L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
II. L'APPRÉCIATION DE LA VALEUR DE LA THÉORIE RÉALISTE AU REGARD DE SES CONCEPTS.
La qualité ou la validité d'un concept peut s'apprécier sur plusieurs plans : formel, fonctionnel, essentiel... Mais plutôt que de l'expliquer abstraitement, on peut préciser le propos en l'illustrant.
Tout le monde a vu des chats ; ils sont à la fois tous différents les uns des autres, mais aussi tous semblables à certains égards (surtout la nuit, comme chacun sait..., comme les hommes d'ailleurs). Mais personne n'a vu le chat. Néanmoins, on peut forger le concept du chat, c'est-à-dire cette représentation de l'objet `chat' capable de s'appliquer à tous les chats, mais aux chats seulement. Par suite, si personne n'a vu le chat, le chat existe tout de même, mais en tant que concept, qui est bien une modalité d'existence ou une modalité d'être : elle est bien différente de l'existence matérielle ou concrète, mais elle existe tout de même réellement. Dans ces conditions, un chat particulier, comme tous les autres, ne se confond pas avec son concept, mais celui-ci peut le représenter en tant que ce chat peut réellement se subsumer, comme tous les autres chats, mais seulement eux, sous le concept en question.
Or non seulement le chat peut faire l'objet un concept, mais même il le doit dès que l'on parle de chat. Car pourrait-on parler de quelque chose si l'on ne savait pas ce que c'était au point de ne pas la reconnaître ou de ne pas pouvoir se la représenter mentalement quand on l'évoque ? Mais, pour être un vrai concept, celui-ci exige de répondre à certaines qualités qui font sa validité. Ainsi, la validité essentielle de ce concept exige qu'il cerne bien l'essence du chat pour s'appliquer au chat et non, par exemple, au tigre ou à la panthère, et qu'il couvre bien tous les chats, mais seulement ces derniers. La validité formelle , quant à elle, s'applique à la définition que l'on donne au concept par les mots et les autres concepts que l'on utilise à cet effet : il faut que par les mots et les autres concepts dont elle se sert, la définition qui formule ce concept exprime bien tous les caractères à la fois communs à tous les chats, mais spécifiques aux seuls chats. Ainsi, la définition, pour être formellement valable, et le concept, pour être substantiellement exact, ne sauraient spécifier le chat, par exemple, par son pelage, car, de fait, il existe des chats sans poils (affreux d'ailleurs), ni par sa moustache ou par sa queue, car les léopards ou les lions, notamment, en ont une eux aussi... Il faut donc une combinaison de caractéristiques qui, si chacune d'entre elles n'a pas nécessairement à être originale ou spécifiques, doit être elle-même spécifique au chat. Il n'est donc pas si facile de penser le concept de chat ni de formuler sa définition. Quant à la validité fonctionnelle du concept, elle impose simplement qu'il soit bien invoqué dans les cas où il s'agit de chat et non d'autre chose, et, inversement, qu'il soit exclu en ce dernier cas.
Au total, s'il est bien défini, le concept de chat doit permettre de reconnaître en tout chat un chat - autrement dit, il doit permettre d'appeler un chat un chat. Cela pour préciser que, les concepts ayant besoin de mots pour s'identifier et se définir, il est nécessaire que les mots utilisés pour désigner ou définir les concepts impliqués dans un raisonnement répondent à des définitions présentant les mêmes qualités que ces concepts.
Qu'en est-il donc de la validité - entendue en ce sens - des concepts pertinents de la théorie réaliste de l'interprétation ?
Dès lors que la théorie réaliste dit que l'interprétation est une fonction de la volonté et non de la connaissance afin de signifier que cette opération est libre juridiquement, dès lors qu'elle soutient que la norme ne naît dans sa portée prescriptive que lorsqu'elle a fait l'objet d'une interprétation par un organe souverain mais pas auparavant, spécialement pas lors de l'émission de l'énoncé, il faut, pour que la thèse ait quelque chance d'exprimer la réalité et qu'elle soit ainsi vraie, que tous les concepts qu'elle utilise pour se poser et tous les mots que ces concepts recouvrent soient eux-mêmes dotés des qualités que l'on vient de résumer.
La question en l'espèce pertinente est donc de savoir si les concepts d'interprétation, de volonté, de connaissance, de liberté, de norme, de prescription, de droit... sont eux-mêmes correctement compris, définis, utilisés et adéquatement articulés les uns aux autres. Or, pour se concentrer sur les deux concepts les plus centraux de la thèse, pris dans leur rapports à ceux par lesquels ils se définissent eux-mêmes, il ne semble pas que ce soit le cas ni du concept d'interprétation ni du concept de norme.
Bien qu'ils soient étroitement solidaires, au point de se définir en partie l'un par l'autre de façon à soutenir la thèse principale de la théorie réaliste de l'interprétation, on va les envisager successivement. On verra alors que pratiquement tous les mots et tous les concepts de la théorie réaliste doivent être entendus d'une façon que l'on doit dire `autonome', dans la mesure où leur sens n'est pas celui qui prévaut habituellement dans le langage et la pensée ordinaires du droit, et que toutes les thèses de la théorie se trouvent ainsi affectées par cette `autonomie'. Si les concepts n'étaient autonomes que par rapport à ceux d'autres théories, il n'y aurait qu'une divergence conceptuelle et lexicale entre ces différentes théories et elles pourraient en principe coexister en paix, chacune remplissant sa fonction. Mais lorsqu'ils paraissent `autonomes' par rapport à la réalité, ou tout au moins par rapport à une certaine façon très commune de l'appréhender et de la comprendre, la situation est plus grave, car le système de pensée en question doit justifier alors la pertinence de sa spécificité, qui doit se trouver dans ses fondements, à condition qu'ils soient eux-mêmes acceptables. Mais si les concepts sont autonomes par rapport à la logique ou au sens qu'ils paraissaient avoir dans d'autres emplois qu'en fait la même théorie, la valeur des concepts est encore plus problématique. Il semble que l'on soit ici confronté, selon les cas envisagés, à l'une ou l'autre de ces trois situations.
A. LE CONCEPT D'INTERPRÉTATION DANS LA THÉORIE RÉALISTE DE L'INTERPRÉTATION.
Le concept d'interprétation en général est ainsi compris par cette théorie comme l'opération consistant à déterminer la signification d'un énoncé - ce qui en soi ne soulève pas d'objection ; et cette interprétation est dite juridique lorsqu'elle intervient au sein d'un ordre normatif qui attache des effets de droit (c'est-à-dire, pour simplifier `des effets prescriptifs', spécification qui reprend les termes et les assimilations de cette théorie, bien plus contestables) à la signification fournie par l'interprétation, conférant ainsi, à l'énoncé, sa nature et sa portée de norme. Ainsi le concept de norme peut être lui-même défini comme la signification prescriptive d'un énoncé que révèle seule l'interprétation.
