Actes du colloque Vive la Loi
Réaction du témoin
M. Alex TÜRK, Sénateur, président de la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés
Pour réagir à ces interventions très diverses, je m'appuierai sur quelques exemples, qui témoignent de décalages, que je ressens à la fois comme parlementaire et comme président de la Commission nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL).
Le premier décalage est relatif au besoin de la loi. Il apparaît, en effet, souvent que pour répondre à la moindre difficulté passagère, on a recours à la promulgation d'une loi, censée avoir la vertu quasi magique de remettre de l'ordre dans toutes choses. Bien souvent, compte tenu du taux d'application de la loi, une telle mesure ne peut avoir qu'un « effet placebo ». Et aussi, malgré tout, même si nombre de dispositions législatives ne sont jamais appliquées, la loi aura rempli son office en répondant au besoin exprimé à un moment donné par la population donc rendu un service, qui n'est pas exactement celui auquel le législateur avait pensé.
Il y a quelques années, le Parlement avait failli légiférer à propos du poids des cartables, à la suite des revendications de mères de famille qui pensaient que leurs enfants étaient fatigués par cette charge excessive sur leurs épaules... Il est ainsi des cas où la population attend de la loi des réponses qu'elle n'est pas censée apporter. Il faut néanmoins beaucoup de courage de la part des parlementaires pour le lui dire.
Le deuxième décalage, qui répond à la préoccupation exprimée par M. Etchegoyen, est relatif à l'évaluation des politiques publiques. Il rejoint en outre les positions contraires qu'ont adoptées, lors de la première partie du colloque, le sénateur Gélard et M. Drago sur l'utilisation de l'Office parlementaire d'évaluation. Il apparaît ainsi clairement qu'il est bien difficile aujourd'hui de savoir quel organe conduit l'évaluation des politiques publiques - si elle l'est réellement.
Ce décalage est vécu chaque jour par la CNIL, qui est constamment prise par le temps. Elle est, en particulier, en retard permanent vis-à-vis de l'évolution des technologies. Ainsi, cette année, la CNIL s'est vue soumettre davantage de problèmes que durant les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis sa création - qu'il s'agisse de la biométrie, des repérages à distance, de la photographie numérique intégrée aux téléphones portables, des spams, etc. Il ne se passe pas une journée sans que les membres de la CNIL aient le sentiment que la législation est totalement contournée par l'évolution des technologies. Le législateur se doit pourtant de légiférer. Cette difficulté explique notamment que la loi Informatique et libertés, qui devait être votée en octobre 1998, ne sera finalement adoptée - si tout se passe comme prévu - qu'en juillet 2004. La France est aujourd'hui le pays qui a accumulé le plus grand retard en la matière, alors qu'elle avait longtemps été, au contraire, le pays le plus en pointe. Il y a deux ans, lorsque le Gouvernement a été contacté par la Commission européenne pour connaître les dispositions de la loi française en application de la directive de 1995, celui-ci a été contraint de transmettre la loi de 1978 ! Or un certain nombre de spécialistes de Bruxelles ont estimé que celle-ci était encore pertinente... C'est dire que le législateur était à l'époque très en avance - donc en décalage - et qu'il est aujourd'hui très en retard, donc en décalage.
Les évolutions spectaculaires des technologies conduisent d'ailleurs à une hyper-spécialisation des parlementaires qui, à la commission des Lois, se chargent systématiquement de l'étude de ces questions. Le rôle du législateur n'est cependant pas de connaître dans le détail les aspects techniques de ces enjeux, mais bien plutôt d'essayer de trouver le juste équilibre entre la défense de la liberté et la nécessité du progrès.
Ce décalage de temps se manifeste en outre entre les médias et le Parlement, celui-ci abordant parfois des questions qui s'avèrent en avance par rapport à l'éveil de l'intérêt des médias Dès lors, l'écho n'est que très relatif. Par exemple, lorsque, il y a quelques mois, la CNIL avait souhaité exposer à des journalistes le problème de la transmission des données personnelles exigée par les Etats-Unis à l'égard de toutes les compagnies aériennes européennes, ceux-ci avaient rétorqué n'être pas intéressés par l'information. Aujourd'hui, ils font valoir qu'il s'agit d'une question fondamentale et somment le législateur de réagir. Les parlementaires s'étant trouvés, en cette occasion comme en d'autres, en porte-à-faux, ne peuvent que s'interroger sur les lacunes de leur politique de communication.
Enfin, il existe un troisième décalage, relatif aux relations internationales. Le fossé s'agrandit en effet chaque jour, au point de devenir considérable, entre la logique juridique américaine et la logique juridique européenne. C'est, pour ma part, en tant que président de la CNIL, ma plus grande préoccupation. Chaque jour, ce sujet fait l'objet d'un long débat avec les services : comment combler ce fossé, qui se traduit profondément par des différences de philosophie du droit, mais également par des questions très concrètes ? Les solutions introuvables en matière de droit international commercial entre les Etats-Unis et l'Europe se résolvent ainsi par des instruments juridiques inédits, qui constituent des « boîtes noires juridiques » posées au milieu de l'océan et qui reposent essentiellement sur le volontariat américain. Des problèmes du même ordre se posent en matière de lutte contre le terrorisme, notamment celui de la transmission des données personnelles des passagers des compagnies aériennes européennes, ainsi qu'en matière d'audit, les sociétés spécialisées européennes étant soumises à la forte pression du droit américain. C'est aussi le problème des spams, qui n'est pas traité de la même manière de part et d'autre de l'Atlantique, alors que le réseau que ces messages empruntent ne connaît pas de frontières.
Le législateur est ainsi condamné dans les années qui viennent à imaginer des solutions permettant de réconcilier deux systèmes juridiques aussi différents. Ces solutions reposeront sans doute sur le système particulier des conventions - qui ne sont pas des traités.
Mme Dominique de la GARANDERIE
M. Schaub, responsable de la Direction générale des marchés intérieurs à Bruxelles, exposait récemment les relations permanentes qui existent aujourd'hui entre l'Union européenne et les Etats-Unis pour essayer d'anticiper dans les textes à venir les chocs juridiques que vous venez de décrire. Les conventions seront ainsi au coeur de la négociation, qu'évoquait précédemment M. Wolton.
La salle est maintenant invitée à s'exprimer sur les réponses que les intervenants ont apportées à la question de la « loi retrouvée » et sur les préoccupations qu'ils ont soulevées.