L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
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OUVERTURE
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
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PREMIÈRE PARTIE : INTERPRÉTER
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Présidence : M. Jacques MOREAU, Professeur émérite de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas et M. Jacques FOYER, Professeur émérite de droit privé, Université de Paris II Panthéon-Assas.
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Présidence et introduction de M. Jacques MOREAU, Professeur émérite de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas
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Présidence : M. Jacques MOREAU, Professeur émérite de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas et M. Jacques FOYER, Professeur émérite de droit privé, Université de Paris II Panthéon-Assas.
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LA LIBERTÉ DE L'INTERPRÈTE
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CONTRE LA THÉORIE RÉALISTE
DE L'INTERPRÉTATION JURIDIQUE
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A PROPOS DE LA THÉORIE DE LA QUALIFICATION : LE JUGE ET LES QUALIFICATIONS LÉGALES
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L'INTERPRETATION DE LA LOI PENALE PAR LE JUGE
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L'INTERPRÉTATION DYNAMIQUE
DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
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DEUXIÈME PARTIE : APAISER
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DISSIMULER LA VIOLENCE,
CANALISER LA CONTESTATION
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L'OBLIGATION DE LOYAUTÉ ENTRE LES PARTIES
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LE JUGE ET L'ÉVIDENCE
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LE PROCESSUS JURIDICTIONNEL ET DROIT DES PERSONNES : ARGUMENTATION ET DÉLIBÉRATION
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TROISIÈME PARTIE : TRANCHER
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COMMENT TRANCHE-T-ON AU CONSEIL D'ÉTAT ?
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LA PRISE EN COMPTE DES GRANDS PARAMÈTRES DE LA DÉCISION JUDICIAIRE
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LE JUGE DES COMPTES. QUE JUGE-T-IL ?
DOIT-IL MÊME ENCORE JUGER ?
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LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT PARTICIPE À LA FONCTION DE JUGER
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DES INFLUENCES SUR LES JUGEMENTS DES JUGES
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RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE ET DÉCISION JUDICIAIRE
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LE JUGEMENT COMME UN RÉCIT
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QUATRIÈME PARTIE : LÉGITIMER
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FAUT-IL RÉFORMER LE CONTRÔLE DE LA CONSTITUTIONNALITÉ DE LA LOI EN FRANCE ?
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LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EN QUESTION
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LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
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COMMENT LÉGITIMER L'OFFICE DU JUGE ?
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JUGER LES LOIS
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LA LÉGITIMATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL : UN LÉGISLATEUR DÉRIVÉ GARDIEN DES VALEURS DE LA DÉMOCRATIE
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CONCLUSION
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REGARD ELLIPTIQUE SUR L'OFFICE DU JUGE
LES COLLOQUES DU SÉNAT
Sous le Haut patronage de Christian Poncelet,
Président du Sénat
L'OFFICE DU JUGE
Vendredi 29 et samedi 30 septembre 2006
PALAIS DU LUXEMBOURG
Colloque organisé par le Professeur Gilles Darcy, le Doyen Véronique Labrot et Mathieu Doat
OUVERTURE
M. Christian PONCELET, Président du Sénat
Madame,
Messieurs les Présidents d'Université,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
C'est avec un véritable plaisir qu'à la demande de M. le Professeur Darcy, le Doyen Labrot et M. Doat, j'ai accepté d'accueillir votre manifestation dans les murs de la Haute assemblée. En vous accueillant aujourd'hui, le Sénat remplit en effet sa vocation de réflexions et de propositions alimentant ainsi le débat démocratique et je suis particulièrement heureux que cela se fasse en étroite liaison avec le monde universitaire grâce à chacun de vous. Je n'ai aucun doute sur la qualité de vos futurs travaux durant les deux jours qui viennent. Il y a deux raisons à cela. La première, c'est l'excellent souvenir du précédent colloque qui s'est déroulé ici il y a déjà cinq ans sur « les nouvelles normes en droit de responsabilité publique ». La seconde tient au sujet même du présent colloque « l'office du juge ». Cette question ne peut que susciter le plus vif intérêt dans cette maison. En effet, en s'interrogeant sur le rôle du juge, on s'interroge sur le devenir de la loi, sur son application et donc également, en creux diront certains, sur la place du législateur dans le processus normatif tant ces missions sont proches et imbriquées. Une telle réflexion de fond, dans une actualité où la justice est ballottée de réformes en affaires, tombe à point nommé. Elle saura nourrir la réflexion de tous, à l'heure où d'importantes et nécessaires réformes sont annoncées. Dans une société caractérisée par la complexité, la technicité, l'office du juge a connu ces dernières décennies de profondes mutations.
Evoquons d'abord l'inflation législative. Incontestablement, le Parlement a sa part de responsabilité, mais il n'est pas le seul. Cette inflation n'est bien entendu pas le propre de la loi stricto sensu. Elle peut être mise en évidence pour l'ensemble des normes, décrets, arrêtés, circulaires pour le secteur public, mais aussi règlements divers, conventions et contrats dans le secteur privé. Cette inflation normative entraîne mécaniquement un recours de plus en plus fréquent au juge lorsqu'une difficulté se présente pour son application. Face à ce foisonnement normatif, le juge est de plus en plus sollicité pour apaiser et trancher, pour reprendre deux des termes clefs du colloque. Il est le principal garant de la sécurité juridique, que des normes seules ne sont pas à même d'assurer. Augmentation du nombre de normes mais aussi complexification du droit. Les progrès scientifiques et techniques nous ont permis de nous affranchir de nombreuses contraintes matérielles. Cependant le corollaire de cette évolution est une complexité grandissante des normes et là encore le recours au juge est nécessaire pour dire le droit, interpréter la norme. En ce sens et indéniablement on demande plus au juge et on demande aussi mieux. Nos concitoyens attendent de leur justice des réponses claires dans un monde où ils ont parfois du mal à trouver de bons repères. Ils souhaitent aussi des réponses rapides. Le juge a dû s'adapter pour répondre à cette demande, à cette nécessité résultant du rythme parfois effréné de notre société, comme il s'est adapté d'ailleurs à sa dimension internationale qui va grandissante. La qualité et le nombre des intervenants qui vont se succéder à cette tribune me laisse penser que vous traiterez de toutes ces questions et de bien d'autres. Vous saurez, grâce à vos interventions et vos débats y apporter des réponses et découvrir de nouvelles problématiques. En un mot, effectuer ce travail prospectif consubstantiel à toute fonction d'autorité. Je vous remercie de votre attention et vous souhaite de fructueux débats.
Avant-propos de M. Gilles DARCY, Professeur de droit public, Université de Paris 13 (Paris-Nord)
Monsieur le Sénateur, Membre de la Commission des Lois,
Monsieur le Président de l'Université de Bretagne-Occidentale,
Madame la Présidente de l'Université de Paris-Nord,
Mesdames, Messieurs les Doyens,
Mes chers collègues,
Mesdames et Messieurs.
La Présidente de l'Université de Paris-Nord et le Président de l'Université de Bretagne-Occidentale, dans leur parfaite élégance, vous ont parlé, entre autres, de l'office de l'historien et de l'office du géographe, qui sont leur matière de prédilection. Si je n'ai pas la même délicatesse, c'est peut-être que la rhétorique dont j'entends vous brosser quelques traits n'est pas ma discipline. Je suis donc totalement libre de parler de ce que je ne sais pas. Et de vous dire, sans en déflorer le contenu, ce qui ne relève pas, apparemment, de ce Colloque.
Pourquoi la rhétorique ? Un auteur anglais, Thomas de Quincey, dans un petit ouvrage publié en 1828, évoque lui-même, l'office de la rhétorique 1 ( * ) .
Mais qu'est-ce que la rhétorique, à un moment où, depuis la fin du XIX e siècle en France, elle n'est plus enseignée dans les lycées. A lire furtivement Démosthène, Aristote, les sophistes, Cicéron, reconstruits par Chaïm Pérelmann, deux conceptions semblent la modeler, de manière antithétique 2 ( * ) .
La première, extensive et dépréciative, relève, à tout le moins, du mépris. On la qualifie d'imposture, d'artifice, de fatuité, d'ornement ostentatoire, de style emphatique qui « tourbillonne et habille la pensée ». Elle peut être employée indifféremment pour le bien et pour le mal ; ce qui compte avant tout, c'est « la virtuosité », l'art de l'éloquence où le succès vaut plus que la vérité.
La seconde interprétation, que nous utiliserons, est dans un certain sens plus restrictive, plus conforme à l'idée de convaincre par et pour l'esprit. Sous sa forme écrite ou orale, elle vient de l'entendement et s'adresse à l'entendement. Elle est le fruit précis des longues délibérations de la raison. L'argumentation et même, dans un premier temps, la confrontation des répliques, donc le contradictoire, sont le principe de la rhétorique sans emportements, couverte par la façon de persuader.
Comment peut-on passer, même de manière fragile, de l'office de la rhétorique à l'office du Juge ? Ils se mêlent par l'absence certaine de définition, par le cadre supposé rigide de la matière qui laisse une grande liberté pour atteindre l'objectif et parce que la rhétorique précède le jugement et parfois même structure l'acte de juger.
Les enseignants, les avocats, les magistrats, le procès et l'arrêt lui-même flirtent avec la rhétorique. La persuasion feint de s'arrêter là où commence la certitude relative « car juger, c'est subsumer une proposition sous une autre » 3 ( * ) . L'opération mentale consisterait-elle en définitive en un acte de magie dissimulé par un langage normatif ?
Qu'est-ce donc que l'office du Juge ? C'est ce qui est reçu par le Juge et conçu par lui. Toutefois, que deviennent les moyens d'ordre public, le rôle éminent du législateur, la faculté de moduler, de manière soit rétroactive soit non rétroactive, les effets d'un jugement ? Et puis entre « l'interpréter », « l'apaiser », « le trancher » et le « légitimer », tout ne s'entremêle-t-il pas pour constituer l'indéfinissable office du Juge ? C'est ce dont vous allez, Mesdames et Messieurs les intervenants, nous parler de manière remarquable.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
M. Jean-Louis BERGEL, Professeur de droit privé - Université Paul Cézanne d'Aix-Marseille III
Dans toutes les civilisations et dans tous les systèmes juridiques, même les plus primitifs, le juge, quelles que soient les formes qu'il peut revêtir, occupe une place de choix. Dans la tradition anglo-saxonne, anglaise surtout, c'est par le juge que les droits et les libertés ont été consacrés. Dans les droits romano-germaniques, en revanche, c'est essentiellement par la « loi » qu'ils ont été établis. Le juge y a alors pour fonction primordiale d'appliquer la loi à des cas particuliers. Il lui revient néanmoins toujours, dans tous les systèmes, d'apaiser les conflits, de trancher les litiges et de légitimer les solutions qu'il retient.
C'est donc à juste titre que les organisateurs de ce colloque en ont divisé les travaux en fonction de ces missions éminentes imparties au juge. Mais ils ont commencé par lui reconnaître une fonction d'interprétation. Cette interprétation concerne d'abord, sinon exclusivement, l'interprétation de la loi au sens large et suppose qu'il existe préalablement des normes établies par la Constitution, par le législateur, par le pouvoir réglementaire, voire par des traités, des organisations internationales, voire encore par des contrats ou même par des décisions de justice.
Or l'interprétation de normes préétablies ne peut se limiter à une application purement passive de règles générales et abstraites à des cas particuliers. Elle suppose toujours une part d'innovation, non seulement de solutions ponctuelles, mais aussi, souvent, d'interprétation des textes conduisant à des règles nouvelles qui, à force de se répéter, par ralliements ou par l'autorité reconnue à des « précédents », deviennent progressivement de véritables normes. Le juge s'érige alors en une sorte de rival du législateur. Mais cela risque de méconnaître le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs, fondement de nos sociétés démocratiques modernes, et d'engendrer, le cas échéant, un risque réel sinon inéluctable d'arbitraire du juge. Or, on ne saurait permettre au juge, dans les systèmes romano-germaniques en tout cas, de « faire la loi » à sa guise, car il a, avant tout, pour rôle d'appliquer le droit positif à des cas particuliers et il ne lui appartient, fondamentalement, que de dire le droit applicable pour trancher les litiges qui lui sont soumis.
Faut-il admettre, pour autant, comme l'écrivait Montesquieu, que les juges « ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force, ni la vigueur » ?
Certainement pas ! La fonction de juger ne saurait se limiter à ce qu'un auteur a pu appeler de la simple « légidiction mécanique ». Il ne peut se réduire à un organe inerte du système juridique, à une simple courroie de transmission de règles abstraites, préétablies et statiques à des cas particuliers. Il faut lui reconnaître un rôle de véritable acteur du système juridique qui dispose d'un certain pouvoir créateur de droit, doté d'une véritable responsabilité dans l'évolution du droit positif.
Mais, dans nos systèmes, le juge ne saurait pour autant disposer, à cet égard, d'un pouvoir autonome lui permettant de s'affranchir librement, dans ses fonctions juridictionnelles, des textes qu'il lui appartient d'appliquer ni des prétentions des parties sur lesquelles il doit se prononcer.
Ainsi, l'office du juge est lié aux fonctions que lui reconnaît le système juridique et aux missions qui lui sont dévolues. Certes, cela implique une certaine marge de liberté et d'initiative. Mais cela suppose surtout que le juge soit encadré par des normes qu'il doit mettre en oeuvre, interpréter et appliquer, ainsi que par les limites du litige, essentiellement sinon uniquement tracées par les prétentions des parties. Cela implique aussi un système processuel exigeant auquel le juge doit impérativement se soumettre.
L'office du juge est dominé par le principe fondamental de sa neutralité qui est, en quelque sorte, consubstantiel à son institution et qui constitue la garantie indispensable des parties. L'article 6-1 de la Convention Européenne de Droits de l'Homme dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial... ». Cela implique que le juge doit être parfaitement neutre, tant du point de vue technique que du point de vue social et politique.
L'office du juge se situe donc dans la double perspective de l'application, de l'interprétation et de l'évolution du droit (I) et de la solution du procès (II).
I. LE JUGE ET LE DROIT
Lors de l'audience solennelle du 8 janvier 1990, le Premier Président Dray déclarait : « à la tentation du juge-dieu, seul apte à tout savoir et tout faire, il faut savoir résister ». Peu après, il rappelait à ses collègues que « dans l'acte de juger, ... il ne faut jamais mépriser le droit, la règle de droit préexistante et objective ». Et d'ajouter : « au vainqueur comme au vaincu, le juge doit s'attacher à montrer qu'il n'a usé de ses armes que dans la seule limite nécessitée par le respect de la loi et le rétablissement de l'équilibre un jour rompu ».
Il appartient ainsi au juge, à la fois, de servir le droit et de convaincre les parties par la solution qu'il donne à leur conflit. Autrement dit, le juge doit apaiser les conflits en légitimant les solutions qu'il y apporte par le droit positif qu'il lui incombe d'appliquer. Il joue ainsi, à la fois, un rôle social (A) et son rôle juridictionnel (B).
A. LE RÔLE SOCIAL DU JUGE
En droit français, il est de principe que « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables... Il peut relever d'office les moyens de pur droit quel que soit le fondement juridique invoqué par les parties » 4 ( * ) . On sait d'ailleurs que tant le Conseil d'Etat que la Cour de cassation censurent les décisions qui se fondent sur l'équité et non sur le droit, car le juge ne peut, sans ruiner les fondements de l'Etat de droit et tromper l'attente légitime des plaideurs et la nécessaire sécurité juridique, se soustraire au droit applicable. Mais, appliquer le droit, c'est en découvrir le sens, aussi bien le sens de telle ou telle règle déterminée que celui de son contexte et, plus généralement, de celui de l'ensemble du système juridique.
C'est ici que l'office du juge peut se concevoir différemment selon les systèmes juridiques et, plus particulièrement, dans les systèmes de « common law » et dans les systèmes « romano-germaniques ». Tout dépend des sources du droit que l'on y privilégie, la jurisprudence ou la loi, et de la liberté que, en conséquence, l'on y concède au juge.
Dans notre système juridique, le juge ayant pour mission d'appliquer le droit positif et la loi au premier chef, il en apparaît comme l'interprète naturel. Dire qu'il en est le serviteur ne veut pas dire qu'il ne peut qu'être servile. La question est seulement de déterminer la marge de liberté qui peut lui être reconnue. Pour résoudre ce problème essentiel, il faut se référer aux différentes méthodes d'interprétation des textes et se demander d'abord si le juge doit se cantonner à des méthodes d'interprétation intrinsèque ou s'il peut s'évader vers des formes d'interprétation extrinsèque.
Selon le cas, l'office social du juge s'en trouve profondément modifié, et il diffère selon les systèmes considérés. Sa fonction sociale consiste t'elle à mettre en oeuvre le droit existant, tel qu'il est, ou à en secréter les transformations ?
Certains veulent reconnaître au juge le droit et même la mission de transformer la société en en réformant les données actuelles ou, inversement, d'en figer l'état actuel pour en préserver les acquis. Dans les régimes socialistes, le juge avait ainsi pour rôle de maintenir les acquis révolutionnaires et la « légalité socialiste ». En revanche, selon certaines doctrines, le juge pourrait s'affranchir des contraintes de la loi pour imaginer la règle que, selon lui, le législateur contemporain pourrait édicter en fonction des données présentes de la vie sociale. C'est ainsi que, selon « le réalisme juridique américain », le juge aurait le pouvoir d'adapter le droit aux changements incessants de la société en privilégiant sa conception de la morale et de la politique sur la règle de droit en vigueur. Le droit n'est alors que ce que font les tribunaux selon leur « feel of the law », c'est à dire leur intuition au delà des textes, de l'équité, de la morale, de la politique, de l'opportunité sociale...
Si l'on s'en tient aux méthodes intrinsèques incarnées par les écoles de l'exégèse du XIX e siècle, le juge n'est, au contraire, que le relais mécanique de la loi par rapport aux justiciables. En 1857, Aubry proclamait : « Toute la loi, dans son esprit aussi bien que dans sa lettre avec une large application de ses principes et le plus complet développement des conséquences qui en découlent, mais rien que la loi, telle a été la devise des professeurs du Code Napoléon ». Toutefois, bien qu'elle s'appuie sur le postulat de la suffisance de la loi écrite, l'exégèse ne se réduit pas à une analyse littérale et grammaticale des textes. Elle en est une interprétation « psychologique » fondée sur la recherche de l'intention du législateur et se prolonge dans des procédés logiques d'interprétation. Le « culte de la loi », considéré comme la seule expression de la souveraineté nationale et de la volonté générale dans la perspective de la séparation des pouvoirs, a longtemps guidé le juge, seul investi en France, depuis 1837, du pouvoir d'interpréter et d'appliquer les textes aux cas particuliers qui lui sont soumis par les parties. Mais, à l'extrême fin du XIX e siècle, les méthodes de l'exégèse furent sérieusement contestées par la doctrine, en particulier par François Gény qui affirma alors « que les éléments purement formels et logiques... sont insuffisants à satisfaire les desideratas de la vie juridique », si bien qu'il incombe aux juristes de rechercher « en dehors et au dessus de ces éléments les moyens de remplir toute leur mission ». C'est ainsi qu'il prôna sa fameuse méthode de « la libre recherche scientifique ».
Encore faut-il savoir jusqu'où le juge peut se libérer du texte de la loi tout en s'y référant lorsque celle-ci s'avère insuffisante ou inadaptée aux circonstances et au contexte actuel.
Kelsen a soutenu que toute norme contient plusieurs significations entre lesquelles le choix est une question de politique juridique. L'interprète pourrait alors retenir « le sens le plus utile du texte » au moment de son interprétation. A l'évidence, la loi n'a pas un sens unique et immuable. Toute interprétation implique de s'en libérer quelque peu. Carbonnier n'écrivait-il pas que « l'interprétation est la forme intellectuelle de la désobéissance » ? Il est vrai que le sens de textes, dont la formulation n'a pas changé, se modifie par le jeu de l'interprétation, en fonction de l'évolution des circonstances et des besoins. Il appartient à la jurisprudence, par la voix du juge, d'en consacrer l'évolution. Tout dépend cependant du degré de fidélité ou de liberté qui s'impose ou qui s'offre au juge par rapport à la lettre et à l'esprit de la loi. Dans les droits anglo-saxons, c'est le législateur lui-même qui fixe les règles d'interprétation auxquelles doit se soumettre le juge, tandis que le droit français ne comporte pas de loi d'interprétation, si ce n'est des directives d'interprétation des contrats, énoncées dans les articles 1156 et suivants du code civil, qui inspirent également l'interprétation de la loi et des règlements. Quoi qu'il en soit, par le sens qu'il donne aux textes, le juge contribue manifestement aux transformations sociales, même s'il est censé se borner à trancher des litiges.
B. LE RÔLE JURIDICTIONNEL DU JUGE
Dans tous les systèmes juridiques, l'office du juge réside, avant toute autre fonction, dans « la juridiction » qui consiste à déterminer la solution de droit applicable au litige qu'il lui est demandé de trancher. Cela implique d'abord pour le juge une obligation fondamentale de juger sous peine de « déni de justice » sanctionné par la loi 5 ( * ) et une interdiction de prononcer des « arrêts de règlement » 6 ( * ) , même si cette prohibition subit maintenant de sérieux tempéraments. Cela suppose aussi que le juge ait la qualité, la compétence, le pouvoir et l'autorité nécessaires pour prononcer des décisions exécutoires.
Le juge n'a ainsi le devoir et le pouvoir de statuer que dans les limites du litige qui lui est soumis et dont l'objet est « déterminé par les prétentions respectives des parties... » 7 ( * ) . Il est en effet de principe, en droit français, que « seules les parties introduisent l'instance, hors les cas où la loi en dispose autrement. Elles ont la liberté d'y mettre fin avant qu'elle s'éteigne par l'effet du jugement ou en vertu de la loi ». Comme il est rare que le juge puisse se saisir d'office, ce dispositif s'applique devant toutes les juridictions civiles, pénales et administratives. Il en est de même dans la plupart des droits étrangers, même si ce principe revêt, selon les pays, des expressions et une intensité différentes.
Ce sont donc les parties qui déterminent la matière litigieuse et il incombe au juge de statuer sur tous les faits et toutes les demandes dont il est saisi. L'article 5 du Nouveau Code de Procédure Civile dispose ainsi que « le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement ce qui est demandé ». Il en est de même en contentieux administratif et même en procédure pénale où la juridiction de jugement doit statuer sur tous les faits dont elle est valablement saisie, sur toutes les réquisitions du Ministère public et sur toutes les demandes du prévenu, à condition qu'elles se rapportent aux faits dont elle est saisie, sans pouvoir sanctionner d'autres faits dont elle ne serait pas valablement saisie dans les formes légales. Le juge doit statuer sur tous les chefs de la demande, mais ne peut statuer « ultra petita », sauf en cas de moyens d'ordre public qu'il doit soulever d'office. Le juge ne peut alors fonder sa décision sur des faits qui ne sont pas dans le débat 8 ( * ) , notamment sur des faits dont il a eu personnellement connaissance ou sur des investigations personnelles poursuivies hors de l'audience, en l'absence des parties ou sans se conformer aux règles de procédure qui s'imposent à lui. La décision du juge n'est en effet légitime qu'au terme de la procédure qu'il est contraint de respecter pour garantir la loyauté et la sécurité du procès. Elle ne mérite son autorité que dans la mesure où elle est conforme au droit, aussi bien au droit processuel qu'au droit substantiel. Le juge n'est finalement que le serviteur du droit et la garantie des plaideurs.
Il ne saurait s'improviser ni devin, ni Dieu, ni même justicier. Il doit s'abstenir de décider en fonction de sa propre vision de ce qui lui paraît équitable ou inéquitable. Il ne saurait imposer arbitrairement son propre sentiment de ce qui est juste ou non, en fonction de ses réactions émotionnelles, de ses conceptions personnelles du monde et de la société, de ses sympathies ou de ses rancoeurs, de ses préjugés catégoriels, de sa propre idée de la morale.... Livrer les justiciables aux sentiments ou aux pulsions du juge, ou même aux aléas de ses réactions personnelles équivaudrait à créer l'insécurité et à favoriser l'arbitraire. Il n'y a de justice et d'issue prévisible au procès que si le juge se détermine en fonction des règles de droit connues de tous et qu'il appartient à chacun de respecter.
Or, tout litige est constitué à la fois d'éléments de fait et d'éléments de droit. Il est de principe qu'alors que le fait est l'affaire des parties, le droit reste l'apanage du juge. Selon le vieil adage « da mihi factum, dabo tibi jus » (donne moi le fait, je te donnerai le droit), comme l'énonce maintenant l'article 6 du Nouveau Code de Procédure Civile, « à l'appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d'alléguer les faits propres à les fonder ». Il leur incombe également, traditionnellement, d'en rapporter la preuve, chacune d'entre elles devant démontrer les faits qu'elle invoque.
Mais il appartient aussi aux parties de justifier de leurs prétentions en invoquant les règles de droit qui doivent, selon elles, s'appliquer aux faits dont elles se prévalent et dont il leur faut donc proposer la qualification juridique la plus appropriée. C'est ainsi que les écritures des parties doivent toujours comporter « un exposé des moyens en fait et en droit ». C'est ce que précise, par exemple, l'article 56 du Nouveau Code de Procédure Civile pour l'assignation en matière civile et les articles 753 et 954 pour les conclusions. De même, en matière administrative, l'article R 411-1 du code de justice administrative prévoit que « la requête concernant toute affaire sur laquelle le tribunal administratif ou la Cour administrative d'appel est appelé à statuer doit contenir l'exposé des faits et moyens invoqués », tant en fait qu'en droit. Cela s'impose aussi devant le Conseil d'Etat. En procédure pénale, le Ministère Public et la partie civile, quand elle prend l'initiative du procès, ont l'obligation de qualifier les faits incriminés, afin de justifier que les faits incriminés tombent bien sous le coup de la loi pénale invoquée. Mais le juge, qui doit trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, « doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux, sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposé. Il peut relever d'office les moyens de pur droit, quel que soit le fondement juridique invoqué par les parties » 9 ( * ) . Le juge n'est donc pas un simple arbitre entre les parties, même en matière civile : il a pour mission d'appliquer la loi, plus généralement le droit positif. D'ailleurs, les juridictions de cassation ont justement pour fonction de contrôler la légalité des décisions des juges du fond qui leur sont déférées. En quelque sorte, le juge apparaît comme l'instrument principal de l'effectivité du droit positif.
L'office du juge n'en reste pas moins, pour l'essentiel, de trancher le litige dont il est saisi par les parties.
II. LE JUGE ET LE PROCÈS
A cet égard, l'office du juge s'apprécie, dans le procès, à l'aune de ses prérogatives et de celles qui sont réservées aux parties (A). L'office du juge consiste à trancher leurs différends et à apprécier leurs prétentions respectives. Il est alors, avant tout, « le servant des plaideurs » et le serviteur du droit. C'est dire qu'au delà de ses pouvoirs, le juge est astreint à d'importants devoirs (B).
A. OFFICE DU JUGE ET RÔLE DES PARTIES
Dans la Grèce antique, on distinguait trois niveaux dans la société : l'« Acropolis » où régnaient les Dieux, l'« Aeropagos » où siégeaient les juges et l'« Agora » où déambulaient les politiciens. Ainsi, les juges, qui ne sont ni Dieux, ni politiciens, ont pour seule fonction naturelle de « dire le droit et trancher les litiges ». L'accomplissement de cette mission emprunte toutefois des voies différentes selon les modalités de la procédure à laquelle ils sont soumis. Il est classique de distinguer de ce chef les procédures accusatoires dans lesquelles les parties ont un rôle prépondérant dans le déclenchement et la conduite du procès ainsi que dans la recherche des preuves, et les procédures inquisitoires dans lesquelles la conduite de l'instruction et la recherche des preuves incombent au juge. Certes, cette opposition classique est quelque peu simpliste et caricaturale, car aucun système processuel n'est purement accusatoire ou inquisitoire. La comparaison des systèmes processuels, selon les époques, les pays et même les matières révèle plus souvent des différences que des antinomies totales. Les solutions admises dans l'histoire, en droit comparé et dans les divers contentieux dépendent néanmoins d'un choix entre deux conceptions possibles du procès, selon qu'il est perçu comme un instrument d'arbitrage entre des intérêts privés ou comme un instrument d'intérêt général, encore qu'il se situe toujours, à des degrés divers, au confluent du droit public et du droit privé, de l'intérêt général et de l'intérêt particulier.
La stratégie du procès est néanmoins dominée par les rôles respectifs dévolus au juge et aux parties, qu'il s'agisse de l'introduction de l'instance, de l'émission des prétentions des parties, de l'argumentation sur laquelle elles se fondent, de la conduite de l'instruction, de la production ou de la recherche des preuves...
En droit français, le principe dispositif selon lequel les parties ont seules le pouvoir de déclencher, de conduire et d'arrêter l'instance, ainsi que de déterminer la matière litigieuse, occupe une place de choix parmi « les principes directeurs du procès ». Certes, ce sont donc les parties qui déterminent l'objet du litige, l'office du juge étant limité par le principe de l'immutabilité du procès au domaine de la contestation circonscrit par les plaideurs. Mais c'est le juge qui a le pouvoir d'apprécier et même de modifier le fondement juridique des prétentions de parties en restituant aux faits et actes litigieux leur exacte qualification sans s'arrêter à la dénomination qu'elles en auraient proposée. Il peut même relever d'office les moyens de pur droit, quel que soit le fondement juridique invoqué par les plaideurs 10 ( * ) .
On constate, en droit comparé, une tendance très nette à un renforcement des pouvoirs du juge pour concilier les prérogatives des parties avec le souci d'une bonne justice et le fonctionnement du service public. En France, c'est en ce sens qu'a évolué le droit processuel au gré des réformes qui ont particulièrement affecté la procédure civile contemporaine qui, jadis essentiellement contradictoire, s'est maintenant largement teintée d'inquisitoire. Le juge y a acquis un rôle actif dans la conduite du procès. Il lui appartient de veiller « au bon déroulement de l'instance », d'impartir des délais, d'ordonner les mesures d'instruction nécessaires, de garantir le respect du contradictoire... L'organisation, devant le Tribunal de Grande Instance et la Cour d'appel, d'une phase de « mise en état des causes » et, devant la plupart des autres juridictions, d'une pratique, même informelle, du même ordre permet au juge d'imposer son rythme au procès. Devant les juridictions administratives, la procédure est traditionnellement inquisitoire, ce qui permet d'atténuer l'inégalité entre l'Administration et les particuliers. En procédure pénale, la phase d'instruction est manifestement placée sous l'autorité du juge à condition de respecter les droits de la défense et la procédure ne devient pleinement accusatoire que lors de la phase de jugement. A des degrés divers, les procédures, bien qu'à la discrétion des parties, sont conduites sous l'autorité du juge. Elles se développent et se décantent tout au long d'une phase d'instruction qui permet d'en tracer le cadre, qui fixe la matière à juger, puis se fige pour permettre à la phase de jugement de s'accomplir. C'est ce que décrit, en quelque sorte, le « modèle de Stuttgart » mis en évidence par le professeur Bauer, qui reflète assez bien la structure commune du procès dans les droits européens. Ainsi, il n'est plus guère contestable qu'à des degrés divers, l'autorité du juge règne sur le procès, si bien que l'importance de l'office du juge s'est de plus en plus affirmée ; mais son autorité, indispensable en soi, deviendrait pernicieuse s'il n'était corrélativement assujetti à d'impérieuses obligations.
B. LES DEVOIRS DU JUGE
Bien qu'on ait coutume de s'attacher davantage aux pouvoirs du juge qu'à ses devoirs, ceux-ci sont inhérents à sa fonction et ne sauraient être négligés. On sait qu'il incombe au juge de juger des faits en droit, mais non de « faire la loi ». Il n'y a de justice et d'issue prévisible au procès que si le juge se détermine en fonction des règles de droit, connues de tous et qu'il appartient à chacun de respecter.
Or, de nos jours, l'évolution sociale et technique, la complexité des rapports sociaux et des contentieux de masse ont modifié le rôle et l'image du juge « dans la cité ». On a pu dire que cela conduit le juge à s'affranchir de la loi... et... à se prendre, consciemment ou non, pour le juge américain, par contagion avec le système du « judge made law », afin de suivre ou de contrôler l'évolution du monde moderne. La seule solution serait alors, pour éviter une crise de la justice, de rappeler les juges « au respect de la mission que le droit leur confie au service de la société démocratique ».
Une éthique de la fonction juridictionnelle s'impose, en effet, d'autant plus que les magistrats ne sont pas des fonctionnaires comme les autres, car leur indépendance ne saurait être limitée par des pouvoirs hiérarchiques empiétant sur leur pouvoir de décision. C'est toute la difficulté de la question actuelle de la responsabilité des juges. Ils ne sauraient être irresponsables, mais leur responsabilité risque de ruiner leur liberté. Cette éthique est dominée par les principes fondamentaux d'indépendance, d'impartialité et de neutralité du juge.
On sait l'importance qui s'attache à l'article 6 de la CEDH qui proclame que « chacun a droit à ce que sa cause soit jugée par un tribunal indépendant et impartial ». L'indépendance du juge, qui est une condition essentielle de son impartialité, ne se limite d'ailleurs pas aux rapports entre la justice et le pouvoir politique. Elle suppose que le juge échappe à toute instruction sur le contenu et le sens de sa décision, et à toutes formes de pressions économiques, sociales ou idéologiques. Cela implique même qu'il reste libre de ses décisions, face aux experts auxquels il a recours.
L'impartialité du juge ne se conçoit, en revanche, que par rapport à lui même et non par rapport à des influences extérieures. Elle exclut tout militantisme, tout favoritisme de sa part et toute prétention idéologique.
Mais le principe d'impartialité que postule l'article 6-1 de la CEDH a des implications techniques très importantes au delà de sa dimension morale. Le Conseil d'Etat applique ainsi le principe d'impartialité pour sanctionner la participation du rapporteur d'une chambre régionale des comptes au jugement de comptes dont il a eu à connaître à l'occasion d'une vérification de gestion 11 ( * ) . Il est constant « qu'une interprétation restrictive de l'article 6-1, notamment quant au respect du principe fondamental de l'impartialité des tribunaux, ne serait pas conforme à l'objet ni au but de cette disposition, si l'on songe à la place primordiale que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique » 12 ( * ) .
Ainsi, il faut admettre que la connaissance par le juge des même faits pour les mêmes parties dans des instances différentes, qu'elles soient successives ou parallèles, est contraire au principe d'impartialité. La Cour de cassation l'a admis dans le cas où un juge qui a statué en référé sur une demande tendant à l'attribution d'une provision en raison du caractère non sérieusement contestable d'une obligation, statue ensuite sur le fond du litige afférent à cette obligation 13 ( * ) . De même, en contentieux administratif, il a été jugé qu'un magistrat qui, en qualité de juge des référés, a pris position sur des questions concernant le fond d'un litige ne peut participer à la formation de jugement statuant sur ce litige en tant que juge du fond 14 ( * ) .
Le droit processuel comporte d'ailleurs quelques dispositifs techniques pour garantir l'impartialité du juge. La récusation du juge en matière civile dans des cas déterminés par la loi 15 ( * ) de parenté, d'alliance, d'amitié ou d'inimitié avec l'une des parties est encore plus spécialement organisée en procédure pénale 16 ( * ) . Le renvoi devant une juridiction limitrophe quand un magistrat ou un auxiliaire de justice est partie à un litige relevant d'une juridiction dans le ressort de laquelle il exerce ses fonctions 17 ( * ) et, en matière pénale, le privilège de juridiction 18 ( * ) tiennent à cette volonté d'assurer l'impartialité du juge. Il en est de même en cas de « demande en renvoi pour cause de suspicion légitime » qu'admet le droit positif devant les juridictions judiciaires et devant les juridictions administratives.
Plus généralement, la jurisprudence réprime le défaut d'impartialité du juge, ce qui touche au principe d'égalité devant la justice et même devant la loi que proclame la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Il y a donc bien une déontologie du juge. Elle relève de son office qui consiste à trancher les litiges conformément au droit. C'est l'Etat de droit qui en dépend.
PREMIÈRE PARTIE : INTERPRÉTER
Présidence : M. Jacques MOREAU, Professeur émérite de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas et M. Jacques FOYER, Professeur émérite de droit privé, Université de Paris II Panthéon-Assas.
Présidence et introduction de M. Jacques MOREAU, Professeur émérite de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas
Mesdames,
Messieurs,
Mes chers amis,
Nous commençons le premier quart de ces deux journées d'étude par le thème de l'interprétation. Au début de cette demi-journée, je voudrais non pas faire un propos complémentaire mais remercier le Président du Sénat et l'institution sénatoriale de leur accueil. Je trouve qu'un cadre aussi spacieux que celui qui nous est offert est une condition extérieure tout à fait favorable à la qualité de nos réflexions et de nos débats. Je voudrais aussi remercier les deux universités dont la collaboration a finalement permis la naissance et le déroulement de ce colloque. Il me paraît normal de remercier aussi ceux qui ont été les artisans de la naissance et du développement de ce colloque, à savoir le Doyen Véronique Labrot, Gilles Darcy et Mathieu Doat parce qu'il est bien évident que sans eux le thème de « l'office du juge » n'aurait pas été traité. Je voudrais également remercier, Jean-Louis Bergel parce qu'il exerce des fonctions fort lourdes. Malgré la présidence du jury du concours d'agrégation, il a tenu à rester fidèle à sa parole et à nous présenter une définition de ce qui est indéfinissable, à savoir une définition de l'office du juge, ou tout du moins l'analyse des différentes facettes qui composent cet office du juge. Enfin, en parlant aussi au nom du professeur Jacques Foyer avec qui nous allons nous répartir la tâche, je voudrais rassurer l'assemblée en précisant de suite que nous n'allons pas faire de discours supplémentaire. Vous grillez tous d'impatience d'entendre les trois spécialistes qui vont commencer par nous parler de l'interprétation. Je voudrais simplement rappeler une phrase de Paul Ricoeur qui me paraît résumer peut-être le mystère de l'interprétation : « le sens d'un texte n'est pas derrière le texte, il est devant le texte ». Sur cette belle phrase, je donne immédiatement la parole au professeur Michel Troper qui va nous entretenir du principe de la liberté de l'interprétation. Vous avez, cher ami, la parole.
LA LIBERTÉ DE L'INTERPRÈTE
M. Michel TROPER Professeur de droit public, Université Paris X - Nanterre
Afin d'aborder le thème que les organisateurs de ce beau colloque ont bien voulu me confier, quelques définitions s'imposent. Elles résultent de plusieurs développements théoriques qui ne peuvent être reproduits dans le cadre limité de cet exposé et elles doivent donc être prises ici pour des stipulations.
a) Interpréter, c'est attribuer une signification. Le terme « attribuer » laisse ouverte la question de savoir si cette attribution est une décision ou une description, un acte de connaissance ou de volonté.
b) La théorie de l'interprétation en droit est une théorie descriptive. Elle a pour objet l'acte par lequel une signification est attribuée. Mais il sera question ici non des actes accomplis par tous ceux qui affirment interpréter quelque chose, ni par tous ceux qui interprètent effectivement, mais seulement des actes émanant d'autorités dont l'interprétation ne peut pas être contestée juridiquement, c'est-à-dire de celles qui produisent ce que la théorie contemporaine appelle des interprétations authentiques. Dans le vocabulaire classique, l'interprétation authentique était celle qui émanait de l'auteur du texte, par exemple le législateur, tandis qu'aujourd'hui, à la suite de Hans Kelsen, on appelle plutôt « authentique » l'interprétation à laquelle l'ordre juridique fait produire des effets.
c) Il résulte de cette définition que l'interprétation en droit est différente de toutes les autres. Un musicien ou un acteur sont appelés interprètes dans deux sens différents : ils sont interprètes parce que les gestes qu'ils accomplissent ou les paroles qu'ils prononcent les mettent en représentation ; ils exécutent quelque chose ; ont dit en anglais qu'ils font une « performance ». Ils peuvent être aussi être dits interprètes dans le sens de donner une signification. Les deux sens du mot « interprétation » sont tout à fait indépendants l'un de l'autre. Un mauvais acteur ou un mauvais musicien interprètent une oeuvre, même s'ils sont incapables par leur jeu, d'indiquer une signification quelconque. Ils peuvent d'ailleurs donner une interprétation de cette oeuvre sans la jouer, par exemple en en parlant. Si, l'interprétation de l'artiste comme celle du juge peut consister à donner une signification, elle ne peut jamais être authentique, car elle n'a rien de définitif et quel que soit le talent avec lequel elle est présentée, il ne sera jamais interdit, ou simplement impossible, de comprendre l'oeuvre d'une autre manière. Dans l'ordre juridique, au contraire, une interprétation authentique ne peut être contestée ; elle peut seulement être renversée par une autre interprétation authentique, mais tant qu'elle ne l'a pas été, la signification qu'elle a déterminée s'incorpore au texte.
d) L'interprétation juridique, que Kelsen, appelle, de façon plutôt maladroite, « scientifique » n'appartient pas au même genre que l'interprétation « en droit ». L'acte par lequel le professeur de droit ou l'avocat affirme qu'un texte possède telle ou telle signification, ne présente pas un caractère authentique. Elle ne produit aucun effet tant qu'elle n'est pas reprise par une autorité investie de pouvoirs et elle peut toujours être contestée ou coexister avec une interprétation différente. Elle se rapproche donc non de l'interprétation donnée par une cour suprême, mais de l'interprétation dans les arts, lorsque celle-ci est le fait non de celui qui exécute un morceau ou dit un texte, mais de celui qui affirme que l'oeuvre présente telle signification. L'interprétation du professeur de droit appartient ainsi au même genre que l'interprétation de l'historien, du critique littéraire ou du philosophe.
e) Si l'interprète peut déterminer la signification d'un texte et si la norme n'est pas autre choses qu'une signification, il faut considérer que c'est l'interprète qui est lui-même l'auteur de la norme qu'il est chargé d'appliquer.
f) L'interprétation « en droit », ainsi entendue, n'est pas seulement le fait des juges, puisque d'autres autorités peuvent aussi donner des interprétations qui ne peuvent être juridiquement contestées et qui produisent des effets, par exemple le Président de la République ou les assemblées parlementaires et d'autre part elle n'est pas non plus le fait de tous les juges, mais seulement de certains juges que l'on dit précisément pour cette raison « souverains ». Les autres juges ne sont d'ailleurs pas des interprètes comme les artistes ou les professeurs de droit, parce que leurs interprétations produisent des effets en droit, bien qu'elles soient contestables 19 ( * ) .
Puisque c'est de l'office du juge qu'il est question, je ne traiterai que de la liberté de cet interprète qu'est le juge, mais pas de n'importe quel juge. Il s'agira ici seulement de celui qui est mesure de produire des interprétations sans appel, bref de la liberté des cours suprêmes. Cette liberté il faut en prendre la mesure avant d'examiner l'usage que l'interprète peut en faire.
I. L'ÉTENDUE DE LA LIBERTÉ
La liberté dont jouit l'interprète provient tout simplement de la nature ou de la source de son pouvoir et se mesure au fait qu'elle ne saurait être limitée.
A. LA SOURCE
On attribue quelquefois à tort la liberté de l'interprète au fait que l'interprétation est un acte de volonté. Si elle est bien un acte de volonté, on ne doit pourtant pas voir là la source d'un pouvoir quelconque. Toute interprétation en effet, quelle qu'elle soit, qu'elle émane d'un professeur de droit, d'un avocat ou d'une cour suprême est un acte de volonté, parce qu'elle peut se ramener à une prescription dont le contenu est ou bien « il faut donner à l'énoncé E, le sens N » ou bien « il faut se comporter conformément à la norme N exprimée l'énoncé E». Cette prescription n'est jamais susceptible d'être vraie ou fausse. Mais une prescription peut être soit une simple recommandation ou un conseil, non obligatoire, soit une norme obligatoire. Celles qui sont formulées par les professeurs de droit ou les avocats relèvent du premier type, celles qui émanent des interprètes authentiques, lorsqu'il s'agit par exemple de cours souveraines, du second.
