il convenait donc d'agir à la fois sur la qualité de l'offre d'enseignement, mais aussi sur le profil social, voire ethnique, des établissements pour aller dans le sens d'une plus grande mixité. Il a toutefois rappelé qu'il convenait également de s'adapter aux réalités des territoires, estimant que les ZEP sont trop rigides et contribuent à entretenir de fait la ségrégation urbaine.

S'agissant de l'école, il a souligné la crainte que suscitent les classes populaires, qui sont associées à une disqualification scolaire. Il a indiqué que les comparaisons internationales permettaient d'identifier des pays (Suède, Finlande, Autriche, Australie...) qui sont en avance en termes de mixité sociale, de diffusion des connaissances et de performances scolaires.

Mme Raymonde Le Texier a noté l'intérêt de cette analyse et a estimé qu'il convenait de créer de nouvelles solidarités urbaines.

Audition de M. Eric Marlière, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

La mission a enfin procédé à l'audition de M. Eric Marlière, chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP).

M. Eric Marlière a précisé, tout d'abord, que son ouvrage intitulé « Jeunes en cité - Diversité des trajectoires ou destin commun ? », était issu de sa thèse de sociologie, consacrée à une approche socio-historique sur la fin du monde ouvrier à Gennevilliers.

Faisant observer que cette ancienne « banlieue rouge » était devenue, à la fin des années 1970, un lieu de grande violence, touché par le chômage des enfants d'ouvriers et d'immigrés, il a rappelé que Gennevilliers abritait le deuxième quartier à être passé, dès 1982, après les Minguettes, sous l'égide de la politique de la ville.

Il a analysé, dans un premier temps, les trajectoires d'insertion des enfants d'ouvriers, souvent issus de l'immigration, d'une cité HLM construite dans l'entre-deux guerres et rénovée dans les années 1980, à partir de l'étude de sept groupes de jeunes.

Il a distingué, d'abord, trois groupes de jeunes aujourd'hui âgés d'environ 30 ans :

- les « invisibles », dont 40 % sont diplômés de l'université ;

- les « musulmans pratiquants » qui ont, pour la moitié d'entre eux, suivi des études supérieures longues, notamment dans les filières scientifiques, et qui sont, par ailleurs, adeptes d'un islam plus ou moins assidu relevant de la mouvance salafiste ;

- « les jeunes de la galère » qui ont connu les processus d'exclusion, ont été impliqués dans des trafics de cannabis et des recels, et sont aujourd'hui qualifiés d'« intermittents du travail ».

D'autres groupes appartiennent à des classes d'âge plus jeunes :

- les « Marocains du Sud », issus notamment de familles originaires d'Agadir, dont certains ont suivi des études supérieures courtes ;

- les jeunes originaires de Grande Kabylie, qui sont plus touchés par les processus d'exclusion et de délinquance ;

- les jeunes de 18 ans, c'est-à-dire ceux ayant le profil des émeutiers, qui sont partagés entre la scolarité au lycée et l'entrée dans des processus de délinquance.

Enfin, il a évoqué la « génération des années 1980 », groupe qui constitue la mémoire collective de l'ensemble de ces jeunes. Il a précisé que les jeunes de cette génération avaient été, pour beaucoup, les premières victimes de la toxicomanie, ainsi que les premiers exclus du monde ouvrier, à la suite de la fermeture des usines.

A partir de cette analyse, M. Eric Marlière a tiré la conclusion qu'il n'existait pas de catégorie unique et uniforme de « jeunes de cité ».

Toutefois, il a souligné, dans un second temps, que ces jeunes partageaient une culture commune, liée notamment à un passé ouvrier commun et à une pratique assez souple de l'islam, ponctuée par des fêtes comme le Ramadan.

Il a fait observer, par ailleurs, qu'ils étaient intégrés à la société française, à la fois par la maîtrise de la langue, la connaissance des institutions pour certains, et leur goût pour la culture consumériste.