Et c'est cela qui soulève le problème de la pertinence fonctionnelle du concept d'interprétation. Car il semble bien que l'on soit ici en dehors de l'interprétation. En tout cas, la langue juridique ordinaire n'a jamais compris en ce sens le concept d'interprétation. Mais on peut aussi reprocher au concept de se définir par des références qui ne sont pas susceptibles d'en rendre compte, car elles veulent dire elles aussi autre chose. Ou, en tout cas, elles ne présentent pas les traits que leur impute l'auteur et par lesquels il voudrait caractériser l'interprétation telle qu'il la conçoit.
En effet, au regard de la thèse essentielle de la théorie, l'interprétation est présentée comme un acte de volonté, ainsi opposé à un acte de connaissance. Et c'est par cette caractérisation que la théorie entend soutenir l'idée selon laquelle l'interprétation est un acte de volonté juridiquement libre. Ainsi, dès lors que l'interprétation se caractérise comme un acte de libre volonté, il faut, pour apprécier la validité du concept d'interprétation, l'examiner au regard du concept de liberté, puis du concept de volonté, auxquels il se réfère.
1°) Le concept de liberté ici utilisé pour caractériser l'interprétation est assez clair en tant que le mot `liberté', dans cette théorie, signifie absence de prescription normative à l'égard de l'activité considérée, c'est-à-dire l'interprétation, qui est donc dite libre, par essence. De la même façon, le mot dans le sens qui lui est donné ici ne veut pas dire que la décision considérée, et qui est dite libre, échapperait à toute détermination qui serait due à des données d'ordre factuel : au contraire, bien que dite libre juridiquement, l'activité est caractérisée comme étant enserrée dans des contraintes assez fortes qu'entend révéler une théorie juridique de ces contraintes matérielles.
a) Dans ces conditions, il apparaît que le concept de liberté ici utilisé pour caractériser l'activité d'interprétation n'est pas celui qui convient.
D'une part, en effet, il est curieux de présenter une activité comme étant libre lorsqu'en réalité elle ne l'est pas, au moins matériellement, et que cette théorie juridique insiste tant sur ces contraintes. D'autre part et surtout, si la référence qui est faite à la liberté signifie seulement que l'activité d'interprétation n'est que juridiquement libre, il faudrait encore que le mot `libre' utilisé pour caractériser l'activité en cause corresponde au concept de liberté que l'on rencontre dans la langue juridique.
La théorie dit que l'interprétation est libre pour signifier qu'elle n'est déterminée par aucune règle. Or, dans la langue naturelle comme dans la langue juridique, le concept de liberté utilisé pour caractériser une activité ne signifie pas que celle-ci échapperait à toute règle de droit. Ainsi, si le sujet d'une liberté est libre, en effet, de déterminer le contenu de sa liberté (et doit, pour être véritablement libre, être le seul à pouvoir le faire, car cela est bien une objectivité normative, qui s'impose en droit, même si elle n'est pas positivement formulée), il n'est jamais libre d'en déterminer les limites, car il doit notamment compter avec les tiers, dont les droits forment les bornes de la liberté, ou avec la société qui a son ordre public : le sujet n'est pas le maître absolu de sa liberté, car il n'en fixe pas le régime juridique: s'il est maître de lui-même et de sa liberté, il n'est pas maître du droit. Or, au contraire, l'interprétation est dite ici libre en ce sens qu'elle n'aurait aucune règle à respecter pour se déterminer elle-même : elle est donc absolument libre et maîtresse du droit, alors que la liberté en droit n'est jamais absolue, mais toujours relative (la liberté de penser en son for pourrait peut-être revendiquer un caractère absolu, mais certainement pas la liberté d'exprimer sa pensée ; et encore, pour alimenter sa pensée, si cette liberté de penser devait être absolue, il faudrait qu'elle puisse toujours en droit entrer en contact avec des tiers sans aucune entrave de cet ordre ; or par le seul fait que l'exercice de cette liberté impliquerait alors une relation entre le sujet et des tiers, le droit pourrait toujours avoir prise sur cette relation pour instituer quelque restriction relativement aux conditions dans lesquelles ce contact pourrait s'établir; par exemple, pour voyager et instruire sa pensée, il faut un passeport, des visas, de sorte que même la liberté de pensée n'est pas absolue à cet égard... Les autres libertés sont toujours relatives car toujours plus ou moins restreintes par une multitude de conditionnements juridiques...).
Dans ces conditions, l'application du concept juridique de liberté, qui exclut toute absoluité, à une activité qui se prétend absolument libre n'est pas, sur un plan fonctionnel, appropriée. Le concept de licence ou celui d'arbitraire paraîtraient plus adaptés à la caractérisation de l'objet.
Surtout, même dans la langue ordinaire, la liberté se règle sur la raison, à moins qu'elle ne se confonde avec la divagation, le rêve ou le délire, qui ne suivent en effet aucune règle et se caractérisent ainsi. Sans doute la liberté de vagabonder implique-t-elle des itinéraires erratiques ; mais c'est l'objet même qu'elle se donne délibérément qui l'implique, dans une certaine mesure. Au contraire, les autres objets possibles de la liberté exigent qu'elle conçoive et s'assigne des buts, et qu'elle s'y tienne, puis qu'elle soit rationnellement capable d'en déterminer les meilleurs moyens pratiques et juridiques, qui alors s'imposent à elle logiquement . Et, lorsque son objet est essentiellement intellectuel, comme semble devoir l'être l'activité d'interprétation, elle s'adonne alors tout entière à la raison. Or la théorie réaliste soutient que, sur le plan juridique, cette liberté d'interprétation est, elle, bien absolue, puisque le mot signifie, dans l'emploi que lui attribue cette théorie, que non seulement aucune norme juridique ne la limiterait, mais encore qu'elle ne serait même pas un acte de connaissance, et donc que la raison ne lui sert à rien juridiquement. De sorte que, pour cette seconde raison générale, l'emploi du concept de liberté pour caractériser l'interprétation en tant qu'activité juridique de détermination du sens n'est pas tout approprié : le concept n'est pas fonctionnellement adéquat, car on ne peut pas penser une seconde que la détermination du sens de quoi que ce soit n'exige pas le recours et l'observation des règles de la raison.
Le concept de souveraineté paraîtrait plus convenable. Mais si l'on peut caractériser la souveraineté par le fait qu'elle exerce une liberté originaire et inconditionnelle - ce qui serait bien le cas ici -, on ne l'a jamais définie, pour autant, par le fait qu'elle ne suivrait pas les règles de la raison, alors que c'est au contraire ainsi que la théorie réaliste de l'interprétation voudrait spécifier essentiellement l'interprétation.