La liberté de l'interprète ne provient pas non plus de l'indétermination textuelle, c'est-à-dire de ce que le texte n'aurait pas de sens avant que l'interprétation ne lui en attribue un. L'idée que le texte est ou n'est pas porteur d'une signification ne peut résulter d'une constatation empirique et l'on ne pourrait pas davantage la présupposer sans tomber dans l'arbitraire. C'est au contraire la liberté de l'interprète qui permet d'établir le principe de l'indétermination textuelle. Encore ce principe ne présente-t-il aucune pertinence d'un point de vue sémiotique. On peut seulement constater, que si les textes juridiques ont pour unique signification celle que leur attribuent les interprètes authentiques, ils n'en possèdent, avant cette attribution, aucune qui soit juridiquement obligatoire. Ce n'est donc pas l'indétermination textuelle qui fonde la liberté de l'interprète, mais au contraire, la liberté de l'interprète qui permet d'établir l'indétermination textuelle.
Cette liberté n'est pas liée non plus à la compétence intellectuelle ou à la maîtrise technique manifestée par les juges. Ceux-ci ont parfois invoqué cette compétence pour justifier l'exercice d'un pouvoir d'interprétation suprême, mais le fait est qu'ils peuvent en disposer même s'ils ne possèdent pas réellement ces qualités 20 ( * ) . Comme l'a dit très justement le juge Jackson, certaines décisions de la cour suprême des Etats-Unis seraient sans aucun doute réformées s'il existait une super cour suprême et la cour ne se voit pas confier le pouvoir de statuer en dernier ressort parce qu'elle est infaillible, mais elle est au contraire infaillible parce qu'elle a le dernier mot 21 ( * ) .
La liberté de l'interprète provient donc seulement de sa capacité de produire des interprétations sans appel, qui s'imposent même lorsqu'elles vont contre la compréhension commune ou le langage ordinaire. Il existe de nombreux exemples de décisions par lesquelles des juges interprètent un texte d'une manière radicalement contraire au sens littéral de ces textes, à l'intention connue de leurs auteurs ou au sentiment commun. Qu'il suffise de rappeler que : « insusceptible de tout recours » signifie selon le Conseil d'État « susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir » 22 ( * ) ; qu'un tribunal israélien a décidé que les termes « un homme et une femme » figurant dans la loi sur les successions désignaient aussi les partenaires d'un couple homosexuel 23 ( * ) ; qu'une cour d'appel fédérale américaine a estimé que les mots « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion » interdisent d'imposer aux élèves le serment d'allégeance au drapeau, si ce serment contient l'expression « under God » 24 ( * ) ; ou encore que la Cour constitutionnelle allemande a décidé que 20 mois n'était pas une durée supérieure à 15 mois 25 ( * ) . On peut encore citer la cour suprême du Pakistan qui a estimé que le coup d'état militaire de Mucharaf était juridiquement valide, en vertu de l'état de nécessité dès lors que la constitution n'offrait pas de moyen propre à faire face aux circonstances 26 ( * ) .
Ces décisions s'imposent, ce qui signifie non seulement qu'elles sont sans appel - ce n'est qu'un signe - mais qu'elles produisent des effets en droit. On ne vise pas ici des effets pratiques et l'efficacité réelle est tout à fait indifférente. Les interprétations sont authentiques, non pas parce que les individus adopteront des comportements concrets conformes aux intentions supposées des interprètes, mais parce que leurs comportements seront jugés valides ou invalides selon qu'ils seront ou non conformes au texte tel qu'il a été interprété. Ainsi, pour raisonner sur une interprétation donnée par une autorité non juridictionnelle, le Président de la République a interprété en 1962 l'article 11 de la constitution de telle manière qu'il l'autorise à soumettre directement au référendum un projet de loi constitutionnelle 27 ( * ) . Nous pouvons dire que cette décision a produit des effets en droit dès lors que ni la décision de soumettre le projet au référendum, ni la loi constitutionnelle adoptée par le corps électoral n'ont été invalidées et que plusieurs élections présidentielles qui ont eu lieu depuis 1962 sont considérées comme valides du seul fait qu'elles se sont déroulées conformément à la procédure prévue dans la loi constitutionnelle.
A ce point, la théorie de l'interprétation authentique se heurte fréquemment à deux objections.
On demande d'abord d'où l'autorité peut tenir sa capacité à produire des interprétations authentiques. Pour que le juge suprême puisse produire des interprétations sans appel, il faut bien qu'il y ait été habilité par une norme. Aussi, objecte-t-on, bien que ses décisions puissent apparaître comme créatrices, elles sont bien l'application d'au moins une norme d'habilitation qui leur préexiste et qui est la signification objective d'un texte. Cet argument n'est pourtant pas recevable, car il repose sur le présupposé que la norme d'habilitation aurait une existence indépendante de l'interprète, alors qu'elle est nécessairement exprimée dans un texte et que celui-ci doit, comme tous les textes, être interprété. Or, c'est au bénéficiaire de l'habilitation qu'il revient souvent de donner l'interprétation. Il y a bien des exemples de cours qui ont ainsi interprété des textes, notamment constitutionnels, de manière à se reconnaître le pouvoir de les interpréter en dernier ressort. C'est ce qu'a fait la cour suprême des Etats-Unis en 1803 dans la fameuse décision Marbury v. Madison 28 ( * ) , le Conseil constitutionnel français en 1971 ou encore la cour suprême d'Israël en 1995 29 ( * ) .
Certains estiment pourtant que, même en admettant qu'une autorité quelconque, par exemple une cour, peut toujours interpréter les textes qui fondent ses compétences et les élargir de cette façon, il faut tout de même que pour pouvoir interpréter, cette autorité ait été préalablement instituée et elle n'a pu l'être que par une norme juridique. Bien que la constitution des Etats-Unis ne confère pas à la cour suprême le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois adoptées par le Congrès, cette cour a bien été instituée par la constitution. De même, bien que la Constitution française de 1958 ne permette pas au Conseil constitutionnel de contrôler la constitutionnalité des lois par rapport au préambule, c'est elle qui institue le Conseil constitutionnel. Il y aurait donc au moins une norme juridique supérieure que ces autorités n'ont pas créée elles-mêmes et qui fondent leur pouvoir d'interpréter.
Cependant, s'il est vrai qu'il faut exister avant d'agir, ce n'est pas nécessairement une norme de niveau supérieur qui confère l'existence. Avant que la constitution de 1958 institue un Conseil constitutionnel, il ne manquait pas de juristes en France pour inciter les tribunaux ordinaires à se déclarer compétents pour pratiquer le contrôle de la constitutionnalité des lois. Ces tribunaux n'avaient pas été créés par la constitution, mais par la loi ordinaire. Mais l'existence peut aussi être de pur fait et l'on peut parfaitement concevoir qu'un groupe d'hommes quelconque décide un jour, qu'en raison de circonstances particulières, il s'institue en tribunal et contrôle la constitutionnalité des lois, de la même manière qu'un militaire peut se déclarer habilité à s'emparer du pouvoir pour sauver la constitution, la démocratie ou les valeurs fondamentales de la civilisation 30 ( * ) .
La seconde objection est que l'interprète n'est pas réellement maître du sens à donner au texte, parce que son interprétation peut toujours être remise en cause. Sans doute, dit-on, on raisonne ici à propos d'interprètes authentiques, qui ont été définis par le fait que leurs décisions sont sans appel, mais même dans ce cas, le pouvoir législatif peut toujours réformer ce qu'a fait la cour de cassation en interprétant la loi et le pouvoir constituant ce qu'a fait le juge constitutionnel en interprétant la constitution.
Cette seconde objection est parfaitement recevable, mais elle n'a pas la portée qu'on lui prête. D'abord, parce que ce que produisent le législateur et le constituant pour réformer les décisions des interprètes sont encore des énoncés et que ceux-ci peuvent être à nouveau interprétés. Il est donc possible qu'ils le soient dans le même sens que les énoncés précédents. Il est possible aussi que l'interprète décide de contrôler la conformité du nouvel énoncé à une norme encore supérieure, la conformité de la loi nouvelle à la constitution et la conformité de la nouvelle loi constitutionnelle à un principe supra-constitutionnel 31 ( * ) .
D'autre part - et surtout - le fait qu'une intervention du pouvoir législatif puisse venir modifier la décision par laquelle une cour a interprété une loi antérieure n'est aucunement de nature à remettre en cause l'idée que cette cour dispose d'un pouvoir sans appel, pas plus que la liberté d'un Parlement qui vote une loi n'est remise en cause par la possibilité qu'il a lui-même d'abroger ou de modifier cette loi ultérieurement ou par l'éventualité d'une révision constitutionnelle.
B. LIMITES DE LA LIBERTÉ
Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a aucune limite juridique à la liberté de l'interprète, parce que, quoi qu'il fasse, quoi qu'il décide, quelle que soit l'interprétation qu'il donne, celle-ci est, par définition, valide.
Il ne faut évidemment pas en conclure que l'interprète fait ou même pourrait faire n'importe quoi. Il existe des contraintes très réelles, qui tiennent tantôt à l'éducation des juges, à l'esprit de modération, aux conditions de travail et notamment au caractère collégial des juridictions, à la possibilité d'actions de la part des autorités politiques. Mais ces contraintes là ne sont pas juridiques : ce sont des contraintes de fait et elles ne limitent pas plus la liberté de l'interprète que l'idéologie ou les pressions politiques ne limite le pouvoir discrétionnaire du législateur ou du constituant. En d'autres termes, la liberté au sens juridique se combine parfaitement avec le déterminisme.
Sans doute, certaines de ces contraintes proviennent-elles du système juridique lui-même. Un juge, même suprême, ne peut éviter de tenir compte des interprétations possibles ou probables données par d'autres autorités juridictionnelles et de façon plus générale des réactions des autres autorités juridictionnelles ou non juridictionnelles. Ainsi, la cour suprême des Etats-Unis a dû modifier sa jurisprudence lorsque le président l'a menacée d'une loi qui augmenterait le nombre de ses membres et aurait pour effet de renverser la majorité. En cas de pluralité d'ordres juridictionnels, la cour suprême de chacun des ordres tient compte de la jurisprudence des autres et toutes tiennent compte de la cour constitutionnelle et des cours européennes. Plus généralement, certaines de ces contraintes tiennent aux mécanismes de la délibération et à la structure de l'argumentation juridique.
Cependant, bien qu'elles proviennent du système juridique - et qu'elles doivent être qualifiées de « juridiques » -, elles doivent être considérées comme des contraintes de fait, parce qu'elles ne sont pas des obligations et qu'elles pèsent sur la décision de la même manière que des facteurs socioculturels comme l'éducation, l'origine sociale ou les convictions religieuses des juges. Elles ne s'en distinguent que par la classe de faits à laquelle elles se rattachent. Pour employer le vocabulaire de Hart, les interprètes n'ont pas l'obligation de tenir compte de ces contraintes ; ils y sont seulement obligés.
La liberté des interprètes est donc totale. Pour la mesurer, il faut examiner l'usage qu'ils peuvent en faire.
II. L'USAGE DE LA LIBERTÉ
Il ne s'agit pas ici de l'usage que font effectivement de leur liberté les cours suprêmes - nous savons bien que, dans la plupart des cas, elles en font un usage modéré, notamment en raison des contraintes qui pèsent sur elles - mais seulement de l'usage possible de la liberté. La question que l'on examinera n'est pas « jusqu'où vont les juges? », mais « jusqu'où pourraient-ils aller s'ils le voulaient et s'il le fallait ?». La réponse est qu'ils peuvent non seulement déterminer le contenu des normes juridiques qu'ils sont censés appliquer, mais aussi décider qu'un énoncé quelconque présente le caractère d'une norme juridique et même modifier la place de chaque norme dans la hiérarchie de l'ordre juridique.
A. LE CONTENU DES NORMES
C'est la vision la plus répandue de l'interprétation. Elle consiste dans l'affirmation que tel texte signifie que si telles conditions sont réunies, tels sujets doivent adopter telle conduite, étant entendu que le verbe « devoir » peut aussi indiquer une interdiction, une permission ou une habilitation. S'il est vrai que cette affirmation est le produit d'une décision, alors il faut accepter cette conséquence que c'est en réalité l'interprète et non le législateur qui énonce la norme, parce que la norme n'est pas autre chose que la signification d'un énoncé qu'il est obligatoire de préciser. Le législateur lui n'a rien fait d'autre qu'adopter un texte, mais la norme que signifie ce texte est énoncée par l'interprète.
Il faut d'ailleurs observer que l'interprétation ne porte pas seulement sur des textes, mais aussi sur des faits. Les augures romains interprétaient ainsi le vol des oiseaux comme signifiant que telle conduite devait avoir lieu. La qualification juridique des faits est une opération du même type : le juge, après avoir observé les faits, décide qu'il présente tel caractère et doit être soumis à tel régime juridique.
B. LA NATURE DE NORME
Mais le pouvoir de l'interprète va bien au-delà. On admet couramment qu'un juge, avant d'interpréter une constitution ou une loi, et de déterminer quelle est la conduite qu'elle prescrive, présuppose qu'elle prescrit quelque chose.
Pourtant, il y a des cas, où le caractère normatif d'un texte fait lui aussi l'objet d'une décision de l'interprète. Ainsi, lorsque le Conseil constitutionnel décide en 1971 que le préambule de la constitution et la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ne sont pas seulement l'exposé d'un programme politique ou d'une philosophie, mais un ensemble de normes.
A l'inverse, il peut décider qu'un énoncé ne présente pas un caractère normatif, comme l'a fait récemment le même Conseil constitutionnel 32 ( * ) .
Cependant, l'interprétation n'a pas pour objet seulement des textes. Elle peut consister, on l'a vu, dans l'affirmation qu'un ensemble de faits présente la signification d'une norme. C'est le cas lorsque le juge institue la coutume en source du droit : s'il considère qu'une pratique a été répétée pendant un temps suffisant et qu'elle a été tenue pour obligatoire, alors il décide que l'on est tenu de s'y conformer. C'est à cette conjonction des deux faits, la pratique répétée et le sentiment du caractère obligatoire, que l'interprète attribue la signification d'une norme.
Mais, il peut s'agir aussi d'une partie ou de l'ensemble d'un système juridique, dont l'interprète peut décider qu'il présente globalement la signification d'un principe implicite ou sous-jacent. Ainsi, en France les principes généraux du droit « dégagés » par le Conseil d'État, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République puis reconnus à nouveau par le Conseil constitutionnel, aux Etats-Unis. Les exemples sont trop nombreux et trop connus pour qu'il soit utile de s'y attarder.
Il faut seulement observer qu'en accordant la signification de norme à un texte, à une pratique ou à l'ensemble du système juridique, l'interprète ne se borne pas à créer une norme, il lui assigne par la même occasion une certaine valeur. Il décide par exemple que la Déclaration des droits exprime des normes juridiques, mais il doit décide en même temps si elle a une valeur égale ou supérieure à celle des lois, égale, voire supérieure aux dispositions numérotées de la constitution. En d'autres termes, il ne peut pas interpréter et créer une norme sans la placer à un certain rang de la hiérarchie. Celle-ci n'est pourtant pas une donnée immuable.
C. LA HIÉRARCHIE
De nombreuses décisions se présentent comme déduites de la hiérarchie des normes, mais il s'agit là souvent d'une simple justification et la hiérarchie n'existe que postérieurement et en vertu de la décision de l'interprète.
Ce que l'on appelle en effet relation hiérarchique entre deux normes A et B, c'est-à-dire la supériorité de l'une sur l'autre, est le plus souvent une relation telle que si B est contraire à A, elle peut être annulée par un juge ou bien telle que en cas de conflit le juge peut faire prévaloir A. Par conséquent si c'est le juge qui interprète un texte pour décider que celui-ci lui donne le pouvoir d'annuler B en cas de contradiction avec une norme A, c'est lui-même qui a créé la relation hiérarchique entre A et B. A n'est alors supérieur à B que parce que le juge a décidé qu'il pouvait annuler B pour contradiction avec A. C'est bien ce qu'a fait le juge Marshall dans la fameuse décision Marbury ou encore le juge Barak dans la décision de 1995 United Mizrahi Bank v. Migdal village 33 ( * ) , selon laquelle, bien qu'il n'y ait pas en Israël de contrôle de constitutionnalité des lois, il existe des principes quasi-constitutionnels, en tout cas supra-législatifs, qui peuvent servir de standards pour exercer un contrôle de la constitutionnalité des lois. Le juge peut bien prétendre dans les deux cas qu'il ne fait que tirer les conséquences d'une hiérarchie qui préexiste à sa décision. Cette hiérarchie n'existe que parce qu'il l'a lui-même créée 34 ( * ) .
Il est même possible à l'interprète de créer des normes de niveau supra-constitutionnel, comme l'a fait la cour suprême de l'Inde pour pouvoir invalider des amendements à la constitution 35 ( * ) .
Mais le pouvoir de l'interprète ne consiste pas seulement à créer des différences de degrés entre normes. En dehors de ces cas très spectaculaires, il peut aussi déplacer les normes d'un degré à l'autre. Le mouvement peut se faire dans les deux sens : vers le haut comme avec les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République qui après avoir été des normes législatives sont promues normes constitutionnelles ; vers le bas quand, après l'interprétation du Conseil constitutionnel, des lois adoptées par le Parlement et qui prévalaient jusque là sur les traités antérieurs sont désormais dotées d'une valeur inférieure.
La liberté juridique de l'interprète est donc totale, puisqu'il peut créer et recréer à chaque instant des normes et des relations entre normes, c'est-à-dire qu'il est le maître du système juridique.
Bien entendu, cette conclusion paraîtra fortement exagérée et ce sera à juste titre. Cela ne vient pas de la faiblesse de l'analyse, mais de ce qu'il n'y a pas dans la réalité un seul interprète, mais une pluralité, et qu'ils forment un système. Et ce système est constitutif de contraintes qui empêchent chacun d'exercer complètement et à chaque instant son pouvoir discrétionnaire. L'interprète est à la fois libre et soumis au déterminisme.
Intervention du Président Jacques Moreau
Je remercie Michel Troper de la clarté et de la rigueur de sa démonstration dans laquelle il a donné une interprétation du mot stipulation qui me paraît assez originale et fortement autoritaire. Quoi qu'il en soit, il ne m'appartient pas de lancer déjà le débat. Je passe immédiatement la parole à Etienne Picard.
CONTRE LA THÉORIE RÉALISTE
DE L'INTERPRÉTATION JURIDIQUE
M. Etienne PICARD, Professeur à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Puisqu'on m'a fait l'honneur de m'y inviter spécialement à cet effet - ce dont je remercie vivement les organisateurs de ce colloque -, je vais tenter de porter une appréciation critique sur la théorie dite `réaliste' de l'interprétation, dont Michel Troper, qui en est l'auteur, vient de rappeler les grandes lignes.
Je dois avouer d'emblée que, par-delà les relations amicales que nous entretenons et en dépit de l'admiration que m'inspire son oeuvre, je ne parviens pas à souscrire à cette théorie - ces relations et ce sentiment me permettant de le dire franchement et d'ailleurs m'y obligeant. Et, en y réfléchissant davantage, comme l'occasion m'en est aujourd'hui donnée, il m'apparaît encore plus clairement que je ne peux que rejeter cette théorie. Elle me paraît en effet à la fois fausse et dangereuse : fausse au regard de la réalité juridique - du moins telle que je la perçois, évidemment ; dangereuse au regard de ce qu'elle donne à croire de cette réalité et de ce qu'elle peut contribuer à en faire, car le droit résulte aussi de la façon dont on le pense.
Mais une bonne méthode exige qu'avant d'entreprendre cette appréciation critique, on s'assure d'avoir vraiment bien compris son objet, c'est-à-dire cette théorie, tant paraissent surprenantes les implications de cette dernière et radicale cette critique. Il semble, à cet égard, que l'on doive et que l'on puisse condenser les thèses de la théorie réaliste de l'interprétation 36 ( * ) en la ramenant à trois propositions essentielles, très interdépendantes, qu'il faudra ultérieurement analyser plus précisément.
Première proposition : le véritable auteur d'une norme n'est pas l'auteur du texte (lorsque la norme procède d'un texte), mais l'interprète ultime de ce dernier . En effet, une norme, selon ce qu'en pense d'une façon générale la théorie normativiste kelsenienne, est un énoncé prescriptif auquel s'attache une certaine signification ; pour Michel Troper, elle est plus exactement la signification prescriptive qui s'attache à un énoncé, car la portée prescriptive de l'énoncé dépend précisément de sa signification. De sorte que M. Troper en déduit que la norme ne peut se former que lorsque la signification de l'énoncé lui est enfin donnée, c'est-à-dire lorsque ce dernier fait l'objet d'une interprétation. M. Troper ajoute que cette interprétation, pour revêtir cet effet d'édiction de la norme, doit être non seulement authentique mais encore émaner de l'autorité habilitée à statuer en dernier lieu, qui est une juridiction le plus souvent, lorsqu'une telle autorité a été instituée pour statuer en dernier ressort, ainsi souveraine à cet égard. Du fait de cette habilitation à se prononcer souverainement, tous les énoncés qui peuvent être intervenus en amont de la décision finale ne présentent aucune portée normative à l'égard de l'auteur de cette dernière, dès lors que celui-ci a le pouvoir d'interpréter ces énoncés de manière ultime, c'est-à-dire de les faire advenir comme normes.
Deuxième proposition : l'interprétation de chaque norme par son interprète souverain est un acte qui, en droit, est totalement libre: un acte de pure volonté et non de connaissance . Il est libre en cela qu'il n'obéit précisément à aucune norme juridique qui obligerait l'interprète à donner telle ou telle signification à l'énoncé, puisque, avant l'interprétation, il n'y a que cet énoncé, un texte le plus souvent, qui n'est qu'un simple fait, dépourvu pour cette raison de toute signification qui obligerait en droit quelque interprète habilité que ce soit, et donc dénué à son égard de toute portée normative compte tenu de ce qu'est une norme, telle que définie plus haut : le sens que le texte pourrait tout de même présenter en fait n'est pas du droit, puisque ce texte n'est pas normatif tant qu'il n'a pas été interprété souverainement ; et il n'est pas opposable à l'interprète, puisqu'il n'est pas encore du droit avant l'interprétation. Dans ces conditions, l'interprétation ne peut donc être qu'absolument libre juridiquement, et même totalement arbitraire, en droit. Par le fait même, cette interprétation ainsi habilitée est un acte de pure volonté : elle n'implique aucun acte de connaissance d'aucune norme préalable qui obligerait l'interprète ; puisqu'il n'y a pas de norme avant l'interprétation et que cette dernière est un acte juridiquement libre, l'interprète n'a pas, pour interpréter, à connaître telle ou telle norme qui l'obligerait et qui s'imposerait à lui, dès lors que c'est au contraire lui qui, par son interprétation, fait surgir toute norme.
Troisième proposition : La liberté de l'interprète est néanmoins enserrée dans des « contraintes juridiques » . En effet, si cette interprétation est donc, en droit, totalement libre, la théorie réaliste introduit toutefois une réserve importante : des « contraintes juridiques » pèsent sur l'interprète. Mais contrairement à ce que leur épithète pourrait laisser penser, ces contraintes, selon l'auteur, sont non pas juridiques ou normatives en raison ou par l'effet de leur nature, comme on le dirait d'obligations procédant du droit positif : ce sont en réalité des « contraintes matérielles », comme le dit bien l'auteur. Mais, à la différence de toutes les autres contraintes strictement matérielles qui pourraient résulter de faits extérieurs au monde du droit et influer ainsi sur les décisions juridiques (et qui peuvent être de toutes sortes, comme le sont par exemple les données psychologiques, physiologiques, sociologiques, économiques...), les contraintes dont il est question dans la version du réalisme ici en cause, sont dites « juridiques », pour mieux les différencier des précédentes, simplement parce qu'elles « résultent uniquement de la configuration du système juridique » 37 ( * ) . Elles sont bien « matérielles » selon la « théorie des contraintes juridiques » en cela que celle-ci considère le `système juridique' non pas en tant qu'ensemble de normes produisant des obligations juridiques, mais comme un système dont les obligations juridiques qu'il produit tout de même déterminent certains effets qui sont pris ici comme un ensemble de faits ou de circonstances matérielles. Et c'est de ces faits et circonstances que découlent ces « contraintes » pour l'interprète, ainsi considérées comme purement factuelles mais imputables néanmoins au système juridique pour ce qu'il implique en fait. Dans ces conditions, la théorie estime que diverses données matérielles, liées au `système juridique', s'imposent en pratique à l'interprète, même souverain. Par conséquent, sa souveraineté reste intacte juridiquement, mais elle est pratiquement limitée et même `contrainte' : l'interprète est ainsi conduit à adopter tels ou tels comportements dont le choix n'est plus vraiment libre, en réalité, car l'interprète doit en pratique se conformer à ces données qui agissent bien sur lui comme des restrictions pratiques et contingentes enfermant sa totale liberté juridique. Un exemple, donné par l'auteur, peut être tiré de la situation dans laquelle se trouvait le Président de la République en 1962, lorsqu'il a décidé de faire réviser la Constitution par référendum direct organisé sur la base de son article 11, au lieu de suivre la procédure de l'article 89 : en bonne logique réaliste, ni l'article 11 ni l'article 89 ne constituaient par eux-mêmes des normes, tant qu'ils n'avaient pas été interprétés-édictés (c'est-à-dire interprétés-méconnus si l'on pense qu'ils présentaient tout de même une objectivité normative réelle) ; mais lorsqu'il en a ainsi décidé, le Président a dû escompter qu'il ne serait pas en fait inquiété par le Parlement, qui avait pour ce faire un certain pouvoir juridique, tandis qu'il a estimé qu'aucune juridiction pouvant se prévaloir d'une compétence à cet effet, oserait condamner le recours à l'article 11 ; mais, dans le cas contraire, il aurait dû prendre une autre décision. Ainsi, les contraintes matérielles de son choix, toujours juridiquement libre d'après M. Troper, consistaient précisément à devoir tenir compte de ces données factuelles découlant de circonstances conditionnées par l'état du droit, dès lors que les pouvoirs du parlement et des juges dont il aurait pu craindre l'usage sont fixés par le droit.
Cette théorie présente naturellement des implications pratiques et théoriques importantes en cela qu'elle nous permet de saisir certaines réalités juridiques : l'expression `saisir ces réalités juridiques' doit être entendue largement, au sens de `comprendre et expliquer ces réalités au regard du droit', ou encore au sens de `les appréhender selon le droit', c'est-à-dire les `qualifier selon le droit'; en même temps, par un effet récursoire nécessaire, cette théorie nous permet aussi de comprendre le droit qui est en cause dans ces réalités ainsi saisies et, plus généralement, de faire ressortir ce qui serait la vraie réalité du droit d'une manière générale. C'est d'ailleurs ce que suggère l'appellation même de cette théorie `réaliste' qui, par ce qu'elle nous enseigne de l'interprétation, nous montre ce que serait réellement le droit.
Pour illustrer ces implications d'une manière concrète, rien ne semble plus indiqué que de partir de l'exemple fourni par M. Troper lui-même dans la présentation orale qu'il vient de faire de sa théorie. Car c'est à propos de cet exemple que je peux mesurer la nature et l'étendue de notre désaccord : celui-ci n'est pas total : il est fondamental - ce qui est sans doute plus grave, car, dans ces conditions, même ce qui peut se présenter à première vue comme un point d'accord pourrait s'avérer, en réalité, ne pas l'être.
Il semble ainsi que nous partagions au moins trois points d'accord. Le premier porte sur un jugement de réalité, le deuxième sur un jugement de valeur et le troisième, à nouveau, sur un jugement de réalité (il faut en effet tellement se méfier de la `valeur', selon la façon de penser ici en cause, qu'il est nécessaire de bien l'identifier pour l'isoler autant qu'on le peut et en relativiser l'intérêt, et, par suite, pour bien mettre en valeur - plutôt en exergue - les seuls jugements de réalité qui seraient seuls susceptibles d'une appréciation et d'une discussion `scientifiques'...).
Ainsi, nous nous accordons tous les deux pour observer ce fait que le général de ce pays fort affligé, dont il parlait à l'instant, a pu obtenir de ses misérables juges qu'ils veuillent bien dire que le coup de force grâce auquel il est parvenu au pouvoir suprême n'en est pas un et que son investiture comme Chef de l'Etat est tout à fait conforme au droit. Nous sommes encore d'accord, semble-t-il, lorsqu'il considère une telle situation comme détestable, ce qui est notre jugement de valeur partagé. Plus exactement : je suis presque sûr que telle est son opinion personnelle, bien qu'il ne l'ait pas énoncée expressément de cette façon; mais, à la vérité, j'ai tout de même un léger doute sur ce point lorsque je constate que sa théorie lui interdit de soutenir juridiquement que cette situation est condamnable en droit, et l'empêche de la réprouver autrement qu'en opportunité ou en valeur - références qui, aux yeux de sa théorie du droit, paraissent précisément ne présenter aucune signification, valeur ni portée.
Et, justement, nous nous séparons complètement lorsque M. Troper dit que cette prise de pouvoir est conforme au droit pour le seul motif que ces juges l'ont dit - affirmation de sa part et constatation de la mienne qui me paraissent tout à fait conformes à ce qu'implique sa théorie, ce sur quoi nous devrions aussi être tout à fait d'accord. Mais nous nous séparons complètement au fond, car, en fin de compte, il dit exactement comme ces juges, apeurés ou corrompus - à cette différence près que ces derniers ont prétendu dire du droit probablement sans y croire, tandis que lui pense sincèrement que c'est du droit - ou plutôt il le pense `scientifiquement', car l'objet du débat n'a pas à être laissé aux sentiments et n'est pas une question de sincérité, mais une question de réalité appréciable objectivement et donc `scientifiquement'. Il proclame même haut et fort que ce que disent les juges est vraiment du droit, en allant jusqu'à en faire une théorie, et cela sans les excuses circonstancielles que pourraient invoquer ces juges - puisqu'après tout il n'est pas, quant à lui, menacé.
Plus exactement, il se borne à dire, premièrement, que ces juges prétendent dire du droit, ce qui est vrai : ils prétendent bien dire du droit, quelle que soit la conviction que pourrait leur suggérer leur conscience ou leur raison ; en tout cas ils l'affirment. Et, deuxièmement, il considère qu'il suffit, pour que ce soit vraiment du droit, que ces juges disent que c'est du droit, quelles que soient les causes et les modalités exactes de cette énonciation (sans que sa théorie soit en mesure de faire une place juridique quelconque à l'exception de contrainte, puisque, fort paradoxalement, elle ne prend pas en considération cette sorte de cause sur le plan du droit, alors que cette théorie réaliste se veut également une « théorie des contraintes juridiques » - mais évidemment, comme on l'a déjà entrevu, en un tout autre sens et avec bien d'autres implications...). Car, selon sa théorie, est du droit tout ce que disent les autorités de dernière instance à cet effet habilitées, quelles qu'en soient les conditions.
Il me semble au contraire que l'on doive soutenir, même si je ne dispose d'aucune autorité normative pour l'énoncer en tant que vérité légale ou constitutionnelle (tout comme l'auteur de la théorie d'ailleurs...), que ce qu'ont dit ces juges dans cette affaire n'est pas une décision juridictionnelle fondée au regard de la Constitution sur la base de laquelle ils ont prétendu se prononcer, mais qu'ils ont interprétée fort librement, aux fins de déterminer si l'action du général en question était ou non conforme au droit: à mes yeux en tout cas, comme à ceux de bien d'autres, leur décision constitue simplement une sorte de coup d'Etat judiciaire ratifiant un coup de force militaire. Mais une telle position, pour être soutenable juridiquement, exige évidemment qu'elle puisse s'appuyer sur une conception du droit qui ne réserve pas aux autorités normatives le pouvoir de dire en quoi consiste le droit. Tandis que la conception du droit qui autorise M. Troper à dire que n'est du droit que ce qui est présenté comme tel par ces autorités appelle également un examen critique.
Il en résulte qu'il n'est même plus certain que M. Troper et moi-même soyons d'accord sur le premier jugement de réalité, qui impliquait déjà - comme tous les jugements de réalité - une certaine qualification , en l'espèce juridique , et qu'il puisse dire, avec moi, comme avec tout le monde, qu'il s'agissait d'un coup de force destiné à accéder au pouvoir, puisque sa théorie le conduit nécessairement à reconnaître, en fin de compte, que ce fut là une investiture constitutionnellement régulière. Dans ces conditions, il ne devrait plus rien y avoir, à ses yeux, de détestable, si bien que - ou plutôt si mal que - nous ne devrions même plus être d'accord sur le jugement de valeur...
Ainsi, on comprend en quoi notre désaccord n'est pas simplement total, mais, au sens propre, fondamental : il porte bien, au fond, rien moins que sur la question de savoir ce qu'est le droit. Plus spécialement encore, il porte sur la question de savoir ce qui, dans ce qu'est le droit, permet de dire qui est compétent pour en décider. Mais la question essentielle et première reste bien de savoir ce qu'est le droit, car c'est là la question déterminante, dont la solution conditionne la réponse à toutes les autres qui vont suivre. C'est précisément à l'égard de cette question déterminante que le désaccord touche aux fondements. Mais ces divergences personnelles ne sont rien au regard des implications objectives de cette théorie.
En effet, il semble bien d'ores et déjà que celle-ci soit impossible à soutenir. Car cette affirmation selon laquelle serait du droit tout ce que disent les autorités habilitées à le dire ultimement, devrait, pour pouvoir se poser, présupposer que deux conditions soient remplies : il faudrait d'abord que cette habilitation existe bien en droit, c'est-à-dire qu'elle s'inscrive dans un ordre juridique qui ait produit cette habilitation et qui en ait déterminé les conditions de validité, vérifiables par ailleurs ; et il serait en plus nécessaire que cet ordre juridique en soit bien un réellement, c'est-à-dire que ses normes aient quelque prise effective sur la réalité sociale, autrement dit encore qu'elles soient vraiment obéies, à commencer par ses propres acteurs, pour que l'on ait la garantie que cet ordre n'est pas l'effet d'un rêve, d'un délire ou d'une élucubration - ou simplement le résultat de quelque violence. Or, au regard de la théorie en cause, ces deux conditions font problème, en cela que l'on ne voit pas comment elles pourraient être remplies.
Pour ce qui touche à la première condition, il faut en effet dès maintenant relever que la théorie réaliste se trouve affectée d'une contradiction interne tenant à ce qu'elle rend impossible la réalisation de ses deux premières propositions : l'habilitation ne peut pas être délivrée tant qu'il n'y a pas déjà d'ordre juridique pour la produire et en fixer les conditions de validité ; et, à supposer que cette habilitation existe tout de même, l'autorité qui devrait la mettre en oeuvre aux fins d'interprétation n'a, selon la théorie en cause, ni à la connaître ni à la respecter, puisqu'aucune règle de droit ne s'impose à elle pour interpréter la norme de fond qui doit faire l'objet de cette interprétation comme pour interpréter le titre en vertu duquel elle a compétence à l'effet de se livrer à cette opération : pour l'interprète, l'habilitation n'existe pas normativement, avant qu'il ne l'interprète, et cela pour en faire absolument ce qu'il veut ; et c'est pire encore pour les tiers qui ne peuvent pas, juridiquement, lui en opposer les termes.
Dans ces conditions, la formation de cet ordre juridique est impossible avant que l'interprète n'ait lui-même interprété son titre, dont la prise en considération devrait cependant précéder l'interprétation de tout autre énoncé de fond : même en admettant que l'interprétation de l'habilitation ait un effet rétroactif, c'est lui, l'interprète, qui fait advenir juridiquement son titre à dire le droit et qui, par le fait même, détermine seul les conditions de validité de son titre, sa portée comme celle des énoncés de fond qu'il peut alors interpréter : l'interprète forme donc à lui tout seul l'ordre juridique souverain, puisqu'il peut, en droit, faire exactement ce qu'il veut, autant pour décider de son titre que pour en exercer les compétences. On peut donc en inférer que, si l'interprète est le seul maître, en droit, de son habilitation (et donc le seul maître de ce qu'est le droit qui détermine son habilitation, puisqu'il n'y a pas de norme avant qu'il ne se prononce, tandis qu'il n'a lui-même aucune norme de droit à connaître et à respecter pour dire ce qui est le droit, ni même pour reconnaître ce qui est une norme en général), il n'y a plus, objectivement, ni norme ni ordre juridique qui soient objectivement connaissable et obligatoire : le droit est donc à proprement parler liquidé. La seule réserve, qui reste à examiner, est celle de savoir quelle est exactement la portée de la norme une fois qu'elle est interprétée-édictée, point sur lequel il faudra s'interroger, car il faudrait bien que l'ordre juridique trouve quelque part l'amorce à partir de laquelle il peut commencer à se constituer en enchaînant progressivement ses éléments, principes, règles, décisions, jugements, exécutions...
A supposer même que l'ordre juridique ait pu naître ou, qu'à peine né, il ne soit pas déjà liquidé, en théorie ou en droit - tel qu'il est vu par cette théorie -, il faudrait encore, pour que soit véritablement du droit tout ce que les juges souverains disent être du droit, que la seconde condition envisagée tout à l'heure soit remplie : il faudrait que cet ordre juridique soit effectif, c'est-à-dire que ses normes soient obéies réellement. Or même les acteurs de cet ordre qu'en sont les interprètes ainsi habilités n'ont pas à le respecter juridiquement, puisqu'il ne produit pas d'autres normes que celles posées par ces interprètes eux-mêmes, et que ceux-ci sont totalement libres juridiquement. Par suite, le seul droit concevable n'est que le droit dont ses interprètes parviendront, en fait , à imposer le respect et dont ils pourront dire, en fait, que c'est du droit ; et si les interprètes n'ont pas de pouvoir de fait (parce qu'ils ne disposent pas de force publique propre), il suffira que ceux qui peuvent leur dicter en fait les solutions qu'ils adoptent rendent effectif le respect des normes dont ils imposent l'interprétation-édiction.
Au fond, le général n'avait même pas besoin de juges : si vraiment l'interprétation est juridiquement libre, il lui aurait suffi d'interpréter lui-même la constitution comme lui conférant le pouvoir de l'interpréter lui-même et, juste après cela, de dire qu'elle permet parfaitement de considérer qu'il était arrivé au pouvoir dans les conditions prévues par la Constitution, et qu'il n'y avait pas de contestation juridique sur ce point justifiant de saisir les juges. Avait-il même besoin de constitution ? Ne pouvait-il pas dire, en droit, que le droit permet de s'en passer ? Il lui aurait suffi, au même moment, d'imposer effectivement, par la force publique, l'ordre juridique qu'il venait ainsi d'interpréter-édicter. Alors, il pouvait se poser comme le Chef de l'Etat régulièrement investi. Mais être chef d'un Etat suppose encore l'existence d'un droit particulier, celui qui institue l'Etat : le chef aurait pu simplement se contenter de dire et surtout de montrer qu'il était le chef - tout simplement le chef, qui n'a plus besoin d'Etat pour s'imposer, effaçant alors toute trace de droit. Voilà donc ce que, en s'efforçant de la respecter le plus possible, nous dit la théorie réaliste de l'interprétation de ce que serait le droit selon elle : il n'est strictement plus rien, sinon du fait pur et simple, comprenant évidemment la violence.
Il reste bien entendu à intégrer dans la construction la prise en considération des « contraintes juridiques ». Certaines d'entre elles pesaient en effet sur le général. La « contrainte juridique » la plus évidente qui s'imposait à lui était de faire dire aux juges ce qu'il voulait qu'ils disent, afin que sa prise de pouvoir ait l'apparence de la régularité, compte tenu du fait, « résultant du système juridique », que ce sont les juges qui sont normalement chargés de dire le droit et que l'opinion pense que ce sont bien eux qui disent le droit et qu'ils le disent bien pour ce qu'il est effectivement. Et, pour leur faire dire ce qu'il voulait, `il fallait' encore - c'était une autre « contrainte résultant du système juridique » - qu'il leur fasse craindre les sanctions que lui-même où tel comparse est ou serait en droit de leur infliger, en droit actuel ou en droit futur - à interpréter-édicter dans les conditions appropriées ; à défaut de quoi les juges se seraient sentis indépendants et impartiaux, et c'eût été dommageable à la volonté du général ; ou encore `il fallait' qu'il leur fasse miroiter tous les avantages que, par son pouvoir de Chef de l'Etat, il pourrait leur procurer bientôt, grâce aux compétences juridiques qu'il sera en mesure d'exercer en tant que chef de l'Etat : ce sont bien là des contraintes juridiques en ce sens qu'elles s'inscrivent effectivement dans « le système juridique » ou qu'elles en « résultent ». Mais, dès lors que « le système juridique » en cause ici n'est au fond pas autre chose que ce que la violence parvient en fait à imposer effectivement, ces « contraintes juridiques » - au moins dans la configuration factuelle de l'exemple - n'ont aucune substance autre que celle qui consiste à savoir imposer en fait sa volonté aux juges ou, à défaut de juge, aux sujets de droits - pour ce qui peut bien leur rester de `droits'.
D'ailleurs, pour un ordre juridique qui entend que l'on doive le considérer comme tel, c'est encore une « contrainte juridique » d'être effectivement obéi, dès lors que selon la philosophie à laquelle s'inspire cette théorie, l'ordre juridique n'existe qu'à la seule condition qu'il soit efficace, ce qui suffit aussi à sa validité ; donc le général avait toutes les raisons, de droit comme de fait, de prendre le pouvoir, de l'imposer aux juges comme à l'ensemble de son pays - à condition de réussir naturellement.
On voit donc que, selon cette théorie, le droit n'a pas d'autre existence que celle du fait , dans la mesure où la validité même de ses normes, comme celle de l'ordre juridique dans lequel elles s'inscrivent, ne dépendent au fond que de circonstances matérielles. Car, dans ce système de pensée - inspiré par Kelsen sur ce point -, une norme est valide ou n'est pas juridique ; ou alors, à l'inverse, si l'on peut lui reconnaître la qualité de norme juridique, c'est qu'elle est nécessairement valide. Dans ces conditions, et selon ce qu'implique la théorie réaliste de l'interprétation, est du droit toute norme, toute décision, tout acte, même possiblement contraire à cet ordre , pourvu que leur conformité au droit soit affirmée par une autorité habilitée par cet ordre - c'est-à-dire par l'interprète lui-même ou quelqu'un qui l'y contraint - à dire en dernier ressort que c'est du droit.
En effet, cette possible contradiction d'un énoncé par rapport au droit n'est qu'une hypothèse qui, à suivre la théorie réaliste, serait dépourvue de toute pertinence ; la théorie exclut toute possibilité que cette hypothèse puisse se réaliser - à l'encontre ici de ce qu'implique la pensée de Kelsen, compte tenu de la façon dont celui-ci conçoit l'ordre juridique, les normes, l'effet normatif et l'interprétation. Car l'hypothèse d'une telle contradiction, même si celle-ci était avérée en fait, n'aurait aucune chance juridique, selon la théorie réaliste, de pouvoir être constatée par le juge pour qu'il tire les conséquences de droit qui devraient s'ensuivre, puisqu'il n'a pas à connaître quelque règle que ce soit qui pourrait enfermer sa liberté d'interprétation, qui est totale, de sorte que cette très hypothétique contradiction ne peut pas être relevée par le juge ; et si le juge ne saurait procéder à cette constatation, celle-ci n'a pas davantage de chance d'être opposée, par qui que ce soit d'autre, au juge de dernier ressort, comme un argument juridique propre à critiquer sa décision. Cette dernière impossibilité s'explique évidemment par le fait que c'est lui, le juge ou, plus généralement, tout organe souverain d'interprétation, qui est seul habilité pour interpréter les normes supérieures (et par là même pour les faire advenir), afin de se prononcer ultimement sur la conformité à celles-ci des actes censés devoir les respecter. Et, naturellement, personne, même quelque juriste très compétent en droit constitutionnel, ne pourrait, en droit, critiquer la position des juges : le droit - qui était déjà réduit par le normativisme kelsenien à n'être qu'un ensemble de normes logiquement articulées entre elles mais réduites à leur portée prescriptive et considérées indépendamment de leur contenu ou de leurs fins - n'est même plus, désormais, avec cette théorie réaliste, une affaire de raison, mais seulement de pouvoir .
