Les quatrièmes et cinquièmes rencontres sénatoriales de la justice
Colloques organisés par M. Christian Poncelet, président du Sénat - Palais du Luxembourg - 20 juin 2006 et 5 juillet 2007
Stages en juridictions - Intervention de Jean-Pierre Michel
M. Jean-Pierre MICHEL .- Depuis que je suis sénateur, c'est le deuxième stage que j'effectue et je constate que les deux se complètent. Le premier a eu lieu l'année dernière à Castres, petit département avec deux tribunaux de grande instance (TGI), et le second a eu pour cadre le tribunal pour enfant de Bobigny, un gros département qui n'a qu'un seul TGI.
J'ai tenu effectivement à faire ce stage au tribunal pour enfants à un moment où je le dis comme je le pense ce tribunal avait été injustement critiqué, comme les plus hautes autorités de la Cour de cassation l'avaient souligné.
Bien sûr, et ce n'est pas une formule de politesse, je tiens à remercier toutes celles et ceux qui ont pris de leur temps pour m'accueillir : le chef de juridiction (je salue M. le Procureur de la République ici présent), ses substituts (ils sont sept au tribunal pour enfants de Bobigny), les juges des enfants, les personnels éducatifs et les greffiers.
J'en viens aux observations que je souhaite faire.
Premièrement, contrairement à ce que l'on peut penser ou dire quelquefois, j'ai trouvé, dans les diverses audiences auxquelles j'ai participé (audiences pénales à juge unique, audiences d'assistance éducative et permanences) que le respect et l'humanité n'excluent pas le rappel à la loi et la sévérité, que les deux choses sont associées de façon très nette et qu'il ne s'agit donc pas de parler d'un certain laxisme qui régnerait au sein de ce tribunal.
Deuxièmement, je tiens à souligner l'engagement de celles et ceux qui travaillent là dans des conditions difficiles. En effet, ce tribunal est déjà à mon avis sous-dimensionné et les locaux qu'occupe le tribunal pour enfants sont à l'extrême limite de la décence, notamment pour l'accueil des personnes, alors que ce tribunal gère ou traite une population très difficile.
Troisièmement, je suis dubitatif sur la politique pénale qui règne dans le département de la Seine-Saint-Denis. Le parquet n'est peut-être pas le seul en cause et on pourra évoquer aussi les autorités de police, mais j'ai trouvé même si je dois le dire avec précaution, les trois jours qu'ont duré mon séjour étant sans doute insuffisants que le tribunal pour enfants est encombré de toutes petites affaires dans lesquelles il n'y a souvent pas de victimes. Ces affaires bloquent des magistrats du parquet et des jeunes substituts qui sont au téléphone toute la matinée pour s'entendre évoquer une litanie dont l'intérêt est vraiment limité. Lorsque les mineurs sont présentés, ils mobilisent les personnes du service éducatif qui doivent courir dans les couloirs pour voir les mineurs au petit écrou, avoir un rapport et faire en sorte que, lorsque le juge va les recevoir, il ait quelques indications. Nous verrons plus tard que, si la loi sur le point d'être votée est appliquée, il faudra bien que les juges soient en possession de dossiers de personnalité conséquents, ce qui n'est pas le cas partout aujourd'hui, pour prendre les décisions qui s'imposeront.
Tout cela peut aboutir à une audience de cabinet. Par exemple, j'ai vu une audience de cabinet tenue par une juge, d'ailleurs assez sévère, pour deux affaires sans aucune victime concernant quatre ou cinq inculpés de 15 ou 16 ans de milieu gitan et dont les parents étaient présents. Quand on nous dit qu'il faut faire des économies ailleurs, je vous laisse apprécier le temps passé et le prix de cette procédure pour rien. Il n'y avait pas de victime, tout était nié et il ne s'agissait que du vol de la bicyclette d'un copain.
Cela se fait au détriment d'affaires pénales plus graves qui méritent d'être traitées certainement plus rapidement, au fond et avec une certaine sévérité, mais aussi au détriment des audiences d'assistance éducative.
Dans un département comme celui de la Seine-Saint-Denis, j'avoue que ce qui m'a le plus « pris aux tripes », pour employer cette expression un peu vulgaire, ce sont les deux audiences d'assistance éducative auxquelles j'ai assisté et qui concernaient des enfants en danger moral qui vivaient au sein de familles totalement déstructurées et qui arrivaient devant le juge en étant souvent placés, lorsqu'on trouve des places, pour un point d'étape.