Il a constaté, néanmoins, qu'ils portaient un regard sombre et pessimiste sur les institutions : il existe ainsi un rapport de défiance à l'égard de la police, considérée comme la « police de l'Etat » ou la « police des bourgeois » ; de même, les jeunes évitent les éducateurs, perçus comme des agents des renseignements généraux, ainsi que les animateurs municipaux issus du quartier qui ont, selon eux, renié leurs origines. Quant à leur vision des responsables politiques, M. Eric Marlière a indiqué qu'elle était marquée par la « théorie du complot », en raison d'une allégeance supposée au sionisme ou à la franc-maçonnerie.

S'appuyant sur l'analyse établie par M. Olivier Masclet dans un récent ouvrage intitulé « La Gauche et les cités, enquête sur un rendez-vous manqué », il a précisé que les jeunes des « banlieues rouges » se sentaient trahis par les élus, quelle que soit leur appartenance politique.

Enfin, M. Eric Marlière a évoqué sa récente contribution à un ouvrage collectif, « Quand les banlieues brûlent », qui l'a amené à interroger certaines populations sur leur vision des émeutes du mois de novembre dernier, qui diffère selon les générations.

Un large débat s'est ensuite engagé.

En réponse à M. Philippe Dallier qui s'est interrogé sur les facteurs ayant contribué à prévenir le déclenchement de violences en novembre dernier à Gennevilliers, qualifiée de « Suisse », M. Eric Marlière a indiqué que cette ville bénéficiait d'un tissu social et éducatif solide, du fait de sa longue tradition ouvrière, mais aussi de la présence d'un islam structuré ayant contribué à la réhabilitation d'anciens délinquants, et d'une population stable.

M. Yves Dauge a souhaité connaître la situation du quartier du Luth, composé essentiellement de grandes barres d'immeubles et qui a fait l'objet d'un film controversé, en soulignant que ce quartier avait bénéficié d'un investissement important de la politique de la ville depuis 15 ans.

M. Eric Marlière a indiqué que, seule, une voiture y avait brûlé, alors qu'y réside un tiers de la population de Gennevilliers. Il a rappelé que ce quartier avait été construit au début des années 70 pour accueillir notamment des cadres, mais que ceux-ci l'avaient déserté dans les années 80 lorsque s'y était installé un trafic de drogues dures, alors que le quartier des Grésillons était réhabilité.

M. Thierry Repentin s'est inquiété du pessimisme des populations de ces quartiers et plus particulièrement des jeunes envers les institutions et a souhaité connaître leurs attentes et savoir s'il y avait été répondu depuis novembre.

M. Alex Türk, président, relevant que l'intervenant considérait qu'il n'y avait pas de profil type de jeunes de banlieue, a souhaité savoir si ce diagnostic s'appliquait au seul quartier étudié ou à l'ensemble des banlieues.

M. Eric Marlière a considéré qu'il y avait plusieurs trajectoires de jeunes et que l'école apparaissait comme l'un des éléments de fragmentation de parcours entre ceux réussissant et les autres, au même titre que l'entrée dans la délinquance et la pratique sportive. Il a souligné qu'une partie des « invisibles », pourtant diplômés, subissait des discriminations à l'embauche, ce qui provoquait un fort ressentiment envers la société, alors que les délinquants assumaient plus volontiers leur échec.

Il a estimé que l'aggravation de la situation de l'emploi depuis 20 ans avait joué un rôle prépondérant, et déploré que des personnes, pourtant titulaires d'une maîtrise de gestion, en soient réduites à être caissières. Souscrivant à l'analyse développée par M. Louis Chauvel dans « Le destin des générations », il a précisé que les personnes nées dans les années 1940 et 1950 avaient bénéficié des Trente glorieuses, alors que leurs aînés percevaient des retraites modiques et que les plus jeunes se trouvaient dans une situation difficile, encore aggravée par leur origine populaire et immigrée.

Il a enfin déploré la méconnaissance du terrain par les « experts » chargés de la politique de la ville et préconisé de vérifier l'utilisation des fonds alloués à ce titre, en estimant notamment que certains recrutements d'éducateurs avaient été effectués sans discernement.