La raison intervient peut-être dans la prise de décision, c'est-à-dire dans l'exercice de ce pouvoir. Mais personne ne saurait, au nom du droit, en vérifier le respect pour opposer au pouvoir de l'avoir méconnue, puisque, selon la théorie en cause, seul ce pouvoir peut dire librement où est le droit. La raison intervient même certainement dans le calcul des intérêts et dans l'élaboration des stratégies qu'implique la théorie des « contraintes juridiques » au sens de la théorie réaliste. Mais cette raison n'est pas la raison du droit : c'est la raison du fait, dès lors que ces contraintes ne sont que des « contraintes matérielles ». La raison a donc cessé d'être un langage et une référence communs au droit pris dans ses deux dimensions : le droit comme ensemble normatif ou ordre juridique (qui est déjà liquidé comme ordre) et le droit comme science ou connaissance des règles juridiques, des normes juridiques ou du droit en général, qui risque de l'être également... Elle ne demeure une référence que pour la seule théorie du droit ainsi comprise. Mais celle-ci ne s'y réfère que dans le seul but ou avec le seul effet d'expliquer pourquoi cette référence n'a plus, selon le droit, sa place juridique dans la production du droit !
A qui n'aperçoit pas ces implications ultimes et nécessaires, cette théorie est tout à fait séduisante par sa logique propre, semble-t-il imparable ; et elle attire très fortement l'esprit par sa simplicité systématique ou sa systématicité très simple (le recours à un système s'analyse toujours comme une forme de simplicité, même si le système est en lui-même un peu compliqué ; mais il se trouve que celui-ci est, en outre, assez simple - réserve faite des questions que soulève sa critique). Cette logique et cette simplicité, qui font sa force, la rendent en outre très accessible à tous, et lui permettent de surcroît, par la possibilité qu'elle présente de s'appliquer à toute décision juridictionnelle de dernière instance, de revendiquer une portée générale et universelle. Elle autorise encore, ce par quoi elle rend d'éminents services, à valider et expliquer tout ensemble, grâce au deus ex machina de l'interprétation-édiction normative, toute sorte de décision, spécialement juridictionnelle, même si celle-ci est apparemment contraire aux normes qu'elle devait appliquer selon la logique normative ordinaire, même si cette dernière pourrait la tenir pour irrationnelle ou arbitraire. Mais dans le cas même où la logique juridique ordinaire viendrait à condamner le sens de l'interprétation, il resterait encore, pour justifier tout de même cette dernière, la logique des « contraintes juridiques », qui est le second deus ex machina , appelé au secours du premier lorsque la raison critique ne pouvant plus trouver à s'exercer en droit, car elle n'en a plus aucun titre, cherche tout de même un terrain où pouvoir s'exercer en fait.
Plus exactement et plus gravement, la théorie réaliste frappe d'inutilité toute discussion juridique rationnelle des actes en cause et rend vaine toute critique de cette nature, puisque la théorie fournit aux autorités politiques souveraines, aux juridictions, comme aux commentateurs de leurs décisions, ce fondement explicatif et validant tout trouvé et infaillible , qu'est la souveraineté de l'interprète - fondement auquel on ne manque d'ailleurs pas de recourir désormais partout où la pensée juridique est pressée ou peu regardante: tout est normal et indiscutable, y compris le pire, puisque le juge est souverain et que la souveraineté est la source de tout le droit, et puisque ces contraintes ne sont pas normatives, mais matérielles - ce qui ne laisse la place qu'à des appréciations ou des conjectures d'opportunité, politiques, sociologiques, axiologiques, auxquelles cette théorie, comme l'inspiration plus générale dont elle est issue, récuse toute signification ou portée juridique, en réduisant tout le juridique au normatif et celui-ci au prescriptif.
Le volontarisme juridique s'adapte ainsi à la nouvelle donne de la juridictionnalisation générale, qui est sans doute bonne en elle-même, mais qui risque alors, dans un tel contexte doctrinal, de se voir encouragée à s'affranchir des objectivités du droit - alors qu'elle a déjà remis la démocratie à sa place: grâce à cette théorie, le volontarisme déplace sa `boîte noire' du droit - celle dans laquelle on ne voit rien mais où s'accomplit l'essentiel: cette boîte noire passe de la volonté souveraine du constituant à la volonté souveraine du juge interprète de la constitution ou interprète de la loi. Jusqu'alors, si on ne pouvait pas discuter normativement de la volonté souveraine du constituant, du moins pouvait-on discuter sur ce plan des conditions de mise en oeuvre par le législateur de cette volonté constituante, puis encore apprécier l'application de la volonté du législateur par l'autorité réglementaire, etc.... Désormais, si l'on se place sous l'empire de cette théorie réaliste, cette discussion s'avère tout aussi impossible qu'inutile : le discours du droit se réduit en fin de compte à la description du fait de la volonté du juge, arbitraire au sens propre, et, au mieux, à la théorisation de cette impossibilité et de cette inutilité juridiques. Et cela conduit naturellement le discours qui, néanmoins, se veut encore juridique, tout en restant réflexif, à changer de terrain scientifique, quelquefois sans s'en rendre compte, pour s'aventurer dans des champs que le droit ainsi compris a désertés pour les abandonner à d'autres disciplines, au demeurant mal connues des juristes, et pour soumettre ces champs au seul logos et au seul nomos de ces disciplines, qui ne sont pas ceux du droit. La séduction se fait alors ravageuse, pour le droit comme pour la réflexion juridique qui ne trouvent plus leurs marques.
Mais avant de développer et de fonder cette critique d'ensemble, la bonne méthode pour l'entreprendre exige non pas seulement d'en déterminer l'objet et d'en énoncer les raisons générales, comme on vient d'essayer de le faire : la bonne façon de faire requiert encore de préciser la méthode que l'on va suivre pour déployer et assurer cette critique ; et, bien au-delà, elle devrait également imposer de faire état de la conception du droit qui inspire tout à la fois cette méthode et cette critique. Car cette théorie réaliste de l'interprétation peut en effet, comme tout autre objet d'appréciation, faire l'objet de plusieurs sortes de critiques, en ce sens que l'on peut se placer à divers points de vue pour tenter d'en déterminer la valeur - et d'ailleurs pour préciser le sens même de ce mot de `valeur', comme la teneur du concept auquel il s'applique.
On peut apprécier une théorie au regard de sa propre logique, comme on a commencé à le faire ; mais cette démarche devra être poursuivie de façon plus approfondie par un examen plus analytique des propositions de la théorie. On pourrait aussi envisager de procéder à la critique de cette théorie particulière au regard de ses propres fondements originaires, dès lors que cette théorie paraît s'en être éloignée assez fortement, même si elle assume parfaitement le fait de cette prise de distance; et on se livre d'autant plus naturellement à ce type de critique que l'on est convaincu que ces fondements originaires constituent l'étalon de validité de tout discours juridique subséquent. Or, en l'espèce, il est clair que la théorie réaliste de l'interprétation s'inscrit à l'origine dans une conception du droit qui est celle du normativisme kelsenien, et qu'elle s'en est affranchie sur des points souvent déterminants, pour accéder à un positivisme absolument radical, là où celui de Kelsen n'était somme toute qu'hyperbolique.
Des appréciations critiques de ce type, assez rares toutefois tant l'opinion générale paraît tétanisée par cette systématicité et par sa force apparente, ont déjà été entreprises par quelques auteurs, qui ont pu d'ailleurs soit rejeter toute théorie réaliste de l'interprétation soit au contraire en proposer d'autres versions, plus étrangères au normativisme kelsenien, et que nous n'examinerons pas ici - pour nous concentrer seulement sur les thèses émises par M. Troper. Si l'on cherche donc à apprécier les thèses de ce dernier au regard de leur inspiration originaire et détournée, on ne peut que s'en remettre à cet expert en pensée kelsenienne qu'est Otto Pfersmann. Celui-ci a porté, à la théorie réaliste de l'interprétation présentée par Michel Troper, une charge radicale, tendant à démontrer que, au regard du paradigme de la théorie ou de la science du droit selon Kelsen, cette théorie réaliste est entachée de `confusion épistémologique', et qu'elle se prive d'objet, en se condamnant, en fin de compte, à un « uto-effondrement » car elle ruine la notion même de norme 38 ( * ) .
Cette critique nous paraît parfaitement convaincante, en elle-même, au regard de l'instance au nom de laquelle elle est conduite ; et, pour cette raison, il apparaît inutile de la reprendre en tant que telle : il suffit d'y renvoyer. Par ailleurs, M. Troper a déjà répondu aux arguments d'O. Pfersmann 39 ( * ) , tandis que celui-ci a déjà répliqué à celui-là 40 ( * ) , et il ne nous appartient pas d'entrer dans un débat qui n'est pas exactement le nôtre.
En effet, une autre raison, déterminante à nos yeux, conduit à nous retirer ici, au moins en partie, de cette discussion interne à cette façon de penser le droit: les implications de la théorie réaliste de l'interprétation sont dévastatrices non pas simplement pour elle-même, ni seulement pour la hiérarchie normative expliquée par la théorie normativiste kelsenienne, mais, comme on va tenter de le montrer plus avant, pour le droit lui-même en général, et le droit non pas simplement en tant que science ou théorie du droit, mais aussi le droit en tant que corps de règles - si elle devait comporter quelqu'effet à l'égard de celui-ci. Or il se pourrait que ces implications délétères pour le droit ne procèdent pas seulement des possibles déviations que la théorie réaliste pourrait avoir commises par rapport à la pensée de Kelsen, mais découlent également, en partie, de l'inspiration commune aux deux pensées - perspective que, naturellement, aucun des participants au débat n'a évoquée.
Il est clair que l'on ne pourra guère, ici, avancer beaucoup dans cette voie. Car on ne saurait, sans pêcher par témérité ou désinvolture, remettre en cause en quelques instants, cette inspiration commune et proposer à la place, comme on le devrait naturellement, une autre façon de concevoir le droit et son interprétation. Néanmoins, dans toute la mesure où cette autre conception du droit peut aussi reprendre à son compte toute la vérité qu'elle trouve volontiers dans le normativisme - et même dans divers aspects du réalisme -, les arguments développés au nom du normativisme à l'encontre de la théorie réaliste pourront trouver leur place dans la critique que l'on va maintenant entreprendre de façon plus approfondie, mais sans que celle-ci soit le moins du monde enfermée dans la clôture du système normativiste. Il importera donc d'indiquer les raisons pour lesquelles il convient aussi d'en sortir et d'en suggérer les moyens.
La critique se donnera ainsi pour objet d'examiner la valeur de cette théorie réaliste au regard des causes plus précises, plus exactes ou plus fondamentales qui entraînent les implications que l'on a déjà entrevues. Et elle procédera dans l'ordre suivant : elle commencera par analyser les causes les plus immédiates de ces implications, qui gisent dans les propositions mêmes de la théorie (I) ; puis elle fera apparaître, plus profondément, que ce sont les concepts qui structurent cette théorie qui portent en eux ces implications, car ils sont défectueux (II) ; mais cette défectuosité devra elle-même s'imputer, très fondamentalement, à la conception générale du droit qui les a suscités (III).
I. L'APPRÉCIATION DE LA VALEUR DE LA THÉORIE RÉALISTE AU REGARD DE SES PROPOSITIONS
On va ici reprendre les implications de la théorie, mais cette fois de façon plus générale et abstraite - autrement dit en mettant de côté celles, tout à fait extrêmes, que l'on a pu observer à propos du général-chef d'Etat -, afin d'analyser les causes les plus immédiates de leur caractère catastrophique pour le droit dans son ensemble plus encore que pour cette théorie. Mais, dans l'approche que l'on va entreprendre ici, les critiques qu'on adressera à la théorie seront essentiellement d'ordre interne, dans la mesure où elles s'appliqueront à rester dans la logique même de ces propositions - en les prenant, il faut le reconnaître dès l'abord, au pied de la lettre.
Celles-ci nous font apercevoir deux séries de causes assez immédiates qui comportent donc ces implications en dehors même de ces cas extrêmes : les premières sont endogènes ou propres au droit, c'est-à-dire propres à ce qu'il est selon la façon dont il est conçu par cette théorie ; les secondes sont exogènes à la normativité juridique, telle que se la représente également cette théorie, ce qui signifie qu'elles tiennent à ce que le droit n'est pas selon cette théorie. Et c'est la conjugaison de ces deux séries de causes qui a pour effet de dissoudre toute possibilité d'existence du droit.
A. LES PROPOSITIONS RELATIVES À CE QU'EST LE DROIT.
1°) Les causes endogènes de la liquidation du droit tiennent à cela que cette théorie interdit la possibilité d'existence de tout ordre juridique et même la possibilité de toute règle de droit qui serait viable, plus encore que de toute `norme' au sens de la théorie en cause.
a) On a bien compris que si la `norme' est définie comme la signification prescriptive qui s'attache à un énoncé, il ne peut y avoir de norme avant que cette signification ne soit déterminée, c'est-à-dire, justement, avant qu'elle ne soit interprétée. Si donc, avant toute interprétation, il n'y a pas de norme mais seulement un énoncé, c'est-à-dire un simple fait, au motif précisément que seule l'interprétation en fournit la signification et que cette interprétation n'a pas encore eu lieu par hypothèse, cela implique, nécessairement, que l'interprète authentique intervenant en dernier lieu, et se prononçant de manière souveraine, est juridiquement libre, toujours par postulation de principe, de choisir le sens à donner à l'énoncé, puisqu'il n'y a pas de norme qui s'imposerait à lui avant son intervention. Et il n'y a pas de norme non seulement parce que cet énoncé n'est pas encore une norme qui pourrait déjà imposer son sens, même partiellement, mais aussi parce que, l'interprétation étant libre, il n'y a aucune autre norme guidant ou déterminant l'activité d'interprétation de cet énoncé non encore normatif.
Sur de telles bases, il est théoriquement nécessaire que l'interprète soit juridiquement le véritable et exclusif auteur de la norme, qui n'existe pas avant que son sens n'ait été déterminé. Il est également nécessaire que la seule interprétation conforme au droit soit celle que l'interprète authentique et souverain aura librement choisie et que, juridiquement, il peut seul arrêter. Et il est encore nécessaire, puisqu'il est libre, que cet interprète n'ait pas à justifier juridiquement son interprétation soit au regard de quelque norme que ce soit, puisqu'il est le seul maître des normes à venir, soit au regard de quelque sens que ce soit, qui ne peut être normatif et donc pas juridique s'il ne s'agit pas du sens que lui-même impose, puisqu'il est le seul maître du sens et de l'existence de la norme : juridiquement, cette liberté s'exercera sans possibilité, pour les tiers, de juger de la validité du choix en termes de légalité, comme de vérité ou de fausseté.
Cela n'est pas tout : non seulement cet interprète est donc libre de conférer à l'énoncé le sens qu'il estime le plus opportun - sans être juridiquement lié de quelque façon par l'opportunité - mais encore, puisqu'il n'y pas de norme avant son opération d'interprétation, il peut encore choisir, tout aussi librement, l'énoncé à interpréter. Pour la même raison, il peut se résoudre à n'en choisir aucun, en posant librement - puisque l'interprétation est une libre décision - qu'il n'y a pas de texte, pas de principe, pas d'énoncé quelconque à interpréter... En somme - mais sous réserve des « contraintes » exogènes au droit et qui pèsent en fait sur son élaboration -, l'interprète peut, sur le strict plan du droit, faire exactement ce qu'il veut. Dans ces conditions, on ne voit absolument plus ce qu'il peut bien subsister du droit.
En effet, s'il en est ainsi, tous les énoncés antérieurs quelconques, n'ayant aucun sens normativement arrêté, ne peuvent remplir aucune fonction normative les uns par rapport aux autres et n'ont d'ailleurs aucune importance en droit. On ne voit donc plus comment l'enchaînement normatif peut se nouer. Dans ces conditions, il serait même possible de se dispenser d'émettre ces énoncés qui ne servent à rien, pour se contenter d'instituer et d'habiliter des interprètes authentiques.
Cependant, pour instituer ceux-ci, il faut bien des normes. Mais, puisque l'interprète habilité n'a pas à se justifier, en droit, du choix des énoncés qu'il interprète, il n'est même plus nécessaire de poser des normes d'habilitation qui ne seront normes, de toute façon, qu'après leur interprétation et selon le sens que l'interprète aura, en droit, librement décidé de leur conférer. En conséquence, s'il n'y a pas de norme avant l'interprétation, n'importe qui doit pouvoir, en droit, se poser comme interprète authentique : il suffirait qu'il soit globalement efficace - comme notre général.
La construction théorique touche déjà au non-sens ; et si elle devait comporter quelque effet pratique, elle se traduirait par une totale destruction du droit, puisque tout le monde peut juridiquement être auteur de tout, pourvu qu'il ait le pouvoir effectif.
b) Mais, pourra-t-on penser, s'il n'y a pas de normes avant l'interprétation des énoncés, du moins celles-ci apparaissent-elles après les interprétations souveraines dont ils ont fait l'objet. En effet, ces dernières ont fait naître ces normes en dotant ces énoncés d'un sens ou du moins d'une signification - car le sens dépasse de loin la seule signification. C'est bien ce que la théorie réaliste conduit à penser : après l'interprétation décidée par l'interprète authentique, doit enfin émerger une véritable norme, puisque son seul vrai sens juridique est enfin souverainement et définitivement arrêté. Mais si la théorie postule que la norme, alors, va enfin se former et s'imposer aux autres acteurs du droit qui ne sont pas interprètes souverains, il ne peut pas ne pas se faire, malgré les dénégations de la théorie, que le même interprète souverain ou un autre interprète souverain, car il n'y en pas qu'un seul, soit à nouveau confronté à telle ou telle question, identique ou différente, relative à la signification de l'énoncé ou même à la signification de sa propre interprétation. De sorte que la norme, à peine apparue, s'avère en réalité éphémère, puisque les interprètes, étant multiples et libres par hypothèse, ne sont liés par aucune autre norme puisqu'elle n'existe pas pour eux tant qu'ils ne l'ont pas interprétée, ni même par leurs propres interprétations antérieures, puisqu'ils sont souverains. Dans ces conditions, on ne voit pas davantage, même après la première interprétation, comment le droit va pouvoir se poser ou s'établir. On doit donc maintenant apprécier la théorie au regard de la façon dont elle rend compte de la réalité positive du droit et au regard des enseignements que celle-ci comporte sur ces points. Il apparaît que ces enseignements démentent ceux de la théorie, et que celle-ci, qui s'en justifie mal, ne manque pas de se contredire.
En effet, c'est dans l'hypothèse même où la théorie réaliste admet enfin l'apparition d'une norme - dont on devrait alors s'attendre à ce qu'elle soit appliquée telle quelle, obligatoirement - que le droit positif montre généralement que la norme prétendument née de l'interprétation authentique ne s'impose en réalité que dans des hypothèses très restrictives, d'ailleurs non prises en compte par la théorie réaliste, tandis que celle-ci fournit une explication du caractère normatif de l'interprétation-édiction que ne confirme pas le droit positif.
Diverses hypothèses sont à distinguer : dans la première, la norme interprétée par une décision juridictionnelle passée en force de chose jugée va devoir être appliquée par les autorités chargées de l'exécution de cette décision, lesquelles, en réalité, vont devoir interpréter l'interprétation ou au moins l'application qui en est faite au cas d'espèce, et s'en montrer maîtresses, mais en fait seulement, si l'on tire les implications de la théorie ; dans la deuxième, un énoncé a fait l'objet d'une interprétation par une juridiction souveraine, qui l'a donc érigé en norme, mais lorsque une autre juridiction souveraine vient à devoir interpréter le même texte, il s'avère, en droit positif, qu'elle n'est pas tenue par la première interprétation-édiction normative ; dans une troisième hypothèse, c'est la même juridiction qui est appelée à interpréter une deuxième fois le même énoncé, à propos d'un autre cas, et il se trouve alors, en droit positif, que sa première interprétation-édiction n'est pas non plus normative à son propre égard; enfin, dans une quatrième hypothèse, une juridiction peut avoir été appelée à interpréter un texte alors que le produit de son interprétation est rendu obligatoire non par le seul fait de l'interprétation, mais par l'effet d'un autre texte, ce qui, là encore, ne répond pas à la théorie.
- Dans la première hypothèse, une juridiction a rendu une décision à propos d'un litige relatif à l'interprétation qui doit s'attacher à tel énoncé. Par l'interprétation donnée, le texte devient donc une norme, selon la théorie réaliste de l'interprétation ; et, à ce titre, le texte-norme doit être obligatoirement appliqué, ce que, après l'avoir interprété, va faire le même juge, sans désemparer, ce en quoi la théorie devrait être confirmée - à cette réserve près que le juge-interprète, puisqu'il a toujours et nécessairement raison selon la théorie, n'est même pas tenu, lorsqu'il tire les conséquences pour ce cas litigieux de la norme générale qu'il vient d'édicter par son interprétation, de respecter la signification qu'il vient de donner à la norme : étant souverain pour édicter la norme, qui n'est au fond que la majeure de la décision, il doit l'être aussi pour dire comment elle doit s'appliquer au cas concret, qu'il qualifie librement au regard de la norme ; de sorte qu'il est souverain également pour la mineur et pour la conclusion du jugement, de sorte que le syllogisme juridictionnel lui-même se dissout totalement, puisque la raison n'est plus normative. Mais, de toute façon, lorsqu'il s'agira d'exécuter la décision juridictionnelle, c'est bien celle-ci, la conclusion du jugement, qui sera appliquée concrètement, et non le texte général devenu norme.
Or, pour les organes chargés de l'exécution - huissier, comptable public ou police -, la décision juridictionnelle proprement dite consistant dans l'application à un cas particulier de la norme édictée par son interprétation est elle aussi un énoncé ; et celui-ci ne manque pas, comme tout énoncé, de devoir être lui-même interprété avant son application, si l'on suit les thèses de la théorie réaliste - d'autant qu'un énoncé juridictionnel n'est pas toujours totalement limpide en pratique sur la manière dont il convient d'exécuter cette décision. Sans doute pourra-t-on objecter que ces organes d'exécution ne sont pas souverains et n'ont aucun pouvoir de dire le droit quant à la signification de l'énoncé juridictionnel. Mais, selon la théorie elle-même et au regard de l'ordre dans lequel elle place le droit, qui est celui de l'effectivité, ces organes ont plus que le pouvoir de dire le droit : ils ont le pouvoir de le rendre effectif en résolvant la norme juridictionnelle en fait concret ; et, dans le processus normatif qu'ils clôturent eux-mêmes, ils sont les derniers à intervenir 41 ( * ) .
Cependant, si l'on suit la théorie, on se heurte ici à une contradiction essentielle, qui débouche sur un dilemme, dans des conditions telles qu'en pratique, toute solution ne pourra s'appliquer qu'au détriment du droit. Il faut ainsi considérer que la décision juridictionnelle est un énoncé, qui, en tant que tel, n'a pas encore délivré sa signification et doit faire l'objet d'une interprétation avant d'être appliqué ; mais il se trouve que, selon la théorie, ces organes d'exécution ne sont pas des organes d'interprétation souverains, si seuls les juges doivent l'être (mais en réalité, le fait d'intervenir en dernier lieu ou ultimement devrait suffire, selon la logique réaliste, pour en faire des souverains - ce qu'ils vont devenir en réalité, comme on va le voir) : donc ils ne peuvent pas, en droit, interpréter normativement ce qu'ils devraient cependant interpréter pour le mettre en oeuvre ; et alors de deux choses l'une : - ou bien l'énoncé est tout de même mis en oeuvre, par l'effet d'un pouvoir purement factuel puisque l'énoncé à appliquer n'a pas de signification juridique tant qu'il n'a pas été interprété par une autorité normativement habilitée à cela, et alors le droit est méconnu puisqu'une mesure d'exécution est prise sans que l'énoncé qu'elle applique ait une portée normative ; - ou alors l'énoncé ne doit pas être mis en oeuvre avant d'avoir été interprété, mais alors il ne peut pas être appliqué, et le droit est encore méconnu.
Mais les choses se présentent d'une façon en réalité plus compliquée. Si l'on considère en effet que, dans la réalité pratique du droit positif, les organes d'exécution mettent normalement en oeuvre les décisions juridictionnelles, il faut reconnaître que, selon la théorie, ils peuvent les interpréter et les exécuter comme ils l'entendent, puisqu'ils interviennent en dernier lieu. Ils disposent de la maîtrise effective de la réalisation pratique du droit en sa phase terminale, comme l'on peut ainsi la qualifier. M. Troper a déjà objecté à cela que les actes de l'huissier, du comptable ou de la police qui méconnaîtraient les décisions juridictionnelles à exécuter peuvent, après coup, être soumis aux juridictions compétentes et que ce sont bien celles-ci qui ont juridiquement le dernier mot 42 ( * ) .
Il est certainement vrai que l'on peut saisir ces juridictions quant à la façon dont l'exécution a eu lieu, et que ces juridictions ont le dernier mot en droit. Mais les implications pratiques de cette possibilité de saisir ces juridictions la rendraient vaine en fait et en droit, si les faits se déroulaient selon ce qu'en dit la théorie réaliste. Car, dans ce processus de réalisation du droit en fait, et par sa nature même, le dernier mot du droit, prononcé par le juge, même pour la deuxième ou la n ème fois, doit encore être appliqué effectivement. De sorte que les autorités qui résolvent le droit en fait, si elles devaient être considérées comme de libres interprètes des décisions juridictionnelles au motif qu'elles interviennent en dernier lieu, resteraient toujours maîtresses absolues de la mise en oeuvre factuelle des normes : une sanction pénale personnelle contre le policier qui aurait mal exécuté ou qui n'aurait pas exécuté doit encore être appliquée...par la force publique, qui serait ainsi promue, de fait, libre interprète ultime du droit ou plutôt libre déterminatrice du droit, mais sans droit pour ce faire... Mais comme on sait que le pouvoir de fait suffit pour faire du droit, selon cette théorie, celle-ci n'a pas lieu de déplorer le fait que les interprètes non habilités en droit mais ayant le dernier mot en fait puissent faire le droit , tandis qu' en le faisant, ils le disent .
- Dans la deuxième hypothèse, une même norme, bien que déjà interprétée souverainement, va devoir faire l'objet d'une deuxième interprétation par une autre juridiction souveraine, pour pouvoir s'appliquer à un autre cas, sans que l'interprétation première présente la moindre portée normative à l'égard de la seconde juridiction saisie, dès lors que les deux juridictions sont souveraines.
Par exemple, une règle législative de répartition des compétences juridictionnelles entre les deux ordres de juridictions peut devoir être interprétée par la Cour de cassation si c'est le juge judiciaire qui a été saisi, puis, à l'occasion d'un autre litige, par le Conseil d'Etat si c'est cette fois l'ordre juridictionnel administratif qui a été sollicité. Or si la chose jugée par l'une ou par l'autre peut bien être invoquée devant l'une ou l'autre de ces deux juridictions, cette chose jugée sur un cas ne se confond pas du tout, là non plus, avec la norme générale qui est apparue avec son interprétation souveraine : la chose jugée sur un cas s'impose certainement, dans des conditions d'ailleurs différentes selon ce qui a été précisément jugé et selon qui l'invoque ; mais il en va très différemment de la norme générale sur la base de laquelle la décision sur le cas a été rendue. Or, sur ce plan, rien n'impose juridiquement au Conseil d'Etat de respecter l'interprétation arrêtée par la Cour de cassation pour l'ordre judiciaire à propos d'un autre cas.
En pratique, ces deux juridictions s'efforcent de faire en sorte que les deux ordres juridictionnels ne produisent pas de jurisprudences contradictoires, mais elles n'y sont pas obligées juridiquement (on se place bien ici en dehors des hypothèses de conflits de juridictions ou de contrariété de jugements) ; et si elles évitent ces possibles contradictions, c'est pour des raisons d'opportunité et non par l'effet d'une obligation normative (ce serait sans doute une sorte de « contrainte juridique », au sens de la théorie réaliste, et plus exactement encore un objectif très souhaitable, mais pas juridiquement obligatoire). De sorte que, dans ce cas où la théorie réaliste expliquerait qu'il y a une obligation juridique de respecter une norme enfin apparue par l'édiction d'une décision d'interprétation souveraine, le droit positif atteste que cette interprétation peut parfaitement ne pas être obligatoire et ne l'est généralement pas.
Si l'autorité saisie en second lieu d'un cas dans lequel est en cause la même norme générale n'est pas une juridiction souveraine, mais une simple autorité publique ou même un simple sujet de droit, on se trouve alors dans la première hypothèse, et les solutions envisagées à son propos sont ici applicables : c'est le pouvoir du dernier mot ou du dernier fait qui toujours prévaudra, mais pas nécessairement la norme résultant de l'interprétation souveraine.
- La troisième hypothèse correspond à celle dans laquelle la même juridiction souveraine est saisie pour la deuxième fois de la question de l'interprétation d'un texte, à propos d'un autre cas. Si l'on applique les thèses de la théorie réaliste, on se trouverait alors dans l'hypothèse où existerait une norme qui pourrait s'appliquer telle quelle et donc obliger le juge à la respecter. En réalité, il n'en est rien, au moins pour deux raisons, l'une de droit positif, l'autre de droit substantiel : pour que le juge soit obligé par sa première interprétation, il faudrait que le système juridique considéré comporte un principe analogue au stare decisis des systèmes de Common law, que l'on peut appeler le principe du précédent, à condition de lui donner un sens autre que le sens français, pour la bonne raison que le précédent n'est justement pas normatif en droit français : ce serait plutôt une contrainte au sens de la théorie réaliste. Or le principe du stare decisis et le système de Common law sont assez spécifiques et ne s'appliquent pas dans le droit positif de tous les ordres juridiques. Et on voit mal d'ailleurs que l'objectivisme de ce type de système ou de principe soit compatible avec l'hyper-volontarisme de la théorie réaliste.
Cependant, pour maintenir l'idée que l'énoncé une fois interprété constitue une vraie norme et que celle-ci doit être juridiquement obéie, sans devoir ni pouvoir donner lieu à une nouvelle interprétation, la théorie réaliste soutient qu'il n'y a pas lieu de déterminer « la signification d'une signification » ou « le sens d'un sens ». Mais suggérer ainsi que la signification serait entièrement fixée lorsqu'elle a été donnée une seule fois est tout à fait excessif - l'excès allant ici dans le sens exactement inverse de la position que la théorie adopte lorsqu'il n'y pas eu d'interprétation souveraine, cas dans lequel elle ne voit aucune signification normative tant que l'énoncé n'est pas interprété dans les conditions que l'on sait. Prétendre qu'il n'y a pas lieu de déterminer « la signification d'une signification » revient à nier que, dans la réalité du droit substantiel, les problèmes de signification d'une norme sont aussi nombreux que les cas dans lesquels elle est appelée à s'appliquer, qui sont innombrables et, à certains égards, toujours particuliers, et qui soulèvent toujours une nouvelle facette de la question de leur signification. Quant au problème du sens, il ne se résout pas non plus, ni ne s'épuise, par une seule réponse, parce que l'enchaînement des questions de sens est infini, dès lors que le sens est lui-même inépuisable : lorsqu'il est donné, ce ne peut donc être que partiellement, relativement, provisoirement, de sorte qu'il faut reprendre le travail d'interprétation en dépit du fait que nombre d'interprétations ont déjà été fournies.
- Dans la quatrième hypothèse, une norme souverainement interprétée-édictée va devoir, selon les exigences du droit positif, être appliquée, avec son interprétation authentique, à un cas donné : c'est l'hypothèse dans laquelle le Conseil constitutionnel a délivré une réserve d'interprétation à propos de telle disposition législative, qui, selon l'article 62 de la Constitution s'impose notamment aux juges dits de l'application de la loi, juge administratif ou juge judiciaire. En ce cas, la loi ayant fait l'objet de cette réserve d'interprétation doit bien, en vertu de cette disposition constitutionnelle, être interprétée dans le même sens, notamment par l'un ou l'autre de ces deux autres juges, par exemple le juge administratif lorsqu'il est saisi d'un recours dirigé contre un règlement d'application de la loi. Mais alors cette obligation ne résulte pas directement de la norme qui proviendrait de l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel à la loi en question : elle découle de l'article 62 de la Constitution qui fait obligation de respecter les décisions du Conseil constitutionnel. Par conséquent, à défaut de cet article 62, la norme interprétée ne présenterait aucune force normative à l'égard des autres juges. C'est pourquoi, d'ailleurs, il a été adopté. La théorie, si elle doit être explicative, ne reflète donc pas, là non plus, la réalité.
Par ailleurs, l'article 62 n'étant, selon la théorie elle-même, qu'un énoncé, ce dernier doit lui aussi être interprété. Or, toujours selon la théorie réaliste, le fait qu'il ne soit qu'un énoncé et doive être interprété confère une liberté totale à son interprète. Mais ne devrait-on pas reconnaître, au moins, que l'article 62, ayant déjà fait l'objet d'interprétations souveraines, celles-ci s'imposent à l'occasion des autres applications de cet article ? Mais alors, dans ce cas, on retombe dans deuxième hypothèse à propos de laquelle on a vu que le deuxième interprète souverain, pas plus que ceux qui pourraient intervenir après lui, n'est lié par la première interprétation.
Quant à la réserve d'interprétation de la loi posée par le Conseil constitutionnel, elle n'est elle-même - quelle que soit la force normative qu'elle tient de l'article 62 et quelle que soit la bonne volonté des autres juges d'appliquer strictement cette dernière disposition - qu'un simple énoncé comme un autre, délivré abstraitement et indépendamment des problèmes pratiques que son application peut soulever dans tel ou tel cas particulier, de sorte que cette interprétation ne pourra manquer de devoir elle aussi être interprétée.
2°) Ainsi, si la réalité devait correspondre à ce qu'en dit la théorie réaliste de l'interprétation qui reporte la naissance de la norme jusqu'à son interprétation souveraine, l'enchaînement normatif ne parviendrait pas à s'enclencher véritablement, car cette naissance interviendrait toujours trop tard, car tout énoncé, même ultime, doit être interprété et encore interprété pour un autre cas, puis un autre cas, de sorte que l'on ne voit plus à quel moment le droit commencerait véritablement à se former en tant qu'ordre juridique, entendu comme ensemble de commandements juridiques et comme organisation de cet ensemble de commandements et de chaque commandement en particulier. De même, la thèse de la liberté totale de l'interprète contribue elle aussi, de manière récursoire, à empêcher de commencer à filer les fils du tissu normatif puis de poser sa trame et sa chaîne. Car s'il n'y a pas déjà de norme, l'interprétation est libre ; et si à peine posée l'interprétation-édiction doit encore être interprétée pour un autre cas, le fil à peine filé s'effiloche déjà avant d'être utilisable.
a) Pour que le droit apparaisse, il ne lui faut pas en effet simplement des normes, telles que le normativisme comprend cette notion de normes, en la réduisant d'ailleurs à leur seul effet prescriptif, ce qui, tout en mettant en avant leur analogie sur ce point, masque toutes les différences entre les diverses sortes de normes, qui peuvent être des décisions ou des règles : pour pouvoir se constituer, le droit a en réalité besoin de règles en tant que telles, c'est-à-dire dotées d'une portée générale et impersonnelle, et abstraitement formulées. Le droit pourrait certainement ne naître qu'à partir d'une seule décision, mais à condition qu'elle soit assortie d'une règle disant que cette décision est en principe obligatoire pour tous les cas semblables. Or, ne reconnaître le pouvoir normatif qu'à des juridictions dont il se trouve qu'elles ne tranchent que des cas particuliers, tandis que l'interprétation qu'elles peuvent donner d'énoncés généraux ne lie en définitive personne comme on vient de le montrer, tue dans l'oeuf l'ontogenèse du droit comme règle ou comme organisation de règles et de décisions.
En effet, faire naître la norme à partir seulement du moment où l'interprétation de l'énoncé intervient empêche ce dernier d'accéder à la qualité de règle, puisqu'en général son sens n'est donné par ses interprétations successives qu'afin de résoudre les différents cas particuliers qui se présentent : ses interprétations n'ont donc, nécessairement, qu'une portée particulière. Pour accéder à une véritable règle, il faudrait qu'une synthèse des interprétations données à l'occasion de tous ces cas particuliers permette d'en inférer des énoncés plus généraux et impersonnels - à condition encore que l'interprète respecte ses propres interprétations et n'en change pas constamment, comme il en a le droit. Mais qui, selon la théorie réaliste, serait habilité à procéder à cette opération d'induction généralisante - si elle est ici concevable ou admissible dès lors que l'induction est une opération de la raison et de la connaissance? Certainement pas la doctrine, qui ne saurait, selon cette théorie, revendiquer aucune fonction de cet ordre. Car, si elle peut accomplir des actes de connaissance, la connaissance qui en ressort n'a aucune portée normative. Et, d'ailleurs, la théorie nous dit que l'interprétation-édiction n'est qu'un acte de volonté et non de connaissance, de sorte que le travail de la doctrine ne servirait à rien, juridiquement. Si c'est l'interprète souverain lui-même qui tenterait cette synthèse, cela signifierait qu'il commettrait alors un acte de connaissance , contredisant ainsi la théorie. Et si, conformément à ce que celle-ci suppose, il se contentait de ne poser, pour cette généralisation-abstraction qu'un acte de volonté, purement arbitraire, celui-ci s'avérerait encore totalement inutile au regard de la préoccupation considérée. Car, dans la mesure où il ne doit y avoir que des interprétations délivrées au cas par cas, cela signifie qu'il n'y a plus de règle en tant que norme générale et impersonnelle destinée à s'appliquer à une pluralité de cas et qu'il ne peut plus y en avoir.
Sur le fond - très subsidiairement dans la mesure où il s'agit maintenant de dogmatique juridique qui n'intéresse pas la théorie réaliste -, s'il n'y pas de règle, il n'y a donc plus ni égalité garantie, ni sécurité assurée, car la règle est la première garantie de la généralité, donc de l'égalité, et de la continuité, car si la norme change tous les jours, il n'y a plus de généralité ; et il n'y a plus de sécurité. Et s'il n'y a pas de norme avant la commission d'une infraction parce que la loi qui la prévoit n'aura pas encore été interprétée-édictée pour le cas donné, faudra-t-il condamner la personne qui l'a enfreinte et violer par le fait même le principe nullum crimen sine lege (ou l'interpréter librement d'une façon telle qu'il n' apparaisse pas violé) ou faudra-t-il, pour le respecter, ne plus condamner personne parce que, selon la théorie, la norme qui devait incriminer n'a pas encore été arrêtée ? Et l'autorité administrative qui devra appliquer dans un cas donné un énoncé ne disposera pas de règle normativement obligatoire dans la mesure où les interprétations qui auraient pu être déjà données antérieurement ne porteraient que sur d'autres cas particuliers dont rien n'indiquerait normativement, puisque le juge ne se serait pas déjà prononcé sur cette question, qu'ils doivent s'appliquer à ce nouveau cas : il faudrait donc attendre une nouvelle décision juridictionnelle pour voir apparaître, après coup, ce qui devrait être le droit - et encore faudrait-il compter avec toute l'impossibilité de voir le droit réellement se poser, dans la mesure où, comme on l'a montré, l'énoncé juridictionnel doit lui-même être interprété et où l'autorité administrative n'est pas habilitée pour y procéder souverainement... Il faut naturellement généraliser le propos et simplement suggérer que tout sujet de droit se trouverait, a fortiori, dans la même situation...
b) Dans ces conditions, si toute possibilité d'existence d'un tissu normatif est théoriquement et pratiquement exclue, si la possibilité même de l'apparition d'une seule règle, en tant que norme générale et impersonnelle, n'est théoriquement et pratiquement pas envisageable, cette théorie de l'interprétation, qui véhicule en réalité une théorie du droit dans son ensemble, ne peut que le liquider théoriquement dans son existence ou dans sa possibilité même d'existence.
Car, si aucune norme ne s'impose pratiquement et normativement aux interprètes pour fixer juridiquement les conditions de leur habilitation, pour régler les conditions formelles et substantielles de la validité de leur interprétation ou pour établir impérativement la hiérarchie de l'ensemble des interprètes habilités ou de leurs interprétations, il n'y a plus de droit concevable ou praticable : il n'y a plus ni constitution, ni loi, ni règlement, ni acte administratif, ni principe, ni jugement de la constitutionnalité, ni jugement de la légalité, ni jugement de l'incrimination, ni actes juridiques de droit privé: la fontaine du droit, à peine commence-t-elle à sourdre qu'elle se tarit presqu'aussitôt, ses premiers écoulements s'enfonçant alors, sans laisser de trace, dans les sables de l'interprétation indéfinie et vaine. Et si le droit en général - compris cette fois indépendamment de la théorie réaliste - a notamment pour objet d'organiser lui-même les conditions de la production de ses propres normes, comme le montre bien la théorie normativiste kelsénienne, qui cependant ne s'intéresse pas aux buts possibles du droit, ni à son contenu, la théorie réaliste de l'interprétation organise elle-même, par avance, les conditions de sa nécessaire liquidation : liquidation d'elle-même, mais aussi et surtout liquidation du droit en général, au profit du fait pur et simple dans une anarchie dont aucune raison juridique ne permet de penser qu'elle ne serait pas totale.
En effet, même si, selon la théorie, il doit y avoir habilitation, celle-ci ne doit et ne peut se délivrer que par une norme ; mais comme il n'y a pas de norme avant l'interprétation, celle-ci va devoir s'opérer sans habilitation normative. Elle est donc, par postulation de principe, nécessairement invalide, sans que l'on voie, avec les yeux de la théorie, quelle autre autorité pourrait le dire, ni quel sujet de droit pourrait le constater juridiquement. Pour éviter cette implication, on pourrait encore considérer que la norme d'habilitation peut, après son interprétation qui la fait norme, rétroagir juste avant la date à laquelle celle-ci est intervenue ; et si cette rétroactivité est contraire à la sécurité juridique - ce qui n'a pas d'importance réelle au regard de la théorie -, une telle rétroactivité n'est pas théoriquement impossible au regard de la théorie en cause, dès lors précisément que l'interprétation est juridiquement libre.
Mais ce problème étant résolu de cette façon, il reste que, l'interprétation étant précisément libre, tout interprète peut interpréter n'importe quel énoncé, voire n'importe quelle absence d'énoncé pour considérer que, après interprétation, cet énoncé ou son absence l'institue comme interprète de ce qu'il veut pour en dire ce qu'il désire. Et comme rien de normatif qui serait juridiquement opposable à qui que ce soit ne désigne les interprètes habilités ni ne détermine leurs pouvoirs avant qu'ils ne se soient eux-mêmes prononcés sur ces questions, y compris celle de leur souveraineté, il en résulte bien que tout interprète ou même toute personne qui ne l'est pas selon les textes (mais qui ne sont pas encore normatifs), puisse ainsi se poser comme un interprète de dernier ressort, exclusif, originaire et inconditionnel si besoin est : en laissant l'interprète maître de sa propre habilitation, la théorie réaliste de l'interprétation brise son propre ressort et dissout son propre objet, car il n'y alors plus d'interprète possible en tant que qualité spécifique à telle ou telle autorité, et il n'y donc plus d'interprétation pratiquement et normativement concevable.