En réalité, il vaudrait mieux, encore une fois, dire que l'interprétation est arbitraire. Or, à moins - comme le fait la théorie réaliste, suivant en cela le normativisme - de réduire le droit à ses procédés, en particulier à la contrainte, le droit pris en son sens le plus commun entend s'opposer par essence à l'arbitraire. Et encore faut-il bien comprendre ici le mot `arbitraire' comme bien distinct du `libre-arbitre', lequel, tout au contraire, en appelle essentiellement à la raison. `Arbitraire' dans le sens entendu ici correspondrait plutôt à toutes les attitudes que l'on pourrait qualifier d'agitation, de mouvement inconsidéré, de coup de tête, de caprice, de foucade et autres tocades...
Par suite, l'usage du mot `interprétation' pour couvrir une activité qui, selon sa spécification juridique, est totalement arbitraire au sens nécessaire de déréglé, fantaisiste, d'inattendu, d'extravagant, révèle une conception du droit dont le fondement doit être attentivement interrogé.
Et cette impropriété consistant à appliquer le mot `liberté' là où, en définitive, il ne s'agit pas réellement de liberté, trouve un écho dans l'impropriété du sens dans lequel est entendu le mot `déterminer' que l'on trouve dans l'expression `déterminer la signification d'un énoncé' qui est la définition donnée au mot `interprétation', alors qu'en réalité l'interprétation vue par la théorie réaliste ne « détermine » pas la signification au sens propre, mais en décide purement et simplement, sans que la notion de décision ici en cause se réfère à autre chose qu'à une simple volition, qui peut n'être d'ailleurs qu'une velléité, car qui peut vouloir sans sens, peut vouloir et ne plus vouloir, vouloir quelque chose et son contraire...
En effet, ordinairement, dans la langue naturelle, `déterminer' a le sens d `arrêter', de `préciser' ou de `fixer' ce qui ne l'est pas déjà ou ne l'est pas encore assez: il ne signifie pas que celui qui détermine va `poser' ou `constituer' un objet de toute pièce, qui n'existerait pas antérieurement à cette détermination. Il veut dire que l'objet que l'on détermine existe, mais doit être arrêté, précisé, achevé , terminé : ainsi on peut déterminer les limites d'une propriété ou les limites d'une notion, sans que cette détermination crée la propriété ou n'invente la notion. Inversement, le peintre ne `détermine' pas son tableau : il le crée, alors que le pianiste `interprète' l'oeuvre écrite par quelqu'un d'autre, le compositeur, qui en est donc `l'auteur'.
Or, tout comme le mot `liberté', le mot `interpréter' est ici utilisé, dans le sens où cette interprétation serait libre, d'une façon absolue, comme signifiant ou impliquant que l'interprète peut poser ou créer le sens, l'imputer à un énoncé ou d'ailleurs s'en dispenser, et pas seulement le préciser ; et il peut le faire sans avoir à s'en justifier en droit de la moindre façon, ce qui implique également que la norme n'avait pas du tout de signification jusqu'alors, et donc ne pouvait exister. Il semble bien, alors, que la thèse ne peut se soutenir qu'en forçant complètement le sens des mots ou le sens des concepts qu'ils désignent ou définissent. A la vérité, on ne reconnaît pas cette interprétation comme une interprétation, mais bien comme une décision initiale ou originaire, à supposer même qu'elle puisse recevoir le nom de `décision', si rien ne la détermine, pas même son sens.
b) En même temps, la prétendue liberté, qui est dite absolue juridiquement, va en réalité subir des limites qui ne sont cependant pas présentées comme de nature juridique mais comme de nature matérielle ou factuelle, de sorte que cette notion de liberté devient floue en ses deux composantes : alors qu'elle devait être absolue, elle ne l'est plus : alors qu'elle était juridique, on doit compter, pour comprendre en droit sa portée réelle, sur des données non juridiques mise en lumière par une « théorie juridique ». Autrement dit, elle se caractérise juridiquement par des données non juridiques.
En effet, on sait que la théorie juridique et réaliste de l'interprétation nie qu'il y aurait des normes juridiques restreignant la liberté de l'interprète ; mais, dans un deuxième temps - afin de faire tenir sa thèse selon laquelle la naissance de la norme est concomitante à l'acte d'interprétation, et que celle-ci est libre, tout en cherchant à montrer en même temps que le système normatif peut en réalité fonctionner correctement -, elle introduit dans ses propositions cette notion de « contraintes juridiques », dont le flou relatif se retrouve dans les notions de `liberté' et d'`interprétation' utilisés par la théorie.
Et en invoquant une notion de « contraintes juridiques » elle aussi contradictoire en ce que les mots qui la caractérisent (`juridiques') ne correspondent pas aux caractères qu'on lui prête (contraintes `matérielles') et surtout en conférant un contenu quelquefois juridique et quelquefois matériel à ces contraintes, la théorie ruine la validité de sa thèse, soit en tant qu'elle soutient qu'elle est une théorie juridique ( V. « Théorie des contraintes juridiques ») soit en tant qu'elle affirme qu'il s'agit d'une activité libre. En effet, en utilisant ce concept de « contraintes juridiques », - ou bien elle se réfère en réalité à des `obligations juridiques' en tant que telles, et alors la thèse de la liberté de l'interprétation est radicalement contredite puisqu'il est alors patent que l'interprétation est bien soumise à des normes - ou bien, en invoquant le concept de contraintes juridiques, elle se réfère à de véritables `contraintes matérielles', et alors la théorie n'est plus juridique. Elle n'est plus juridique au regard de sa propre conception du juridique puisque ces contraintes ne sont pas normatives au sens juridique dans lequel le mot `droit' est entendu dans cette théorie ; et alors elle ne peut plus prétendre se démarquer réellement des théories réalistes sociologiques, car, en réalité, les contraintes auxquelles elle s'intéresse sont, sur le plan de leurs effets, des contraintes de type politique, sociologiques, etc.
Mais il est vrai que certaines lectures de la « Théorie des contraintes juridiques » peuvent les considérer comme de véritables « obligations », de sorte que la théorie redeviendrait une théorie juridique, mais sans que les obligations dont s'agit soient posées par le droit positif. Cette incertitude pose donc la question de savoir comment le fait se distingue du droit dans cette théorie et comment l'un et l'autre agit sur les comportements. Mais, fort pertinemment néanmoins, elle soulève cette autre question de savoir si le fait ne peut pas avoir une portée sinon obligatoire ou normative au sens d'obligation ou de norme de droit positif, du moins au sens de contraintes objectives qui s'imposent aux décisions juridiques, compte tenu de ce qu'est le droit ontologiquement. La perspective paraît très féconde et tout fait appropriée pour rendre compte du réel ; mais elle suppose de se fonder sur une ontologie qui pour lors, n'est pas énoncée ni pensée et qui va complètement à l'encontre de celle sur laquelle repose la théorie réaliste.