Je me souviens d'un môme de 14 ou 15 ans qui était placé et dont le père et la mère étaient séparés depuis quelques années, la séparation ne semblant pas s'être bien déroulée. A la première question du juge, le gosse a pris la main de son père d'un côté et la main de sa mère de l'autre, ce qui en disait long. Dans ces procédures, le juge n'a peut-être pas tous les moyens à sa disposition.
Les éducateurs présents font un gros travail et sont très attentifs devant un tribunal pour enfants, en particulier au pénal. J'ai eu l'exemple d'un enfant placé dont la mère avait eu cinq enfants de cinq pères différents ; quand le dernier arrivait, le précédent était totalement nié. Il s'agissait d'un petit antillais de 16 ans qui avait lancé je ne sais quoi pendant le mouvement contre le CPE. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi il avait fait cela, il a répondu que c'était parce que tout le monde le faisait, et il a précisé qu'il voulait rester en placement car il était très bien, mais on lui a ensuite demandé si sa mère était venue le voir et celle-ci a répondu négativement en expliquant qu'elle ne pouvait pas le faire. Enfin, quand le juge a demandé à l'enfant s'il avait pu voir son petit frère, il a répondu qu'il ne l'avait jamais vu, avant de fondre en larmes parce qu'il avait été condamné à cause des quelques délits qu'il avait commis.
Les juges ont affaire à des populations de ce genre. Je considère donc qu'en matière d'assistance éducative, c'est le juge des enfants qui est le mieux placé et que c'est lui, et non pas une compétence administrative, qui doit être au centre de cette procédure. Même si le Conseil général, dans la loi, aura des compétences de centralisation, je pense que c'est le juge des enfants qui doit être au centre de ces dispositifs car il est le mieux placé.
Voilà les quelques réflexions que je souhaitais exprimer sur les trois jours que j'ai passés au tribunal pour enfants de Bobigny.
Si j'élargis, ces deux stages m'éclairent beaucoup avant tout sur les thèmes qui sont discutés par notre Assemblée et sur lesquels je ne ferai pas de commentaires ici puisque les sénateurs le feront, qu'ils soient de droite ou de gauche, et que, si j'ai bien compris, la Commission des lois a fortement édulcoré le texte qui l'avait déjà été à la suite des observations officieuses du Président du Conseil constitutionnel. Nous verrons ce qu'il en ressort, mais quand je considère la population de Seine-Saint-Denis, je pense que ce n'est pas par ce moyen que l'on traitera le problème de la délinquance des mineurs dans ce département.
Ces deux stages m'éclairent également sur la carte judiciaire. Franchement, le slogan « un TGI par département » n'a aucun sens. Quand je suis allé dans le Tarn, j'ai vu deux juridictions : celle de Castres et celle d'Albi, deux tribunaux qui fonctionnaient très bien avec des chefs de juridiction extraordinaires à chaque fois, et qui s'entendaient parfaitement. Tous les lundis matin, avait lieu une réunion d'audiencement pénal et civil avec le procureur, le président, le bâtonnier, les juges, etc.
La justice était rendue dans des délais rapides et courts, surtout en matière civile, notamment par le juge des affaires familiales, mais aussi en matière pénale. Lorsqu'on dit que la sanction ne doit pas être trop éloignée de la commission de l'infraction, tout le monde est d'accord et cela peut se constater dans ces juridictions. En revanche, lorsque je constate le gigantisme du tribunal de Bobigny, je me demande s'il ne faudrait pas créer un deuxième tribunal en Seine-Saint-Denis, par exemple à Saint-Denis. Certains sont contre, d'autres pour.
Je suppose qu'à Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, le gigantisme fait également que les délais d'audiencement sont très longs et que les magistrats, les greffiers et tout le personnel de justice travaillent dans des conditions de rapidité et de stress peu favorables.