Pour sortir de ce cul-de-sac, il suffirait que l'ordre juridique effectif admette concrètement la prétention d'un interprète particulier, autrement dit que l'interprète auto-proclamé ait le pouvoir de s'imposer en fait - ce que la théorie admet, comme on l'a vu. Mais rien non plus n'empêche juridiquement que l'exclusivité soit revendiquée par plusieurs personnes ou plusieurs groupes, car tous peuvent juridiquement interpréter ce qu'ils veulent pour se dire juges suprêmes de tout : il suffit qu'ils sachent l'imposer en fait - ce que la théorie ne dément pas. Le système peut donc ratifier juridiquement aussi bien l'anarchie que le despotisme ou la guerre civile - c'est selon ce que les faits pourront seuls décider, avec les « contraintes », qui en constituent la manifestation et la puissance.
En définitive, selon cette théorie, c'est toujours la force qui décide du droit, que ses exigences soient extrêmes ou plus modérées, comme cela apparaît dans les pays qui se présentent comme des Etats de droit. Mais, selon la théorie, le droit n'y serait pour rien, puisqu'il ne fait naître aucune obligation durable. L'Etat de droit, avec toutes les règles qu'il implique serait donc condamné à n'être qu'une notion politique, culturelle, sociologique, psychologique...Mais on sait aussi combien des Etats de droit peuvent se transformer rapidement en Etat d'une toute autre nature.
On voit donc que c'est le droit lui-même - du moins tel qu'il est vu par cette théorie - qui organiserait alors sa propre éviction au profit de la force ou qui du moins ratifierait par avance que le droit se place sous l'empire du fait en général, quel qu'il soit. Une telle conclusion ne doit pas étonner, car elle est en fin de compte cohérente avec la philosophie générale sous le couvert de laquelle le réalisme s'est pensé et qui définit le droit par le seul fait en ne faisant dépendre la validité d'un l'ordre normatif que de sa propre effectivité, c'est-à-dire de sa capacité à mettre en oeuvre, le cas échéant, la coercition pour obtenir l'obéissance. Autrement dit, le devoir-être du droit que cette philosophie présente comme étant distinct et même séparé de l'être, et qui est censé s'y imposer, se résout en réalité en lui et s'y soumet complètement. C'est à cette condition seule qu'il peut être du droit...
Certes, de telles conséquences ne s'observent pas toujours en fait. C'est ce qui permet à l'auteur de rétorquer, à ceux qui lui objectent que ses thèses organisent théoriquement l'effondrement de l'édifice normatif, à tout le moins le renversement complet de cette hiérarchie, qu'elles ne comportent pas cet effet puisque « de ce que la validité provient du processus de production des normes inférieures, il résulte non que la hiérarchie des normes est inversée, mais seulement qu'elle doit être considérée comme interne au discours de l'interprète ». Autrement dit, il n'y a pas inversion de la hiérarchie des normes parce que, en fait , elle n'est pas méconnue par les interprètes. Or, pour poursuivre le raisonnement de l'auteur et parler à sa place, dès lors que la validité procède de l'effectivité et que l'effectivité ne méconnaît pas la hiérarchie, il s'ensuit que la théorie réaliste, qui n'a au demeurant aucune portée normative ou ne devrait pas en avoir, car ce n'est qu'une théorie, ne met pas à terre cette hiérarchie mais au contraire la conforte.
Qui ne voit cependant que l'argument pourrait justifier exactement le contraire, c'est-à-dire tous les coups de force, tous les coups d'Etat, toutes les insurrections, si des interprètes autoproclamés décidaient, par leur libre pouvoir d'interprétation et pourvu qu'ils soient obéis, que la constitution a tel sens qui permet à telle force de l'écarter ? Car, s'ils sont libres juridiquement, qu'est-ce qui impose que « la hiérarchie des normes » reste « interne au discours de(s) interprète(s) » ? Qu'est-ce qui interdit à leur discours de porter une hiérarchie inverse de celle que les auteurs du texte de la Constitution ou de telles lois avaient pu vouloir ? Qu'est-ce qui s'opposerait à ce qu'ils décident qu'il n'est plus besoin de hiérarchie normative ou d'ordre juridique ?
C'est donc bien la ruine du droit dans son ensemble qu'une telle théorie justifie a priori, mais seulement de façon théorique. Si de telles perspectives aussi funestes devaient apparaître ici ou là, la théorie n'en serait certes pas responsable par elle-même. Mais, si dire c'est faire et si tout discours, même erroné, présente toujours quelqu'effet performatif, elle le serait en droit en délivrant par avance un titre de validité à toutes les entreprises aventureuses, pourvu qu'elles réussissent en fait, naturellement - ce qui est un comble.
On ne voit donc pas le gain qu'il y a, ni pour le droit ni pour la vérité du discours sur le droit, à déplacer le moment de la naissance de la norme, de l'émission de l'énoncé à son interprétation, et à nier que la qualité d'auteur d'un énoncé, lui aussi habilité à être un auteur, interdise d'attacher le moindre sens ou la moindre portée normative à son oeuvre. Il semble ici que ce soit cette façon binaire et absolue de raisonner, selon laquelle une chose est ou n'est pas absolument, qui nuise à sa cohérence et à son réalisme même, car il y a peut-être des vérités d'entre-deux, plus relatives, certes moins satisfaisantes pour les esprits systématiques, mais plus justes en droit pratique comme en droit théorique : plus scientifiques en fin de compte.
Et si, de fait, l'état du droit pratiqué n'atteint pas partout les extrémités envisagées ou même constatées ici ou là, cela tient, selon la théorie, à ce que, en fait, mais non en droit, les interprètes « doivent » tenir compte de ces curieuses «contraintes juridiques » et même y obéir dans la mesure où elles sont bien présentées comme des contraintes, mais sans pour autant constituer des normes juridiques.
B. LES PROPOSITIONS RELATIVES À CE QUE LE DROIT N'EST PAS
Pour cause de réalisme et pour éviter les non-sens, éventuellement catastrophiques, que l'on a déjà entrevus, la théorie, après avoir affirmé la liberté entière de l'interprète, est amenée, dans un second temps, à réintroduire quelques contraintes dans l'acte d'interprétation. Cependant, pour que ces contraintes ne ruinent pas la thèse de la liberté juridique de l'interprétation, cette théorie va à toute force s'appliquer à nier que certaines normes qui pèsent sur l'interprète soient des règles de droit.
Elle va donc en faire des « contraintes matérielles », et cela même lorsqu'elles « résultent du système juridique ». C'est pour cette raison, assez simple à percer, que la théorie a élaboré ce paradoxal concept de « contraintes juridiques » lesquelles seraient donc constituées de « contraintes matérielles » « résultant du système juridique », puisque c'est ainsi qu'elle les définit. Ce sont là, en réalité, des contraintes qui sous certains aspects, apparaissent bien matérielles, tandis que, sous d'autres, elles correspondent à de vraies obligations juridiques, que la théorie ne veut surtout pas considérer comme telles, car cela compromettrait la thèse principale de la liberté juridique intégrale de l'interprétation. On peut d'ailleurs s'attendre à ce que toutes les obligations réellement juridiques qui s'imposent à l'activité d'interprétation soient appréhendées et qualifiées comme contraintes matérielles imputables au système juridique. Au premier chef, on trouvera classée parmi ces contraintes prétendument matérielles imputables au système juridique, l'obligation de respecter le sens de l'énoncé à interpréter : le sens, en effet, est immanquablement rejeté hors du droit, alors qu'il devrait être tenu, selon une tout autre conception du droit, comme le coeur même de l'ontologie du droit. On voit déjà, ainsi, que ce sont bien certains fondements philosophiques qui gisent à l'origine même de la pensée réaliste. Les « contraintes juridiques », telles que définies par M. Troper, soulèvent la double question de savoir ce à quoi elles correspondent exactement et comment elles opèrent précisément.
1°) Il apparaît assez clair, malgré l'ambiguïté de la formule qui les désigne, que l'auteur les considère comme exogènes par rapport au droit, tel qu'il le conçoit, puisqu'elles ne sont pour lui que des « contraintes matérielles ». Certes, elles « résultent » bien, selon lui, « du système juridique », mais elles sont censées agir de façon non normative ou non juridique sur l'interprétation, qui reste donc juridiquement libre d'après la théorie, dès lors, selon cette dernière, qu'aucune norme juridique ne vient la restreindre de quelque façon que ce soit et que ces contraintes ne procèdent pas ou ne constituent pas des normes.
L'auteur se représente bien l'idée que des contraintes juridiques pourraient s'imposer à la liberté d'interprétation ; mais il nie que celles qu'il relève soient juridiques : ce sont seulement des considérations d'ordre factuel qui peuvent affecter et qui affectent réellement, le cas échéant, l'exercice de cette liberté juridique, que le droit lui-même laisse entière selon lui. Elles ne l'affectent donc que matériellement ou pratiquement, mais non juridiquement.
Mais, au sein des données factuelles qui peuvent plus ou moins déterminer l'exercice de la liberté considéré et l'orienter dans tel ou tel sens, il distingue bien deux sortes de contraintes matérielles. Il y a celles qui peuvent résulter de données par exemple culturelles, sociales, psychologiques ou physiologiques (auxquelles s'intéressent les tenants d'autres versions du réalisme juridique, américaines ou scandinaves, qui s'apparente alors plutôt à la sociologie juridique, voire à une certaine psychologie juridique, quand ce n'est à une physiologie juridique, lorsqu'elles expliquent que la décision du juge peut être influencée par ses relations conjugales, plus ou moins bonnes, par exemple, ou par le contenu de son petit déjeuner, plus ou moins digeste...). Pour l'auteur, ces données factuelles, dont l'existence et les effets ne sauraient être niées, ne sont en aucune façon « juridiques », dans la mesure où, en principe, elles ne résultent pas du droit, de ses exigences ou de ses effets. Mais parmi ces contraintes matérielles, il en existe d'autres qui « résultent » bien, quant à elles, « du système juridique ». Cependant, elles ne sont juridiques que par leur origine, et non par leur nature.
a) Cette définition soulève donc la question de savoir ce que veut dire exactement la formule « qui résultent du système juridique » ?
On pressent le caractère incertain du contenu de cette notion, car, d'un côté, l'auteur en exclut les contraintes résultant des rapports de force de nature sociale, alors que c'est pourtant bien le droit qui organise nombre de rapports sociaux, surtout lorsque la force ou des intérêts divers sont en jeu, tandis que, d'un autre, il réintroduit dans la notion en cause les contraintes résultant de rapports de force politique, parce que l'auteur considère que la politique se déploie dans le cadre d'institutions politiques, qu'il tient, quant à elles, comme éléments du système juridique. Mais il en va exactement de même des rapports sociaux en général, comme des rapports économiques, comme de la plupart des rapports humains en général : ils s'inscrivent tous plus ou moins dans des cadres juridiques qui les déterminent, les orientent, les influencent dans des conditions variables.
Ainsi, si les données factuelles liées à l'état du droit dont le Président de la République a dû tenir compte, en 1962, comme il a été rappelé, pour décider d'utiliser l'article 11 au lieu de l'article 89 afin de réviser la Constitution constituent des « contraintes matérielles résultant du système juridique », on doit alors reconnaître également que la plupart des données factuelles relatives à l'état de la société, en général, à ses institutions, à ses modes de fonctionnement, à ses procédures, sont également tributaires du droit, d'une façon ou d'une autre, directement ou non, parce que celui-ci se tient et agit à peu près partout où des décisions doivent être prises : toutes ces données d'ordre social devraient donc elles aussi être considérées comme des « contraintes juridiques » au sens de « contraintes matérielles » « résultant du système juridique », comme doivent l'être, selon la théorie, toutes les contraintes résultant de normes juridiques jouant dans les rapports politiques. De même, tous les rapports économiques ou sociaux à propos desquels le droit intervient plus ou moins devraient également être tenues, selon la théorie, comme des « contraintes matérielles » « résultant du système juridique ».
Ainsi, lors d'une négociation salariale, par exemple, le chef d'entreprise, pour s'opposer le cas échéant aux revendications d'augmentation des salaires exprimées par les salariés, va devoir tenir compte de l'existence, au profit de ceux-ci, du droit de grève. Tandis que ces derniers ne pourront pas ignorer que, s'ils font grève, l'entreprise perdra le gros marché affecté d'une clause de résiliation si tels délais ne sont pas respectés, résiliation qui peut entraîner des licenciements, dans la mesure où le chef d'entreprise a en droit ce pouvoir lorsqu'il peut invoquer un motif économique... Ce sont bien là des contraintes de même ordre que celles dont le chef de l'Etat a dû tenir compte, en 1962, pour décider du mode de révision de la constitution : on ne voit pas qu'elles soient moins « matérielles » ou qu'elles « résultent » moins « du système juridique » que ces dernières. La plupart des contraintes économiques résultent donc, dans ces conditions, du système juridique, ne serait-ce qu'en raison du principe juridique de la liberté du marché et de la loi de la concurrence, qui sont bien des normes. Les contraintes psychologiques peuvent aussi « résulter du système juridique », dans la mesure où le fait que telle autorité ait tel pouvoir, ou tel sujet tel recours, peut faire craindre, à l'auteur de telle ou telle décision d'interprétation, qu'ils ne s'en servent... D'ailleurs toutes les contraintes matérielles résultant du système juridique présentent une teneur psychologique, dès lors que les acteurs se déterminent au regard de ce que les autres peuvent entreprendre sur la base du droit - ou de ce que l'on croit qu'ils peuvent entreprendre - et que, le plus souvent, ils peuvent se craindre les uns les autres en fonction de leurs pouvoirs respectifs...
Autrement dit, on voit mal, tout d'abord, comment les contraintes matérielles imputables au système juridique peuvent se distinguer nettement des autres contraintes matérielles, celles qui ne seraient pas dues à ce système. En toute hypothèse, celles-ci doivent s'avérer très rares, car le droit est toujours là où il y a des enjeux de pouvoir ou des intérêts économiques ou encore des décisions juridiques à prendre. Les comportements ne peuvent donc pas se dispenser de prendre en considération les attitudes que les uns et les autres adopteront en fonction de leurs droits et obligations. Ensuite, on ne voit guère ce que l'éventuelle spécificité des contraintes d'origine juridique pourrait apporter pour rendre compte des contraintes en général, dont ni l'existence ni les effets ne sont niables: ce sont toutes en effet des contraintes matérielles et qui, au regard de la théorie ici en cause, agissent toutes comme telles, quelles que soient leurs origines particulières, économiques, psychologiques, politiques...
Il eût été plus pertinent, plutôt que de construire une théorie des contraintes matérielles résultant du système juridique, de reconnaître qu'il existe aussi des contraintes juridiques qui résultent de ce système juridique et qui s'imposent également aux d'actes d'interprétation, car elles sont propres au droit, pour ce qu'il est lui-même. Et si l'idée qu'il existe des contraintes objectives pesant sur les acteurs du droit est quant à elle tout à fait pertinente, il eût été plus significatif de montrer qu'il n'y en a de deux sortes : - d'abord les contraintes qui résultent de règles de droit positif proprement dites, s'imposant objectivement et notamment à l'interprète - mais la reconnaissance de leur existence aurait obligé à sacrifier la thèse fondamentale de la théorie réaliste, selon laquelle l'interprétation est précisément libre ; - ensuite des contraintes moins faciles à saisir, mais cependant tout à fait réelles, qui s'imposent à ces acteurs du droit, mais qui sont contraignantes de façon objective non parce qu'elles ont été posées par une autorité normative, mais parce qu'elles résultent du droit lui-même, en général, pour ce qu'il est en tant que droit. Ces contraintes là sont bien objectives et juridiques en cela que personne ne peut nier que c'est le droit lui-même, pour ce qu'il est, qui les produit, et qu'elles sont vraiment contraignantes, obligatoires ou normatives en un sens non positif du terme, parce qu'elles doivent être respectées même si aucune autorité normative positive ne les a posées. Par exemple, l'obligation pour un énoncé juridique de s'exprimer clairement et intelligiblement, et, pour cela, de respecter les règles de la grammaire, de la syntaxe, de la sémantique... sans l'observation desquelles cet énoncé ne pourra pas s'exprimer ni être compris et n'aura donc aucune chance d'être obéi. Sans doute cette règle objective du droit est devenue en France un principe constitutionnel, donc une norme de droit positif. Mais, sans avoir été nécessairement proclamé, ce principe a toujours existé en droit dans tous les systèmes juridiques, parce que c'est une objectivité normative, juridique ou obligatoire, quel que soit le mot qu'il faille retenir, car, pour pouvoir agir, le droit doit toujours se faire comprendre. Et c'est bien parce que c'est une objectivité normative que le droit constitutionnel français l'a consacrée positivement. Mais la théorie réaliste, bien que son réalisme la rende naturellement sensible aux contraintes objectives, ne peut, en raison de son inspiration générale très volontariste, accéder à l'idée que le droit lui-même pourrait subir et comporter des contraintes de ce type. En effet, la philosophie à laquelle cette théorie s'inspire ne conçoit pas que l'être puisse aussi s'imposer au devoir-être ; elle ne peut donc admettre que des données de l'être puissent s'imposer au droit qui résulte d'un acte de volonté ; elle ne peut consentir à ce qu'elles déterminent le droit, au moins partiellement, d'une manière extérieure à ce droit voulu et posé, c'est-à-dire de façon exogène par rapport à ce dernier ; et, ne concevant pas d'autre droit que le droit voulu, elle ne voit pas ce que l'être du droit lui-même pourrait lui imposer juridiquement quand il s'exprime par un acte de volonté.
b) L'impression d'incertitude quant aux limites et à la consistance de la notion de contraintes matérielles dues au système juridique se confirme quand il est dit qu'il y aurait des « contraintes au sens fort » et des « contraintes au sens faible ». Car cette distinction indique bien que la notion est susceptible d'une gradation, dont on ne voit plus alors les limites précises, à supposer que l'on en ait bien saisi la spécificité de contenu.
« Les contraintes au sens fort », selon l'auteur, « résultent de règles constitutives, c'est-à-dire celles qui ne se bornent pas à prescrire une conduite, mais qui la constituent en ce sens que c'est l'observation de ces règles qui permet de la qualifier ». Il donne l'exemple du mariage, qui, pour être considérée comme un mariage, doit, selon le Code civil, être célébré exclusivement par un officier de l'état-civil. Or, l'auteur ne voit là aucune obligation juridique, même s'il parle de « règles constitutives (...) qui ne se bornent pas à prescrire une conduite » (ce qui laisse penser qu'elles peuvent tout de même prescrire une conduite). Or, pour nous, comme pour d'autres, il s'agit là au contraire d'une règle totalement juridique et même prescriptive, qui, sans obliger tous les sujets de droit (en ce sens que personne, en effet, n'est obligé de se marier), pose tout de même une règle obligatoire de conduite si l'on recherche un certain résultat (en cela que si l'on veut se marier, on est obligé de recourir à la formalité en question).
Et cette obligation, même si elle est non pas catégorique mais hypothétique (puisqu'elle ne s'impose que dans l'hypothèse où l'on veut obtenir tel ou tel résultat), est tout aussi prescriptive que la règle selon laquelle, si l'on veut prétendre à la qualité de Président de la République, il faut être élu selon certaines formes ; ou encore, elle est aussi prescriptive que celle qui impose, pour accéder à la qualité de licencié en droit, de réussir telles épreuves ; ou encore, elle est aussi prescriptive que celle qui impose, pour être propriétaire d'un immeuble, de l'avoir acheté ou de l'avoir reçu en héritage, notamment ou, pour être locataire, d'avoir passé un bail. Et pour soutenir qu'il ne s'agirait là que de « contraintes matérielles » « au sens fort », mais non d'obligations, il ne suffirait pas de dire que les règles grâce au respect desquelles on peut obtenir la qualité de Président de la République, de licencié en droit, de propriétaire ou de locataire « ne se bornent pas à prescrire une conduite, mais qu'elles la constituent, en ce sens que c'est l'observation de ces règles qui permet de la qualifier ». Car c'est bien la soumission juridique à des règles obligatoires s'imposant respectivement aux candidats à l'élection présidentielle, aux candidats à la licence en droit, à la propriété ou à la location qui permet d'être proclamé, selon le cas, Président de la République, licencié en droit, propriétaire ou locataire ; et, certes, personne n'est obligé de prétendre à la présidence ou la licence et donc de réussir les élections ou les examens ou de passer les actes nécessaires à l'obtention de ces qualités de propriétaire ou de locataire; mais, si l'on veut obtenir l'une ou l'autre de ces qualités, il faut juridiquement - on est obligé de - subir et réussir ces épreuves ou de passer ces actes juridiques : ce sont bien des contraintes juridiques au sens d'obligations juridiques.
On veut bien que les « règles constitutives » présentent une spécificité par rapport à d'autres règles de droit qui s'imposent en dehors des cas où leurs destinataires cherchent autre chose qu'une qualité juridique, par exemple le droit d'exercer telle ou telle liberté. Mais, d'une part, quelle que soit la fonction de la règle, constitutive ou non, elle est toujours prescriptive lorsqu'elle impose une obligation ; et elle impose bien quelque obligation lorsqu'elle subordonne l'accession à telle qualité au respect de telles conditions que les personnes qui recherchent cette qualité doivent remplir, par leur action. D'autre part, il un peu aventureux de distinguer les cas dans lesquels la règle serait destinée à conférer une qualité et ceux dans lesquels elle aurait d'autre but : être propriétaire d'un immeuble, correspond autant à une qualité juridique qu'à l'exercice du droit de propriété. Le fait que ces actes juridiques permettent d'acquérir la qualité de propriétaire serait-elle suffisante pour considérer que l'obligation de respecter telle formes procédurales pour pouvoir passer de tels contrats ou être bénéficiaire de telle donation ou de tel héritage ne serait pas une obligation, mais le simple effet d'une « règle constitutive » ? Et si être titulaire du permis de conduire est une qualité juridique, la condition d'avoir à réussir les épreuves du permis pour obtenir cette qualité ne serait pas une obligation ? C'est toujours une qualité juridique, en un certain sens du mot, que de se voir reconnaître le droit de bénéficier de tel ou tel statut, de jouir de telle ou telle situation ou d'exercer telle ou telle activité.
L'auteur pense pouvoir ajouter que ces règles applicables au mariage, prises comme exemple, ne sont pas des normes parce qu'elles ne prescrivent pas une conduite, mais la constituent, et qu'elles ne « pèsent évidemment pas sur l'activité d'interprétation ». Cependant, lorsqu'il a fallu se prononcer sur la validité ou l'invalidité des `mariages homosexuels', il a bien fallu interpréter, en deçà de l'acte qui les a célébrés, la norme en vertu de laquelle ils l'ont été afin de déterminer si celle-ci permet que deux personnes du même sexe puissent s'unir de cette façon. Et c'est bien à la suite d'une interprétation que le juge - en contredisant complètement l'affirmation d'après laquelle les règles de ce type « se bornent à qualifier une situation » et ne se prêtent pas à interprétation - est parvenu à cette conclusion selon laquelle il ne suffit pas qu'un mariage soit célébré par un officier de l'état-civil, qui entendait bien réellement célébrer un mariage entre deux personnes qui avaient bien l'intention se marier, pour que ce qui est ainsi célébré constitue un mariage. Quant aux règles qui « constituent » la qualité de Président de la République ou celle de licencié en droit, on sait aussi qu'elles donnent lieu à certaines difficultés d'interprétation...
Il existe donc également des « contraintes juridiques au sens faible » : celles-ci désignent, dans l'esprit de l'auteur, des situations dans lesquelles ce sont des considérations de simple opportunité qui, selon lui, conduisent l'interprète à se déterminer dans un sens ou dans un autre. A ses yeux, ces considérations sont bien d'opportunité et non pas de droit ; mais, selon son approche, elles découlent cependant de l'état du droit dans une situation donnée. Pour autant, ce ne sont pas, pour lui, des obligations normatives, car le droit, dans ces situations, n'imposerait pas de prescription directe. Ainsi, il présente le respect de la collégialité au sein d'une juridiction comme une simple « contrainte », car il estime qu'un juge n'est obligé qu' en fait de proposer des solutions raisonnables, s'il veut avoir quelque chance de faire prévaloir son point de vue au sein de l'instance de jugement.
Que le mot `raisonnable' veuille dire `mesuré' ou qu'il veuille dire `conforme à la raison' (ce qui au fond devrait vouloir dire la même chose), on voit bien, tout d'abord et incidemment, que la raison, dans l'esprit de l'auteur, ne fait plus partie des références de détermination du droit en ce sens que les processus d'édiction des normes ne seraient plus tenus juridiquement de se plier aux règles de la raison. Cela implique donc, par exemple, qu'une autorité pourrait appliquer une loi en dehors de son champ d'application ou sans que les motifs ou raisons légales qu'elle impose comme condition d'application de la norme soient respectées, puisque c'est uniquement par la raison que l'on peut comprendre les dispositions par lesquelles le législateur a fixé ce champ et ces motifs. Cela implique aussi que l'autorité pourrait en droit poser sa norme sans égard aux exigences d'une certaine proportionnalité, qui permettrait de dire qu'elle est raisonnable ...
Dans le même sens, l'auteur explique que, pour obtenir l'adhésion de ses collègues, le juge en question doit, en pratique, adopter une interprétation qui recourt à des arguments tirés de la vérité du texte, laquelle ne constituerait donc plus non plus une référence de la production normative mais également une « contrainte » au sens où il l'entend. (Dans ces conditions, l'exigence de l'exactitude matérielle des faits, comme condition de légalité exigée en droit, serait elle aussi repoussée en dehors du droit, pour devenir une simple contrainte matérielle résultant du système juridique).
Tout au contraire, il semble bien davantage que la collégialité emporte, pour chacun des juges et pour la globalité de la formation de jugement, une obligation tout à fait juridique. Elle interdit, en effet, à l'un d'entre eux de juger seul, ou d'imposer son seul point de vue, et elle est précisément destinée à cette fin. (D'ailleurs un juge appartenant à une formation collégiale n'est pas, à lui seul, interprète habilité, de sorte que le problème ne se pose pas, à son propos, de savoir si la collégialité est ou non une contrainte pesant sur l'interprétation habilitée). On observe incidemment que si cette théorie considérait la fin des règles comme un élément constitutif de leur qualité de normes, c'est-à-dire propre à contribuer à leur définition comme normes, et comme une donnée essentielle permettant de déterminer leur sens en même temps que leur portée normative, les règles liées à la collégialité et les obligations qu'elle comporte seraient considérées comme purement juridiques, au sens propre, et nullement comme factuelles.
Il faut, pour le montrer, se pencher maintenant sur la question de la teneur, de la portée ou des effets de ces contraintes matérielles, comparée à celles des obligations juridiques.
2°) A nos yeux, en effet, plusieurs contraintes présentées comme « matérielles » mais « résultant du système juridique » sont en réalité tout à fait normatives, sans que la théorie veuille bien ou puisse l'admettre. Cela tient à la façon dont la théorie caractérise les normes, par rapport à celle dont elle définit les contraintes matérielles.
Caractérisant les normes juridiques par leur seul effet prescriptif, elle ne peut plus voir de normes juridiques mais de simples contraintes lorsqu'elle refuse de prendre en considération tout ce qui pourrait justifier cet effet prescriptif, c'est-à-dire le sens déjà-là de l'énoncé, qui ne se comprend que par son but ou sa raison d'être et son contenu. Le refus de prendre en compte le contenu de l'acte pour le caractériser comme norme, refus qui n'est pas spécifique à la théorie réaliste, mais caractéristique du normativisme en général, contribue à expliquer que toutes les considérations d'ordre pratique ou substantiel soient renvoyées dans la sphère de l'opportunité.
De même, le fait de caractériser une norme juridique par sa sanction et donc toujours par le pouvoir qu'elle met en oeuvre s'analyse à la fois comme la conséquence des données qui précèdent, mais aussi comme la raison pour laquelle le sens est négligé pour identifier un énoncé comme normatif. Et ce sont toutes ces considérations qui contribuent à expliquer que la théorie réaliste des contraintes soit amenée, en réalité, à vider le droit de son contenu, pour transformer toutes ses normes en contraintes matérielles.
a) Pour ce qui concerne le sens des énoncés, on peut reprendre les exemples donnés par l'auteur.
Les règles de la collégialité, à commencer par elles, constituent bien des normes et posent des prescriptions on ne peut plus parfaitement juridiques, que l'on ne peut reléguer dans l'ordre de l'opportunité, c'est-à-dire dans l'ordre du fait, que si l'on refuse, quand on interprète la signification d'une habilitation, de prendre en compte le sens qu'elle présente telle qu'elle a été instituée.
Si en effet on veut bien au contraire observer les raisons d'être pour lesquelles le juge a été créé et se voit habilité à interpréter la loi, et si l'on tient compte de la fin de cette habilitation donnée par le législateur au juge, on accédera à son sens et donc à sa portée et on y verra une norme. Si donc l'on veut bien considérer, à propos de l'habilitation, sa vérité, sa raison et son sens, on devra bien consentir - du moins si l'on admet que la raison est normative - à cela que le juge n'a pas été institué pour ignorer juridiquement les raisons de la loi, pour mépriser la volonté du législateur et imposer juridiquement la sienne, mais pour la servir. Le fait qu'il puisse la méconnaître en pratique ne lui donne pas nécessairement le droit de le faire - sauf si l'on tient le fait pour le critère du droit. Le fait qu'il soit en position d'imposer sa volonté car il se situe - presque - au dernier stade du processus normatif et lui donne le dernier mot sinon le dernier acte, ne lui donne pas non plus le droit d'en profiter, même s'il peut le faire en pratique - sauf si le pouvoir de faire est tenu pour la référence au regard de laquelle se forme et se caractérise le droit.
Mais, si le fait se voit érigé en instance de jus tification du droit, on ne voit plus trop en quoi celui-ci peut encore consister : il n'a plus qu'à se retirer - à moins, en effet, qu'il ne soit plus lui-même qu'une simple « contrainte », dans son ensemble et à lui tout seul. C'est d'ailleurs bien ainsi, en fait , qu'il est de plus en plus considéré, lorsque l'on entend ici et là, de plus en plus fréquemment, dans le langage ordinaire, évoquer « la contrainte juridique ».
De même encore, l'auteur estime que la Cour de cassation et le Conseil d'Etat pourraient en droit « donner à n'importe quel texte n'importe quelle interprétation », mais qu'ils ne le font pas en pratique, car « s'ils se comportaient ainsi, les justiciables seraient dans l'incapacité de régler leur propres conduites, parce qu'ils seraient dans l'incapacité de prévoir les conséquences de leurs actes ».
Ici encore l'auteur tient pour de simples considérations d'opportunité - et qui en sont aussi certainement - ce qui peut constituer également une de ces objectivités juridiques, normatives par elles-mêmes, que le droit doit respecter s'il veut rester lui-même. Car si le droit n'est pas sûr, ses sujets ne lui feront pas confiance et il ne pourra agir : il ne servira à rien ; et il se condamnera de lui-même. Naturellement, il n'est pas interdit au droit positif de reprendre à son compte telle ou telle de ces objectivités normatives ou juridiques, obligatoires par elles-mêmes, pour en faire une règle de droit positif, comme il l'a fait en l'espèce, partiellement, avec le principe de sécurité juridique. Car il arrive tout de même que le droit positif se donne des principes qui, en plus de satisfaire l'opportunité, obéissent à ce qu'est essentiellement le droit...
De la même façon, si le législateur doit s'abstenir d'adopter des « lois excessives », ce en quoi l'auteur ne voit, là encore, qu'une contrainte matérielle, ce n'est pas tant pour éviter l'intervention, certes politiquement fâcheuse, d'une déclaration de non-conformité rendue par le Conseil constitutionnel, mais tout simplement parce que le législateur, par l'effet même de la Déclaration des droits de 1789, doit juridiquement ménager une certaine mesure entre les restrictions de la liberté et les raisons qui la fondent. Et ce n'est pas parce qu'une telle condamnation serait politiquement fâcheuse que cela empêcherait de voir également, dans la méconnaissance de cette donnée, la violation d'une véritable règle de droit. Mais c'est aussi parce que ces exigences de proportionnalité obéissent à des considérations purement dogmatiques que la théorie réaliste ne voit pas et ne peut pas y voir de normes. En effet, dès lors que l'idée selon laquelle les lois ne doivent pas être « excessives » s'impose d'abord comme une question de sens (en l'espèce le sens que porte la Déclaration), et dès lors que la théorie réaliste ne prend pas en compte, pour caractériser la norme, le sens que présente l'énoncé à interpréter, elle ne peut pas voir une norme juridique dans l'exigence générale, posée par la Déclaration, de la proportion des restrictions de la liberté à leur nécessité, surtout lorsqu'elle n'exprime pas ses exigences sous la forme d'un énoncé verbalement prescriptif.
Ainsi, la sanction de non-conformité à la Constitution que le Conseil constitutionnel peut prononcer en cas de méconnaissance de cette exigence, n'est pas simplement la cause factuelle de la mesure que doit observer le législateur ; et la possibilité de cette sanction n'est pas simplement une contrainte matérielle imposée à l'activité du législateur : c'est bien davantage la sanction juridique de la violation d'une obligation qui est tout à fait normative. Mais pour le comprendre en ce sens, il faut d'abord se défaire de l'idée que ce serait la sanction matérielle qui ferait l'obligation, c'est-à-dire qui constituerait le critère de la juridicité de cette dernière : il faut au contraire admettre comme étant pleinement juridiques les raisons pour lesquelles une obligation déjà fondée peut - et doit en général - prévoir sa sanction.
Ce qui implique là encore tout un renversement dans la conception que l'on peut avoir des rapports du droit et du fait. Par ailleurs, ce n'est pas parce que le respect d'une certaine proportionnalité est imposé en droit positif que cela empêche ce principe de constituer par ailleurs une contrainte juridique imputable à ce qu'est le droit dans son ensemble. Car le droit, par lui-même, implique de respecter une certaine une mesure lorsqu'il restreint la liberté, dès lors que la liberté même est au fondement de ce qu'il est. Mais, là encore, pour y consentir, il faut concevoir le droit autrement.
b) En toute hypothèse, on voit mal comment le droit pourrait, dans ces conditions, conserver quelque normativité propre ni comment toutes les contraintes présentées par la théorie réaliste ne se substitueraient pas purement et simplement aux obligations juridiques.
En effet, si le respect de la Constitution et le respect de la loi ne sont plus que des « contraintes » au sens de la théorie réaliste, c'est-à-dire des contraintes matérielles imputables au système juridique, on doit se demander ce qui, dans le droit, peut demeurer comme obligation juridique et peut ne pas se transformer en contraintes factuelles. Si toutes les obligations que le droit comporte sont ramenées en pratique à des contraintes, tout, dans le droit, ou à la place du droit, devient contrainte matérielle.
Il est donc clair que des contraintes matérielles résultant du système juridique existent bel et bien et s'imposent réellement à l'interprète et, en général à tous les acteurs du droit et à tous les sujets de droit ; et il est clair aussi que ce ne sont pas des obligations juridiques, même si la théorie de ces contraintes est plus que tentée de placer en leur sein des obligations parfaitement juridiques. Mais il est non moins patent que ces contraintes, n'exprimant pas du droit, mais précisément des exigences matérielles ou pratiques, comme toutes les autres contraintes non imputables au système juridique, n'apportent rien de particulièrement utile au droit lui-même ou à sa connaissance, sauf à donner du droit une représentation qui le subordonne toujours davantage au fait.
Et il n'en irait différemment que si la théorie montrait au contraire que nombre de données objectives s'imposent juridiquement au droit, même si la façon dont elles s'imposent ne résulte pas du droit positif, mais de ce qu'est le droit lui-même. Mais, pour cela, il faudrait concevoir différemment les rapports qui doivent s'établir entre le devoir-être du droit et l'être en général.
Dans ces conditions, il apparaît nettement que la fonction réelle de la théorie des contraintes, dans l'esprit de son auteur, n'est pas tant de refléter la réalité juridique, que de servir le propos de la théorie réaliste elle-même: ne voir que des contraintes matérielles dans les obligations juridiques qui pèsent sur l'interprète permet de soutenir que l'interprétation reste absolument libre, juridiquement, et qu'aucune norme ne s'impose aux interprètes puisque ce sont eux, selon cette théorie réaliste, qui font naître les normes par leur seule l'interprétation : par réalisme, la théorie est prête à admettre qu'en réalité des contraintes s'exercent sur les interprétations-édictions de normes ; et son réalisme se manifeste encore par le fait qu'elle se sert de la théorie des contraintes pour expliquer que la théorie réaliste de l'interprétation ne débouche pas toujours et nécessairement sur les implications catastrophiques dont elle est grosse - ce qui correspond à sa fonction complémentaire. Mais son réalisme est limité, car elle n'admet pas que l'interprète soit tout de même juridiquement contraint - ou plutôt obligé, car être obligé est autre chose que d'être `contraint et forcé', sauf si on assimile le droit et la force; et son réalisme s'analyse plutôt comme un dogmatisme, non seulement lorsqu'elle refuse de reconnaître que la liberté de l'interprétation s'exerce dans le cadre d'obligations normatives, mais surtout lorsqu'elle disqualifie en contraintes non juridiques de véritables règles de droit.
Cette théorie des contraintes est donc un instrument d'auto-justification de la thèse principale de la théorie réaliste, laquelle non seulement ne résiste pas aux objections empiriques, tirées du droit positif, mais empêcherait même celui-ci d'exister si la théorie devait refléter la réalité. La théorie met bien utilement en relief le fait que l'émission des règles et des décisions juridiques doit tenir compte de certaines données factuelles, qui sont effectivement contraignantes et, à certains égards, objectivement. Mais elle a essentiellement pour effet de fermer la construction sur elle-même et d'en faire un système dont la préoccupation majeure est non pas de vérifier ses vertus explicatives de la réalité juridique, mais d'assurer sa propre cohérence, au prix éventuellement, d'une défiguration de cette réalité.
La fausseté de la théorie ne peut manquer de transparaître dans celle de ses concepts, quelle que soit l'origine première de la fausseté, que l'on peut trouver dans celle des concepts qui ont débouché sur cette théorie, ou que l'on peut aussi chercher dans cette théorie, qui s'est donné les concepts dont elle avait besoin pour parvenir à poser ses propositions. Il semble que les deux branches de l'alternative soient vraies et qu'elles se soient renforcées l'une l'autre.
II. L'APPRÉCIATION DE LA VALEUR DE LA THÉORIE RÉALISTE AU REGARD DE SES CONCEPTS.
La qualité ou la validité d'un concept peut s'apprécier sur plusieurs plans : formel, fonctionnel, essentiel... Mais plutôt que de l'expliquer abstraitement, on peut préciser le propos en l'illustrant.
Tout le monde a vu des chats ; ils sont à la fois tous différents les uns des autres, mais aussi tous semblables à certains égards (surtout la nuit, comme chacun sait..., comme les hommes d'ailleurs). Mais personne n'a vu le chat. Néanmoins, on peut forger le concept du chat, c'est-à-dire cette représentation de l'objet `chat' capable de s'appliquer à tous les chats, mais aux chats seulement. Par suite, si personne n'a vu le chat, le chat existe tout de même, mais en tant que concept, qui est bien une modalité d'existence ou une modalité d'être : elle est bien différente de l'existence matérielle ou concrète, mais elle existe tout de même réellement. Dans ces conditions, un chat particulier, comme tous les autres, ne se confond pas avec son concept, mais celui-ci peut le représenter en tant que ce chat peut réellement se subsumer, comme tous les autres chats, mais seulement eux, sous le concept en question.
Or non seulement le chat peut faire l'objet un concept, mais même il le doit dès que l'on parle de chat. Car pourrait-on parler de quelque chose si l'on ne savait pas ce que c'était au point de ne pas la reconnaître ou de ne pas pouvoir se la représenter mentalement quand on l'évoque ? Mais, pour être un vrai concept, celui-ci exige de répondre à certaines qualités qui font sa validité. Ainsi, la validité essentielle de ce concept exige qu'il cerne bien l'essence du chat pour s'appliquer au chat et non, par exemple, au tigre ou à la panthère, et qu'il couvre bien tous les chats, mais seulement ces derniers. La validité formelle , quant à elle, s'applique à la définition que l'on donne au concept par les mots et les autres concepts que l'on utilise à cet effet : il faut que par les mots et les autres concepts dont elle se sert, la définition qui formule ce concept exprime bien tous les caractères à la fois communs à tous les chats, mais spécifiques aux seuls chats. Ainsi, la définition, pour être formellement valable, et le concept, pour être substantiellement exact, ne sauraient spécifier le chat, par exemple, par son pelage, car, de fait, il existe des chats sans poils (affreux d'ailleurs), ni par sa moustache ou par sa queue, car les léopards ou les lions, notamment, en ont une eux aussi... Il faut donc une combinaison de caractéristiques qui, si chacune d'entre elles n'a pas nécessairement à être originale ou spécifiques, doit être elle-même spécifique au chat. Il n'est donc pas si facile de penser le concept de chat ni de formuler sa définition. Quant à la validité fonctionnelle du concept, elle impose simplement qu'il soit bien invoqué dans les cas où il s'agit de chat et non d'autre chose, et, inversement, qu'il soit exclu en ce dernier cas.
Au total, s'il est bien défini, le concept de chat doit permettre de reconnaître en tout chat un chat - autrement dit, il doit permettre d'appeler un chat un chat. Cela pour préciser que, les concepts ayant besoin de mots pour s'identifier et se définir, il est nécessaire que les mots utilisés pour désigner ou définir les concepts impliqués dans un raisonnement répondent à des définitions présentant les mêmes qualités que ces concepts.
Qu'en est-il donc de la validité - entendue en ce sens - des concepts pertinents de la théorie réaliste de l'interprétation ?
Dès lors que la théorie réaliste dit que l'interprétation est une fonction de la volonté et non de la connaissance afin de signifier que cette opération est libre juridiquement, dès lors qu'elle soutient que la norme ne naît dans sa portée prescriptive que lorsqu'elle a fait l'objet d'une interprétation par un organe souverain mais pas auparavant, spécialement pas lors de l'émission de l'énoncé, il faut, pour que la thèse ait quelque chance d'exprimer la réalité et qu'elle soit ainsi vraie, que tous les concepts qu'elle utilise pour se poser et tous les mots que ces concepts recouvrent soient eux-mêmes dotés des qualités que l'on vient de résumer.
La question en l'espèce pertinente est donc de savoir si les concepts d'interprétation, de volonté, de connaissance, de liberté, de norme, de prescription, de droit... sont eux-mêmes correctement compris, définis, utilisés et adéquatement articulés les uns aux autres. Or, pour se concentrer sur les deux concepts les plus centraux de la thèse, pris dans leur rapports à ceux par lesquels ils se définissent eux-mêmes, il ne semble pas que ce soit le cas ni du concept d'interprétation ni du concept de norme.
Bien qu'ils soient étroitement solidaires, au point de se définir en partie l'un par l'autre de façon à soutenir la thèse principale de la théorie réaliste de l'interprétation, on va les envisager successivement. On verra alors que pratiquement tous les mots et tous les concepts de la théorie réaliste doivent être entendus d'une façon que l'on doit dire `autonome', dans la mesure où leur sens n'est pas celui qui prévaut habituellement dans le langage et la pensée ordinaires du droit, et que toutes les thèses de la théorie se trouvent ainsi affectées par cette `autonomie'. Si les concepts n'étaient autonomes que par rapport à ceux d'autres théories, il n'y aurait qu'une divergence conceptuelle et lexicale entre ces différentes théories et elles pourraient en principe coexister en paix, chacune remplissant sa fonction. Mais lorsqu'ils paraissent `autonomes' par rapport à la réalité, ou tout au moins par rapport à une certaine façon très commune de l'appréhender et de la comprendre, la situation est plus grave, car le système de pensée en question doit justifier alors la pertinence de sa spécificité, qui doit se trouver dans ses fondements, à condition qu'ils soient eux-mêmes acceptables. Mais si les concepts sont autonomes par rapport à la logique ou au sens qu'ils paraissaient avoir dans d'autres emplois qu'en fait la même théorie, la valeur des concepts est encore plus problématique. Il semble que l'on soit ici confronté, selon les cas envisagés, à l'une ou l'autre de ces trois situations.