2°) Le concept de libre interprétation ne paraît pas non plus cohérent, en tant qu'il est spécifié comme acte de pure volonté, lorsque ce dernier est lui-même compris par l'opposition établie entre ce concept de volonté et celui de connaissance : d'un côté la connaissance serait enserrée dans l'objectivité de son objet, notamment, et donc non libre, tandis que, d'un autre côté, la volonté ne serait liée par aucune objectivité, et donc serait totalement libre. Or on ne peut pas spécifier la liberté en opposant ainsi la volonté à la connaissance, ni réserver la liberté à la sphère de la volonté, tandis que seule la connaissance se tiendrait dans l'orbe de l'être et donc de ses contraintes objectives.
a) En effet, on comprend bien que la connaissance, parce qu'elle porte sur des objets de la réalité ou de l'être, impose à l'activité de connaissance l'objectivité de ses propres objets. Je ne peux pas prétendre connaître quelque chose en faisant fi de la réalité de cette chose : quand je cherche à le connaître, l'être de cette chose m'oblige à le reconnaître ; et si mon acte de connaissance s'exprime, l'être de cette chose m'oblige, dans toute la mesure du possible, à le décrire exactement. Même dans l'hypothèse où c'est la connaissance qui construit ses propres objets - ce qui n'est pas du tout impossible, tout au contraire, comme le montrent bien les réflexions relatives au constructivisme -, ces objets s'imposent à elle dans l'objectivité qu'elle leur a conférée. Sinon, la connaissance cesserait d'être une activité rationnelle, pour devenir divagation, illusions, élucubration et donc pour se renier elle-même bientôt, car son objectivité s'impose aussi à elle-même si elle veut rester ce qu'elle est : une activité de la raison.
Mais si l'on peut et si l'on doit bien distinguer la connaissance de la volonté, ce n'est pas en les opposant de cette façon, par l'idée de liberté, que l'on peut rendre compte de leur différence. Et, réciproquement, on ne peut pas rendre compte de l'idée de liberté en en appelant à la distinction de la volonté et de la connaissance. Car ce serait supposer que si la liberté est bien limitée dans l'activité de connaissance par l'objectivité son objet, qu'il faut connaître, ou qu'elle est liée par l'objectivité qu'elle présente elle-même, qu'il lui faut respecter, la volonté serait libre soit parce qu'elle n'aurait pas d'objet, soit parce que la liberté de vouloir serait affranchie de toute objectivité.
En réalité, comme la connaissance, la volonté ne peut se passer d'objet et elle n'est donc pas libre au sens selon lequel elle n'aurait pas d'objet qui s'imposerait à elle. Personne, en effet, ne peut passer ses journées à répéter « je veux, je veux ! » sans dire enfin ce qu'il veut. La volonté est transitive, tout comme le verbe `vouloir' est un verbe transitif en tant qu'il appelle nécessairement son complément d'objet.
Or si l'objet de la connaissance, en raison même de son objectivité, contraint bien l'acte de connaissance à respecter cette objectivité, pour être vraiment une connaissance et non un délire, l'objet de la volonté joue exactement le même rôle à l'égard de l'acte de volition s'il doit se distinguer d'une velléité, d'un geste inconsidéré, d'une agitation, sans cause, sans objet ou sans finalité.
L'objet nécessaire de la volonté la limite donc nécessairement de deux façons : d'abord, sur le plan essentiel, parce qu'on ne pas se contenter de vouloir : je ne peux pas vouloir rien : il faut vouloir quelque chose, comme on l'a suggéré ; ensuite, sur un plan plus pratique - mais qui s'impose lui aussi à l'essence des choses -, parce que même si je suis libre le cas échéant de vouloir ou de ne pas vouloir quelque chose (mais il y a bien des situations où je suis obligé, par l'objectivité même de la situation, à prendre un parti positif au regard d'une alternative qui se présente), je ne peux pas vouloir tout ni n'importe quoi en changeant sans arrêt d'objet, tout comme je ne peux pas en même temps vouloir quelque chose et son contraire.
Je ne peux pas vouloir la lune, parce que, normalement c'est-à-dire dans un contexte factuel donné, cela n'est tellement pas possible que cela n'a pas de sens. Mais, si je suis européen, je peux, au moins depuis que Christophe Colomb en a ouvert la possibilité factuelle, vouloir aller en Amérique. Mais si je décide d'aller en Amérique, je ne peux pas vouloir rester en même temps en Europe. Mon acte de volonté s'inscrit donc, tout comme l'acte de connaissance, dans un tissu d'objectivités qui le détermine, au moins en partie, même si l'objectivité du réel me laisse une part de liberté où ma volonté peut se déployer. Car la liberté elle-même trouve son existence et ses limites dans l'objectivité du réel, qui n'est pas du tout liberticide pour elle, car il lui montre sans cesse son espace propre et lui impose d'ailleurs, très souvent, de le remplir, dans les limites néanmoins assignées.
En droit, toutes ces considérations se traduisent de la façon suivante : la volonté, qui se manifeste par une décision, est, comme l'ensemble du droit, à la fois libre et tributaire de la réalité dans laquelle elle s'exerce : elle est objectivement liée par la réalité, par l'être des choses ; la volonté est donc elle aussi objectivement liée par elle-même, sauf à changer constamment, à vouloir et ne plus vouloir, à vouloir tout et son contraire..., auquel cas elle ne serait plus que cette velléité généralisée.
Or il en va de même de la liberté. La liberté, qui se manifeste pratiquement par un acte de volonté, s'inscrit dans un réel qui peut aussi bien l'enserrer que la fonder, la limiter que l'instituer, selon le cas, et qui toujours l'objective en cela même que la liberté ne peut, objectivement, qu'être la seule à déterminer son contenu, subjectivement, sans pouvoir toutefois poser le droit qui la régit : la liberté n'est pas souveraine, sauf la liberté du souverain ; mais même souveraine, la liberté et donc la liberté de l'interprétation ne peut que tenir compte des objectivités que le réel peut opposer à ce qui ne serait que ses velléités : le souverain ne peut pas faire que la liberté humaine existe ou n'existe pas : il ne peut que la méconnaître, sans la supprimer toutefois, car elle existe toujours, même emprisonnée, tant que l'humanité est là ; il peut encore la garantir, sans la créer ni la permettre, car ce serait exactement la nier : la liberté est antérieure à la permission : la permission n'est qu'une dérogation à l'interdiction ; le souverain ne peut pas faire que le sens existe quoi qu'il en veuille, à commencer par le sens de sa souveraineté ; et si c'est un sens qui institue la souveraineté, le souverain peut-il juridiquement le méconnaître ?
b) Si l'on transpose ces données à l'acte d'interprétation, on voit que l'on ne peut pas, pour signifier qu'il serait juridiquement libre, en faire un acte de volonté opposé à un acte de connaissance, en impliquant par là que la volonté, c'est-à-dire l'interprétation, serait, par ce fait même, affranchie de toute limite même juridique. Ou alors, ni le concept de volonté, ni celui de liberté, ni celui d'interprétation, ni celui de droit n'ont le même sens que dans le langage juridique ordinaire, ce dont il faudrait se justifier au regard d'une conception générale du droit qui devrait en tout point différer de la réalité du droit tel qu'il est ordinairement pensé, pratiqué, perçu.