Que va-t-il sortir de tout cela ? Je ne suis pas de ceux qui disent, avec une espèce de lâche soulagement, comme le disait Léon Blum après Munich : « Il est bien qu'ils le fassent car cela nous permettra de ne pas avoir à le faire ». A mon avis, la refonte de la carte judiciaire mérite un examen attentif en termes d'aménagement du territoire, de justice rendue et de justice acceptée par les concitoyens. Or, je remarque que, dans un certain nombre de départements, dont le mien, les décisions civiles et mêmes pénales qui sont prises dans ces petites juridictions sont généralement acceptées, ce qui me paraît meilleur qu'une justice qui est contestée. Je ne dis pas que les décisions prises dans les grosses juridictions sont toujours contestées, mais qu'elles sont plus éloignées des gens, qu'elles interviennent plus tard et qu'elles manquent souvent de sens par rapport au procès pénal ou à la demande qui a été faite.
Vous constaterez, mes chers amis, que ces deux stages m'ont beaucoup appris et éclairé sur des sujets qui sont en plein dans l'actualité.
M. Emmanuel KESSLER .- Merci, Monsieur le Sénateur. Les thèmes que nous allons aborder seront un peu différents les uns des autres, même si des éléments concordants vont traverser le débat. Sur les points que vous avez abordés, si quelqu'un souhaite amorcer le débat, je lui donnerai volontiers la parole, car nous allons essayer d'être les plus directs possible dans notre dialogue et ce moment d'échange entre nous ce matin.
M. François MOLINS , Procureur de la République à Bobigny .- Pour faire écho à ce qu'a indiqué M. le Sénateur Jean-Pierre Michel, je tiens à vous faire part de quelques observations.
Nous avons été très heureux de recevoir la visite de deux sénateurs cette année. C'est effectivement l'occasion pour votre assemblée de percevoir l'application pratique des textes qui sont votés, et les effets qu'ils peuvent comporter.
Cependant, je souhaite réagir, après la discussion que nous avons eue avec M. le Sénateur, sur cette politique qui se traduit finalement par le fait que des magistrats peuvent s'occuper de choses qui peuvent apparaître relativement vénielles et qui, il y a quelques années, étaient traitées autrement, voire pas du tout.
Tout d'abord, vous avez vu la conséquence du traitement en temps réel qui fait que l'on traite par téléphone toutes les infractions signalées par les services de police. Les cas que vous évoquez ont effectivement tendance à exploser sous l'influence de deux facteurs :
- la création de très nombreuses infractions par la loi au cours des dix dernières années, ce qui a contribué à pénaliser des choses qui ne l'étaient pas dans le passé ;
- l'explosion des signalements due au partenariat avec l'Education nationale, qui contribue, au niveau des services de mineurs, au traitement d'un nombre très important d'infractions qui peuvent être très graves comme très vénielles.
Au-delà de la justesse de votre observation, il faut savoir garder raison. Nous sommes dans un concept de généralisation des réponses pénales et le travail du magistrat du parquet est justement de faire la part des choses au travers de ce qu'on lui signale. S'il est vrai que cela l'amène à traiter des choses qui peuvent paraître peu importantes, tout est important pour un mineur, l'essentiel étant de ne pas le revoir. Nous utilisons à cet égard des réponses très diversifiées. Les sujets que vous avez évoqués sont traités le plus souvent par des rappels à la loi en maison de justice ou par des mesures de réparation : nous en sommes à plus de 800 en six mois en Seine-Saint-Denis à l'heure actuelle.
Il faut donc avoir à l'esprit qu'au bout du compte, surtout au moment où l'on discute de la récidive, il n'est pas complètement inutile de penser que 80 % des jeunes que nous voyons sur des choses vénielles ne reviennent finalement pas devant le parquet des mineurs, et ne posent plus de souci.
M. Emmanuel KESSLER .- Merci de votre observation. Nous allons poursuivre les interventions sur les thèmes qui ont été retenus, en demandant à chacun de respecter une durée de trente minutes au maximum afin de laisser un temps d'échange et de débat avec chacun d'entre vous.
Nous allons commencer avec le Sénateur Jean Arthuis, ancien ministre, Sénateur de la Mayenne, Président de la Commission des finances du Sénat, qui va évoquer un élément sur lequel il s'est penché dans la Commission des finances, où on s'occupe aussi de justice : l'indépendance de la justice et l'obligation de rendre des comptes. Cette expression « rendre des comptes » peut choquer certains qui se disent que le pouvoir législatif va venir jeter un regard intrusif sur l'autorité judiciaire, et que cela pourrait constituer une entorse à la séparation des pouvoirs, alors que la justice doit fonctionner de façon autonome. Vous allez nous expliquer ce qu'il en est, Monsieur Arthuis.