A. LE CONCEPT D'INTERPRÉTATION DANS LA THÉORIE RÉALISTE DE L'INTERPRÉTATION.
Le concept d'interprétation en général est ainsi compris par cette théorie comme l'opération consistant à déterminer la signification d'un énoncé - ce qui en soi ne soulève pas d'objection ; et cette interprétation est dite juridique lorsqu'elle intervient au sein d'un ordre normatif qui attache des effets de droit (c'est-à-dire, pour simplifier `des effets prescriptifs', spécification qui reprend les termes et les assimilations de cette théorie, bien plus contestables) à la signification fournie par l'interprétation, conférant ainsi, à l'énoncé, sa nature et sa portée de norme. Ainsi le concept de norme peut être lui-même défini comme la signification prescriptive d'un énoncé que révèle seule l'interprétation.
Et c'est cela qui soulève le problème de la pertinence fonctionnelle du concept d'interprétation. Car il semble bien que l'on soit ici en dehors de l'interprétation. En tout cas, la langue juridique ordinaire n'a jamais compris en ce sens le concept d'interprétation. Mais on peut aussi reprocher au concept de se définir par des références qui ne sont pas susceptibles d'en rendre compte, car elles veulent dire elles aussi autre chose. Ou, en tout cas, elles ne présentent pas les traits que leur impute l'auteur et par lesquels il voudrait caractériser l'interprétation telle qu'il la conçoit.
En effet, au regard de la thèse essentielle de la théorie, l'interprétation est présentée comme un acte de volonté, ainsi opposé à un acte de connaissance. Et c'est par cette caractérisation que la théorie entend soutenir l'idée selon laquelle l'interprétation est un acte de volonté juridiquement libre. Ainsi, dès lors que l'interprétation se caractérise comme un acte de libre volonté, il faut, pour apprécier la validité du concept d'interprétation, l'examiner au regard du concept de liberté, puis du concept de volonté, auxquels il se réfère.
1°) Le concept de liberté ici utilisé pour caractériser l'interprétation est assez clair en tant que le mot `liberté', dans cette théorie, signifie absence de prescription normative à l'égard de l'activité considérée, c'est-à-dire l'interprétation, qui est donc dite libre, par essence. De la même façon, le mot dans le sens qui lui est donné ici ne veut pas dire que la décision considérée, et qui est dite libre, échapperait à toute détermination qui serait due à des données d'ordre factuel : au contraire, bien que dite libre juridiquement, l'activité est caractérisée comme étant enserrée dans des contraintes assez fortes qu'entend révéler une théorie juridique de ces contraintes matérielles.
a) Dans ces conditions, il apparaît que le concept de liberté ici utilisé pour caractériser l'activité d'interprétation n'est pas celui qui convient.
D'une part, en effet, il est curieux de présenter une activité comme étant libre lorsqu'en réalité elle ne l'est pas, au moins matériellement, et que cette théorie juridique insiste tant sur ces contraintes. D'autre part et surtout, si la référence qui est faite à la liberté signifie seulement que l'activité d'interprétation n'est que juridiquement libre, il faudrait encore que le mot `libre' utilisé pour caractériser l'activité en cause corresponde au concept de liberté que l'on rencontre dans la langue juridique.
La théorie dit que l'interprétation est libre pour signifier qu'elle n'est déterminée par aucune règle. Or, dans la langue naturelle comme dans la langue juridique, le concept de liberté utilisé pour caractériser une activité ne signifie pas que celle-ci échapperait à toute règle de droit. Ainsi, si le sujet d'une liberté est libre, en effet, de déterminer le contenu de sa liberté (et doit, pour être véritablement libre, être le seul à pouvoir le faire, car cela est bien une objectivité normative, qui s'impose en droit, même si elle n'est pas positivement formulée), il n'est jamais libre d'en déterminer les limites, car il doit notamment compter avec les tiers, dont les droits forment les bornes de la liberté, ou avec la société qui a son ordre public : le sujet n'est pas le maître absolu de sa liberté, car il n'en fixe pas le régime juridique: s'il est maître de lui-même et de sa liberté, il n'est pas maître du droit. Or, au contraire, l'interprétation est dite ici libre en ce sens qu'elle n'aurait aucune règle à respecter pour se déterminer elle-même : elle est donc absolument libre et maîtresse du droit, alors que la liberté en droit n'est jamais absolue, mais toujours relative (la liberté de penser en son for pourrait peut-être revendiquer un caractère absolu, mais certainement pas la liberté d'exprimer sa pensée ; et encore, pour alimenter sa pensée, si cette liberté de penser devait être absolue, il faudrait qu'elle puisse toujours en droit entrer en contact avec des tiers sans aucune entrave de cet ordre ; or par le seul fait que l'exercice de cette liberté impliquerait alors une relation entre le sujet et des tiers, le droit pourrait toujours avoir prise sur cette relation pour instituer quelque restriction relativement aux conditions dans lesquelles ce contact pourrait s'établir; par exemple, pour voyager et instruire sa pensée, il faut un passeport, des visas, de sorte que même la liberté de pensée n'est pas absolue à cet égard... Les autres libertés sont toujours relatives car toujours plus ou moins restreintes par une multitude de conditionnements juridiques...).
Dans ces conditions, l'application du concept juridique de liberté, qui exclut toute absoluité, à une activité qui se prétend absolument libre n'est pas, sur un plan fonctionnel, appropriée. Le concept de licence ou celui d'arbitraire paraîtraient plus adaptés à la caractérisation de l'objet.
Surtout, même dans la langue ordinaire, la liberté se règle sur la raison, à moins qu'elle ne se confonde avec la divagation, le rêve ou le délire, qui ne suivent en effet aucune règle et se caractérisent ainsi. Sans doute la liberté de vagabonder implique-t-elle des itinéraires erratiques ; mais c'est l'objet même qu'elle se donne délibérément qui l'implique, dans une certaine mesure. Au contraire, les autres objets possibles de la liberté exigent qu'elle conçoive et s'assigne des buts, et qu'elle s'y tienne, puis qu'elle soit rationnellement capable d'en déterminer les meilleurs moyens pratiques et juridiques, qui alors s'imposent à elle logiquement . Et, lorsque son objet est essentiellement intellectuel, comme semble devoir l'être l'activité d'interprétation, elle s'adonne alors tout entière à la raison. Or la théorie réaliste soutient que, sur le plan juridique, cette liberté d'interprétation est, elle, bien absolue, puisque le mot signifie, dans l'emploi que lui attribue cette théorie, que non seulement aucune norme juridique ne la limiterait, mais encore qu'elle ne serait même pas un acte de connaissance, et donc que la raison ne lui sert à rien juridiquement. De sorte que, pour cette seconde raison générale, l'emploi du concept de liberté pour caractériser l'interprétation en tant qu'activité juridique de détermination du sens n'est pas tout approprié : le concept n'est pas fonctionnellement adéquat, car on ne peut pas penser une seconde que la détermination du sens de quoi que ce soit n'exige pas le recours et l'observation des règles de la raison.
Le concept de souveraineté paraîtrait plus convenable. Mais si l'on peut caractériser la souveraineté par le fait qu'elle exerce une liberté originaire et inconditionnelle - ce qui serait bien le cas ici -, on ne l'a jamais définie, pour autant, par le fait qu'elle ne suivrait pas les règles de la raison, alors que c'est au contraire ainsi que la théorie réaliste de l'interprétation voudrait spécifier essentiellement l'interprétation.
En réalité, il vaudrait mieux, encore une fois, dire que l'interprétation est arbitraire. Or, à moins - comme le fait la théorie réaliste, suivant en cela le normativisme - de réduire le droit à ses procédés, en particulier à la contrainte, le droit pris en son sens le plus commun entend s'opposer par essence à l'arbitraire. Et encore faut-il bien comprendre ici le mot `arbitraire' comme bien distinct du `libre-arbitre', lequel, tout au contraire, en appelle essentiellement à la raison. `Arbitraire' dans le sens entendu ici correspondrait plutôt à toutes les attitudes que l'on pourrait qualifier d'agitation, de mouvement inconsidéré, de coup de tête, de caprice, de foucade et autres tocades...
Par suite, l'usage du mot `interprétation' pour couvrir une activité qui, selon sa spécification juridique, est totalement arbitraire au sens nécessaire de déréglé, fantaisiste, d'inattendu, d'extravagant, révèle une conception du droit dont le fondement doit être attentivement interrogé.
Et cette impropriété consistant à appliquer le mot `liberté' là où, en définitive, il ne s'agit pas réellement de liberté, trouve un écho dans l'impropriété du sens dans lequel est entendu le mot `déterminer' que l'on trouve dans l'expression `déterminer la signification d'un énoncé' qui est la définition donnée au mot `interprétation', alors qu'en réalité l'interprétation vue par la théorie réaliste ne « détermine » pas la signification au sens propre, mais en décide purement et simplement, sans que la notion de décision ici en cause se réfère à autre chose qu'à une simple volition, qui peut n'être d'ailleurs qu'une velléité, car qui peut vouloir sans sens, peut vouloir et ne plus vouloir, vouloir quelque chose et son contraire...
En effet, ordinairement, dans la langue naturelle, `déterminer' a le sens d `arrêter', de `préciser' ou de `fixer' ce qui ne l'est pas déjà ou ne l'est pas encore assez: il ne signifie pas que celui qui détermine va `poser' ou `constituer' un objet de toute pièce, qui n'existerait pas antérieurement à cette détermination. Il veut dire que l'objet que l'on détermine existe, mais doit être arrêté, précisé, achevé , terminé : ainsi on peut déterminer les limites d'une propriété ou les limites d'une notion, sans que cette détermination crée la propriété ou n'invente la notion. Inversement, le peintre ne `détermine' pas son tableau : il le crée, alors que le pianiste `interprète' l'oeuvre écrite par quelqu'un d'autre, le compositeur, qui en est donc `l'auteur'.
Or, tout comme le mot `liberté', le mot `interpréter' est ici utilisé, dans le sens où cette interprétation serait libre, d'une façon absolue, comme signifiant ou impliquant que l'interprète peut poser ou créer le sens, l'imputer à un énoncé ou d'ailleurs s'en dispenser, et pas seulement le préciser ; et il peut le faire sans avoir à s'en justifier en droit de la moindre façon, ce qui implique également que la norme n'avait pas du tout de signification jusqu'alors, et donc ne pouvait exister. Il semble bien, alors, que la thèse ne peut se soutenir qu'en forçant complètement le sens des mots ou le sens des concepts qu'ils désignent ou définissent. A la vérité, on ne reconnaît pas cette interprétation comme une interprétation, mais bien comme une décision initiale ou originaire, à supposer même qu'elle puisse recevoir le nom de `décision', si rien ne la détermine, pas même son sens.
b) En même temps, la prétendue liberté, qui est dite absolue juridiquement, va en réalité subir des limites qui ne sont cependant pas présentées comme de nature juridique mais comme de nature matérielle ou factuelle, de sorte que cette notion de liberté devient floue en ses deux composantes : alors qu'elle devait être absolue, elle ne l'est plus : alors qu'elle était juridique, on doit compter, pour comprendre en droit sa portée réelle, sur des données non juridiques mise en lumière par une « théorie juridique ». Autrement dit, elle se caractérise juridiquement par des données non juridiques.
En effet, on sait que la théorie juridique et réaliste de l'interprétation nie qu'il y aurait des normes juridiques restreignant la liberté de l'interprète ; mais, dans un deuxième temps - afin de faire tenir sa thèse selon laquelle la naissance de la norme est concomitante à l'acte d'interprétation, et que celle-ci est libre, tout en cherchant à montrer en même temps que le système normatif peut en réalité fonctionner correctement -, elle introduit dans ses propositions cette notion de « contraintes juridiques », dont le flou relatif se retrouve dans les notions de `liberté' et d'`interprétation' utilisés par la théorie.
Et en invoquant une notion de « contraintes juridiques » elle aussi contradictoire en ce que les mots qui la caractérisent (`juridiques') ne correspondent pas aux caractères qu'on lui prête (contraintes `matérielles') et surtout en conférant un contenu quelquefois juridique et quelquefois matériel à ces contraintes, la théorie ruine la validité de sa thèse, soit en tant qu'elle soutient qu'elle est une théorie juridique ( V. « Théorie des contraintes juridiques ») soit en tant qu'elle affirme qu'il s'agit d'une activité libre. En effet, en utilisant ce concept de « contraintes juridiques », - ou bien elle se réfère en réalité à des `obligations juridiques' en tant que telles, et alors la thèse de la liberté de l'interprétation est radicalement contredite puisqu'il est alors patent que l'interprétation est bien soumise à des normes - ou bien, en invoquant le concept de contraintes juridiques, elle se réfère à de véritables `contraintes matérielles', et alors la théorie n'est plus juridique. Elle n'est plus juridique au regard de sa propre conception du juridique puisque ces contraintes ne sont pas normatives au sens juridique dans lequel le mot `droit' est entendu dans cette théorie ; et alors elle ne peut plus prétendre se démarquer réellement des théories réalistes sociologiques, car, en réalité, les contraintes auxquelles elle s'intéresse sont, sur le plan de leurs effets, des contraintes de type politique, sociologiques, etc.
Mais il est vrai que certaines lectures de la « Théorie des contraintes juridiques » peuvent les considérer comme de véritables « obligations », de sorte que la théorie redeviendrait une théorie juridique, mais sans que les obligations dont s'agit soient posées par le droit positif. Cette incertitude pose donc la question de savoir comment le fait se distingue du droit dans cette théorie et comment l'un et l'autre agit sur les comportements. Mais, fort pertinemment néanmoins, elle soulève cette autre question de savoir si le fait ne peut pas avoir une portée sinon obligatoire ou normative au sens d'obligation ou de norme de droit positif, du moins au sens de contraintes objectives qui s'imposent aux décisions juridiques, compte tenu de ce qu'est le droit ontologiquement. La perspective paraît très féconde et tout fait appropriée pour rendre compte du réel ; mais elle suppose de se fonder sur une ontologie qui pour lors, n'est pas énoncée ni pensée et qui va complètement à l'encontre de celle sur laquelle repose la théorie réaliste.
2°) Le concept de libre interprétation ne paraît pas non plus cohérent, en tant qu'il est spécifié comme acte de pure volonté, lorsque ce dernier est lui-même compris par l'opposition établie entre ce concept de volonté et celui de connaissance : d'un côté la connaissance serait enserrée dans l'objectivité de son objet, notamment, et donc non libre, tandis que, d'un autre côté, la volonté ne serait liée par aucune objectivité, et donc serait totalement libre. Or on ne peut pas spécifier la liberté en opposant ainsi la volonté à la connaissance, ni réserver la liberté à la sphère de la volonté, tandis que seule la connaissance se tiendrait dans l'orbe de l'être et donc de ses contraintes objectives.
a) En effet, on comprend bien que la connaissance, parce qu'elle porte sur des objets de la réalité ou de l'être, impose à l'activité de connaissance l'objectivité de ses propres objets. Je ne peux pas prétendre connaître quelque chose en faisant fi de la réalité de cette chose : quand je cherche à le connaître, l'être de cette chose m'oblige à le reconnaître ; et si mon acte de connaissance s'exprime, l'être de cette chose m'oblige, dans toute la mesure du possible, à le décrire exactement. Même dans l'hypothèse où c'est la connaissance qui construit ses propres objets - ce qui n'est pas du tout impossible, tout au contraire, comme le montrent bien les réflexions relatives au constructivisme -, ces objets s'imposent à elle dans l'objectivité qu'elle leur a conférée. Sinon, la connaissance cesserait d'être une activité rationnelle, pour devenir divagation, illusions, élucubration et donc pour se renier elle-même bientôt, car son objectivité s'impose aussi à elle-même si elle veut rester ce qu'elle est : une activité de la raison.
Mais si l'on peut et si l'on doit bien distinguer la connaissance de la volonté, ce n'est pas en les opposant de cette façon, par l'idée de liberté, que l'on peut rendre compte de leur différence. Et, réciproquement, on ne peut pas rendre compte de l'idée de liberté en en appelant à la distinction de la volonté et de la connaissance. Car ce serait supposer que si la liberté est bien limitée dans l'activité de connaissance par l'objectivité son objet, qu'il faut connaître, ou qu'elle est liée par l'objectivité qu'elle présente elle-même, qu'il lui faut respecter, la volonté serait libre soit parce qu'elle n'aurait pas d'objet, soit parce que la liberté de vouloir serait affranchie de toute objectivité.
En réalité, comme la connaissance, la volonté ne peut se passer d'objet et elle n'est donc pas libre au sens selon lequel elle n'aurait pas d'objet qui s'imposerait à elle. Personne, en effet, ne peut passer ses journées à répéter « je veux, je veux ! » sans dire enfin ce qu'il veut. La volonté est transitive, tout comme le verbe `vouloir' est un verbe transitif en tant qu'il appelle nécessairement son complément d'objet.
Or si l'objet de la connaissance, en raison même de son objectivité, contraint bien l'acte de connaissance à respecter cette objectivité, pour être vraiment une connaissance et non un délire, l'objet de la volonté joue exactement le même rôle à l'égard de l'acte de volition s'il doit se distinguer d'une velléité, d'un geste inconsidéré, d'une agitation, sans cause, sans objet ou sans finalité.
L'objet nécessaire de la volonté la limite donc nécessairement de deux façons : d'abord, sur le plan essentiel, parce qu'on ne pas se contenter de vouloir : je ne peux pas vouloir rien : il faut vouloir quelque chose, comme on l'a suggéré ; ensuite, sur un plan plus pratique - mais qui s'impose lui aussi à l'essence des choses -, parce que même si je suis libre le cas échéant de vouloir ou de ne pas vouloir quelque chose (mais il y a bien des situations où je suis obligé, par l'objectivité même de la situation, à prendre un parti positif au regard d'une alternative qui se présente), je ne peux pas vouloir tout ni n'importe quoi en changeant sans arrêt d'objet, tout comme je ne peux pas en même temps vouloir quelque chose et son contraire.
Je ne peux pas vouloir la lune, parce que, normalement c'est-à-dire dans un contexte factuel donné, cela n'est tellement pas possible que cela n'a pas de sens. Mais, si je suis européen, je peux, au moins depuis que Christophe Colomb en a ouvert la possibilité factuelle, vouloir aller en Amérique. Mais si je décide d'aller en Amérique, je ne peux pas vouloir rester en même temps en Europe. Mon acte de volonté s'inscrit donc, tout comme l'acte de connaissance, dans un tissu d'objectivités qui le détermine, au moins en partie, même si l'objectivité du réel me laisse une part de liberté où ma volonté peut se déployer. Car la liberté elle-même trouve son existence et ses limites dans l'objectivité du réel, qui n'est pas du tout liberticide pour elle, car il lui montre sans cesse son espace propre et lui impose d'ailleurs, très souvent, de le remplir, dans les limites néanmoins assignées.
En droit, toutes ces considérations se traduisent de la façon suivante : la volonté, qui se manifeste par une décision, est, comme l'ensemble du droit, à la fois libre et tributaire de la réalité dans laquelle elle s'exerce : elle est objectivement liée par la réalité, par l'être des choses ; la volonté est donc elle aussi objectivement liée par elle-même, sauf à changer constamment, à vouloir et ne plus vouloir, à vouloir tout et son contraire..., auquel cas elle ne serait plus que cette velléité généralisée.
Or il en va de même de la liberté. La liberté, qui se manifeste pratiquement par un acte de volonté, s'inscrit dans un réel qui peut aussi bien l'enserrer que la fonder, la limiter que l'instituer, selon le cas, et qui toujours l'objective en cela même que la liberté ne peut, objectivement, qu'être la seule à déterminer son contenu, subjectivement, sans pouvoir toutefois poser le droit qui la régit : la liberté n'est pas souveraine, sauf la liberté du souverain ; mais même souveraine, la liberté et donc la liberté de l'interprétation ne peut que tenir compte des objectivités que le réel peut opposer à ce qui ne serait que ses velléités : le souverain ne peut pas faire que la liberté humaine existe ou n'existe pas : il ne peut que la méconnaître, sans la supprimer toutefois, car elle existe toujours, même emprisonnée, tant que l'humanité est là ; il peut encore la garantir, sans la créer ni la permettre, car ce serait exactement la nier : la liberté est antérieure à la permission : la permission n'est qu'une dérogation à l'interdiction ; le souverain ne peut pas faire que le sens existe quoi qu'il en veuille, à commencer par le sens de sa souveraineté ; et si c'est un sens qui institue la souveraineté, le souverain peut-il juridiquement le méconnaître ?
b) Si l'on transpose ces données à l'acte d'interprétation, on voit que l'on ne peut pas, pour signifier qu'il serait juridiquement libre, en faire un acte de volonté opposé à un acte de connaissance, en impliquant par là que la volonté, c'est-à-dire l'interprétation, serait, par ce fait même, affranchie de toute limite même juridique. Ou alors, ni le concept de volonté, ni celui de liberté, ni celui d'interprétation, ni celui de droit n'ont le même sens que dans le langage juridique ordinaire, ce dont il faudrait se justifier au regard d'une conception générale du droit qui devrait en tout point différer de la réalité du droit tel qu'il est ordinairement pensé, pratiqué, perçu.
En effet, s'il y a lieu à interprétation, c'est d'abord parce qu'il y a une question de signification qui se pose ; sinon, il n'y a rien à interpréter. L'interprétation, si c'est vraiment une interprétation, se voit donc objectivement soumise à une donnée du réel qui s'impose à elle, à savoir un énoncé imparfait quant à sa signification et qui pose question, parce qu'elle n'est pas parfaitement intelligible ; et elle n'est pas parfaite, par nécessité, car elle n'est pas complète, et ne peut l'être ; il arrive aussi qu'elle puisse s'avérer contradictoire : c'est cette imperfection, dont les causes sont diverses, qui déclenche la nécessité d'une interprétation et qui, par là, la fonde dans son principe, en justifiant son intervention. Mais, alors, l'interprétation n'est plus un acte originaire ou initial, susceptible de s'auto- jus tifier et qui serait entièrement délié de toute objectivité. A supposer que l'interprétation soit libre dans sa réponse, elle ne l'est donc pas quant au principe même de son intervention : elle est elle-même déterminée ; et déjà, il apparaît qu'elle n'est pas libre, au moins de ce point de vue. Par conséquent, c'est pour le moins soit le concept d'interprétation retenue par cette théorie qui est faux, soit la théorie elle-même.
Mais, de surcroît, si l'interprétation est déjà déterminée par l'existence d'une question qui se pose à elle, et par l'objet de cette question, l'interprétation est encore déterminée, sinon dans le contenu de la réponse, au moins dans l'objet de cette dernière. Car, si l'interprétation est et doit être, comme on l'a montré, une activité rationnelle, elle ne peut pas répondre sans égard à la question : elle ne peut répondre ni à une question non posée, ni à côté de la question. En effet, si elle doit rester une interprétation, c'est-à-dire si le sens des mots a quelque valeur objective dans leur capacité à exprimer un concept, il faut que cette interprétation tienne compte de la question, qu'elle la considère quant à son sens, même imparfait, en ce qu'il pose précisément une question de sens ou de signification. Et on ne voit pas qu'une interprétation n'ait pas à se poser une question de sens, si elle est une interprétation ; ou alors, si elle ne s'intéresse pas au sens de ce qui déclenche son intervention, elle n'est pas une interprétation, mais tout autre chose, une agitation ou un bruit - le cas échéant une fantaisie ou une facétie, semblable à celle que s'était permis de faire un homme politique, aujourd'hui disparu, auquel le journaliste qui l'interrogeait et qui l'écoutait lui objectait que ce n'était pas sa question, à quoi l'intéressé répondit tout de go : « Oui, mais c'est ma réponse » !
Et si elle doit se poser une question de sens, à partir d'un sens déjà donné au moins partiellement ou imparfaitement, et dont l'imperfection pose question, l'interprétation n'est pas totalement libre non plus pour ce qui touche maintenant à la détermination du contenu de l'interprétation, c'est-à-dire de la réponse. Bien entendu, la volonté trouve encore et nécessairement à s'exercer ; mais, pour rester une interprétation et ne pas devenir autre chose, spécialement une substitution à l'énoncé lui-même, elle sera à tout instant obligée, dans une mesure qui resterait à déterminer en fonction des divers types d'interprétation, de tenir compte du sens déjà là de l'énoncé, pour ne pas le violer : la liberté ne pourra s'exercer, au mieux, que dans les interstices d'indétermination laissés ouverts à l'interprétation par le caractère incomplet de la signification de l'énoncé révélée par une situation donnée, que le texte ne résout pas bien, rationnellement et juridiquement, compte tenu par ailleurs du sens dans lequel elle s'inscrit, et plus généralement de la réalité au sein de laquelle elle opère. Mais, si elle veut rester une interprétation, elle ne pourra pas dire le contraire du texte, sauf - comme c'est le cas pour les interprétations contra legem -, à invoquer une raison plus considérable encore que celle de la loi.
Car loin de devoir raisonner en la matière d'une façon binaire et radicalement alternative, comme le fait constamment la théorie réaliste, fidèle en cela au tour d'esprit du normativisme, en postulant qu'un acte est libre ou n'est pas libre, qu'un énoncé a du sens ou n'en a pas, qu'une norme est valide ou ne l'est pas, qu'elle est juridique ou qu'elle ne l'est pas, qu'un énoncé est vrai ou faux, prescriptif ou non prescriptif..., il faut considérer la réalité objective des opérations d'interprétation, telle que les données empiriques la révèlent : celles-ci montrent constamment que la portée créative des interprétations s'avère au contraire extrêmement variable selon le cas, allant de la simple lecture à la véritable construction, en effet. Mais, pour opérer cette mesure, il faut un étalon, qui ne peut être que le sens déjà-là de l'énoncé avant que l'interprète ne s'en saisisse ; et, pour réaliser ces mesures, il faut une instance tierce et commune à tous qui dise quelles sont la teneur de l'étalon, l'étendue de son indétermination, la marge de liberté qu'elle laisse à l'interprète et celle qu'il a effectivement utilisée. Or cette instance ne peut être que la raison.
Cependant, la théorie réaliste, qui ne l'est guère en cela, nie totalement la moindre portée juridique de ce sens déjà-là, qui, pour elle, en toute hypothèse, n'est pas normatif. Mais s'il n'est pas normatif au sens juridique positif, ne peut-on au moins considérer que sa normativité est objective en ce sens que l'on ne peut pas faire autrement que d'en tenir compte, sauf à retirer toute justification rationnelle à l'affirmation que cette interprétation serait juridique : n'y a t-il pas enfin un droit qui serait normatif ou obligatoire sans être nécessairement posé par la volonté, mais posé par l'être même de ce qu'est le droit ? Est-ce que l'ontologie du droit ne présuppose pas qu'il soit un discours normatif ou un discours descriptif du précédent obéissant, comme tout logos à quelque organon , à quelque raison qui lui serait constitutive?
On comprend donc que la conception de l'interprétation que formalise la théorie réaliste découle d'une conception du droit assez spécifique, organisée sur la base d'une série de dichotomies : dichotomies entre la connaissance et son objet, entre le fait et le droit, entre le droit comme science et le droit comme normes, entre l'être et le devoir-être. Plus spécialement, il semble bien qu'elle repose sur une sorte de summa divisio infranchissable entre, d'une part, l'ordre de la volonté, de la liberté et du pouvoir, qui serait en tout l'ordre du droit, et, d'autre part, l'ordre de la connaissance, de l'objectivité, de l'être, qui serait l'ordre des faits, de la pratique... Mais est-ce que cette conception du droit n'est pas condamnée par la réalité que révèle l'observation empirique et positive de la façon dont le droit se pose et se développe, en prétendant changer les faits et en y réussissant effectivement le plus souvent, mais aussi en les subissant, tout en en tenant compte juridiquement c'est-à-dire dans les règles mêmes du droit ?
Avant d'avancer davantage vers ces perspectives, il reste à examiner, à la lumière de ce qui précède, le concept de norme, tel que la théorie de l'interprétation l'utilise ou le définit.
B. LE CONCEPT DE NORME
Dans sa définition la plus simple, la norme est présentée, par la théorie réaliste, comme la signification prescriptive d'un énoncé, révélé par une libre interprétation, à laquelle l'ordre juridique confère des effets de droit. On perçoit la différence entre cette définition et cette autre définition, apparemment proche de la première : la norme est la signification qui s'attache à un énoncé prescriptif. En effet, dans cette seconde définition, l'énoncé est déjà considéré comme comportant ou exprimant une prescription, avant même que sa signification ne soit entièrement déterminée. Si cette seconde définition était la bonne, cela impliquerait que l'interprétation ne déterminerait pas tout le sens ou toute la portée de la norme, puisque celle-ci serait déjà prescriptive, tandis qu'une telle portée ne peut dépendre que du sens, car on ne pourrait concevoir un énoncé qui serait à la fois prescriptif et à la fois dépourvu de sens : une prescription est elle aussi transitive : elle a un objet ; elle ne se contente pas de prescrire sans dire, même si c'est vaguement, ce qu'elle prescrit. Cela implique aussi qu'elle serait déjà une norme avant l'interprétation.
Or la théorie réaliste de l'interprétation dit bien que la norme est la signification prescriptive d'un énoncé. C'est bien en cela que cette définition et le concept qu'elle exprime sont bien directement dictés par le coeur même de la théorie réaliste de l'interprétation, qui fait naître la norme à partir de l'interprétation, mais qui aussi définit la norme en fonction du rôle qu'elle entend faire jouer à l'interprétation : conférer une portée normative à un énoncé qui n'en avait pas avant l'interprétation. A l'inverse, on peut dire aussi que, selon la théorie, c'est le concept de norme comme désignant une certaine signification prescriptive qui, par voie de conséquence, fait naître la norme à compter de l'acte lui conférant cette signification.
La question peut donc se poser à nouveau de savoir si c'est une théorie contestable qui s'est donné ses propres concepts reflétant ces défauts, ou si ce sont des concepts critiquables qui ont conduit à l'élaboration de cette théorie. Il semble que les deux hypothèses soient plausibles, en ce sens que la théorie et ses concepts doivent se renforcer les uns et les autres. Il est aussi vraisemblable que la théorie et ses concepts aient une racine commune qu'il faudra tenter de mettre à jour. Mais, dans un cas comme dans l'autre, le concept de norme n'apparaît pas cohérent sinon avec son objet, du moins avec le cadre dans lequel il s'inscrit, et cela par l'effet même de sa définition.
En effet, si la norme est la signification prescriptive d'un énoncé à laquelle l'ordre juridique (lequel, pour qu'il soit un ordre au sens propre, devrait être lui-même fait de normes articulées et ordonnées les unes aux autres) confère des effets de droit, alors on ne peut concevoir la norme sans la mettre en relation avec son contexte, l'ordre juridique, ni sans tenir compte des implications mêmes que recèlent l'existence et la consistance de cet ordre, tel qu'il est par ailleurs défini, par la même théorie.
Ces implications sont à la fois linéaires, d'un certain point de vue, et, d'un autre, circulaires. Or, en prenant tour à tour ces deux sortes d'implications, on va comprendre : - d'abord pourquoi, en droit, l'interprétation ne peut pas être normativement libre, du moins si l'on devait comprendre la liberté telle qu'elle est entendue par la théorie, c'est-à-dire comme un bloc, qui est ou qui n'est pas; - ou bien on pourra comprendre en quoi les concepts que la théorie réaliste utilise ne sont pas exacts si l'interprétation devait être normativement libre.
1°) La prise en considération de la linéarité du processus normatif condamne le concept d'édiction d'une norme comme étant l'opération consistant à attribuer librement une signification normative à un énoncé au sein d'un ordre juridique donné, effectivement appliqué.
a) En effet, si comme le veut la théorie réaliste, la naissance de la norme est reportée à celle de son interprétation habilitée mais libre, et si, comme on l'a montré, une interprétation, même souveraine, doit le cas échéant faire l'objet d'autres interprétations, dont aucune ne saurait au demeurant épuiser le sens, et s'imposer à d'autres interprétations à venir, l'ordre juridique ne parvient pas à se constituer ou éclate aussitôt.
Car un ordre juridique suppose cette articulation normative entre des normes qui doivent se lier les unes aux autres au cours de ce processus normatif qui fait l'ordre juridique ; et, si ordre juridique il doit y avoir, cette articulation est objectivement obligatoire - et on veut dire par `obligatoire' que cette obligation est juridique même si aucune volonté ne l'a posée ; car on ne voit pas que l'obligation de cette articulation ne soit pas juridique si l'ordre qui doit en résulter serait quant à lui juridique. Or si l'interprète dispose, en raison de la façon dont est conçue l'interprétation, de la maîtrise juridique absolue de poser ou de ne pas poser de norme, et de la poser sans égard aux autres normes qui pourraient par extraordinaire exister, le tissu normatif ne peut pas se constituer par ces enchaînements successifs, et la norme même ne peut pas apparaître, car elle n'a de sens et de consistance que dans le contexte d'un ordre normatif. Ou alors il ne s'agit pas d'une norme juridique, mais d'un autre concept, sans doute un simple pouvoir de fait, ce que la théorie réaliste conduit d'ailleurs constamment à penser.
Mais, si cet enchaînement ne peut se réaliser, l'ordre normatif demeure alors à une sorte d'état gazeux, réduit en une poussière de normes souveraines qui n'ont pas plus de durée que les escarbilles luminescentes d'un feu d'artifice. On ne fait pas une galaxie normative avec des étincelles de souveraineté, plurielle au demeurant car les interprètes souverains peuvent interpréter sans égard les uns pour les autres. Car avec de tels instants de souveraineté et en raison même de leur instantanéité et de leur souveraineté absolue, le processus normatif ne peut lui-même s'enclencher: la loi peut ne plus rien avoir de commun avec la Constitution, si l'interprétation de l'une et de l'autre est libre et éphémère ; et, l'une et l'autre, à peine interprétées par le juge constitutionnel, pourront encore faire l'objet d'autres lectures libres, par le même juge ou par un autre, à l'occasion de chacune de leurs applications ; et les règlements d'application - dont la légalité sera au demeurant appréciée par d'autres juges -, pourront n'avoir aucun lien entre eux, car leur cohérence rationnelle n'est pas normative, ni d'ailleurs leur cohérence interne ; et les décisions individuelles pourront elles aussi, pour les mêmes raisons, s'affranchir de toutes autres normes supérieures, et dont la supériorité même n'est pas elle non plus normative...
Et alors de deux choses l'une - car on peut bien raisonner aussi binairement que la théorie examinée :
- Ou bien les interprètes habilités qui viennent en suite du premier ne sont aucunement liés par le sens ni de la loi, ni de la constitution, ni de la décision du juge constitutionnel, ni du règlement lui-même, comme l'implique le concept de norme retenu par la théorie examinée, mais alors le déchaînement qui en résulte - et c'est cela qui nous intéresse maintenant - condamne le concept de norme comme signification prescriptive auquel l'ordre juridique attache des effets, car il n'y a justement plus d'effets normatifs, ni d'ordre juridique, puisque, au-delà de chaque éclair de souveraineté, l'effet normatif disparaît ou ne peut se former, de sorte que l'ordre juridique n'attache en réalité aucun effet utile à ces interprétations et alors disparaît. Et il en résulte que ce concept de norme tel qu'il est conçu apparaît donc impropre à caractériser son objet, car conçu pour trouver son sens dans un ordre juridique, il est par ailleurs défini d'une façon telle qu'il empêche la constitution de cet ordre.
- Ou bien les autres interprètes habilités sont liés par la première interprétation ; mais c'est alors un autre élément du concept de norme retenu par la théorie qui se trouve contredit, puisque, au lieu de naître d'une interprétation, la signification prescriptive se trouve déjà-là lorsque le second interprète intervient.
Dans un cas comme dans l'autre, le concept de norme, tel qu'il est défini par cette théorie, ne peut plus intégralement trouver l'objet que la théorie lui assignait.
b) On ne pourrait non plus, pour tenter de sauver le concept de norme et la théorie de son interprétation, amender celle-ci et celui-là en disant qu'il n'y a d'exception à la liberté de l'interprète que dans le cas où une seconde interprétation en suit une première. Car cela condamnerait le coeur même de la théorie. En effet, si cette exception était admise, on admettrait nécessairement, en même temps, la réalité de la nécessité éventuelle de la seconde interprétation, et par conséquent le fait que la première n'aurait pas en réalité déterminé la signification, au sens de conférer à l'énoncé l'intégralité de son sens, opération seule susceptible, d'après la théorie, de faire naître la norme. Le concept de norme ne pourrait plus alors se définir comme la signification prescriptive d'un énoncé, puisqu'il serait alors reconnu, par la nécessité même de la seconde interprétation, que la norme n'avait pas reçu, par la première, sa signification intégrale. Et si la succession de ces deux interprétations impliquaient que la première a donné du sens, mais incomplet, il faudrait aussi postuler que ce serait sans doute le cas de la seconde également, puis de la troisième et ainsi de suite... Et, dans le cas où cette deuxième interprétation apparaîtrait juridiquement nécessaire, et juridiquement obligée par la première, il faudrait certainement revenir également sur une autre caractérisation du concept d'interprétation. Car, alors, il apparaîtrait que c'est la première, par son incomplétude, qui entraîne la nécessité de l'autre, de sorte que la deuxième ne serait sans doute plus libre absolument, ni dans son principe, car elle serait déterminée, ni dans son contenu si elle devait tenir compte de la précédente pour combler les incomplétudes de cette dernière... Sans doute le corpus juridique commencerait alors sa mitose cellulaire et l'ordre juridique commencerait à se constituer, mais alors la norme ne pourrait plus être définie comme le produit d'un acte arbitraire. Et c'est la théorie même qui s'écroulerait.
Pour tenir compte du sens que la réalité de leur emploi ordinaire et leur objet habituel imposent de reconnaître aux mots et aux concepts en cause, il faudrait alors convenir d'une part, que, face à un énoncé quelconque, une partie de sens est déjà là, qui s'impose à l'interprète, et qu'une autre reste à déterminer par ce dernier ; il faudrait reconnaître encore : - d'abord que, dans ces conditions, l'énoncé est déjà normatif puisque doté d'une partie de sens qui s'impose à l'interprète ; - puis que l'interprétation non seulement n'est pas totalement libre, mais qu'elle n'est pas de nature à conférer tout d'un bloc son sens à l'énoncé ; - enfin que la part créative de l'interprétation obéit à une gradation extraordinairement étendue.
D'autre part, face à une récusation aussi générale de la validité des concepts de la théorie de l'interprétation, il faudrait surtout convenir que la situation dont il s'agit ici, celle soulevée par la succession de deux ou plusieurs interprétations authentiques, n'est pas différente en substance de celle dans laquelle se trouve le premier interprète authentique face à un énoncé antérieur posé par un auteur ordinaire, de sorte qu'il n'y a aucune raison déterminante ou impérative sur le plan théorique, n'était l'imperfection des concepts en cause, de reporter la naissance de la norme au moment de son interprétation authentique.
Il vaudrait donc mieux retirer complètement la théorie.
2°) La prise en considération de la circularité de l'ordre normatif conduit à la même conclusion générale, mais par d'autres voies.
a) L'ordre normatif est circulaire pour cette raison simple qui veut que les compétences des autorités normatives ne s'épuisent pas par un seul acte ou par un unique exercice de ces compétences et qu'elles peuvent toujours poser d'autres normes - d'autres énoncés selon la théorie réaliste - y compris après l'intervention de l'interprète habilité, afin de contrebattre, le cas échéant, leur sens de son interprétation.
L'auteur de la norme dans son état premier, constituant, législateur, autorité réglementaire, peut, selon sa compétence, poser à nouveau un énoncé révoquant l'interprétation authentique antérieure, et celui-ci, selon sa compétence, peut contrôler à nouveau le sens du nouvel énoncé et ainsi de suite, sans fin, car c'est en réalité de cette façon que fonctionne un ordre juridique, le cercle présentant plutôt une forme hélicoïdale, car le droit évolue en substance à chaque tour, et ne reproduit pas le même cercle à chaque fois sur le même plan.
Les normes - les énoncés normatifs si l'on préfère - peuvent ainsi revenir à leur point d'origine après la première interprétation ; mais elles y reviennent sur cet autre plan ou dans un autre contexte, pour se voir modifié(e)s suite aux interprétations dont elles ont pu faire l'objet. Dans ces conditions, l'interprétation habilitée peut se voir affectée par la nouvelle intervention de l'autorité normative.
Mais le fait que l'autorité normative initiale reprenne son oeuvre ne constitue pas en droit, pour l'interprète à venir, une contrainte (sauf si on devait analyser son activité en termes de science politique) : cette nouvelle intervention, soit de l'autorité d'origine soit de l'interprète, s'analyse simplement, en droit, comme l'effet d'une compétence juridique ; et, du point de vue de l'interprète, le libellé du nouveau texte, refait par l'autorité d'origine, constitue l'objet de l'obligation dans laquelle l'interprète sera de tenir compte juridiquement de ce nouveau libellé, avant de l'interpréter à nouveau selon ses propres compétences. En effet, si le mot `interprétation' doit répondre au sens commun, il ne pourra pas interpréter le second texte comme il l'avait fait du premier, sans tenir compte des modifications que celui-là a pu imposer à celui-ci, car le concept d'interprétation tel que rectifié il y a un instant montre que cette activité s'inscrit nécessairement, en droit, dans une objectivité qui la contraint juridiquement, sauf à perdre vraiment son sens d'interprétation et à devenir autre chose.
Et, là encore, pour tenter de sauver la théorie, ou ses concepts, il ne suffirait pas d'analyser la possibilité, pour l'autorité normative d'origine, de modifier le sens de l'énoncé après son interprétation habilitée, en appréhendant cette possibilité comme si elle ne devait être qu'une simple contrainte factuelle limitant la nouvelle interprétation à venir : il faudrait bien davantage se demander, au regard des exigences d'une science du droit, quel est le profit que l'on peut retirer, sur le plan de sa véridicité ou de sa capacité à rendre compte du réel, d'une théorie dont les concepts comme les thèses reportent constamment à plus tard, après l'émission de l'énoncé, l'édiction de la norme, alors d'une part que celle-ci est nécessaire à la formation de l'ordre juridique permettant l'apparition d'autres normes et alors d'autre part qu'elle ne s'avère pas en mesure, telle qu'elle est définie, de permettre cette formation et cette apparition.
Et, si ce report de la naissance de la norme, de l'émission de l'énoncé à l'édiction de l'interprétation, est acceptable pour la théorie réaliste, ne serait-il pas acceptable, au regard de ses thèses, que le report soit encore plus retardé, pour le fixer au moment de l'éventuelle réfection de l'énoncé par... l'autorité d'origine !
b) Dès lors, en effet, que le processus de production normative est appréhendé dans sa réalité circulaire, les normes sont toujours en état de transformation substantielle, et il devrait être indifférent d'en fixer l'édiction à un moment particulier du cycle comme on devrait reconnaître qu'il est vain de soutenir que seule l'intervention de l'interprète lui confère une portée.