En effet, s'il y a lieu à interprétation, c'est d'abord parce qu'il y a une question de signification qui se pose ; sinon, il n'y a rien à interpréter. L'interprétation, si c'est vraiment une interprétation, se voit donc objectivement soumise à une donnée du réel qui s'impose à elle, à savoir un énoncé imparfait quant à sa signification et qui pose question, parce qu'elle n'est pas parfaitement intelligible ; et elle n'est pas parfaite, par nécessité, car elle n'est pas complète, et ne peut l'être ; il arrive aussi qu'elle puisse s'avérer contradictoire : c'est cette imperfection, dont les causes sont diverses, qui déclenche la nécessité d'une interprétation et qui, par là, la fonde dans son principe, en justifiant son intervention. Mais, alors, l'interprétation n'est plus un acte originaire ou initial, susceptible de s'auto- jus tifier et qui serait entièrement délié de toute objectivité. A supposer que l'interprétation soit libre dans sa réponse, elle ne l'est donc pas quant au principe même de son intervention : elle est elle-même déterminée ; et déjà, il apparaît qu'elle n'est pas libre, au moins de ce point de vue. Par conséquent, c'est pour le moins soit le concept d'interprétation retenue par cette théorie qui est faux, soit la théorie elle-même.
Mais, de surcroît, si l'interprétation est déjà déterminée par l'existence d'une question qui se pose à elle, et par l'objet de cette question, l'interprétation est encore déterminée, sinon dans le contenu de la réponse, au moins dans l'objet de cette dernière. Car, si l'interprétation est et doit être, comme on l'a montré, une activité rationnelle, elle ne peut pas répondre sans égard à la question : elle ne peut répondre ni à une question non posée, ni à côté de la question. En effet, si elle doit rester une interprétation, c'est-à-dire si le sens des mots a quelque valeur objective dans leur capacité à exprimer un concept, il faut que cette interprétation tienne compte de la question, qu'elle la considère quant à son sens, même imparfait, en ce qu'il pose précisément une question de sens ou de signification. Et on ne voit pas qu'une interprétation n'ait pas à se poser une question de sens, si elle est une interprétation ; ou alors, si elle ne s'intéresse pas au sens de ce qui déclenche son intervention, elle n'est pas une interprétation, mais tout autre chose, une agitation ou un bruit - le cas échéant une fantaisie ou une facétie, semblable à celle que s'était permis de faire un homme politique, aujourd'hui disparu, auquel le journaliste qui l'interrogeait et qui l'écoutait lui objectait que ce n'était pas sa question, à quoi l'intéressé répondit tout de go : « Oui, mais c'est ma réponse » !
Et si elle doit se poser une question de sens, à partir d'un sens déjà donné au moins partiellement ou imparfaitement, et dont l'imperfection pose question, l'interprétation n'est pas totalement libre non plus pour ce qui touche maintenant à la détermination du contenu de l'interprétation, c'est-à-dire de la réponse. Bien entendu, la volonté trouve encore et nécessairement à s'exercer ; mais, pour rester une interprétation et ne pas devenir autre chose, spécialement une substitution à l'énoncé lui-même, elle sera à tout instant obligée, dans une mesure qui resterait à déterminer en fonction des divers types d'interprétation, de tenir compte du sens déjà là de l'énoncé, pour ne pas le violer : la liberté ne pourra s'exercer, au mieux, que dans les interstices d'indétermination laissés ouverts à l'interprétation par le caractère incomplet de la signification de l'énoncé révélée par une situation donnée, que le texte ne résout pas bien, rationnellement et juridiquement, compte tenu par ailleurs du sens dans lequel elle s'inscrit, et plus généralement de la réalité au sein de laquelle elle opère. Mais, si elle veut rester une interprétation, elle ne pourra pas dire le contraire du texte, sauf - comme c'est le cas pour les interprétations contra legem -, à invoquer une raison plus considérable encore que celle de la loi.
Car loin de devoir raisonner en la matière d'une façon binaire et radicalement alternative, comme le fait constamment la théorie réaliste, fidèle en cela au tour d'esprit du normativisme, en postulant qu'un acte est libre ou n'est pas libre, qu'un énoncé a du sens ou n'en a pas, qu'une norme est valide ou ne l'est pas, qu'elle est juridique ou qu'elle ne l'est pas, qu'un énoncé est vrai ou faux, prescriptif ou non prescriptif..., il faut considérer la réalité objective des opérations d'interprétation, telle que les données empiriques la révèlent : celles-ci montrent constamment que la portée créative des interprétations s'avère au contraire extrêmement variable selon le cas, allant de la simple lecture à la véritable construction, en effet. Mais, pour opérer cette mesure, il faut un étalon, qui ne peut être que le sens déjà-là de l'énoncé avant que l'interprète ne s'en saisisse ; et, pour réaliser ces mesures, il faut une instance tierce et commune à tous qui dise quelles sont la teneur de l'étalon, l'étendue de son indétermination, la marge de liberté qu'elle laisse à l'interprète et celle qu'il a effectivement utilisée. Or cette instance ne peut être que la raison.
Cependant, la théorie réaliste, qui ne l'est guère en cela, nie totalement la moindre portée juridique de ce sens déjà-là, qui, pour elle, en toute hypothèse, n'est pas normatif. Mais s'il n'est pas normatif au sens juridique positif, ne peut-on au moins considérer que sa normativité est objective en ce sens que l'on ne peut pas faire autrement que d'en tenir compte, sauf à retirer toute justification rationnelle à l'affirmation que cette interprétation serait juridique : n'y a t-il pas enfin un droit qui serait normatif ou obligatoire sans être nécessairement posé par la volonté, mais posé par l'être même de ce qu'est le droit ? Est-ce que l'ontologie du droit ne présuppose pas qu'il soit un discours normatif ou un discours descriptif du précédent obéissant, comme tout logos à quelque organon , à quelque raison qui lui serait constitutive?
On comprend donc que la conception de l'interprétation que formalise la théorie réaliste découle d'une conception du droit assez spécifique, organisée sur la base d'une série de dichotomies : dichotomies entre la connaissance et son objet, entre le fait et le droit, entre le droit comme science et le droit comme normes, entre l'être et le devoir-être. Plus spécialement, il semble bien qu'elle repose sur une sorte de summa divisio infranchissable entre, d'une part, l'ordre de la volonté, de la liberté et du pouvoir, qui serait en tout l'ordre du droit, et, d'autre part, l'ordre de la connaissance, de l'objectivité, de l'être, qui serait l'ordre des faits, de la pratique... Mais est-ce que cette conception du droit n'est pas condamnée par la réalité que révèle l'observation empirique et positive de la façon dont le droit se pose et se développe, en prétendant changer les faits et en y réussissant effectivement le plus souvent, mais aussi en les subissant, tout en en tenant compte juridiquement c'est-à-dire dans les règles mêmes du droit ?
Avant d'avancer davantage vers ces perspectives, il reste à examiner, à la lumière de ce qui précède, le concept de norme, tel que la théorie de l'interprétation l'utilise ou le définit.
B. LE CONCEPT DE NORME
Dans sa définition la plus simple, la norme est présentée, par la théorie réaliste, comme la signification prescriptive d'un énoncé, révélé par une libre interprétation, à laquelle l'ordre juridique confère des effets de droit. On perçoit la différence entre cette définition et cette autre définition, apparemment proche de la première : la norme est la signification qui s'attache à un énoncé prescriptif. En effet, dans cette seconde définition, l'énoncé est déjà considéré comme comportant ou exprimant une prescription, avant même que sa signification ne soit entièrement déterminée. Si cette seconde définition était la bonne, cela impliquerait que l'interprétation ne déterminerait pas tout le sens ou toute la portée de la norme, puisque celle-ci serait déjà prescriptive, tandis qu'une telle portée ne peut dépendre que du sens, car on ne pourrait concevoir un énoncé qui serait à la fois prescriptif et à la fois dépourvu de sens : une prescription est elle aussi transitive : elle a un objet ; elle ne se contente pas de prescrire sans dire, même si c'est vaguement, ce qu'elle prescrit. Cela implique aussi qu'elle serait déjà une norme avant l'interprétation.
Or la théorie réaliste de l'interprétation dit bien que la norme est la signification prescriptive d'un énoncé. C'est bien en cela que cette définition et le concept qu'elle exprime sont bien directement dictés par le coeur même de la théorie réaliste de l'interprétation, qui fait naître la norme à partir de l'interprétation, mais qui aussi définit la norme en fonction du rôle qu'elle entend faire jouer à l'interprétation : conférer une portée normative à un énoncé qui n'en avait pas avant l'interprétation. A l'inverse, on peut dire aussi que, selon la théorie, c'est le concept de norme comme désignant une certaine signification prescriptive qui, par voie de conséquence, fait naître la norme à compter de l'acte lui conférant cette signification.
La question peut donc se poser à nouveau de savoir si c'est une théorie contestable qui s'est donné ses propres concepts reflétant ces défauts, ou si ce sont des concepts critiquables qui ont conduit à l'élaboration de cette théorie. Il semble que les deux hypothèses soient plausibles, en ce sens que la théorie et ses concepts doivent se renforcer les uns et les autres. Il est aussi vraisemblable que la théorie et ses concepts aient une racine commune qu'il faudra tenter de mettre à jour. Mais, dans un cas comme dans l'autre, le concept de norme n'apparaît pas cohérent sinon avec son objet, du moins avec le cadre dans lequel il s'inscrit, et cela par l'effet même de sa définition.
En effet, si la norme est la signification prescriptive d'un énoncé à laquelle l'ordre juridique (lequel, pour qu'il soit un ordre au sens propre, devrait être lui-même fait de normes articulées et ordonnées les unes aux autres) confère des effets de droit, alors on ne peut concevoir la norme sans la mettre en relation avec son contexte, l'ordre juridique, ni sans tenir compte des implications mêmes que recèlent l'existence et la consistance de cet ordre, tel qu'il est par ailleurs défini, par la même théorie.
Ces implications sont à la fois linéaires, d'un certain point de vue, et, d'un autre, circulaires. Or, en prenant tour à tour ces deux sortes d'implications, on va comprendre : - d'abord pourquoi, en droit, l'interprétation ne peut pas être normativement libre, du moins si l'on devait comprendre la liberté telle qu'elle est entendue par la théorie, c'est-à-dire comme un bloc, qui est ou qui n'est pas; - ou bien on pourra comprendre en quoi les concepts que la théorie réaliste utilise ne sont pas exacts si l'interprétation devait être normativement libre.
1°) La prise en considération de la linéarité du processus normatif condamne le concept d'édiction d'une norme comme étant l'opération consistant à attribuer librement une signification normative à un énoncé au sein d'un ordre juridique donné, effectivement appliqué.
a) En effet, si comme le veut la théorie réaliste, la naissance de la norme est reportée à celle de son interprétation habilitée mais libre, et si, comme on l'a montré, une interprétation, même souveraine, doit le cas échéant faire l'objet d'autres interprétations, dont aucune ne saurait au demeurant épuiser le sens, et s'imposer à d'autres interprétations à venir, l'ordre juridique ne parvient pas à se constituer ou éclate aussitôt.
Car un ordre juridique suppose cette articulation normative entre des normes qui doivent se lier les unes aux autres au cours de ce processus normatif qui fait l'ordre juridique ; et, si ordre juridique il doit y avoir, cette articulation est objectivement obligatoire - et on veut dire par `obligatoire' que cette obligation est juridique même si aucune volonté ne l'a posée ; car on ne voit pas que l'obligation de cette articulation ne soit pas juridique si l'ordre qui doit en résulter serait quant à lui juridique. Or si l'interprète dispose, en raison de la façon dont est conçue l'interprétation, de la maîtrise juridique absolue de poser ou de ne pas poser de norme, et de la poser sans égard aux autres normes qui pourraient par extraordinaire exister, le tissu normatif ne peut pas se constituer par ces enchaînements successifs, et la norme même ne peut pas apparaître, car elle n'a de sens et de consistance que dans le contexte d'un ordre normatif. Ou alors il ne s'agit pas d'une norme juridique, mais d'un autre concept, sans doute un simple pouvoir de fait, ce que la théorie réaliste conduit d'ailleurs constamment à penser.