C'est le système qui, en effet, produit ses normes et porte chacune des autorités de ce système, auteurs des énoncés ou juges de leur sens ou de leur validité, jouant un rôle partagé dans la production normative d'ensemble. Plus exactement, l'oeuvre de l'auteur n'est pas l'office de l'interprète: l'un s'exprime ordinairement par la voie générale et impersonnelle et n'a pas à penser aux cas particuliers auxquels s'appliquera son énoncé, sauf à les considérer abstraitement ou conceptuellement ; l'autre doit ordinairement se demander si, au regard de cet énoncé, tel cas particulier entre ou n'entre pas dans les prévisions de l'auteur de la norme ; et, si ces prévisions sont indéchiffrables, si leur sens est indécidable, l'interprète est appelé à trancher lui-même la question, sans outrepasser le moins du monde sa fonction, puisque le texte à interpréter ne déployait pas et ne pouvait pas déployer un sens absolument complet ou universellement particulier ou abstraitement concret, car c'est tout simplement et objectivement impossible.
Si tout cela est vrai, pourquoi maintenir la théorie réaliste de l'interprétation ? Ne serait-il pas plus réaliste de ne lui conférer qu'une fonction subsidiaire, consistant à insister sur le fait que l'auteur d'une norme, même souverain, n'a pas tous les pouvoirs à son égard et à son propos, sous prétexte qu'il en est présenté comme l'auteur. Car il semble bien que la théorie réaliste, par voie d'amplifications, de systématisations et de radicalisations successives, soit allée au-delà de son propos initial qui était simplement de contrebattre, comme il convenait, la doctrine classique de l'interprétation de la loi. Cette doctrine, en effet, qui était celle de l'exégèse, défendait la perfection de la loi, notamment quant à sa clarté, sa cohérence et sa complétude, et qui estimait il n'y a pas lieu à interprétation face à une telle perfection et une telle limpidité, comme pour interdire aux juges d'interpréter et d'avoir ainsi la moindre part dans le processus de création du droit, ainsi que cette doctrine le redoutait par dessus tout, conformément aux interdits du principe de séparation des pouvoirs et du Code civil lui-même. Ou alors, si elle consentait tout de même à la possible nécessité d'une interprétation ponctuelle, celle-ci n'aurait pour objet que de révéler un sens déjà-là , que seule l'imperfection des capacités intellectuelles des pauvres lecteurs de la loi, mal éclairés, n'avait pas été capable de déceler, rabattant alors la fonction d'interprétation à un office de révélation, mais certainement pas de création du droit, même partielle.
Mais, en s'opposant justement à une telle doctrine, qui faussait également le concept de loi comme le concept d'interprétation, la théorie réaliste de l'interprétation en a pris le contre-pied exact, mais en tombant dans le même travers, celui de la systématicité, dont le propos est ici simplement inversé. Car passer de l'interprétation-révélation d'un sens déjà-là, mais non perçu, à l'interprétation-création d'un sens absent, et donc entièrement voulu, est tout aussi contraire à la réalité de la délibération comme de l'interprétation, qui ont chacune une part propre dans la détermination du sens.
L'auteur de l'énoncé normatif n'est qu'un agent de la détermination de la règle, comme l'est le juge à son tour. Mais ni l'un ni l'autre ne sont maîtres absolus du sens. Le droit est un système ouvert à ses amodiations constantes et à sa détermination successive et évolutive, autant qu'il est ouvert à l'être des choses, qui l'engendre et lui donne son sens.
Pour apprécier sur ce plan la théorie réaliste de l'interprétation, il faut maintenant en déterminer les fondements et, dans toute la mesure du possible, les apprécier eux-mêmes.
III. L'APPRÉCIATION DE LA VALEUR DE LA THÉORIE AU REGARD DE SES FONDEMENTS.
Les thèses de la théorie réaliste relatives à la question particulière de l'interprétation découlent d'une conception plus générale du droit qui s'inspire elle-même à certaines philosophies du droit - lesquelles, d'ailleurs, ne peuvent sans doute pas être isolées de certaines conceptions du monde. Cette conception générale du droit, dans ses grands traits, n'est donc certainement pas propre à la théorie réaliste. Mais celle-ci l'incarne et la théorise, avec éclat, radicalité et systématicité, jusqu'aux points extrêmes de ses virtualités, et sans doute au-delà même de la possibilité qu'aurait cette conception générale du droit de cerner elle-même ce que peut bien être le droit. Car, sous prétexte de scientificité, en raison d'un parti de neutralité axiologique qui serait propre à la science, elle n'en veut connaître que certains aspects, par eux-mêmes insusceptibles d'épuiser la totalité de l'être du droit, spécialement lorsqu'elle renonce à s'interroger sur ses fondements, ses fins, son sens, quand elle ne renonce pas également à s'interroger sur l'identité même du droit, comme c'est le cas plus spécifique de la théorie réaliste. Et celle-ci va si loin dans son entreprise de systématisation qu'elle révèle toutes les limites de cette conception, la mettant en danger, comme le droit qu'elle conçoit, au point également de se condamner en tant que théorie du droit : il se pourrait bien en effet que la théorie réaliste ne soit plus une théorie du droit, mais bien plutôt une théorie du non-droit, et qui, ayant perdu son propre objet, ne serait plus qu'une théorie d'elle-même.
On doit donc ici dégager la façon dont la théorie réaliste s'est posée et nourrie sur ces fondements puis évaluer son aptitude à résoudre les questions essentielles que soulève le problème de la détermination du droit et de sa connaissance, qui sont à la base de la question de l'interprétation, questions auxquelles s'étaient déjà efforcés de répondre les fondements philosophiques ou théoriques où elle trouve, en même temps que son origine, les raisons de s'en éloigner.
A. LES POSITIONS DE LA THÉORIE RÉALISTE AU REGARD DE SES FONDEMENTS
La théorie réaliste de l'interprétation paraît résulter d'un croisement spécifique entre trois courants généraux, eux-mêmes très solidaires entre eux, même s'ils restent distincts : le volontarisme, le positivisme et le normativisme. Mais ce croisement spécifique n'est pas une simple addition : il ne reprend à son compte que certains des traits les plus saillants de chacun ces trois courants ; mais, se saisissant de leur part propre de vérité, il les accentue jusqu'à l'absurde. Plus spécifiquement, ce croisement procède d'une réduction de ces trois courants à certains de leurs points communs et il produit une conception originale du droit qui reflète cette réduction. Mais, en ne reprenant à son propre compte que ces points communs, la théorie réaliste dépouille le droit des traits que ces trois courants, chacun de son côté, pouvaient en outre lui reconnaître et qui donnaient tout leur sens à leurs propres façons de le concevoir. Or c'est en se constituant ainsi que la théorie réaliste conçoit le droit d'une façon telle que la connaissance n'a pas de place en son sein, tandis que la connaissance du droit n'a plus de part propre à la détermination de ce qu'est le droit : elle se liquide elle aussi en tant que telle.
1°) La théorie réaliste a donc puisé une partie de sa substance dans chacun de ces courants pour produire un résultat d'ensemble dont le sens général paraît assez clair.
a) Ainsi, pour la théorie réaliste, qui est une forme du volontarisme juridique, le droit est exclusivement le produit de la volonté qui se donne le pouvoir d'agir ; mais, à la différence de la plupart des autres formes de volontarismes, elle ne spécifie pas le pouvoir dont il s'agit, spécialement quant à son origine, ses fondements, son but, ses procédures : tout interprète du droit intervenant en dernier ressort exerce inconditionnellement un pouvoir qui produit du droit et plus encore le droit : tout organe de pouvoir est donc admissible en tant qu'auteur du droit, même s'il est déréglé et même si sa production est dépourvue de tout sens rationnellement saisissable autre que celui de son propre développement dans un contexte factuel contingent - pourvu qu'il ait vraiment le pouvoir. De même, pour la théorie réaliste, qui s'inscrit dans le courant du positivisme juridique, il n'y a de droit que le droit qui se pose et s'impose effectivement comme tel , mais cela quelles qu'en soient les conditions de régularité, pourvu qu'il soit efficace. Enfin, pour la théorie réaliste, qui s'alimente plus immédiatement à l'esprit du normativisme juridique, le droit se caractérise essentiellement par les normes juridiques, et celles-ci par leur signification et leur effet prescriptif , mais elle se détourne précisément de tout ce qui pourrait au fond déterminer la formation même de ces normes au sein de l'ordre qui cependant serait seul susceptible de porter et de les articuler les unes aux autres de façon rationnelle.
Dans ces conditions, le droit, pour la théorie réaliste - et c'est là son apport propre -, est simplement l'expression normative de la volonté d'un pouvoir efficace , l'efficacité résultant elle-même de l'aptitude de cette norme - ou de ceux qui la posent ou qui l'imposent - à s'imposer en fait, quel qu'en soit le moyen. Et, paradoxalement pour une théorie de l'interprétation, la signification de ces normes au fond ne l'intéresse pas, pas plus que la raison d'être, la fin ou le contenu des normes, pas plus que le processus logique ou rationnel selon lequel elles se forment et s'articulent entre elles : seul compte le fait de l'assignation arbitraire à une norme, par un pouvoir efficace, d'une signification, quelle qu'elle soit substantiellement et quelle que soit la façon dont le soi-disant interprète parvient à dégager cette signification : toutes les significations imaginables sont de droit, sans avoir à se justifier d'elles-mêmes, pourvu qu'elles soient aptes à s'imposer en fait. Ainsi, dans cette combinaison d'extrêmes sélectionnés, l'interprétation juridique n'est même pas une opération intellectuelle : elle n'est plus qu'un acte de pur pouvoir qui peut faire à peine semblant d'être du droit, mais que la théorie réaliste prend tout de même au sérieux.
On voit ainsi, plus précisément, comment, à partir de ses origines, la théorie réaliste de l'interprétation déplace le point ultime de chacun de ces trois courants, celui à partir duquel ils commencent à se subvertir eux-mêmes.
Il semble en effet que la théorie réaliste accomplisse entièrement à nouveau le destin que Thomas Hobbes promettait déjà au volontarisme juridique, en ce qu'il impute tout le droit à la volonté imposée : certes, dans un premier temps, il s'agit de la volonté des sujets de droit décidés à fonder le pouvoir sur le contrat qu'ils sont censés avoir passé entre eux sur la base de l'autonomie de leur volonté et de leur liberté naturelle, mais qu'ils aliènent entièrement dans le contrat ; aussitôt privés de celle-ci, ils s'abandonnent donc, dans un second temps qui survient à l'instant même, à la volonté et au pouvoir de Léviathan ainsi contractuellement initié mais déjà institutionnellement fondé, absolument et définitivement ; car celui-ci, à peine sorti du néant et tout juste doté de son pouvoir exclusif, se pose lui-même comme la source originaire et inconditionnelle de tout pouvoir, et devient donc absolument maître du droit, sans plus avoir à se justifier lui-même de quoi que ce soit, au regard de ses origines, qui sont oubliées, et de ses fins, qu'il fixe désormais lui-même. Or on reconnaît bien là, dans ces fondements volontaristes, les implications exactes de la théorie réaliste de l'interprétation évoquées ci-dessus.
De même, il semble bien que la théorie réaliste constitue la pointe la plus avancée du positivisme juridique, qui s'affirme lui-même comme une déclinaison du positivisme épistémologique, lui-même dérivé du positivisme philosophique. En effet pour cette théorie comme pour ces fondements, seuls valent les faits, en l'espèce les faits du droit, appuyés et identifiés par les faits du pouvoir. La vérité du droit, comme la vérité en général, n'est plus nulle part ailleurs que dans ces faits de pouvoir : il ne faut donc plus compter sur le droit pour contenir le pouvoir, puisque c'est lui qui contient entièrement le droit, dans la représentation qu'en donne la théorie réaliste : le droit n'a plus d'autonomie propre : il n'a pas d'existence, pas de teneur, pas de substance, pas de signification, pas de portée autres que celles que lui assigne le pouvoir de fait.
Et la science du droit vue par la théorie réaliste ratifie rationnellement cette réalité comme la seule vérité possible du droit. En effet, son épistémologie postule l'existence d'une césure absolue entre les faits et leur connaissance : il y a d'un côté les faits, radicalement autonomes dans leur être par rapport à la connaissance que l'on peut en avoir ; et il y a d'un autre cette connaissance des faits qui entend en être la pure et simple description. Or non seulement cette connaissance s'abstient de toute appréciation axiologique sur ces faits mais encore elle refuse toute appréciation rationnelle de l'activité juridique en général et herméneutique en particulier, qui permettrait de les caractériser en leur possible autonomie. Il en résulte que l'objet, dans ce qu'il prétend être, s'impose entièrement à la connaissance, dès lors que celle-ci, selon la théorie, n'aurait pas d'action et ne devrait pas en avoir relativement à la constitution de son objet ou à son identification. Le droit est ainsi livré en quelque sorte à lui-même, et plus exactement à ceux qui le disent ou prétendent le dire, au motif qu'ils ont le pouvoir d'en fixer une des conditions d'existence, l'effectivité. Mais, dans son positivisme radical, la théorie réaliste se contente de cette condition : elle la considère comme tellement déterminante qu'elle en fait la condition exclusive du droit, dans laquelle se dissout complètement l'autre condition tirée de la régularité formelle et substantielle des actes considérés au regard d'un ordre donné. En cela, l'y encourage également le normativisme kelsénien, à cette différence près, fort importante, que, selon ce dernier, la condition de l'effectivité ne s'applique qu'à l'ordre juridique global auquel s'impute la norme considérée, tandis que celle-ci ne peut évidemment pas, selon le normativisme kelsénien, se dispenser, pour être du droit, de respecter les règles imposées par les normes supérieures.
Ainsi, la théorie réaliste est certainement, par ailleurs, un produit dérivé du normativisme kelsénien, en cela qu'elle réduit le droit à un ensemble de normes et, comme lui, conçoit la norme au regard de son seul effet prescriptif, autrement dit sans égard à ses contenus et à ses fins et donc à son sens. Mais, en outre, et à la différence du normativisme kelsénien, la théorie réaliste expulse du monde du droit, tel qu'elle le conçoit, la loi de la raison ou de la logique normative qui enchaîne les normes les unes aux autres, condamnant ainsi par avance toute possibilité de voir se former un ordre normatif, alors cependant que c'est seulement ce dernier qui peut faire apparaître chaque norme en fixant ses conditions formelles d'émission et de validité. Et, dans ces conditions, c'est encore l'interprète seul qui a le pouvoir de dire le droit, comme il l'entend.
On observe donc que, dans chacun de ces trois courants intellectuels qui inspirent la théorie réaliste, celle-ci n'en recueille toujours que la même et seule idée commune, fort simple fort efficace, mais extraordinairement réductrice : le droit serait exclusivement un pouvoir, pouvoir de volonté, pouvoir de fait, pouvoir prescriptif ou contraignant ; et cette donnée, qui n'est par elle-même pas niable, épuiserait sa nature, ce qui est niable, alors que chacun de ces trois courants complètent évidemment cette donnée pour tenter d'identifier le droit autrement.
b) Or si l'on cherche maintenant à analyser les fondements de ces points communs dont la théorie réaliste fait son socle propre, en évacuant tout ce qui n'est pas commun à ces trois mouvements et n'est propre qu'à chacun d'eux, il semble que l'on doive les trouver dans une vision commune à tous ces fondements des rapports qu'entretiennent, selon eux, la liberté et la nécessité, la volonté et la connaissance, la valeur et l'être, le savoir et ses objets, le droit et le fait, le devoir-être et l'être... Or la théorie réaliste, plus encore que toutes les autres, pense chacune de ces entités de manière absolue ; et, conséquemment, elle appréhende chacun de ces couples de manière dichotomique, comme le font la plupart les philosophies de la modernité, mais, le plus souvent, avec moins de systématicité ou de radicalité.
Le plus petit commun dénominateur fondamental de ces diverses représentations du droit paraît se trouver dans l'axiome de Hume, qui résume certainement la quintessence des convictions qui ont alimenté toutes les conceptions modernes du droit : axiome selon lequel le fait ne produit pas du droit, ou selon lequel les lois du droit ne peuvent pas se déduire des lois de la nature, en quelque sens qu'il faille entendre exactement le mot `nature', et qui les sépare donc essentiellement les unes des autres ; axiome que l'on peut énoncer autrement en disant qu'aucun discours prescriptif ne saurait dériver d'un discours descriptif relatif à l'être des choses - ou relatif à lui-même d'ailleurs.
Il semble aussi que la théorie réaliste vienne assumer tout ce qui, dans cette formule, pouvait laisser présager le destin quelque peu faustien qu'elle promettait au droit en coupant à ce point le devoir-être de l'être, auquel il prétend cependant s'imposer, alors qu'il en fait néanmoins partie, nécessairement...
En effet, en imputant le droit à la seule volonté et au seul pouvoir des hommes, pour le placer enfin dans l'orbe séparé de la liberté originaire et inconditionnelle, comme le veut la modernité, celle-ci cherchait à le faire échapper aux déterminismes ou aux pesanteurs de l'être. Mieux encore : elle voulait permettre à l'homme, et à son droit, de s'imposer comme devoir-être à l'être même des choses, de la société et de la condition des hommes ; délivré et vainqueur de ces fatalités et de ces poids de toutes sortes, qui sont ceux du temps, de la culture, des préjugés, de la religion, de l'histoire, de ses lois, de ses nécessités comme de ses hasards, de ses malheurs et de ses obscurités, le droit pourrait enfin libérer la liberté de toutes les entraves séculaires, accumulées dans les institutions sociales, dans leurs coutumes ou leurs traditions, soutenues par toutes sortes de métaphysiques aliénantes, afin de le faire triompher pour toujours de toutes ses ontologies postulées qui travaillent à l'étouffement de la liberté et à la régression de l'humanité : pour tout cela, il fallait, a proclamé la modernité, confier entièrement le droit au pouvoir de la liberté et de la volonté libre des hommes. C'est ainsi qu'enfin le devoir-être du droit pourra s'imposer à l'être des choses ou à leur force, qui n'est pas invincible, contrairement à ce que laissaient accroire les conceptions anciennes du droit.
Mais, à force de laisser ainsi le droit à l'emprise du seul pouvoir de la liberté, et à chercher la preuve de l'existence du droit moderne dans sa capacité effective de s'imposer à l'être des choses, au lieu qu'il en subisse le poids, il est advenu que le droit a commencé à se comprendre puis à se caractériser comme le pouvoir effectif d'agir sur les choses et sur les êtres : le critère du droit, tiré du caractère effectif de sa sanction, a fini par être pris pour son essence même - un peu comme si à force de dire que le rire est le propre de l'homme on se prenait à définir l'essence de l'homme en disant que c'est un être essentiellement rieur ou riant... Et cette première dérive épistémologique relative à la définition du droit et donc à sa conception - dérive par rapport à l'intention qui pouvait expliquer une telle conception et sans doute par rapport à ce qu'est le droit essentiellement - sera lourde de conséquences en doctrine ou en théorie, en pratique ou en histoire.
C'est donc dans ce contexte plus direct, d'inspiration volontariste positiviste, que la théorie réaliste a développé ses racines. Mais pétrie de systématicité et ne reconnaissant pas vraiment la spécificité de ses objets, elle a poussé ses implications jusqu'au point extrême à partir duquel le sens de la séparation entre l'être et le devoir-être s'est complètement retourné : au lieu que cette distinction entre l'être et le devoir-être soit le moyen de comprendre, de vouloir et de justifier que le droit puisse s'imposer à l'être, préoccupations volontaristes que le positivisme en général ratifiait, le positivisme de la théorie réaliste, en négligeant le sens originaire de cette dualité, finit paradoxalement par soumettre entièrement le devoir-être du droit à l'être des faits, les faits imposés par la volonté, le pouvoir et la force, quels qu'ils soient.
Cette théorie est tellement imbue de la question du pouvoir, de la factualité, de l'effectivité, qu'elle y a enfermé tout le droit et a fini par l'y réduire. Plus encore, par l'effet d'une subversion radicale, elle a vidé le droit de sa normativité propre pour transférer la normativité vers d'autres ordres de normativités où elle achève de se dépouiller de son identité spécifique: les normativités des faits ou du pouvoir, désignées de façon hautement significative comme des « contraintes », tout en les caractérisant comme étant « matérielles », alors même qu'elles « résultent du système juridique ». Et, au lieu de reconnaître que le droit pourrait prétendre, par vocation essentielle, subordonner le pouvoir politique ou le pouvoir des plus puissants à des fins qui seraient autres que leur propre gonflement ou l'accroissement constant de leurs avantages, la théorie dit que, en droit, ces fins sont juridiquement admissibles même lorsque le droit qu'ils prétendent appliquer dit exactement le contraire ; et la théorie est tellement positiviste et s'est tellement donnée au fait, qu'elle est subjuguée par la force de ces données factuelles et qu'elle consacre toute son énergie à théoriser juridiquement le fait que serait encore du droit la violation même du droit. C'est en cela qu'elle peut être présentée comme une théorie du non-droit. Mais cela ne signifie pas simplement qu'elle se préoccuperait d'autre chose que du droit, comme peuvent parfaitement le faire la science politique, la sociologie, la psychologie, par exemple, sans nullement nier le droit : cela signifie que là où elle était censée, en tant que théorie du droit, montrer le droit à l'oeuvre, elle rend compte de la façon dont sa violation est à l'oeuvre, et fait de cette méconnaissance même, une manifestation du droit, comme le ferait une théorie de l'anti-droit.
Ainsi, le pouvoir, qui devait être l'instrument de la volonté libre, et qui le reste à certains égards, comme le montre bien la théorie réaliste, se voit, par celle-ci, abandonné à lui-même, comme on l'observe non pas seulement dans les implications les plus extrêmes de la théorie, mais au jour le jour, dans la mise en oeuvre la plus courante du droit telle qu'elle s'opérerait selon la théorie réaliste, c'est-à-dire à chaque interprétation. Et, dans l'exercice de ses facultés propres, exceptionnelles comme ordinaires, le pouvoir, selon la théorie, peut en droit se vouer entièrement à sa propre cause, qui consiste à se justifier de lui-même, par lui-même et pour lui-même. Cela lui permet de consacrer tous ses soins au renforcement de sa propre loi, qui est de s'amplifier sans cesse, et d'en trouver librement les moyens, pour bientôt cesser d'obéir au droit qui devait être son maître et pour enfin le dire lui-même à sa place. Et tout cela au point de faire de cette déréliction générale le critère même de la juridicité. C'est en cela que la théorie réaliste accomplit a sa façon le destin très faustien de la modernité juridique : l'instrument semble avoir pris la place de l'instrumentiste, pour exécuter lui-même sa propre partition, mais sans solfège, sans mesure ni sans règle, sans composition ni contrepoint. Et c'est ainsi que là où le devoir-être du droit entendait s'imposer à l'être, c'est à nouveau celui-ci qui renverse l'ordre des prévalences et fond en lui-même le droit, le confond avec ce que l'être comporte de plus contraignant, de plus brutal, le pouvoir.
2°) En théorisant toutes ces données, la théorie réaliste ne récuse pas seulement l'autonomie du droit par rapport au pouvoir : elle se récuse comme connaissance du droit, car non seulement elle n'a plus d' objet propre , mais elle ne peut même plus être connaissance de cet objet : l'un et l'autre, la connaissance et l'objet, tendent à perdre tout contact réciproque, alors que c'est bien ce contact qui les engendre et les préserve dans leur identité propre et relative.
a) Certes, la théorie réaliste de l'interprétation ne présente pas, par elle-même, d'effet normatif sur la réalité du droit qu'elle entend saisir, pas plus que quelque théorie que ce soit, en principe : comme toutes les théories, elle tend à rendre compte de la réalité - et cette théorie s'y efforce certainement plus que toutes les autres, dans la mesure même où elle se dit `réaliste'. L'emploi de cet adjectif est donc une façon de signifier que la production du droit ne s'opère pas comme on le pensait jusque-là, mais, en réalité , d'une façon tout différente, que révèle le `réalisme' de la théorie.
Mais le réalisme de la théorie semble aussi reposer sur le consentement de sa part, non énoncé comme tel, mais bien présent, à considérer comme du droit tout ce qui peut être son contraire. On veut bien que la science ne veuille pas prendre parti politiquement, idéologiquement, axiologiquement. Mais la science devrait encore pouvoir déterminer ses propres objets. Or si elle peut encore déterminer ses propres objets, elle est bien obligée de prendre parti au moins sur le point de savoir, au regard du champ de ses observations, si tel objet particulier en fait ou non partie. Et cette science, lorsqu'il s'agit de la science du droit, est tenue de qualifier cet objet comme relevant du droit ou n'en relevant pas. Elle devrait donc, sur un plan strictement épistémologique, se prononcer sur le point de savoir si les objets qui se disent être du droit sont bien du droit. Mais sa façon de comprendre le positivisme l'en empêche.
Plus encore, et ici les considérations épistémologiques apparaissent tout à fait spécifiques au droit, la notion même de droit implique des règles ; et elle implique aussi nécessairement la possibilité de les transgresser - sinon ce ne serait plus des règles de droit, mais des lois de la nature. La transgression fait donc partie des objets nécessaires du droit comme science, à condition qu'il sache scientifiquement la qualifier comme telle. Car cela s'avère nécessaire à l'identification même du droit comme tel. La science du droit doit donc bien identifier la transgression et la reconnaître comme telle ; et il lui faut, pour rester une science capable de déterminer son propre objet, appeler par son nom cette transgression et la différencier de son contraire.
Or, la notion de violation du droit est absente de la théorie réaliste de l'interprétation : elle n'y a pas sa place puisque, par hypothèse, l'interprète ne peut jamais violer la moindre règle, dès lors qu'aucune règle ne s'impose à lui, tandis que celle qu'il aurait pu poser ne reçoit pas en pratique d'application : la violation du droit n'est pas concevable par la théorie réaliste qui nous explique qu'il ne peut pas y avoir d'interprétation contra legem : pour elle, ce concept n'existe pas ou ne devrait pas exister au regard de sa logique. Dans ces conditions, en effet, il est clair que tout peut être du droit, même ce qui n'en est pas. Et la question ne se pose pas et ne peut pas se poser, pour elle, de faire le départ entre les deux sortes d'objets. La non-pertinence de la question à ses yeux tient évidemment au critère de la juridicité qu'elle s'est donnée, avec le positivisme juridique, et donc elle a fait l'essence exclusive: l'effectivité. Pour être du droit, selon cette façon de penser, il suffit que tout pouvoir, même violant le droit, s'impose effectivement. Dans ces conditions, pour la théorie, le droit est en réalité du fait et le fait du droit, qu'elle l'admette explicitement ou non.
En tout cas, c'est là son effet et c'est là la vérité qu'elle porte en elle relativement à ce qu'est le droit - ou de ce que serait le droit : le droit se reconnaît à ce qu'il dit lui lui-même qu'il est, quelle que soit l'entité qui le dise et les conditions dans lesquelles elle le dise - pourvu qu'elle triomphe en fait, de sorte que la normativité de sa propre énonciation selon laquelle il est du droit, se voit intégralement admise et reprise par la théorie réaliste : en ce sens, à ne pas être critique du droit qui se prétend tel pour la seule raison qu'il triomphe en fait, parce qu'elle a refusé tous les titres et toutes les instances qui le lui auraient permis, la théorie réaliste finit, en un certain sens, par être elle-même aussi normative que le droit qu'elle décrit , dans la mesure même où elle énonce qu'est vraiment du droit ce que disent être du droit des locuteurs dont elle n'examine ni les titres ni les raisons.
En effet, pour trancher le point de savoir si ce qui se dit, en fait, être du droit est bien du droit, elle a, avec une certaine conception de la `science du droit' qui trouve ses fondements dans le même courant strictement positiviste, renoncé au titre que la `doctrine juridique' pouvait avoir de se prononcer en droit sur le droit : la science du droit ne se prononce que sur des faits et elle doit se borner à les décrire et s'abstenir absolument de constituer l'objet, c'est-à-dire de porter à leur propos le moindre jugement, non pas seulement de valeur, mais aussi de réalité, puisqu'elle renonce à qualifier elle-même son objet. Et d'ailleurs, pour porter un jugement, il lui faudrait se donner un étalon - une norme en un certain sens du mot - par rapport auquel elle pourrait se prononcer sur la conformité de l'objet à cette référence et qui devrait jouir d'une objectivité distincte de ce qu'elle étudie, mais qui ne devrait pas lui être étrangère, puisqu'il s'agirait de décider elle-même si cet objet relève de son champ à elle. Mais, quand il s'agit de droit, cette science du droit ne va jamais chercher cet objet en dehors de ce qui se dit droit, et qui selon elle l'est nécessairement par le seul fait de l'effectivité. On ne voit pas qu'elle puisse se représenter un autre droit que celui qui s'affirme en fait comme tel.
Mais, la théorie réaliste va, là encore, bien plus loin : elle ne se contente pas de nier seulement la possibilité, pour elle, de se donner un étalon qui serait distinct du droit qu'elle saisit et qu'elle admet tel qu'il se dit : non seulement elle considère que le seul étalon de la réalité juridique est celui qu'imposent les entités qui disent le droit efficacement, mais encore elle refuse de mettre en oeuvre le moyen grâce auquel elle pourrait émettre un jugement sur la conformité en question, moyen de mesure ou d'identification qui ne peut être que la raison . Elle récuse la validité de cette instance et donc ne l'interroge pas pour décider elle-même de ce qui serait le droit. Elle pense même que la référence à cette instance ne s'impose pas à ceux qui disent se prononcer en droit.
Plus exactement, elle n'interroge la raison que pour trouver des raisons susceptibles de justifier qu'elle renonce à trancher elle-même la question de ce qu'est le droit, et pour y trouver de quoi de s'en contenter : la raison se replie ainsi dans son ordre, qui n'est plus celui du droit ; la raison est devenue purement scientifique en cela qu'elle ne s'occupe que d'elle-même. C'est en quoi, cette théorie, qui n'est plus une théorie du droit, n'est plus qu'une théorie d'elle-même, tout occupée à se justifier de ses renoncements, dès lors qu'elle ne décide même plus, par le fait même, de déterminer elle-même son propre objet : il lui est dicté et elle l'accepte ; et elle se le laisse donc imposer par celui-ci, par ce qu'il dit être lui-même, alors qu'il pourrait être tout autre chose que ce qu'elle se laisse ainsi conter...
b) Mais, à l'inverse , si l'on pousse la logique de cette théorie jusqu'à ses extrémités - ce que l'on peut bien faire avec elle puisqu'elle en fait autant avec celles dont elle s'inspire -, il n'apparaît même plus assuré qu'elle soit juridiquement fondée, au regard de sa propre épistémologie, à dire par exemple que l'affirmation des juges selon laquelle la prise de pouvoir par le général est conforme au droit soit bien l'expression même du droit.
En effet, la théorie réaliste coupe radicalement le droit de la raison et de la connaissance : il coupe d'abord le droit de sa propre connaissance et de sa propre raison et le cantonne dans le seul ordre de la volonté, de la liberté et du pouvoir; mais aussi, dans le même mouvement, elle dissocie l'ordre dans lequel se tiennent la connaissance et la raison en général, d'une part, de l'ordre où résident la décision ou le pouvoir, d'autre part : ce sont désormais deux mondes étanches l'un à l'autre, autant pour ce qui touche à la production du droit que pour ce qui intéresse la discussion rationnelle en droit.
Dans ces conditions, pour dire ce qui est de droit, il ne suffit pas - et il ne sert même à rien - d'être un juriste compétent, ni même un juge compétent : il faut être habilité normativement, c'est-à-dire par soi-même. Dès lors en effet que la connaissance n'a ni valeur ni portée pour la production du droit, on ne voit pas qu'elle puisse en avoir pour la reconnaissance en droit de ce qui est du droit, ni que la reconnaissance en fait de ce qui est du droit puisse avoir la moindre portée ou valeur juridique. Quand un auteur de la science du droit vue par la théorie réaliste reconnaît un énoncé comme étant du droit, ce n'est qu'une affirmation qui relève bien de l'ordre factuel de la connaissance, mais qui n'a aucune valeur juridique ou normative ; puisque le juridique et le normatif sont réduits l'un à l'autre et sont deux mots désignant en réalité la même chose, comme le pense - avec le normativisme - la théorie réaliste, on ne peut pas, lorsque l'on a pas de pouvoir normatif, se prononcer en droit sur ce qu'est le droit : ce que l'on dit être du droit n'est donc pas juridiquement valable .
Car, en toute hypothèse, selon la théorie en question, le droit ne se connaît ni se reconnaît : il se décide, se prescrit et s'impose . Et, pour cela, il faut et il suffit d'y être habilité par une norme de l'ordre juridique effectif et en être l'interprète de dernier ressort et efficace. Or M. Troper n'a reçu, lui non plus, pas plus qu'aucun membre de la doctrine, aucune habilitation de cette nature. C'est pourquoi sa théorie même devrait lui interdire en droit de reconnaître que serait du droit l'énonciation des juges selon laquelle telle action était conforme au droit : de quel droit pourrait-il s'autoriser pour dire que cet énoncé est du droit lorsque les juges eux-mêmes n'ont pas, en droit, à reconnaître en raison que ce que dit le législateur ou le constituant est du droit ? Ainsi, son jugement sur l'acte juridictionnel n'est qu'un jugement rationnel, inspiré par sa propre théorie, donc un jugement de fait, dépourvu de toute valeur en droit, puisque selon lui, comme selon la philosophie générale qui l'inspire, le droit ne serait fait que des normes comme expression d'un pouvoir de prescription : si le droit est un pouvoir de prescription et si l'auteur n'a pas de pouvoir de prescription, alors il n'a pas le droit de parler en droit : il parle d'une autre planète, au demeurant dépourvue d'intérêt pour le droit lui-même.
Mais tandis que cette philosophie générale tenait encore la raison comme un élément même de l'ontologie du droit, celle qui sous-tend la théorie réaliste évacue la raison de cette ontologie, pour réduire le droit au pouvoir pur, à la volonté et la liberté que manifestent la décision et son effet prescriptif - pourvu qu'il ait effectivement cette portée dans la réalité des faits: l'auteur de la science juridique qu'il est, telle qu'il la conçoit, ne peut que se borner à décrire, c'est-à-dire à répéter ce qu'ont dit les juges ou des gens qui se disent et s'imposent comme tels, mais ne peut pas faire autre chose que cela : il ne peut pas se prononcer juridiquement, car il n'a pas de pouvoir normatif de décision, qui est la seule condition, selon ses vues, pour pouvoir parler du droit en droit ; et la reconnaissance à laquelle il peut procéder en fait n'a aucune valeur juridique au regard d'un droit qui ne connaît pas la connaissance, mais seulement la volonté efficace. Le recours au raisonnement que contient toutefois son discours consiste simplement à expliquer pourquoi ce raisonnement n'a aucune part juridique dans l'élaboration du droit et pourquoi l'auteur de ce discours n'a lui-même plus de titre à dire qu'un énoncé est du droit, précisément car il a abattu la passerelle qui jusqu'alors unissait par la raison les deux ordres du droit et de la connaissance juridique et les faisaient tenir dans le même monde de la pensée et dans la même et commune ontologie de l'être.
Et le cas de cet auteur - mais comment appeler `auteurs', ceux qui n'ont plus aucune autorité en droit, mais pas moins que les `auteurs' des énoncés non normatifs appelés à devenir des normes par la seule interprétation des vrais auteurs désormais - n'est évidemment pas particulier, car l'implication que comporte à son égard sa propre théorie vaut naturellement pour tous, a fortiori s'ils ne sont même pas juristes, mais simples sujets de droits. Car si le droit ne peut que se dire et non se connaître ni se reconnaître comme étant du droit, seuls ceux qui sont habilités à le dire sans même avoir à le connaître ou le reconnaître, ont voix au chapitre du droit : dès lors que le droit n'est qu'une question de volonté habilitée en fait, et donc de liberté - liberté du pouvoir cette fois -, personne, en dehors de ceux qui s'estiment habilités à dire le droit, ne peut dire ce qu'est le droit (sauf évidemment si l'on admet que chacun, étant maître de l'interprétation de sa propre habilitation, se considère comme investi de cette compétence, ce que rien, en droit, selon cette théorie, ne peut empêcher, puisqu'il n'y a pas de norme avant toute interprétation authentique, même pas celle qui désigne les autorités habilitées...). Cela implique que les destinataires des règles de droit ou des décisions juridiques, les simples sujets de droits et d'obligations n'ont, eux non plus, pas de titre juridique à reconnaître que ces règles et décisions sont du bien droit: s'ils n'ont plus de langage commun avec les autorités normatives, ils ne peuvent pas reconnaître comme des normes juridiques ce qu'ils n'ont pas eux-mêmes édicté comme des normes juridiques ; ils ne peuvent donc même pas accéder par eux-mêmes au commerce juridique ; et le droit ne peut plus s'appliquer par le seul effet de ses énonciations, alors que, selon une autre façon de concevoir le droit, elles devraient pouvoir se suffire à elles-mêmes pour que chacun puisse reconnaître que c'est bien là du droit et que ce sont bien là ses obligations.
La libre énonciation de ce qu'est le droit étant, selon cette théorie, monopolisée par les autorités habilitées à le dire, celles-ci ne peuvent plus, pour en obtenir l'application par les sujets, se contenter de le dire en proclamant que ce sont bien des énoncés juridiques : ce ne sont que des énoncés ; il faut donc les interpréter ; mais il faut être habilité pour cela ; or les sujets de droits ne le sont pas... La seule façon qui reste aux autorités pour signifier que ce sont bien des normes est donc de les imposer purement et simplement à leurs destinataires, mais non pas comme devraient s'imposer des règles de droit, qui s'adressent à la conscience juridique des sujets, mais de les imposer comme des faits contraignants. Ainsi, les autorités ne s'adresseront pas à leur raison juridique, car celle-ci ne fait pas partie du droit, tandis que ces destinataires n'ont pas à comprendre le droit, qui d'ailleurs n'a pas à se comprendre. Elles s'adresseront donc à leur raison pratique, affective, culturelle, psychologique...
La signification du droit passera alors par toutes sortes de moyens appropriés à cette donnée : elle utilisera tous les langages autres que juridiques, comme la publicité, le tapage médiatique, l'invocation du politiquement correct, et de toutes les autres normativités factuelles, économiques, affectives, éthiques, politiques, culturelles... Et elles recourront, en cas de besoin, à la contrainte. Mais celle-ci ne doit pas se confondre avec l'obligation : l'obligation s'adresse à la raison, tandis que la contrainte, même si elle ne va pas jusqu'à la coercition, relève simplement du fait, comme la contrainte morale, la contrainte psychologique, la contrainte économique, la contrainte politique... Quant à la coercition, même lorsqu'elle est utilisée régulièrement, elle emporte par elle-même extinction du droit, sa résolution dans le fait pur et simple. Elle n'est d'ailleurs même plus un énoncé, mais un acte physique, qui n'est plus, effectivement, que du fait brut. Et avec ce type de contrainte, le sujet de droit devient un simple objet mû de l'extérieur par une action qui le contraint ou qui agit à sa place, mais qui a forcément raison, puisque la raison n'est plus une question pertinente ou une instance valide pour discuter ce qui est de droit ou non. Ainsi, la coercition, qui est en réalité l'échec du droit comme obligation, se voit transformé en mode d'expression par excellence du droit : sa quintessence même. Mais comme chacun peut librement s'estimer habilité à dire quel est le droit, puisqu'il n'y a pas de norme avant la libre interprétation d'un énoncé habilitant, qui, en toute hypothèse, n'a aucune importance juridique, chacun peut librement devenir autorité et dire librement quel est son droit.
Il n'est donc guère possible à la raison juridique d'aller plus loin dans l'organisation du renoncement à elle-même. Rarement théorie du droit, en effet, s'est interdite à ce point de discuter la question de savoir ce qu'est le droit, pour la renvoyer au seul pouvoir auto-habilité. Rarement théorie du droit a laissé le pouvoir aussi juridiquement libre de dire et de faire en droit ce qu'il veut, avec l'aval de ceux qui savent le droit, car même cette « théorie des contraintes juridiques » ne constitue évidemment pas une garantie, mais une simple tentative d'explication selon laquelle, en fait, les titulaires du pouvoir ne procèdent pas toujours de façon complètement arbitraire. Cela est factuellement heureux, jusqu'à ce que l'on observe que leur raison peut, en droit, être tout entière ordonnée à la satisfaction de leurs intérêts ; mais cela ne sert juridiquement ni pratiquement à rien, puisque tel général, on vient de le voir, peut tout de même, avec la caution de cette théorie, accomplir un coup de force qui n'en est plus un, grâce à la complicité des juges, parfaitement innocente selon la théorie, dès lors qu'ils peuvent quant à eux légalement violer la Constitution. Rarement théorie du droit ne l'a fait périr à ce point dans le fait pur et simple, sans même exclure de ses procédés les faits les plus anti-juridiques qui soient, comme la violence.
Ainsi, la cohérence propre de la théorie réaliste se trouve là : dans un premier mouvement, la théorie, sous prétexte d'analyser le mode d'édiction de la norme, s'applique à récuser les conditions de la formation du droit, puisque les normes ne parviennent pas à se lier entre elles ; puis, emporté dans sa seconde lancée, elle reconnaît que toute violation du droit - si jamais il avait pu se former - est tout de même du droit, parce qu'elle ne le reconnaît plus à ses fins et à son contenu, mais seulement à ses procédés, et ceux-ci à leur seule effectivité. Puis, à supposer encore que le droit puisse tout de même subsister dans un tel contexte délétère, la théorie se pose d'une façon telle que les acteurs du droit n'ont en droit ni à le connaître ni à le reconnaître, car le droit se dit et s'impose en fait , mais n'a pas à se discuter, à s'apprécier ni à s'accepter au regard de quelque raison juridique que ce soit. C'est à peine d'ailleurs si ses sujets peuvent encore être considérés comme des `sujets' `de droits', puisqu'un sujet est aussi le sujet de son verbe, de son action et le maître de son raisonnement, et qu'ils n'ont aucun moyen juridique d'identifier le droit et donc de se comporter comme tels, pas plus au fond que les auteurs de la connaissance du droit qui doivent s'en tenir à reconnaître comme du droit ce que certains disent qu'il est, ce qui justifie, en fermant le cercle, le premier mouvement...
Pour sortir de ce cercle, il faut examiner les raisons fondamentales qui ont conduit à le former. Ces raisons ne sont pas du tout propres à la théorie réaliste. Mais elle y a adhéré plus que les autres, avec plus de conviction et d'implication. De sorte qu'elle est plutôt moins en mesure que les autres théories qui reprennent ces causes à leur compte ou qui les produisent, de répondre à la question de savoir, en fin de compte, ce que serait le droit.
B. L'INCAPACITÉ DES FONDEMENTS DE LA THÉORIE RÉALISTE À RÉSOUDRE LA QUESTION DU DROIT.
On doit ici se concentrer sur le plus petit commun dénominateur des conceptions de la modernité juridique, à savoir l'axiome de Hume, dont la théorie réaliste est l'un des plus purs produits, mais dont la critique permettrait de fonder une théorie de l'interprétation assez différente, mais semble-t-il plus vraisemblable que celle que propose la théorie réaliste.
1°) L'axiome de Hume, déjà mentionné, postule donc, si l'on en tire les implications, l'existence une dichotomie radicale entre l'ordre du devoir-être et l'ordre de l'être. Or cet axiome apparaît extraordinairement paradoxal en ce que c'est sa vérité même qui démontre sa fausseté.
a) Sans doute les lois du droit ne peuvent pas se déduire des lois de la nature, quel que soit le sens dans lequel on doit entendre le mot `nature' : les unes et les autres peuvent bien porter le même nom de `lois', mais elles ne sont nullement de même nature - si l'on peut reprendre le même mot `nature' qui implique déjà cette idée selon laquelle le droit a lui aussi une `nature'.
Car les lois du droit, pour être, doivent être posées ou admises , et donc être posées ou admises par une ou des volontés, nécessairement libres, s'adressant à d'autres volontés libres, tandis que les lois de la nature existent et obligent en un certain sens du mot, sans avoir à être posées ou acceptées : elles font partie de l'être des choses, et elles contraignent à ce titre comme des nécessités, auxquelles on ne peut rien, sauf à opposer entre elles diverses nécessités naturelles pour les neutraliser ou les exploiter : les lois de la gravitation peuvent être détournées ou exploitées par celles de l'aérodynamique, qui expliquent que les avions, malgré leur poids, ne tombent pas mais volent. Or les lois juridiques ne sont pas nécessaires en ce sens qu'il faut qu'elles soient décidées ou acceptées pour comporter quelque effet. C'est même précisément parce qu'elles n'énoncent pas des nécessités, au sens naturel du terme, qu'il leur faut, pour pouvoir agir, être posées par un acte de volonté capable de s'imposer ou obtenir le consentement de ceux auxquels elles s'adressent qui dispensera, au moins en partie, de recourir à l'imposition d'une volonté extérieure à la leur. Et il y a bien, à cet égard, une rupture entre les deux sortes de lois, en cela qu'une loi scientifique qui décrit une nécessité de la nature n'a jamais pu engendrer une règle de droit, pas plus qu'un fait ne peut, par lui-même, produire du droit. On comprend donc que l'axiome de Hume dit vrai.
Mais il faut approfondir sa vérité. Compte tenu de ce que les lois de nature formulent des nécessités qui s'imposent d'elles-mêmes, sans avoir à être posées par une volonté, il n'y a pas de place pour les lois du droit là où il y a nécessité. Et ces lois du droit ne peuvent intervenir, précisément, que là où il n'y a pas de nécessité, mais une liberté. Car, s'il y avait une nécessité, leur intervention n'aurait aucun objet, ni aucune raison d'être : le ministre de l'agriculture ne prescrit pas aux abeilles de quitter la ruche, dès le lever du soleil et jusqu'à la tombée de la nuit, pour aller recueillir le pollen des fleurs : le droit ne prescrit pas ce qui est nécessaire, car ce serait vain ; il ne peut pas prescrire non plus ce qui serait impossible, car il ne serait pas obéi ; de même, il ne peut pas prescrire ce qui serait absurde, car il perdrait, en plus de son sens, tout crédit : il ne prescrit pas que le soleil se lève à l'heure - car il se lèvera de toute façon à l'heure; et il ne prescrit pas qu'il se couche plus tard que prévu - car il n'en fera rien. Il ne décide pas non plus que la pauvreté sera abolie le 1 er avril prochain. Cependant, il peut augmenter le SMIC, car l'être des choses n'est pas seulement celui de la nature, mais celui que la culture, la conscience, le savoir, le savoir-faire et le pouvoir que nous avons sur les choses révèlent ou constituent selon ce qu'ils sont et selon ce qu'ils font de l'être-là. Et ne pouvant abolir la pauvreté, le droit n'interdira pas non plus d'être pauvre, ni de tomber malade, ni d'avoir un accident, car il ne peut se permettre d'être absurde. On voit donc bien que les lois du droit ne peuvent pas se déduire, ni de la nature, entendue en ce sens physique, ni de l'être entendu en ce sens plus général encore que l'on vient d'évoquer : l'axiome de Hume dit donc vrai, mais en disant vrai, il dit faux.
En effet, si le droit ne peut intervenir que là où il y a liberté, et s'il n'a pas de raison de prescrire ce que l'être impose déjà dans sa nécessité ou s'il n'a pas le pouvoir d'imposer en droit ce dont l'être des choses établit l'impossibilité , s'il n'a pas intérêt à imposer l'absurdité , c'est que le droit subit lui aussi les lois de l'être : l'être des choses lui impose des conditions et des limites quant à son action : la condition est que l'objet de la loi juridique doit s'inscrire dans les lieux de l'être où la liberté peut s'exercer, car la nécessité n'y règne pas, tandis que ses limites tiennent à cela que, dans ces lieux, il ne peut pas imposer ce qui resterait nécessaire, s'avérerait en fait impossible ou se révèlerait absurde. Et il n'est pas exclu non plus que le droit subisse les lois de l'être non pas seulement quant à son action, mais quant au principe même de son existence, quant à son être même. Car c'est bien l'être même qui non seulement admet le droit, mais encore le rend nécessaire en son principe si l'on voit que sa nécessité découle précisément de la liberté qui, pour être elle-même et ne pas se détruire, a besoin de règles juridiques. Et, si c'est cela, si l'être des choses s'impose ainsi au droit et impose même l`existence du droit, c'est que l'on peut bien déduire, de l'être des choses, diverses règles qui gouvernent le droit, de sorte qu'en définitive l'axiome de Hume est faux.
Et sa fausseté ressort déjà de la formulation même de sa vérité, car si aucune règle de droit ne peut se déduire de la nature, cela tient bien à ce que la nature impose au droit de ne pas aller chercher ses règles dans celles qui régissent la nature. Mais sa fausseté se vérifie aussi quant à son fond ou quant à sa substance et pas seulement dans sa formulation puisqu'à la mettre en lumière en toute sa vérité, on en atteint facilement les limites, qui le condamnent, au moins en partie : à la vérité, il est plus inexact qu'intrinsèquement faux. En tout cas, il n'est certainement pas apte à fournir le fondement d'une conception du droit qui permettrait de le saisir dans sa réalité et d'en rendre compte en vérité.
Le paradoxe s'explique aisément, à condition d'inventorier les diverses modalités d'être et d'interroger davantage le fond de l'une d'entre elles, qui n'est autre que le droit : le paradoxe résulte donc du fait que les deux termes de l'opposition entre le droit comme devoir-être et l'être en général ne sont nullement homothétiques ni commensurables l'une avec l'autre : le droit en effet est contenu dans l'être, il en est un élément même, avec beaucoup d'autres sortes de modalités d'être (l'être actuel, l'être passé, l'être futur, l'être-là, l'être-ailleurs, l'être matériel, l'être conceptuel, l'être possible, l'être imaginaire, l'être virtuel, l'être déontique...), de sorte que la séparation dichotomique et l'opposition qui prétendument en dériverait n'ont guère de sens : un élément d'un tout ne peut pas s'opposer totalement au tout : il s'en distingue, mais il en relève - comme le tiroir de la commode. Dans ces conditions, si un élément de l'ensemble peut bien et doit bien présenter une spécificité par rapport au tout, spécificité qui justifie qu'il en soit un élément identifiable comme tel, il n'empêche qu'il y appartient bien et qu'il présente donc, par cette appartenance même et dans une mesure variable, certains des traits caractérisant le tout. Surtout, il n'a d'existence et de sens que par rapport au tout dont il suit également certaines des lois, pour ce qui le concerne. On peut donc bien dire que les lois de l'élément, en tant qu'il est spécifique, ne sont pas celles du tout, en tant qu'il est tout, et réciproquement : les lois de l'élément, en tant qu'il est spécifique, ne se décalquent pas sur les lois du tout (c'est la vérité de l'axiome) (on peut déplacer le tiroir sans déplacer la commode : il suffit de l'ouvrir) ; mais on ne peut pas dire pour autant que l'élément, en tant qu'il fait partie du tout, échappe aux lois de ce dernier en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'il comprend des éléments (c'est la fausseté de l'axiome ou, à tout le moins son inexactitude) (on ne peut pas déplacer la commode sans déplacer en même temps le tiroir, du moins quand il est à sa place).
b) On peut rapidement illustrer cette fausseté ou cette inexactitude : si l'axiome de Hume exprimait une vérité pure indemne de toute fausseté, le droit ne pourrait même pas s'énoncer ni s'imposer, ni même exister.
Car, si le droit était séparé de l'objectivité de l'être au point de n'en subir aucune loi et de ne pas avoir à les respecter dans son activité normative même, comment pourrait-il formuler ses propres prescriptions, par exemple? Les règles du droit, en effet, ne peuvent être émises qu'en utilisant la langue `naturelle' - même s'il a le pouvoir, comme toute pensée libre, d'inventer ses mots et de conférer d'autres sens aux mots ordinaires ; mais, pour les expliquer, il lui faudrait encore recourir au langage ordinaire. Mais, en dehors de cette hypothèse, est-ce le droit qui a inventé les règles du langage, les mots qu'il utilise, les verbes, les compléments, les lois de la grammaire, de la syntaxe et de la sémantique ? Rien qu'en s'énonçant, il se place sous l'empire de lois de l'être que sont les règles du langage, même s'il peut aussi en prescrire; mais, ordinairement, il doit les respecter s'il veut se faire comprendre et obéir : sa nécessaire vocation à l'effectivité lui interdit de se contenter de faire du bruit.
Et si le droit était étranger à l'être et à ses lois, comment organiserait-il ses énoncés les uns avec les autres ? Est-ce lui qui gouverne les lois de l'entendement ? N'est-ce pas plutôt ces dernières qui dictent au droit la façon de se faire bien comprendre et de se constituer ? Est-ce lui, le droit, qui a inventé la raison, dont il se sert constamment, quoi qu'en dise la théorie réaliste ? Ne doit-il pas se plier aux prescriptions de la raison au moment même où il veut avoir prise sur la réalité de l'être ? N 'est-ce pas d'abord la rationalité de ses commandements qui forment la première garantie de son effectivité ?
Et, par-delà la nécessaire signification de ses éléments constitutifs, leur articulation pourrait-elle se dispenser de répondre à un sens ? Le droit peut-il se tenir comme un autiste dans sa sphère propre, sans égard à toutes les objectivités de l'être, et sans s'y soumettre pour telle part lorsqu'il prétend se poser comme un devoir-être s'imposant à l'être ? Ses normes pourraient-elles ignorer les lois de la biologie et leur échapper lorsqu'il prescrit une bioéthique ? Certes, ce ne sont pas les lois de la biologie qui dictent le contenu des lois de la bioéthique ; mais elles dictent simplement l'obligation de ne pas les méconnaître, au double sens de la connaissance et de l'observance, lorsqu'il s'agit de régler les comportements en la matière. Sinon, le droit s'effondrerait dans un lyssenkisme généralisé.
Toutes ces règles que l'ontologie du droit tire de l'être et qui s'imposent à lui ne sont donc pas des règles de droit, puisque ce n'est pas le droit, au sens positif du terme, qui les a posées (mais le droit positif peut naturellement les reprendre à son compte, comme il l'a fait, par exemple, avec le principe de la clarté et de l'intelligibilité des lois ou le principe de cohérence des règlements administratifs). Mais ce sont néanmoins des règles du droit, car il ne peut pas leur désobéir s'il veut s'accomplir et être lui-même : leur objectivité s'impose à la sienne, même s'il peut aussi s'imposer à l'être des choses, dans une mesure qui est fort variable selon les cas, et qui est toujours fonction de la place que l'être lui-même laisse à la liberté, et de celle que la liberté sait se constituer dans les interstices de l'être objectif. Car, de fait, l'être peut se laisser forcer (la pauvreté ne s'abolit pas en l'état actuel de notre savoir-pouvoir ; mais la liberté, et donc le droit, peut l'atténuer en certains de ses aspects, par exemple en combattant ses causes ou en compensant ses effets par le versement de diverses allocations).
A cet égard, on peut dire que si l'être constitue une objectivité pour le droit et si celui-ci ne peut échapper aux règles que celui-là lui impose, ces objectivités sont normatives pour le droit, à condition naturellement de ne pas comprendre le mot `normatif' au sens du droit positif, mais au sens ontologique. Car ces règles du droit ne sont pas posées par l'une de ces autorités normatives au sens positif du terme, celles qui posent les règles de droit ; mais elles s'imposent tout de même en réalité comme des règles que le droit doit observer pour être lui-même et s'exercer comme tel. Si l'on préfère, on peut les désigner également, à l'inverse, comme des normativités objectives , car elles résultent de l'être des choses - de l'ontologie de l'être en général, comme de l'ontologie du droit lui-même. Ainsi en va-t-il, pour prendre un autre exemple, de la nécessaire vocation du droit à l'effectivité : cette vocation lui est imposée par son être même de droit ; il est condamné à l'effectivité s'il veut être du droit et non quelque fantasme ou vaines prétentions ; sur ce plan, c'est l'être lui-même qui lui commande d'être efficace. On pourrait encore désigner ces objectivités normatives sous le nom de normativités ontologiques . Mais, quel que soit le nom qu'il conviendrait de leur donner, elles doivent vraiment être observées.
Cependant, la portée normative qui s'attache à ces objectivités doit être précisée, car si elle est bien réelle, elle s'avère variable : certaines normativités objectives sont catégoriques en ce sens qu'elles s'imposent semble-t-il sans condition : le droit ne peut pas faire autrement que d'y obéir, sauf (tout de même) à énoncer des normes inapplicables, absurdes ou vaines (de sorte qu'une condition est néanmoins présente et que l'aspect catégorique de la normativité est atténué). Ces normativités-là sont plutôt liées à l'ordre des choses que l'on peut qualifier de naturelles, mais dont on sait qu'elles sont elles-mêmes évolutives en fonction notamment de l'état de notre conscience, de notre savoir et de notre pouvoir : interdire le survol d'un territoire ne constituerait une norme éventuellement dotée de sens que depuis que l'on a découvert la montgolfière, le ballon ou l'avion. D'autres de ces normativités paraissent plus hypothétiques, en cela qu'elles ne s'imposent que si l'on veut obtenir tel résultat : le droit peut bien s'exprimer d'une façon confuse (sous réserve de la règle de droit positif qui, en France le lui interdit désormais), mais il ne sera pas alors bien compris, et ne s'appliquera sans doute pas. L'obligation de s'exprimer de manière intelligible est conditionnée par sa vocation à être exactement appliqué. Mais c'est là, tout de même, une donnée de son ontologie, car le droit ne peut pas renoncer à l'effectivité, sinon il resterait un simple discours sans portée qui ne se conformerait pas à son être de droit. De sorte que par delà la simple volonté des autorités d'être entendues, s'impose, au droit lui-même et à ses autorités, sa propre objectivité. C'est en quoi il est vraiment obligé de respecter notamment cette règle de la clarté et de l'intelligibilité s'il veut opérer, ainsi que toutes ces objectivités normatives : il peut certes les transgresser - car toutes les règles du droit, comme les règles de droit peuvent sans doute être méconnues ; mais il ne peut le faire qu'au prix de sa dénaturation.
Il en irait de même, pour prendre un autre exemple, de la nécessaire sécurité qu'il doit ménager. En effet, avant de se présenter comme une norme de droit positif, le principe de sécurité juridique est une règle du droit, dictée par son ontologie. Il peut certes ne pas la respecter, mais il lui en coûte en crédibilité, car le principe même de la normativité du droit dépend de son autorité et celle-ci de la confiance que lui accordent ses destinataires eux-mêmes (contrairement, en effet, à ce que pensent certaines doctrines du droit, spécialement le normativisme, la normativité ne se tient pas dans le simple énoncé de la norme, ni simplement dans la volonté de son auteur, qui n'exprime par la norme qu'une prétention: elle réside bien davantage dans la façon dont elle est effectivement reçue par ses destinataires, qui doivent donc trouver des raisons d'y obéir).
On pourrait encore évoquer ici la règle de raison, qui est ontologiquement normative pour le droit, précisément par ce qu'il est un discours ordonné à un but, et pas seulement une fulmination, une criaillerie ou une divagation de potentat : il est ontologiquement tenu d'obéir à un sens, en cela qu'une norme qui perd sa raison d'être cesse d'être obéie et nuit au droit dans son ensemble ; et ce sens est certainement celui qu'il se donne librement, puisqu'il intervient dans l'ordre de la liberté, mais il doit sans doute s'inscrire lui aussi dans le sens de l'être qui l'inclut, pour autant qu'il soit accessible...
Ainsi, si l'axiome de Hume disait vrai, il ne pourrait même pas s'énoncer lui-même, pour deux raisons, l'une substantielle, l'autre formelle : - substantielle, car, sans le dire expressément, c'est bien de l'être des choses lui-même que l'axiome de Hume fait à juste titre découler cette impossibilité pour le droit de se déduire des lois de la nature, de sorte que, d'après le sens même de la formule de Hume, l'être est bien normatif pour le droit (au sens ontologique du mot `normatif') ; - formelle car l'axiome de Hume, pour s'énoncer comme une vérité qui s'imposerait au droit et qui serait donc une règle du droit, utilise lui aussi les lois du langage, qui sont bien des lois de l'être naturel, à laquelle il serait vain d'opposer la culture, dont l'existence et les moyens (et spécialement le langage) sinon le contenu sont entièrement naturels.
2°) Dans ces conditions, l'ontologie du droit se loge dans celle de l'être en général, puisqu'il en relève ; mais, en tant qu'il se pose comme une modalité particulière de l'être - en tant qu'être déontique -, il obéit aussi à sa propre ontologie. Et l'une et l'autre ne peuvent qu'être prises en considération pour décider de ce en quoi il consiste, de ce par quoi on le reconnaît, de ce qu'il peut faire ou ne pas faire, ce qu'il doit ou ne doit pas entreprendre, de la façon dont on peut ou non le connaître, de la façon dont la connaissance elle-même peut le constituer le formaliser ou en déceler les règles - car il est aussi, au sein de l'être, un artefact, de sorte qu'il ne peut pas être approché selon les mêmes règles que celle de la nature physique elle-même, ce dont le positivisme ne tient guère compte...
Autrement dit, son être impose une certaine épistémologie, et celle-ci une certaine méthode pour le connaître, l'expliquer, le comprendre et en rendre compte, tandis que cette méthode, ce chemin de connaissance, conduit celui qui le suit là où il aboutit par lui-même et en lui-même.
Or c'est exactement le chemin inverse que suit M. Troper, lorsqu'il soutient que l'on « choisit » une épistémologie ou même une ontologie en fonction de ce que l'on veut démontrer. Tout au contraire, ce qu'une science veut démontrer, ce n'est rien d'autre qu'un aspect de la réalité de l'être. Sinon, on ne voit pas que ce puisse être une science, car ce n'est pas la science qui fait la vérité (même lorsque c'est la connaissance de l'être qui constitue ses propres objets, qui deviennent alors, pour elle-même, des objectivités) - du moins si elle veut rester scientifique : la science de ces objets se contente d'énoncer la réalité de ses objets, naturels ou construits, et sa vérité - sa véracité ou sa véridicité - se mesure objectivement à la conformité de sa description à cette réalité : la science est donc la servante de la vérité et non sa maîtresse. De sorte que l'épistémologie ne peut être, à l'instar du droit tel qu'il le conçoit, un objet ou un champ de pure liberté, de pure volonté ou de pure convention. Comme si l'être des choses qui dicte cette épistémologie pouvait lui aussi faire l'objet de libres définitions, de libres concepts, de libres assertions délivrées de la réalité de leur objet, ainsi que M. Troper le pense également de l'interprétation. Comme si l'être était au service de la liberté, son instrument manipulable, alors qu'elle n'en est qu'une dimension, qui, comme tout le reste, dépend des lois de l'être. On ne stipule pas sur l'être ou sur l'ontologie, pas plus que sur l'épistémologie ou sur la méthode : on s'efforce de les observer, pour essayer de les connaître, de les comprendre et d'y obéir, y compris lorsque l'on cherche sa propre liberté. Toute posture inverse apparaît, en son principe, fallacieuse.
a) On ne saurait donc accéder à la connaissance du droit en général que par la constatation de ces données, objectives pour le droit lui-même comme pour l'observateur de ce qu'est le droit ; et on ne peut accéder, plus particulièrement, à la connaissance de l'interprétation juridique que par ces mêmes chemins de connaissance.
La première des données objectives qui s'impose à la connaissance du droit et qui s'impose au droit lui-même, aussi étonnant que cela puisse paraître, est la liberté - alors même que le droit est souvent perçu comme l'antithèse de la liberté : plus spécialement, la première de ces données est la liberté de l'esprit, laquelle est une donnée de l'être avant d'être le fondement même du droit. Car la liberté de l'esprit consiste précisément à pouvoir se représenter les choses de l'être autrement qu'elles ne sont, à condition que l'être lui-même, en sa dimension culturelle, ait laissé une place à l'esprit de liberté ou que celui-ci s'y soit imposé. Cette liberté consiste aussi, évidemment, à désirer le cas échéant que ces choses adviennent ou qu'elles n'adviennent pas telles que l'esprit se les représente, bonnes ou mauvaises, puis à trouver les moyens propres à atteindre ces objectifs. L'obligation et donc le droit en général forment l'un de ces moyens. Le droit relève donc bien de l'ordre de la liberté, de la volonté, et du pouvoir. Mais cet ordre n'est pas séparé de l'ordre de l'être et de ses objectivités, qui, ayant ainsi fourni au droit le principe même de son existence, ne cesse pas pour autant de lui imposer ses autres objectivités, qui sont à la vérité fort nombreuses. Certaines de ces objectivités sont plutôt liées à l'ontologie de l'être en général (il n'y a de droit qu'en société ; il ne saisit que des rapports humains, interindividuels ou collectifs, mais pas les choses ni les faits, ni le for des consciences ; le droit n'intervient que dans les espaces de la liberté ; il ne peut utiliser que des instruments de communication, porteurs de signification et si possible de sens...) ; d'autres objectivités sont liées plutôt à l'ontologie du droit en particulier.
Pour se concentrer sur ces dernières, dès lors que le droit s'est posé comme énoncé posant des obligations, instituant des garanties, organisant une institution, réglant une hiérarchie de normes etc., une objectivité très générale s'impose à lui immédiatement : il ne peut pas se méconnaître lui-même : il est à lui-même obligatoire, dans la mesure que l'on vient d'évoquer et sous les conditions ou sanctions que l'on a suggérées : il ne peut se méconnaître ni dans ses fondements, ni dans ses visées, ni dans ses procédés, à moins de s'auto-liquider ou d'en courir le risque, comme en témoigne l'histoire.
Ainsi, jusqu'à un certain point, il ne peut nier la liberté qui le fonde, et qui est vraiment fondamentale pour lui, spécialement la liberté de l'esprit qui doit toujours pouvoir le reconnaître comme tel, afin d'y obéir librement, par principe. Ou alors il périt comme droit pour s'abîmer en contrainte, en force ou en violence. Et la liberté de l'esprit, si elle subsiste, peut alors le qualifier pour ce qu'il est devenu et donc, le cas échéant, pour le disqualifier comme droit. Le droit ne peut pas non plus se méconnaître dans ses visées, qui sont celles que la liberté de l'esprit a dessinées et qu'elle s'efforce d'atteindre par les moyens qu'elle s'est donnés. Tant qu'il n'en change pas, elles sont objectives pour lui et pour les tiers auxquels il s'adresse. Mais s'il en change, ce à quoi sa liberté l'autorise également, en principe, il ne peut pas le faire sans respecter les règles de forme et de procédure qui le constituent aussi comme droit, car le droit est règle essentiellement.
C'est la première condition de la juridicité ; la seconde - et seulement la seconde - est l'effectivité, qui ne peut se substituer à la première et se poser comme la seule condition de la juridicité - à moins que l'effectivité, selon la nature de la règle en cause, ne soit le témoignage du consentement de la liberté à la méconnaissance - ou au changement - de ces règles de forme et de procédure, lorsque ce serait là leur seule sanction. Sinon, le droit se dénature comme tel.
Quant à la nécessaire soumission de chaque norme à une norme plus générale ou plus élevée dans une hiérarchie normative, formelle ou substantielle, elle résulte elle aussi, en son principe, d'une objectivité normative : si la volonté se donne une intention, ce qui est bien nécessaire pour qu'elle en soit une, elle hiérarchise ses objectifs ou les valeurs qui les animent ; et elle peut le faire de deux façons, soit par le seul sens de ses énoncés, ce qui est l'essentiel, soit par la forme de la norme dans laquelle elle s'exprime, qui s'inscrit dans un rang particulier d'une hiérarchie formelle qu'elle peut également constituer pour refléter cette hiérarchie substantielle. Mais que le droit positif institue ou n'institue pas formellement cette hiérarchie, il reste qu'au regard de l'intention qui anime la volonté normative, la norme la plus importante au regard du sens de l'intention sera en même temps la plus générale, la plus abstraite et la plus élevée dans cette hiérarchie normative, substantielle ou formelle ; et, au fur et à mesure que l'intention générale se traduit en normes plus particulières pour tendre enfin, selon les circonstances, à saisir l'être concret des choses - ce à quoi sa vocation essentielle à la concrétude lui impose de tendre -, les normes les plus concrètes et les plus particulières à cet égard sont objectivement déterminées et subordonnées aux plus générales-impersonnelles-abstraites. La hiérarchie des normes est donc une donnée objective du devoir-être, s'il doit avoir un sens ; mais cela n'empêche pas la volonté normative positive de la reprendre à son compte et de la formaliser, comme elle peut le faire avec n'importe quelle autre objectivité normative. Il reste que la hiérarchie substantielle peut encore s'imposer, objectivement, à cette hiérarchie formelle, ce qui peut susciter, en droit positif, de grandes difficultés d'interprétation. En toute hypothèse, on voit que la hiérarchie des normes, avant de se poser elle-même comme une norme de droit positif, est une objectivité normative, que la science du droit peut déceler et qui ne peut que s'imposer en droit : là où le droit et sa connaissance se rejoignent au lieu de se séparer.
b) Ainsi, on peut maintenant appliquer ces données générales à la question de l'interprétation.
Pour cela, on doit d'abord considérer l'objectivité de ce qu'est une règle et l'objectivité de la nécessité de son application, au regard de ce qu'est le droit. Si l'on admet que la liberté de l'esprit fonde le droit pour que celui-ci puisse atteindre telle fin générale, on doit s'interroger sur les moyens que le droit se donne pour qu'il soit propre à y parvenir concrètement. Or, d'un côté, la fin est conçue comme une certaine représentation de l'être différente de ce qu'il est actuellement (ou différente de ce qu'il serait si le droit déjà-là ne l'avait pas déjà changé ou maintenu). Et, à ce stade, cette fin est nécessairement conçue d'une façon abstraite et générale, alors que la visée des normes du droit est concrète en cela qu'elles sont destinées à s'appliquer pratiquement à une infinité de cas, plus ou moins spécifiques, entrant dans leurs prévisions. Il résulte de cette donnée contradictoire que le droit s'exprime primairement, au moins dans les systèmes de droit écrit qui répondent à un processus normatif logico-déductif, d'une manière qui n'est pas entièrement compatible avec les objectifs qu'il vise ultimement : pour pouvoir prétendre viser la fin qu'il s'est donné, et qui ne peut, au stade de l'intention, qu'être générale et abstraite, il doit poser des règles, c'est-à-dire des énoncés généraux et impersonnels, abstraitement formulés ; mais son but et sa raison d'être est de s'appliquer en fin de compte, concrètement et particulièrement, à une multitude de cas a priori indéfinissables exactement, si ce n'est de façon globale et encore assez vague.
La seule façon d'organiser cette dialogie d'exigences contraires consiste donc d'abord à poser ces règles générales, impersonnelles, abstraites, et qui ne peuvent pas tout dire ni tout concevoir, pour ensuite régler au cas par cas les difficultés de leur mise en oeuvre. On aura là reconnu la fonction de l'auteur des règles, d'une part, et l'office du juge, d'autre part. Mais l'office du juge n'est pas d'abord essentiellement d'interpréter la règle d'une manière abstraite et générale : il est de trancher les difficultés d'application, si elles surviennent et s'il est saisi ; et, à cette occasion, le cas échéant, il lui appartiendra d'interpréter une norme qui existe déjà, mais qui, de manière nécessaire, est imparfaitement ou incomplètement élaborée pour résoudre chaque cas. Il n'est interprète que subsidiairement mais nécessairement lorsque cette imperfection se révèle à propos de tel cas incertain, et qu'il faut le régler d'une manière conforme ou compatible avec la règle.
Autrement dit, le fondement de l'interprétation ou la cause de sa nécessité, est là aussi objectif : il réside dans la nécessaire abstraction de la règle, qui entraîne son inévitable imperfection au regard de la fonction qu'elle est censée remplir : pouvoir s'appliquer à une infinité de cas non spécifiés par avance. Et lorsqu'un tel cas survient, le juge doit dire alors -parce que sa fonction est objectivement nécessaire à l'application de la règle, parce qu'il n'est pas maître de son office, et parce qu'enfin il est institué à cet effet - si la règle s'applique et comment. A cette occasion, sa fonction d'interprétation peut avoir deux objets possibles : ou bien il se borne à dire que la loi s'applique ou ne s'applique pas, en postulant que tel est le sens de la norme, sans s'en justifier davantage ; ou bien il pose un énoncé général, censé néanmoins préciser le sens de la norme, pour en déduire la solution particulière qu'il estime devoir appliquer. Mais, dans les deux cas, sa fonction ne consiste certainement pas à révéler un sens qui serait déjà entièrement dans la norme interprétée, mais qui resterait caché, comme si les paroles de la loi étaient celle d'un oracle ou d'un dieu parfaitement lucide, qui saurait tout et aurait tout prévu, et dont il faudrait découvrir tout le sens, déjà contenu dans l'énoncé, mais mystiquement. Au contraire, il faut pleinement admettre que le sens de la loi est imparfaitement déterminé par le législateur lui-même, car celui-ci ne saurait être crédité d'une clairvoyance, d'une connaissance des choses, d'une détermination totale de ses intentions et d'une perfection d'expression que l'être des choses lui-même lui refuse, ce que l'expérience révèle constamment : sa loi reste donc toujours devoir faire l'objet d'une meilleure détermination, au regard de sa vocation à s'appliquer concrètement : il lui faut un interprète, mais celui-ci ne révèle pas un sens qui serait entièrement mais implicitement posé: il contribue à le construire, nécessairement. Car il jouit réellement d'un pouvoir de décision sur la norme elle-même, et pas seulement sur son application. Et ce pouvoir, qui est partiellement libre et partiellement obligé n'est nullement une usurpation, s'il est exercé sur la base de sa raison d'être, qui tient à l'inévitable imperfection du sens délivré par l'auteur originaire de la norme générale et impersonnelle et à l'obligation de la respecter - si le droit doit rester du droit et non un arbitraire ou une loterie.
S'il fallait résumer ce qu'une telle conception générale du droit implique quant à la fonction d'interprétation, on pourrait, pour se prononcer seulement sur les aspects essentiels de cette fonction auxquels la théorie réaliste s'intéresse, faire valoir, plus simplement et plus plausiblement qu'elle ne le fait : 1. que l'autorité qui a posé l'énoncé a déjà conféré à celui-ci un sens ou au moins une signification, mais que celui-là ou celle-ci n'est pas entièrement déterminé(e), spécialement au regard de la multitude d'hypothèses concrètes et souvent inattendues auxquelles il est susceptible de s'appliquer ; 2. que, nécessairement, ce sens ne peut pas être dé-terminé au moment où le texte est posé, et cela pour la raison évidente que l'énoncé est une règle , c'est-à-dire une disposition générale et impersonnelle, et donc abstraite ; 3. qu'il faudra, tout aussi nécessairement ou objectivement, déterminer son sens ou sa signification d'une manière plus précise à l'occasion de son application aux cas particuliers qui se présenteront, a priori infiniment divers ; 4. que chaque interprétation ne confère pas tout son sens à la disposition considérée , qui en avait déjà, mais dont l'auteur n'avait pas à parachever sa détermination, et ne le pouvait pas en raison de la nature même de ce qu'est une règle et de ce qu'est un cas, mais que cette interprétation elle-même ne peut pas épuiser les possibilités de sens que le juge peut conférer à la norme, car d'autres cas particuliers se présenteront qui le conduiront à poursuivre sa tâche ; 5. que l'acte d'interprétation est bien un acte de connaissance du sens partiellement déjà-là , et dont le respect est normatif pour l'interprète ; 6. que le fondement juridique du pouvoir d'interprétation se trouve dans le texte même à interpréter, car celui-ci étant nécessairement général, impersonnel, abstrait , appelle sa nécessaire détermination concrète afin de pouvoir s'appliquer à une infinité de cas non définis de façon spécifique ou particulière, et qui ne pouvaient pas l'être en raison même de l'abstraction, de la généralité et de l'impersonnalité de la règle ; autrement dit, ce fondement se trouve dans ce qu'est le droit lui-même, nécessairement fait d'énoncés généraux imparfaits qui doivent tout de même régir tous les cas particuliers qui se présentent. 7. Que cette interprétation est partiellement libre, juridiquement , spécialement lorsqu'elle intervient praeter legem , mais aussi lorsqu'elle se pose secundum legem ; car, même si elle respecte strictement un énoncé, la décision de l'appliquer ou non à tel cas particulier et de l'appliquer de telle ou telle façon, implique une part minimale de créativité juridictionnelle, dès lors que, forcément, ce cas particulier n'était pas et ne pouvait pas être prévu dans la loi ; quant à l'interprétation contra legem , elle est objectivement tout à fait concevable si l'on considère qu'une norme peut avoir un sens général que le libellé d'une de ses dispositions ne sert pas ou contredit ; l'interprétation contra legem en substance peut également parfaitement se concevoir au regard de la hiérarchie substantielle des normes, lorsqu'une norme plus élevée dans la hiérarchie l'impose. Mais, dans toutes ces hypothèses, le pouvoir de l'interprète ne doit pas s'analyser en principe comme une sorte de substitution à la compétence de l'auteur de l'énoncé, même si elle rajoute quelque chose à la volonté qu'il avait exprimée: cette liberté partielle est au contraire voulue par l'auteur du texte qui entend que celui-ci soit appliqué aux cas particuliers dans les conditions qui restent à déterminer plus précisément. Il en résulte que l'exercice de cette liberté suppose de plus fort la connaissance de l'acte qui la fonde, tandis que celui-ci ne peut que laisser l'interprète libre de décider à propos de chaque particulier, dans le respect du sens déjà-là, les modalités de parachèvement toujours inachevé de ce sens .
A PROPOS DE LA THÉORIE DE LA QUALIFICATION : LE JUGE ET LES QUALIFICATIONS LÉGALES
M. Jacques PETIT, Professeur de droit public, Université Paris II Panthéon-Assas
Il n'est pas banal qu'un arrêt rendu par la Cour de cassation soit qualifié d'acte de forfaiture.
C'est pourtant bien cette qualification que la décision Mme Pavie, rendue par la Chambre commerciale le 7 avril 1992 43 ( * ) , a reçue d'un ancien ministre du budget, devenu sénateur, M. Michel Charasse 44 ( * ) . Que jugeait donc cet arrêt pour susciter ainsi l'indignation de cet éminent personnage ? En bref, dans un litige fiscal, la chambre commerciale était en présence d'une disposition législative 45 ( * ) qui, selon une technique éprouvée, se qualifiait d'interprétative en vue de rétroagir à la date du texte interprété; or, le juge suprême a affirmé que cette disposition n'était pas, en réalité, interprétative mais modificative du droit antérieur ; il a refusé, en conséquence, de l'appliquer de manière rétroactive, ce qui l'a conduit à statuer en faveur du contribuable et non du fisc.
La Cour de cassation a donc ici écarté une qualification législative, celle de loi interprétative, pour restituer à la règle en cause ce qu'elle a estimé être sa véritable nature juridique ; voilà qui, à première vue, peut sembler parfaitement entrer dans l'office du juge. Mais, ce faisant, pour M. Michel Charasse, la haute juridiction s'est opposée indûment à la volonté du législateur que cette règle soit considérée comme interprétative : forfaiture.
Cette affaire présente ainsi un exemple topique de la question qui constitue l'objet du présent propos : quelle peut ou doit-être l'attitude du juge à l'égard des qualifications légales ?
Cette question n'en appelle pas moins quelques précisions préalables.
La notion même de qualification légale n'offre guère de difficulté. Elle comprend tous les cas où un texte attribue lui-même une qualité juridique à un objet ou, si l'on préfère, affirme l'appartenance de cet objet à une catégorie juridique, qualité ou catégorie à laquelle un certain régime juridique est attaché. Ces cas ne sont pas rares ; toutes sortes de dispositions qualifient toutes sortes d'objets (faits, actes, biens, institutions, etc.) dans toutes les branches du droit. Par exemple, cela vient d'être évoqué, des lois, mais aussi des actes administratifs ou des accords internationaux 46 ( * ) déclarent interprétatives leurs prescriptions ou stipulations ; il est fréquent les textes instituant un établissement public lui reconnaissent un caractère administratif ou, au contraire, industriel et commercial ; les dispositions législatives qui qualifient telle catégorie de contrats passés par l'administration de contrats administratifs ou de contrats de droit privé sont également assez nombreuses 47 ( * ) .
La qualification légale est donc un procédé assez répandu ; comme tel, elle appelle sans doute une étude sur le modèle que celles qui ont été consacrées à la technique voisine mais différente 48 ( * ) des définitions légales 49 ( * ) .
Ici, toutefois, les qualifications légales ne seront pas considérée en elles-mêmes, sous l'angle de la politique législative et de la légistique, mais dans leur rapport avec le juge. C'est à ce dernier, naturellement, qu'il revient de les mettre en oeuvre. Dès lors, la question se pose de savoir ce qu'il peut ou doit en faire et, notamment, s'il peut ou s'il doit et à quelles conditions, les remettre en cause, requalifier ce qu'il estimerait l'avoir été mal.
La question n'est pas nouvelle et n'est pas un cas d'école. Si l'on en croit J.Barthélémy 50 ( * ) et L. Duguit 51 ( * ) , la loi du 14 avril 1908, dont certaines dispositions affirment interpréter la loi de séparation des Églises et de l'État du 9 décembre 1905, est la première à s'être de la sorte qualifiée d'interprétative ; à l'époque, la pertinence de cette qualification et le pouvoir du juge de la remettre en cause ont suscité une vive discussion doctrinale 52 ( * ) ; comme le montre, notamment, l'arrêt Mme Pavie. De même, on s'est interrogé sur le pouvoir du juge administratif de requalifier les établissements publics qu'il estimerait l'avoir été de manière erronée 53 ( * ) . En somme, il y a donc ici un corpus de droit positif qui a suscité des réflexions doctrinales intéressantes mais limitées à l'examen de tel ou tel cas particulier. Voilà qui indique la voie à suivre : il faut essayer de s'élever à une synthèse, à une conception d'ensemble et quelque peu systématique du problème.
Pour y parvenir, il n'est guère d'autre voie que celle de la théorie de la qualification. Deux remarques préalables s'imposent à cet égard.
Les débats auxquels donne lieu la qualification sont de même nature que ceux qui portent sur l'interprétation des textes et la qualification peut d'ailleurs légitimement être présentée comme une forme d'interprétation. On voit par là que, malgré l'apparence, le présent propos ne s'éloigne pas trop du thème auquel les organisateurs du colloque ont bien voulu le rattacher.
Le point de vue théorique s'impose comme le plus éclairant : il permet de mettre en lumière les présupposés implicites mais nécessaires des positions adoptées à propos de la question pratique du pouvoir de requalification du juge et, par là, de parvenir à une intelligence radicale de ces positions.
Comme ce qui vient d'être dit le postule, il existe, en effet, un lien logiquement nécessaire entre la théorie de la qualification et le pouvoir du juge à l'égard des qualifications légales : la conception de l'opération de qualification comporte une incidence directe sur celle des dispositions qui attribuent une qualité juridique et cette dernière, à son tour, commande la conception du pouvoir du juge de remettre en cause une qualification légale. Autrement dit, trois éléments sont ici étroitement solidaires: nature de l'opération de qualification, nature des dispositions qui énoncent une qualification, pouvoir du juge relativement à ces dispositions.
Voilà tout ce que l'on se propose de démontrer ici.
Cette démonstration peut être utilement commencée par l'analyse du texte doctrinal qui en a suggéré l'idée. Il s'agit d'une intervention d'Henri Mazeaud lors d'une séance de travail de la commission de réforme du Code civil tenue le 31 mars 1949 54 ( * ) . Lors de cette réunion, qui portait sur la révision de l'article 2 du Code, l'on en vînt à évoquer les lois interprétatives et la question fut explicitement posée : la Cour de cassation peut-elle décider qu'une loi déclarée interprétative par le législateur ne l'est pas ? Réponse affirmative de l'illustre civiliste, avec la justification suivante : « il n'appartient pas au législateur de dire que sa loi est interprétative ; il peut décider que sa loi est rétroactive s'il le veut ; mais il n'est pas souverain pour dire que la loi est interprétative, si elle ne l'est pas. Nul ne peut dire qu'il fait nuit s'il fait jour même s'il est le législateur » 55 ( * ) .
Ce texte bref est néanmoins riche et d'une remarquable cohérence. L'agencement logique des trois éléments précédemment mentionnés y est sous-jacent.
En premier lieu, nature de l'opération de qualification. Que dit, sur ce point, le texte d'Henri Mazeaud ? Le caractère interprétatif ou non d'une loi est une réalité objective, aussi objective que la nuit ou le jour, à cette seule différence près que l'une est une réalité juridique et l'autre une réalité naturelle. Par conséquent, déterminer ce caractère c'est établir un fait. En d'autres termes, la qualification est une opération de découverte de la nature juridique objective des choses ; pour reprendre le vocabulaire que Kelsen appliquait à l'interprétation, elle est une fonction de la connaissance et non de la volonté.
Que s'ensuit-il pour la nature des dispositions qui énoncent une qualification ? Celles-ci doivent être regardées comme purement descriptives : elles sont un jugement de réalité par lequel le législateur (lato sensu) énonce ce qu'est juridiquement une chose ; elles ne sont pas un acte de volonté par lequel il impose ce qui doit être. En d'autres termes, la conception de la qualification comme constatation débouche logiquement sur la négation de la normativité des qualifications légales. Il est d'ailleurs frappant, à cet égard, que cette inférence se retrouve en matière d'interprétation de textes : la dénégation de la normativité des dispositions interprétatives, telle que l'illustrait la jurisprudence administrative relative aux circulaires, au moins avant l'arrêt Madame Duvignères 56 ( * ) , s'appuie logiquement sur la théorie de l'interprétation comme découverte du sens objectif des textes.
De là découle la conception du pouvoir de requalification du juge. La qualification légale n'est pas une norme dont il y aurait matière à apprécier la validité ; elle est un jugement de réalité dont il s'agit de déterminer la vérité. Pour ce qui concerne, en particulier, les qualifications législatives, on ne saurait donc opposer au juge ordinaire son incompétence pour censurer la loi souveraine.
Il convient d'insister sur l'inopérance, dans cette vision des choses, de cette exception de souveraineté. Celle-ci est essentiellement une puissance conférée à la volonté par l'ordre juridique et en vertu de quoi les commandements du souverain s'imposent à tous et notamment au juge. Mais, précisément, selon la conception envisagée, la qualification législative n'est pas une prescription appartenant au registre de la volonté mais une description qui relève de l'ordre de la connaissance. A cet ordre, la souveraineté est essentiellement étrangère : elle ne peut pas faire que ce qui est faux soit vrai. Cela est très marqué dans le propos d'Henri Mazeaud qui oppose la décision de donner un effet rétroactif à la loi, laquelle entre dans les pouvoirs du législateur à l'affirmation que la loi est interprétative qui est au-delà même de la souveraineté.
A cet égard, le même auteur est fort cohérent quand il écarte tout appel à une règle constitutionnelle pour justifier le pouvoir de requalification du juge 57 ( * ) : une règle constitutionnelle est nécessaire pour borner la volonté du législateur ; elle ne l'est pas pour redresser ses erreurs, car il ne s'agit pas alors de lui opposer une règle mais de le ramener à la réalité. Pour le dire autrement, dans cette conception, le souverain lui-même est enchaîné par la rationalité juridique (il doit respecter les définitions de la science du droit, dira Roubier 58 ( * ) ) dont le juge est le gardien.
Résumons: si la qualification est une pure constatation de la nature juridique objective des choses, alors les qualifications légales sont de simples descriptions et il entre dans l'office du juge d'en contrôler l'exactitude sans s'opposer par là à la volonté du législateur qui est essentiellement étrangère à la question.