Mais, si cet enchaînement ne peut se réaliser, l'ordre normatif demeure alors à une sorte d'état gazeux, réduit en une poussière de normes souveraines qui n'ont pas plus de durée que les escarbilles luminescentes d'un feu d'artifice. On ne fait pas une galaxie normative avec des étincelles de souveraineté, plurielle au demeurant car les interprètes souverains peuvent interpréter sans égard les uns pour les autres. Car avec de tels instants de souveraineté et en raison même de leur instantanéité et de leur souveraineté absolue, le processus normatif ne peut lui-même s'enclencher: la loi peut ne plus rien avoir de commun avec la Constitution, si l'interprétation de l'une et de l'autre est libre et éphémère ; et, l'une et l'autre, à peine interprétées par le juge constitutionnel, pourront encore faire l'objet d'autres lectures libres, par le même juge ou par un autre, à l'occasion de chacune de leurs applications ; et les règlements d'application - dont la légalité sera au demeurant appréciée par d'autres juges -, pourront n'avoir aucun lien entre eux, car leur cohérence rationnelle n'est pas normative, ni d'ailleurs leur cohérence interne ; et les décisions individuelles pourront elles aussi, pour les mêmes raisons, s'affranchir de toutes autres normes supérieures, et dont la supériorité même n'est pas elle non plus normative...
Et alors de deux choses l'une - car on peut bien raisonner aussi binairement que la théorie examinée :
- Ou bien les interprètes habilités qui viennent en suite du premier ne sont aucunement liés par le sens ni de la loi, ni de la constitution, ni de la décision du juge constitutionnel, ni du règlement lui-même, comme l'implique le concept de norme retenu par la théorie examinée, mais alors le déchaînement qui en résulte - et c'est cela qui nous intéresse maintenant - condamne le concept de norme comme signification prescriptive auquel l'ordre juridique attache des effets, car il n'y a justement plus d'effets normatifs, ni d'ordre juridique, puisque, au-delà de chaque éclair de souveraineté, l'effet normatif disparaît ou ne peut se former, de sorte que l'ordre juridique n'attache en réalité aucun effet utile à ces interprétations et alors disparaît. Et il en résulte que ce concept de norme tel qu'il est conçu apparaît donc impropre à caractériser son objet, car conçu pour trouver son sens dans un ordre juridique, il est par ailleurs défini d'une façon telle qu'il empêche la constitution de cet ordre.
- Ou bien les autres interprètes habilités sont liés par la première interprétation ; mais c'est alors un autre élément du concept de norme retenu par la théorie qui se trouve contredit, puisque, au lieu de naître d'une interprétation, la signification prescriptive se trouve déjà-là lorsque le second interprète intervient.
Dans un cas comme dans l'autre, le concept de norme, tel qu'il est défini par cette théorie, ne peut plus intégralement trouver l'objet que la théorie lui assignait.
b) On ne pourrait non plus, pour tenter de sauver le concept de norme et la théorie de son interprétation, amender celle-ci et celui-là en disant qu'il n'y a d'exception à la liberté de l'interprète que dans le cas où une seconde interprétation en suit une première. Car cela condamnerait le coeur même de la théorie. En effet, si cette exception était admise, on admettrait nécessairement, en même temps, la réalité de la nécessité éventuelle de la seconde interprétation, et par conséquent le fait que la première n'aurait pas en réalité déterminé la signification, au sens de conférer à l'énoncé l'intégralité de son sens, opération seule susceptible, d'après la théorie, de faire naître la norme. Le concept de norme ne pourrait plus alors se définir comme la signification prescriptive d'un énoncé, puisqu'il serait alors reconnu, par la nécessité même de la seconde interprétation, que la norme n'avait pas reçu, par la première, sa signification intégrale. Et si la succession de ces deux interprétations impliquaient que la première a donné du sens, mais incomplet, il faudrait aussi postuler que ce serait sans doute le cas de la seconde également, puis de la troisième et ainsi de suite... Et, dans le cas où cette deuxième interprétation apparaîtrait juridiquement nécessaire, et juridiquement obligée par la première, il faudrait certainement revenir également sur une autre caractérisation du concept d'interprétation. Car, alors, il apparaîtrait que c'est la première, par son incomplétude, qui entraîne la nécessité de l'autre, de sorte que la deuxième ne serait sans doute plus libre absolument, ni dans son principe, car elle serait déterminée, ni dans son contenu si elle devait tenir compte de la précédente pour combler les incomplétudes de cette dernière... Sans doute le corpus juridique commencerait alors sa mitose cellulaire et l'ordre juridique commencerait à se constituer, mais alors la norme ne pourrait plus être définie comme le produit d'un acte arbitraire. Et c'est la théorie même qui s'écroulerait.
Pour tenir compte du sens que la réalité de leur emploi ordinaire et leur objet habituel imposent de reconnaître aux mots et aux concepts en cause, il faudrait alors convenir d'une part, que, face à un énoncé quelconque, une partie de sens est déjà là, qui s'impose à l'interprète, et qu'une autre reste à déterminer par ce dernier ; il faudrait reconnaître encore : - d'abord que, dans ces conditions, l'énoncé est déjà normatif puisque doté d'une partie de sens qui s'impose à l'interprète ; - puis que l'interprétation non seulement n'est pas totalement libre, mais qu'elle n'est pas de nature à conférer tout d'un bloc son sens à l'énoncé ; - enfin que la part créative de l'interprétation obéit à une gradation extraordinairement étendue.
D'autre part, face à une récusation aussi générale de la validité des concepts de la théorie de l'interprétation, il faudrait surtout convenir que la situation dont il s'agit ici, celle soulevée par la succession de deux ou plusieurs interprétations authentiques, n'est pas différente en substance de celle dans laquelle se trouve le premier interprète authentique face à un énoncé antérieur posé par un auteur ordinaire, de sorte qu'il n'y a aucune raison déterminante ou impérative sur le plan théorique, n'était l'imperfection des concepts en cause, de reporter la naissance de la norme au moment de son interprétation authentique.
Il vaudrait donc mieux retirer complètement la théorie.
2°) La prise en considération de la circularité de l'ordre normatif conduit à la même conclusion générale, mais par d'autres voies.
a) L'ordre normatif est circulaire pour cette raison simple qui veut que les compétences des autorités normatives ne s'épuisent pas par un seul acte ou par un unique exercice de ces compétences et qu'elles peuvent toujours poser d'autres normes - d'autres énoncés selon la théorie réaliste - y compris après l'intervention de l'interprète habilité, afin de contrebattre, le cas échéant, leur sens de son interprétation.
L'auteur de la norme dans son état premier, constituant, législateur, autorité réglementaire, peut, selon sa compétence, poser à nouveau un énoncé révoquant l'interprétation authentique antérieure, et celui-ci, selon sa compétence, peut contrôler à nouveau le sens du nouvel énoncé et ainsi de suite, sans fin, car c'est en réalité de cette façon que fonctionne un ordre juridique, le cercle présentant plutôt une forme hélicoïdale, car le droit évolue en substance à chaque tour, et ne reproduit pas le même cercle à chaque fois sur le même plan.
Les normes - les énoncés normatifs si l'on préfère - peuvent ainsi revenir à leur point d'origine après la première interprétation ; mais elles y reviennent sur cet autre plan ou dans un autre contexte, pour se voir modifié(e)s suite aux interprétations dont elles ont pu faire l'objet. Dans ces conditions, l'interprétation habilitée peut se voir affectée par la nouvelle intervention de l'autorité normative.
Mais le fait que l'autorité normative initiale reprenne son oeuvre ne constitue pas en droit, pour l'interprète à venir, une contrainte (sauf si on devait analyser son activité en termes de science politique) : cette nouvelle intervention, soit de l'autorité d'origine soit de l'interprète, s'analyse simplement, en droit, comme l'effet d'une compétence juridique ; et, du point de vue de l'interprète, le libellé du nouveau texte, refait par l'autorité d'origine, constitue l'objet de l'obligation dans laquelle l'interprète sera de tenir compte juridiquement de ce nouveau libellé, avant de l'interpréter à nouveau selon ses propres compétences. En effet, si le mot `interprétation' doit répondre au sens commun, il ne pourra pas interpréter le second texte comme il l'avait fait du premier, sans tenir compte des modifications que celui-là a pu imposer à celui-ci, car le concept d'interprétation tel que rectifié il y a un instant montre que cette activité s'inscrit nécessairement, en droit, dans une objectivité qui la contraint juridiquement, sauf à perdre vraiment son sens d'interprétation et à devenir autre chose.
Et, là encore, pour tenter de sauver la théorie, ou ses concepts, il ne suffirait pas d'analyser la possibilité, pour l'autorité normative d'origine, de modifier le sens de l'énoncé après son interprétation habilitée, en appréhendant cette possibilité comme si elle ne devait être qu'une simple contrainte factuelle limitant la nouvelle interprétation à venir : il faudrait bien davantage se demander, au regard des exigences d'une science du droit, quel est le profit que l'on peut retirer, sur le plan de sa véridicité ou de sa capacité à rendre compte du réel, d'une théorie dont les concepts comme les thèses reportent constamment à plus tard, après l'émission de l'énoncé, l'édiction de la norme, alors d'une part que celle-ci est nécessaire à la formation de l'ordre juridique permettant l'apparition d'autres normes et alors d'autre part qu'elle ne s'avère pas en mesure, telle qu'elle est définie, de permettre cette formation et cette apparition.
Et, si ce report de la naissance de la norme, de l'émission de l'énoncé à l'édiction de l'interprétation, est acceptable pour la théorie réaliste, ne serait-il pas acceptable, au regard de ses thèses, que le report soit encore plus retardé, pour le fixer au moment de l'éventuelle réfection de l'énoncé par... l'autorité d'origine !
b) Dès lors, en effet, que le processus de production normative est appréhendé dans sa réalité circulaire, les normes sont toujours en état de transformation substantielle, et il devrait être indifférent d'en fixer l'édiction à un moment particulier du cycle comme on devrait reconnaître qu'il est vain de soutenir que seule l'intervention de l'interprète lui confère une portée.
C'est le système qui, en effet, produit ses normes et porte chacune des autorités de ce système, auteurs des énoncés ou juges de leur sens ou de leur validité, jouant un rôle partagé dans la production normative d'ensemble. Plus exactement, l'oeuvre de l'auteur n'est pas l'office de l'interprète: l'un s'exprime ordinairement par la voie générale et impersonnelle et n'a pas à penser aux cas particuliers auxquels s'appliquera son énoncé, sauf à les considérer abstraitement ou conceptuellement ; l'autre doit ordinairement se demander si, au regard de cet énoncé, tel cas particulier entre ou n'entre pas dans les prévisions de l'auteur de la norme ; et, si ces prévisions sont indéchiffrables, si leur sens est indécidable, l'interprète est appelé à trancher lui-même la question, sans outrepasser le moins du monde sa fonction, puisque le texte à interpréter ne déployait pas et ne pouvait pas déployer un sens absolument complet ou universellement particulier ou abstraitement concret, car c'est tout simplement et objectivement impossible.
Si tout cela est vrai, pourquoi maintenir la théorie réaliste de l'interprétation ? Ne serait-il pas plus réaliste de ne lui conférer qu'une fonction subsidiaire, consistant à insister sur le fait que l'auteur d'une norme, même souverain, n'a pas tous les pouvoirs à son égard et à son propos, sous prétexte qu'il en est présenté comme l'auteur. Car il semble bien que la théorie réaliste, par voie d'amplifications, de systématisations et de radicalisations successives, soit allée au-delà de son propos initial qui était simplement de contrebattre, comme il convenait, la doctrine classique de l'interprétation de la loi. Cette doctrine, en effet, qui était celle de l'exégèse, défendait la perfection de la loi, notamment quant à sa clarté, sa cohérence et sa complétude, et qui estimait il n'y a pas lieu à interprétation face à une telle perfection et une telle limpidité, comme pour interdire aux juges d'interpréter et d'avoir ainsi la moindre part dans le processus de création du droit, ainsi que cette doctrine le redoutait par dessus tout, conformément aux interdits du principe de séparation des pouvoirs et du Code civil lui-même. Ou alors, si elle consentait tout de même à la possible nécessité d'une interprétation ponctuelle, celle-ci n'aurait pour objet que de révéler un sens déjà-là , que seule l'imperfection des capacités intellectuelles des pauvres lecteurs de la loi, mal éclairés, n'avait pas été capable de déceler, rabattant alors la fonction d'interprétation à un office de révélation, mais certainement pas de création du droit, même partielle.
Mais, en s'opposant justement à une telle doctrine, qui faussait également le concept de loi comme le concept d'interprétation, la théorie réaliste de l'interprétation en a pris le contre-pied exact, mais en tombant dans le même travers, celui de la systématicité, dont le propos est ici simplement inversé. Car passer de l'interprétation-révélation d'un sens déjà-là, mais non perçu, à l'interprétation-création d'un sens absent, et donc entièrement voulu, est tout aussi contraire à la réalité de la délibération comme de l'interprétation, qui ont chacune une part propre dans la détermination du sens.
L'auteur de l'énoncé normatif n'est qu'un agent de la détermination de la règle, comme l'est le juge à son tour. Mais ni l'un ni l'autre ne sont maîtres absolus du sens. Le droit est un système ouvert à ses amodiations constantes et à sa détermination successive et évolutive, autant qu'il est ouvert à l'être des choses, qui l'engendre et lui donne son sens.
Pour apprécier sur ce plan la théorie réaliste de l'interprétation, il faut maintenant en déterminer les fondements et, dans toute la mesure du possible, les apprécier eux-mêmes.