Que peut-on penser de cette construction ? Sa cohérence même la rend fragile : il suffit d'en détruire le fondement pour qu'elle s'écroule. Or, il faut bien l'avouer, cette destruction n'est pas très difficile : une abondante littérature juridique a montré (définitivement) que la conception de la qualification sur laquelle elle repose, c'est-à-dire l'idée d'une qualification comme pure constatation de la nature juridique objective des choses, est illusoire et cela pour deux raisons partiellement corrélatives : parce qu'il n'y a pas de nature juridique objective des choses et parce que la qualification n'est pas une pure opération de constatation (ou de description) 59 ( * ) .
Une démonstration complète du premier point appellerait, à la vérité, des développements raisonnablement qualifiables de longs. Force est de schématiser. Les qualités juridiques qu'il s'agit d'attribuer ou, si l'on préfère, les catégories sous lesquelles il s'agit de subsumer des objets sont instituées et, en général, définies par des règles de droit, qui peuvent elles-mêmes être légales ou jurisprudentielles 60 ( * ) . Il existe ainsi une définition ou des critères de la norme interprétative, de la distinction entre l'établissement public administratif et l'établissement public industriel et commercial ou encore du contrat administratif. Ces définitions ou critères ne sont bien sûr pas arbitraires ; mais ils sont essentiellement des constructions juridiques, le résultat d'un choix contingent. Par exemple, aucune nature des choses n'impose objectivement que le contrat administratif soit défini tel qu'il l'est aujourd'hui ; cette définition est le fruit d'une élaboration jurisprudentielle qui, pour être raisonnable (sans doute), n'en est pas moins le produit de certains choix. En conséquence, la qualification ne peut être présentée comme la recherche d'une nature juridique objective qui n'existe pas ; elle est seulement, la recherche de la présence dans un objet des critères d'attribution d'une qualité juridique tels qu'ils sont établis par le droit positif.
De ce point de vue, la terminologie classique qui oppose la qualité juridique appartenant « par nature » à un objet et celle qui lui appartient « par détermination de la loi » n'est pas des mieux venue 61 ( * ) . Ce n'est jamais de sa nature qu'une situation concrète reçoit une qualité juridique mais toujours par application d'une règle de droit, celle qui définit la notion sous laquelle la situation est subsumée parce qu'elle en réunit les éléments constitutifs.
Par ailleurs, il suit également de ce qui précède que les qualifications qui s'écartent des définitions reçues par le droit positif ne méconnaissent pas une quelconque nature juridique objective des choses, mais se bornent à déroger à une norme juridique. La question (on y reviendra) est alors de savoir si l'auteur de la qualification légale pouvait valablement décider cette dérogation.
A la vérité, cette présentation, grossièrement esquissée, n'est pas sans susciter une objection. Il est des définitions juridiques qui paraissent bien présenter un certain caractère de nécessité ou d'objectivité. Par exemple, qu'une disposition interprétative ne soit pas modificative (et réciproquement) ne semble pas vrai seulement par rapport à une notion jurisprudentielle contingente de la norme interprétative, mais rationnellement et, par suite, absolument. Dans ces conditions, appeler interprétative une disposition modificative n'est-ce pas, en effet, aller à l'encontre d'une réalité juridique objective ? On incline à le penser et c'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles la thèse d'Henri Mazeaud a précisément été présentée à propos de ce cas.
Toutefois, il ne s'ensuit pas que cette réalité s'imposerait nécessairement comme telle à l'auteur d'une qualification légale. En effet, une définition juridique, même empreinte de rationalité objective, a seulement la valeur de la norme qui la contient et toute la question est de savoir si cette norme s'impose à l'auteur de qualification légale ou si celui-ci peut valablement décider de s'y soustraire. Il ne pourrait en aller autrement que si l'exigence de rationalité était elle-même érigée en norme de droit positif : il serait alors soutenable qu'une qualification contraire à des critères rationnels méconnaît cette norme. Les objectifs constitutionnels d'intelligibilité et d'accessibilité au droit pourraient être exploités dans ce sens 62 ( * ) .
Il n'existe pas, ainsi, de nature juridique objective des choses mais seulement des définitions juridiques, exceptionnellement dotées d'une certaine objectivité.
Pour autant, la qualification ne se réduit pas à la simple constatation de la présence dans une situation concrète des éléments constitutifs d'une catégorie juridique. En partie au moins et notamment quand elle est effectuée par le juge, elle procède d'un choix qui dépend de considérations d'opportunité ; le juge se demande notamment si le régime lié à la qualification convient à l'objet qu'il s'agit de qualifier. Ainsi, parfois, telle qualification est déniée, alors que manifestement les critères en sont réunis, parce que le régime ne convient pas ou inversement 63 ( * ) . Toute la littérature consacrée à la qualification juridique atteste de telles « manipulations » 64 ( * ) .
En outre, cet aspect volontaire des qualifications juridiques semble plus marqué pour celles que décident des règles écrites que pour celles que le juge arrête 65 ( * ) . Pour le dire très vite, les premières se trouvent, plus directement que les secondes, sous l'influence de considérations politiques au sens large de l'expression ; le législateur a moins que le juge (surtout le juge suprême) le souci de la cohérence de l'ordre juridique 66 ( * ) et, partant, celui d'une certaine rigueur dans la mise en oeuvre des catégories qui structurent cet ordre. Ainsi, exemple topique, l'affirmation par le législateur du caractère interprétatif d'une disposition procède très généralement de la volonté de lui donner un effet rétroactif, afin de réaliser certains objectifs de nature politique (lato sensu), et non d'une vérification que la disposition qualifiée satisfait bien aux critères de la loi interprétative (même si cela peut bien sûr être le cas).
Cette critique des vues sous-jacentes au propos d'Henri Mazeaud laisse entrevoir une toute autre conception que celle défendue par ce dernier. Les trois éléments que l'on sait s'y retrouvent, certes, mais avec un sens radicalement différent. Si l'opération de qualification est le choix délibéré de la qualité juridique qui convient à une situation concrète, soit un acte de volonté, alors la qualification légale n'est plus une description mais une prescription, une norme par laquelle il est affirmé que tel objet doit être considéré comme ayant tel qualité juridique, lors même qu'il n'en remplirait pas les critères établis par le droit positif. Ainsi, en énonçant que la loi est interprétative, le législateur entend signifier qu'elle doit regardée comme telle, même si, en réalité, elle modifie l'état du droit. Enfin, dès lors que la qualification légale est bien une norme, le juge doit la traiter comme telle. Quelles conséquences en résulte-t-il pour la question qui nous occupe ?
En premier lieu, comme toute norme, la qualification légale est susceptible d'être interprétée par le juge, lors même qu'elle s'impose à lui et qu'il ne peut la remettre en cause ouvertement ; c'est même dans ce cas surtout que l'interprétation présente un intérêt.
Assez naturellement, l'exercice de ce premier pouvoir peut être influencé par le fait que la qualification légale s'écarte ou non des définitions posées par le droit positif et, en particulier, de celles qui résultent de la jurisprudence. Plus précisément, il est peu douteux que la tendance du juge est de donner une interprétation stricte aux qualifications légales dérogatoires. Les exemples ne manquent pas.
Conformément à une proposition doctrinale 67 ( * ) , la jurisprudence a parfois traité les lois interprétatives comme des lois rétroactives ordinaires 68 ( * ) , ce qui n'est pas sans intérêt car le régime de ces deux types de lois n'est pas exactement le même. Pour ce faire, elle a considéré qu'en usant du terme interprétatif le législateur avait entendu conférer aux dispositions en cause une portée rétroactive (ce qui correspond assez bien à la réalité, même si cela a pu être discuté 69 ( * ) ) ; en d'autres termes, selon un procédé d'interprétation classique, le juge a ici fait prévaloir la volonté du législateur (ou ce qu'il estimait être cette volonté) sur la lettre du texte, encore que celle-ci fût claire.
Il n'est pas rare qu'une disposition législative qualifie un établissement public d'industriel et commercial ou, au contraire, d'administratif. Parfois, cette qualification n'est pas en accord avec les critères jurisprudentiels de distinction entre ces deux sortes d'établissements. Par exemple, l'établissement dénommé industriel et commercial a pour mission principale la gestion d'un service public administratif, de sorte que, d'après les vues de la jurisprudence, une nature administrative aurait dû lui être reconnue. Législative, la qualification peut valablement se soustraire aux critères jurisprudentiels 70 ( * ) et s'impose de toute façon au juge ordinaire et, en particulier, au juge administratif. Néanmoins, ce dernier en limite la portée, soit en admettant qu'un établissement public gère pour partie des activités qui ne correspondent pas à sa nature (figure classique de l'établissement public à double visage), soit en jugeant, de façon plus radicale, que la mission exclusive de l'établissement n'est pas celle que suggère sa qualification 71 ( * ) . Dans ce dernier cas, il semble que le juge joue sur le fait qu'à rigoureusement parler la qualification législative vise l'établissement et non sa fonction ; en d'autres termes, à l'inverse de l'hypothèse précédente, il fait prévaloir une interprétation rigoureusement littérale de la loi.
Un autre exemple, purement doctrinal celui-là, d'exploitation de la manière dont la qualification est énoncée mérite d'être rapporté. Parfois, la qualification légale des contrats de l'administration est indirecte : elle s'opère par le biais d'une attribution de compétence juridictionnelle, soit au juge administratif, d'où il s'infère que le contrat est administratif, soit au juge judiciaire, et l'on en déduit que le contrat est de droit privé. De telles inférences, qui concluent du régime contentieux du contrat à sa nature juridique, sont déjà des interprétations, qui procèdent du principe selon lequel la compétence suit le fond. Mais il est concevable de repousser ces interprétations quand la qualification légale ne correspond pas aux critères jurisprudentiels du contrat administratif. En d'autres termes, lorsque, par exemple, le contrat dont le contentieux est attribué au juge administratif constitue, selon ces critères, un contrat de droit privé, il est soutenable que l'effet de la disposition en cause doit être borné à son objet littéral, la désignation du juge compétent ; pour le reste, celui-ci devra appliquer les règles de fond qui correspondent à la nature juridique du contrat, soit, dans l'hypothèse envisagée, les règles du droit privé. Cela revient en somme à considérer que le contrat en cause est un contrat de droit privé relevant par la volonté du législateur du juge administratif. C'est la position qui est défendue par A. de Laubadère, P. Delvolvé et F. Moderne 72 ( * ) à propos des contrats de vente d'immeubles de l'État, dont l'article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII attribuait le contentieux au juge administratif 73 ( * ) bien qu'ils fussent, au regard des critères jurisprudentiels, des contrats de droit privé, dans la mesure où ils portent sur des immeubles du domaine privé. La jurisprudence, tout en interprétant strictement le domaine d'application de ce texte, ne paraît pas avoir fait sien ce point de vue.
Comme le deuxième exemple donné ci-dessus le montre déjà, l'interprétation stricte peut assez facilement glisser vers l'interprétation neutralisante qui, vidant plus ou moins de sa substance la qualification légale, confine à une requalification. On peut en donner une illustration notoire qui, ancienne, conserve néanmoins l'intérêt d'être très révélatrice de la liberté d'interprétation du juge. Un décret du 11 juin 1806 (article 14) confiait le contentieux des marchés de fournitures de l'État au Conseil d'État. Par là, il reconnaissait à ces contrats un caractère administratif, comme la jurisprudence l'admît initialement 74 ( * ) . Or, à cette époque, l'application des critères jurisprudentiels de distinction entre contrat administratif et contrat de droit privé aurait conduit à ranger lesdits marchés dans l'une ou l'autre catégorie selon les cas. Puis le juge administratif s'avisa qu'il était excessif de considérer tous les marchés en cause comme administratifs et décida de leur appliquer les critères forgés par sa jurisprudence. Pour contourner l'obstacle du décret du 11 juin 1806, le Conseil d'État a tout bonnement dit que l'expression marchés de fournitures dans ce texte ne visait pas les marchés passés dans les conditions du droit commun 75 ( * ) . Voilà une interprétation totalement neutralisante : la qualification légale dérogatoire aux critères jurisprudentiels est interprétée comme les respectant.
Au-delà de l'interprétation (dont les effets, on le voit, peuvent être drastiques), comment, dès lors que la qualification légale est une norme, se présente la question du pouvoir du juge de la censurer, de l'écarter purement et simplement, la question, en d'autres termes, du pouvoir de requalification du juge ?
C'est sur ce point, il faut l'avouer, que la synthèse est le plus difficile ; on peine tout particulièrement à enfermer la diversité des cas que présente le droit positif dans quelques propositions générales. Ce n'est donc pas sans hésitation que l'on en énoncera néanmoins quelques unes.
Certes, l'idée de départ est assez simple : dès lors que la qualification légale est bien une norme, un type particulier de normes, elle ne peut être censurée par un juge, comme toute norme, que si deux conditions sont réunies : la compétence du juge pour contrôler la validité de la norme qui énonce la qualification ; l'invalidité de celle-ci.
Les conséquences de la première condition sont si évidentes qu'il est inutile d'insister : possibilité pour le juge administratif d'écarter toute qualification réglementaire (si elle est illégale) ; impossibilité pour lui, comme pour le juge judiciaire, de censurer une qualification législative (sauf inconventionalité) ; possibilité pour le Conseil constitutionnel de censurer une qualification législative (comportant une inconstitutionnalité).
La seconde condition appelle davantage de précisions. Il faut en effet répondre à la question suivante : à quoi peut tenir l'invalidité d'une qualification légale ?
Il semble bien que trois cas principaux puissent se présenter.
En premier lieu, une qualification légale peut être entachée d'incompétence. Peu importe alors, il convient de le souligner, son contenu : lors même que la qualification serait juste, d'après les définitions du droit positif, elle ne serait pas valable, dès lors que son auteur était sans pouvoir pour l'édicter. Ainsi, la répartition des compétences entre les deux ordres de juridictions est, on le sait, matière législative. En conséquence, dès lors qu'une qualification commande ou affecte ce partage, elle ne peut être donnée que par le législateur : le pouvoir réglementaire, incompétent, n'a pas voix à ce chapitre. Cela n'est pas rien : la plupart des notions fondamentales du droit administratif commandent la répartition des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire. Par exemple, seule une disposition législative peut attribuer à une catégorie de contrats la qualité de contrats administratifs ou, au contraire, celle de contrats de droit privé ; une qualification décrétale serait illégale lors même qu'elle serait conforme aux critères jurisprudentiels de distinction entre les deux types de contrats considérés 76 ( * ) .
Supposons maintenant que la qualification émane de l'autorité compétente pour la donner. Son invalidité tiendra ordinairement à son contenu même : de l'appréciation du juge, elle ne s'est pas conformée aux définitions du droit positif, alors que celles-ci s'imposaient à l'auteur de la qualification. Pour qu'il en soit ainsi, la définition doit être contenue dans une norme de valeur supérieure à celle qui énonce la qualification et de portée non pas supplétive, mais impérative.
On touche par là à la question délicate de la liberté de qualification de l'autorité compétente : si le respect d'une définition ou de critères s'impose, le pouvoir de qualification n'est pas discrétionnaire mais lié. Dès lors que ces notions là entrent en jeu, bien des nuances peuvent apparaître : c'est ici sans doute que la synthèse devient la plus ardue. Distinguons au moins quelques cas.
Il peut arriver qu'un texte d'une valeur suffisante pour s'imposer à l'auteur de qualification énonce une définition impérative: la qualification qui, selon l'appréciation du juge, s'en écarterait, serait assurément illégale. Par exemple, la définition du domaine public immobilier est aujourd'hui fixée par l'article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques; une décision administrative qui rangerait dans le domaine public un immeuble ne répondant pas à cette définition serait assurément illégale. Au demeurant, d'après une jurisprudence des plus classiques, aujourd'hui codifiée à l'article L. 2111-3 du même code, les décisions de classement d'un bien dans le domaine public ne peuvent avoir d'autre effet que d'en constater la domanialité publique; relatives à un bien ne satisfaisant aux conditions d'appartenance au domaine public, elles sont illégales 77 ( * ) .
L'absence de définition textuelle impérative peut être palliée par la formulation d'une définition jurisprudentielle ; discrétionnaire au regard du droit écrit, le pouvoir de qualification se trouve alors lié par le juge.
La détermination du caractère des établissements publics en offre un bon exemple 78 ( * ) . Elle relève du pouvoir réglementaire 79 ( * ) auquel les textes laissent une grande liberté d'appréciation 80 ( * ) . Néanmoins, quand un décret qualifie un établissement public d'industriel et commercial ou d'administratif, le Conseil d'État et le Tribunal des conflits se reconnaissent le pouvoir de vérifier la pertinence de cette qualification au regard des critères jurisprudentiels applicables à cette matière 81 ( * ) . Si ces derniers ont été méconnus, le juge procède à une requalification. Comme E. Fatôme l'a bien vu, cette jurisprudence implique logiquement que les critères en cause ne jouent plus seulement à titre supplétif pour qualifier un établissement public dont le texte institutif n'a pas déterminé la nature, mais « constituent...désormais également des éléments qui s'imposent à l'administration » 82 ( * ) .
Le troisième cas annoncé concerne une espèce particulière de qualification légale. Parfois, une disposition définit sa propre nature juridique et non pas celle d'un objet extérieur à elle. L'exemple type de cette « auto-qualification » est donné par la norme qui s'affirme interprétative. Le juge peut vérifier la pertinence de cette qualification et, le cas échéant, l'écarter quand la validité de la disposition qualifiée en dépend.
Par exemple, en vertu d'un principe général du droit, les décisions administratives ne peuvent légalement comporter d'effet rétroactif. Toutefois, ce principe ne va pas sans exceptions et, notamment, les décisions administratives interprétatives rétroagissent valablement à la date de l'acte interprété. Il arrive qu'une décision administrative se déclare interprétative afin de s'appliquer dans le passé. Cette affirmation conditionne évidemment la validité de la décision sur laquelle elle porte : ou bien elle est exacte et cette décision a valablement rétroagi ou elle ne l'est pas et la même décision comporte une rétroactivité illégale. Le juge administratif est donc nécessairement amené à contrôler cette qualification et, le cas échéant, à l'écarter: s'il ne le faisait pas, il suffirait à une autorité administrative d'affirmer le caractère interprétatif de ses décisions pour échapper au principe de non rétroactivité 83 ( * ) .
Les mêmes principes doivent gouverner le pouvoir du juge à l'égard des lois qui se proclament interprétatives. Quoique législative, cette qualification peut être contrôlée et, éventuellement, censurée si elle conditionne la validité de la loi, c'est-à-dire sa conformité à un principe supérieur dont il entre dans les attributions du juge de vérifier le respect par le législateur.
On s'explique ainsi que, pourtant sollicité par les saisissants, le Conseil constitutionnel se soit toujours refusé à contrôler la qualification de loi interprétative et à en censurer l'abus 84 ( * ) : cet abus, en lui-même, n'entache pas la loi d'inconstitutionnalité. En effet, dès lors que le principe de non rétroactivité de la loi n'a pas valeur constitutionnelle en matière non répressive, la circonstance qu'une loi déclarée interprétative modifie en réalité l'état du droit ne saurait être, à elle seule, un motif d'inconstitutionnalité, puisque le législateur détient précisément le pouvoir de changer rétroactivement le Droit.
Quant au juge ordinaire, il est susceptible de se pencher sur la qualification considérée si elle comporte une incidence sur la conventionalité de la loi. Ainsi, dans des litiges de TVA, certaines juridictions administratives ayant estimé que les principes communautaires de sécurité juridique et de confiance légitime interdisaient en principe les lois rétroactives mais non les lois interprétatives ont nécessairement été conduites à vérifier la justesse de la qualification législative de loi interprétative 85 ( * ) . Au contraire, quand la conventionalité d'une disposition est subordonnée aux mêmes exigences qu'elle comporte une rétroactivité ordinaire ou soit interprétative, la pertinence de cette dernière qualification n'importe pas 86 ( * ) .
On termine ainsi par la question d'où l'on était parti, mais un peu éclairé, on l'espère, par les propos qui précédent. La substance de ces derniers est finalement fort simple. L'opération de qualification étant un acte dans lequel il entre, pour le moins, une part de volonté, les dispositions légales qui attribuent une qualité juridique sont pleinement normatives et doivent être traitées comme telles par le juge, auxquelles les ressources de l'interprétation offrent d'ailleurs une grande latitude de décision.
D'après ces vues, l'arrêt Mme Pavie semble assez fragile (quoique l'on pense d'ailleurs de son opportunité) : la Cour de cassation n'y invoque aucune inconventionalité de nature à justifier juridiquement qu'elle s'oppose à la volonté du législateur. M. Michel Charasse n'avait ainsi pas tout à fait tort sur le fond, même si la forme de son propos était bien peu conforme à la modération que l'on prête d'ordinaire aux membres de la Haute assemblée.
Intervention du Président Jacques MOREAU
Je remercie Jacques Petit de son intervention. Comme c'est le plus brillant de mes élèves, je vois apparaître à chaque fois des nouveautés que je crois ne lui avoir jamais apprises. Il commence par la synthèse, il énonce une thèse et il termine par l'antithèse, ce qui fait que la salle et tous les auditeurs ont tous les choix possibles. Est-ce que la qualification est un constat ? Ou est-ce qu'elle est plus qu'un constat, est-ce qu'elle est le choix du juge ? Est-ce que, pour les qualifications légales les normes sont des normes ou des normes qui ont perdu toute normativité ? Le juge a-t-il ou non le pouvoir de faire ce que M. Charras lui reprochait d'avoir fait ? Vous voyez que nous sommes en pleine incertitude, et nous sommes donc probablement assez proches de la vérité. Je laisse à la salle le soin de poser quelques questions aux orateurs, étant entendu que, il me semble que la pause café nous attend, et que vous avez un choix difficile à faire entre l'utile et l'agréable.
Présidence et introduction de M. Jacques FOYER, Professeur émérite de droit privé, Université de Paris II Panthéon-Assas.
Mesdames, Messieurs, si vous le voulez bien, nous allons reprendre ce passionnant colloque qui a été parfaitement ouvert comme vous avez pu vous en apercevoir. Dans la première partie, le programme indiquait qu'il serait question de « réflexions, de problèmes et de théories ». En réalité, il s'est agi en grande partie de poser des questions. Et je ne sais pas si mon ami Michel Troper est encore là, mais il rappelait dans un de ses écrits la parole d'un religieux qui se promenait dans les rues en disant « qui a des questions, j'ai les réponses ». Nous avons des questions, mais je ne suis pas sûr que les réponses soient toutes acquises. Toutefois, nous sommes sur le chemin de la vérité. Je voudrais aussi ajouter qu'en tant que modeste privatiste, j'ai été dans l'admiration devant les propos tenus par mon ami Jean-Louis Bergel. Il est vrai que j'étais en terrain de connaissance. Nous parlons l'un et l'autre la langue du droit privé. Le droit privé est en effet un langage qui nous est commun. Dans cette première partie consacrée principalement à la liberté de l'interprète, je n'ai pas bien vu l'importance de l'intervention de la loi. Mais, je dois avoir une idée de la hiérarchie des normes un peu simplette qui consiste à penser que la loi est supérieure au juge. Le grand Portalis disait « le juge a précédé la loi ». Historiquement, il est vrai que le juge a précédé la loi. Aujourd'hui, l'exemple de l'affaire Perruche et de la loi anti-Perruche démontre que c'est le législateur qui a le dernier mot. Ainsi, cette matinée a permis d'ouvrir un grand nombre de questions intéressantes, livrées à notre méditation et que nous relirons avec plaisir quand les travaux seront parus. Il nous faut maintenant porter des « regards » sur cette question de l'interprétation, pour illustrer les problèmes que nous avons rencontrés. Sans plus tarder, je vais donner de suite la parole à ma collègue Mme Ghica le Marchand qui va affronter cette question de l'interprétation de la loi, en revenant sur le terrain du droit pénal.
L'INTERPRETATION DE LA LOI PENALE PAR LE JUGE
Mme Claudia GHICA-LEMARCHAND, Maître de conférences de droit privé, Université de Bretagne Occidentale
Depuis le siècle des Lumières, le droit pénal est considéré comme étant un des moyens les plus sûrs afin de mesurer le degré de civilisation d'une société. Il se caractérise essentiellement par un besoin intrinsèque d'équilibre entre deux intérêts antagonistes. Sa nature régalienne, soucieuse d'exemplarité et d'efficacité, s'oppose à la protection des individus, le soumettant au principe de dignité de la personne humaine, valant autant pour les victimes que pour les coupables. L'interprétation de la loi pénale dépasse le cadre de la technique juridique. Le caractère sacré attaché à l'équilibre intrinsèque du droit pénal fait de l'interprétation une opération de « magie » : la norme abstraite prend vie et devient le droit.
L'interprétation est une composante essentielle du raisonnement juridique. Le raisonnement juridique est, généralement, défini comme l'application d'une règle à un cas. L'interprétation juridique consiste à déterminer le sens de la règle en vue de préciser sa portée dans le contexte de son application. Dans un sens plus large, l'interprétation juridique désigne toute forme de raisonnement juridique qui conduit à la solution d'un cas ou à la découverte d'une règle 87 ( * ) . L'interprétation devient le pivot central de la recherche de la raison juridique, constituant la science du droit et ayant pour objet de rendre possible la connaissance rationnelle du droit. A ce titre, elle représente une question essentielle de la théorie du droit, commune à toutes les disciplines juridiques, ayant connu une histoire mouvementée entre l'autorité et la raison. L'étude de droit pénal ne saurait faire l'économie des références à la théorie générale, même si elle présente des particularités irréductibles.
Le principe fondateur du droit pénal, véritable clé de voûte de l'organisation répressive française, est le principe de la légalité pénale. « Nullum crimen, nulla poena sine lege ». En vertu de cet adage, la loi est source unique de droit pénal. L'application de la loi au procès en cours constitue le passage de la dimension générale à la dimension particulière. Le juge répressif est chargé de la mission délicate d'assurer l'équilibre entre l'efficacité de la répression et la garantie des droits individuels. S'il possède un pouvoir incontestable de personnalisation de la sanction pénale, peut-il exercer ce pouvoir dans le domaine de l'interprétation de la loi pénale ?
Une application restrictive du principe de la légalité pénale conduirait à une réponse négative, le juge étant cantonné à une distribution automatique des peines assortissant les qualifications retenues. Cette analyse découlerait directement de la vision de Montesquieu qui voyait le juge comme « la bouche prononçant les paroles de la loi ». Les auteurs classiques appliquaient strictement ce principe en matière pénale. Ainsi, Portalis déclarait « qu'en matière criminelle, il faut des lois précises, point de jurisprudence », rejoignant Beccaria qui affirmait, pour sa part, que « les juges ne peuvent pas interpréter la loi, car ils ne sont pas législateurs ».
Aux lendemains de la Révolution française, cette conception prévalait et le législateur lui-même interprétait ses textes de loi, à travers le mécanisme du référé législatif. Des réminiscences de cette technique subsistent encore aujourd'hui dans l'interprétation authentique des lois, émanant du législateur : les lois interprétatives ab initio ou a posteriori et les réserves d'interprétation du Conseil Constitutionnel faisant corps avec la loi et s'imposant aux juges avec la même force qu'elle 88 ( * ) .
L'idéalisme de cette conception de loi pénale parfaite, empreinte d'universalisme et pérennité, s'est vite imposé dans la réflexion des juristes. L'inflation législative galopante, notamment dans le domaine pénal, laisse quelques traces sur la qualité des textes. En cas de carence du texte, de loi obscure, incomplète, inadaptée aux évolutions de la société, le juge pénal peut-il interpréter la loi ou doit-il refuser de juger, en attendant l'intervention du pouvoir législatif ?
Le juge a l'obligation légale de statuer et ne peut s'abriter derrière le caractère insuffisant de la qualité d'une loi. La Chambre criminelle de la Cour de cassation n'hésite pas à appliquer l'article 4 du Code civil. Le juge refusant de juger pour ne pas interpréter une loi insuffisante, obéissant strictement au principe de la séparation des pouvoirs, se rendrait coupable de déni de justice. Le juge a le pouvoir d'interpréter la loi, comme continuation de son devoir de l'appliquer. Cependant, l'interprétation de la loi pénale obéit à des règles propres au droit pénal. Malgré son intégration judiciaire au sein du droit privé, le juge pénal s'éloigne des théories d'interprétation extensive retenues par les disciplines voisines.
Le droit est, de manière générale, une discipline interprétative. Il est particulièrement important de savoir si les interprétations successives procèdent d'une démarche interprétative unique afin de dégager un concept unique proche de la véritable nature du droit. Si l'accord de la communauté des interprètes permet de dégager un idéal régulateur de l'interprétation, seules les décisions font autorité et nullement les interprétations 89 ( * ) .
Le statut de l'interprétation débouche invariablement sur le positionnement de l'interprétation jurisprudentielle par rapport à la loi. Si son autorité morale est indéniable, son autorité légale est discutée. Les sources du droit desquelles coule ou découle le droit ont reçu une définition restrictive dans la classification traditionnelle du droit privé de Gény entraînant une hypertrophie de la notion. Gény a créé la notion de source formelle réservée à la loi, dans son sens constitutionnel français, source complétée par les simples autorités, appelées depuis sources matérielles. Si la coutume en est exclue 90 ( * ) , de manière définitive et absolue par le droit pénal 91 ( * ) , le débat principal porte sur le statut de l'interprétation jurisprudentielle.
Le critère de distinction entre les deux catégories de sources repose sur la liberté d'interprétation. Si les sources formelles revêtent un caractère impératif, en s'imposant à l'interprète « supprimant ou restreignant la liberté de ses jugements », dans les autres cas « l'interprète est totalement livré aux inspirations de sa conscience individuelle » 92 ( * ) . Cependant, le raisonnement est frappé d'un défaut de cohérence 93 ( * ) car la plus ou moins grande liberté de l'interprète devrait être la conséquence pratique de la distinction et nullement son critère.
Gény a exclu la jurisprudence des sources formelles du droit car elle ne s'impose pas à l'interprète avec une force suffisante, étant incertaine et évoluant en fonction des nécessités sociales sans aucune garantie de stabilité. L'interprétation prétorienne présente, néanmoins, une autorité incontestable, notamment, lorsqu'elle émane de la Cour de cassation, ce qui permettrait d'établir une distinction éventuelle entre autorité de droit et de fait. Cette inspiration est illustrée par le droit contemporain qui se réfère fréquemment à la norme et à la règle et non plus exclusivement à la loi, lui permettant d'incorporer les sources matérielles bénéficiant d'une autorité de fait. La règle doit présenter la double caractéristique de permanence et de généralité, censée assurer le principe de la sécurité juridique.
Gény ne reconnaît à la décision du juge qu'une « portée qui dépasse le cas individuel » 94 ( * ) . « Notre société a grand besoin d'une jurisprudence uniforme et bien liée qui rassure par le sentiment d'avoir en elle un guide infaillible. Toutefois, à côté de la sécurité du commerce juridique, le progrès des institutions réclame, en sens inverse, une large indépendance vis-à-vis de ses antécédents. » 95 ( * ) Afin de concilier ces deux intérêts contradictoires, la loi elle-même a accordé le pouvoir d'interprétation à la Cour de cassation. Placée en face d'une véritable question de droit, la Cour de cassation n'a pas toujours à se prononcer catégoriquement. Si la loi a été ouvertement violée, la cassation s'impose. « Tant qu'il n'y a pas de nécessité impérieuse d'unifier la jurisprudence sur un point douteux, tant que, d'autre part, la clarté ne paraîtrait acquise relativement à sa solution, les magistrats peuvent laisser passer des opinions divergentes, plutôt que de consacrer, sur une question non prévue par la loi écrite, une solution définitive prématurée » 96 ( * ) .
Si l'appartenance commune du droit civil et du droit pénal à la même branche juridique a favorisé une contamination de la matière répressive par les mêmes méthodes, l'interprétation de la matière pénale revêt une autonomie indéniable. Il est nécessaire de définir la notion d'interprétation de la loi pénale, avant de se pencher sur les pouvoirs du juge pénal dans ce domaine. « Interpréter la loi pénale consiste pour le juge à chercher son sens exact pour l'appliquer aux situations qu'elle est appelée à régir » 97 ( * ) . Toutes les lois doivent être interprétées afin d'assurer leur application, leur traduction en pratique. Ce sens originel de l'interprétation, la recherche du passage du général (de la règle) au particulier (à l'espèce) a évolué avec le temps. L'interprétation n'est plus seulement la découverte de la solution d'un cas, mais dégage une forme de raisonnement permettant la découverte d'une règle.
Le Nouveau Code pénal a choisi d'accorder sa confiance au juge pénal, confiance gagnée par les juges, grâce à un remarquable travail d'interprétation de la loi pénale, même dans le silence absolu de l'ancien Code pénal quant à leurs pouvoirs dans ce domaine. L'article 111-4 dispose « La loi pénale est d'interprétation stricte ». Ce texte bref et concis semble régler la difficulté. Après avoir écouté les plaideurs, le juge peut faire parler la loi. Il prononce les peines ou les absolutions, mais il est tenu par la source descendante de la loi, véritable « parole divine ». Le juge pénal acquiert le pouvoir d'interpréter la loi et le législateur lui impose la méthodologie à suivre. Cependant, en l'absence d'une définition de l'interprétation stricte de la loi pénale, l'espace de recherche du juge reste relativement vaste et les questions se bousculent. Quel est le contenu de la méthode d'interprétation stricte ? Quels sont les pouvoirs du juge ? Quelle est la valeur de son interprétation ?
La méthode de l'interprétation stricte de la loi est présentée généralement comme le corollaire naturel du principe de la légalité pénale. En raison du pouvoir d'interprétation que s'arroge le juge pénal, peut-on dire aujourd'hui que ce principe concurrence indirectement la légalité, en menaçant l'équilibre constitutionnel de l'organisation de notre système démocratique ?
S'il semble nécessaire d'accorder un pouvoir d'interprétation au jugé pénal, il convient, néanmoins, de le contenir dans des limites strictes afin de ne pas vider le principe de la légalité pénale de son essence même. Ce principe est le prolongement naturel de la séparation des pouvoirs constituant le fondement de la société démocratique. L'interprétation juridique est une continuelle histoire entre raison et autorité. Si le juge en interprétant cherche la Raison, la Raison de la Loi et peut-être même au-delà, la Raison du Droit, de la Justice, quelle est l'Autorité de son interprétation ?
L'interprétation de la loi pénale oscille continuellement entre raison et autorité. D'une part, le juge pénal est devenu un virtuose de l'interprétation de la loi vertueuse. Il exprime ainsi sa recherche de la raison dans l'autorité de la loi. D'autre part, son avis sur l'interprétation de la loi détermine la vie du droit, l'évolution du système. La raison trouvée reçoit-elle une quelconque autorité ?
I. LE JUGE VIRTUOSE DE L'INTERPRÉTATION DE LA LOI VERTUEUSE - DE L'AUTORITÉ À LA RAISON
L'interprétation est un raisonnement logique suivant plusieurs phases : la découverte, la recherche de référence, l'énoncé d'une hypothèse, vérification de l'hypothèse par son application à l'espèce, énoncé des règles générales qui lui permettront d'accéder à son tour au rang des références. Cette méthode présente un avantage certain car elle se rapproche du modèle de la spirale délaissant la dimension fermée du cercle. La boucle n'est jamais bouclée et le travail d'interprétation continue.
Les différentes théories de l'interprétation sont autant d'atteintes au mythe de la loi claire et univoque, limpide et précise. « Le rôle de la théorie ne consiste pas tant à imposer des règles ou des interprétations nouvelles, qu'à exhumer les prémisses philosophiques occultes qui orientent de manière inconsciente la pratique du droit afin d'en apprécier la pertinence et, si nécessaire, les remettre en cause » 98 ( * ) . La théorie du droit constitue le principe même de l'interprétation constructive.
Selon le principe de la légalité pénale, la loi a le monopole de la création des infractions et des peines. Ce monopole se dédouble, en pratique, car le pouvoir législatif, au sens strict, a vocation à gérer les crimes et les délits, alors que le pouvoir réglementaire est compétent pour les contraventions (articles 111-2 C.P.). Ce monopole constitue un privilège doté d'une contrepartie importante. Le législateur n'a pas uniquement le droit de faire des lois pénales, mais il en a aussi le devoir. La loi, revêtue de cette exceptionnelle autorité, se doit d'être vertueuse, afin de permettre au juge d'en apprécier la raison et de l'interpréter.
A. LA LOI VERTUEUSE - L'AUTORITÉ
« Donc la loi est la distinction des choses justes et injustes, exprimée conformément à la nature ancienne et primordiale du monde, sur laquelle se règlent les lois des hommes qui frappent de supplice les méchants et prennent la défense et la protection des gens de bien » 99 ( * ) . L'incrimination est le reflet d'une conception exclusivement objective de la criminalité, car le législateur s'attache à déterminer les bonnes ou les mauvaises conduites de façon générale et impersonnelle. Il semble impossible de parler de l'interprétation de la loi pénale en faisant abstraction de son fondement même - le texte à interpréter. A l'origine, le principe de légalité était défini comme imposant l'obligation de l'existence préalable d'un texte définissant l'incrimination et la peine l'assortissant. Le droit pénal met l'accent sur les apports de Cesare Beccaria, fondateur du courant légaliste, qui dans son traité « Des délits et des peines », publié en 1764, décrit les bases d'une bonne justice pénale mettant en oeuvre les principes généraux dominés par l'idée nouvelle de contrat social. De l'union des volontés particulières naît une personne publique recherchant le bien commun. Pour remplir cette mission, cette personne publique a des lois censées régir tous les domaines de la société, notamment la répression. Les lois peuvent fixer les peines de chaque délit et le droit de faire des lois pénales ne peut résider que dans la personne du législateur 100 ( * ) . La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 proclame ces principes fondamentaux dans ses articles 5 101 ( * ) et 8 102 ( * ) , leur assurant une valeur 103 ( * ) constitutionnelle 104 ( * ) . De plus, la Constitution de 1958 les inscrit dans son corps en les faisant figurer aux articles 34 et 37. La légalité est consacrée par le Code pénal de 1810 et reprise par le nouveau Code pénal dans son article 111-3 106 ( * ) . L'insuffisance de cette définition purement matérielle de la légalité pénale a été mise en lumière par l'impossibilité pratique d'appliquer certains textes.
Le principe de la légalité pénale a été élargi à l'obligation de qualité de la loi d'incrimination et de pénalité. Il ne suffit pas qu'un texte existe, mais il faut que ce texte soit d'une qualité suffisante afin de permettre au juge de l'appliquer. Le principe de légalité pénale conjugue deux composantes : l'existence et la qualité de la loi. La Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt du 24 avril 1990 108 ( * ) , a défini les deux composantes de la qualité de la norme pénale - la prévisibilité et l'accessibilité. La prévisibilité renvoie aux exigences constitutionnelles de clarté et de précision de la loi. A la lecture de la loi, le citoyen doit connaître les actes et les omissions engageant sa responsabilité pénale. L'accessibilité tend à assurer une information préalable suffisante des justiciables. Le citoyen doit pouvoir prendre connaissances des règles applicables afin d'être prévenu des conséquences de son comportement.
Cette exigence de qualité, redécouverte et revisitée tous les jours par les juristes, est une des préoccupations classiques de la doctrine du droit privé. Si le Discours préliminaire à la présentation du Code civil de Portalis reste la référence suprême, les conseils prodigués au législateur par le Doyen Carbonnier sont juridiquement précieux. Dans son ouvrage « Essai sur les lois », il privilégie une approche philosophique, historique et sociologique se terminant par quelques instructions sur l'attitude intérieure que doit garder le législateur. « Elaborer des lois est une chose grande, importante et délicate, et sans l'esprit de Dieu, on ne fait rien de bon. Aussi faut-il agir toujours avec crainte et humilité devant Dieu, et observer cette règle : faire court et bon, peu et bien, aller doucement et sans cesse en avant. Ensuite, si ces lois s'enracinent, les compléments nécessaires se présenterons d'eux-mêmes, comme cela a été le cas chez Moïse, le Christ, les Romains, le pape et tous les législateurs » 109 ( * ) (Luther parle ici). Son aspect de manuel de législation futur met l'accent sur le droit naturel de la législation, ou à défaut, d'une morale.
Les tendances de l'art législatif en France s'inspirent de l'empirisme législatif, hérité de Montesquieu, montrant une conception holiste du droit et caractérisé par plusieurs traits 110 ( * ) . La modération est traduite par une transaction législative résultant d'un compromis entre deux extrêmes. Sa mise en oeuvre est assurée par le relais des juges vus comme « des conseillers ou ministres d'équité plutôt qu'interprète de textes ou artisan de la jurisprudence » 111 ( * ) . Les calculs d'ineffectivité doivent plaider pour la coexistence des méthodes traditionnelles aux côtés des innovations. Cela permet d'aboutir à une véritable pluralité des modèles pouvant susciter une création spontanée du droit faisant une large place à l'inspiration de l'équité.
Si l'équité avait, à l'origine, une place modératrice, cantonnée à un rôle secundum legem , elle acquiert, aujourd'hui, une force correctrice et sanctionnatrice, accédant à un rôle praeter legem 112 ( * ) . La distinction fondamentale entre la rigidité exclusivement légaliste du droit français et l'inspiration par les principes équitables du droit anglais s'amenuise. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme procède à une harmonisation tendant à une unification progressive des sources du droit. L'article 7 de la C.E.D.H. dispose « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même, il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise. ». L'affirmation du principe de la légalité « des délits et des peines » s'accompagne de son corolaire naturel, la non-rétroactivité de la loi pénale. La formulation européenne est fondamentalement différente de la terminologie du droit français, car elle repose sur la référence au « droit national » et pas exclusivement à la loi. L'élargissement de ses sources est conforme au contexte international de son application. Elle vise indifféremment tous les systèmes juridiques des Etats parties, y compris les pays de common-law qui ne se fondent pas sur la « loi », au sens formel du terme. Cette référence permet à la Cour de Strasbourg d'entendre largement donc le mot «loi », englobant le droit écrit et non-écrit, les textes et la jurisprudence. Cette définition matérielle de la légalité pénale influence profondément le droit français.
Cependant, une limite essentielle demeure en droit pénal : le juge ne dispose pas d'un pouvoir créateur, mais d'un pouvoir modulateur. L'interprétation lui permet de remodeler les règles légales, mais il ne saurait se substituer au législateur en vertu de l'équité naturelle. La création ex nihilo est impossible, même si elle est corrigée par un pouvoir de création de critères, de conditions ou de conséquences, parfois absentes du texte.
En droit pénal, l'image de la loi vertueuse s'impose avec d'autant plus de force que les peines portant atteinte aux libertés individuelles sont graves. Le législateur n'a donc pas seulement de devoir de rédiger des lois pénales, mais des lois pénales de grande qualité. Les acteurs du processus législatif sont sévères dans leur appréciation qualitative de la loi. Monsieur Jean Foyer, ancien Garde des sceaux, qualifiait certaines lois récentes de « neutrons législatifs », alors que le Président de l'Assemblée Nationale, Monsieur Jean-Louis Debré, déplorait les « lois déclaratives » en rappelant que « la loi n'est pas seulement faite pour rappeler des évidences, mais pour fixer des principes afin de rendre possibles ces déclarations de principe ». Monsieur Pierre Mazeaud, président du Conseil constitutionnel, a affirmé que « la loi ne doit pas être un rite incantatoire. Elle doit être faite pour fixer des obligations et ouvrir des droits » 113 ( * ) . Si les dernières tentatives de faire censurer des lois sur ce fondement constitutionnel ont échoué 114 ( * ) , les dispositions législatives actuelles doivent résister à une tentation déclarative 115 ( * ) , verbeuse 116 ( * ) , inflationniste 117 ( * ) et consomptible qui ne facilite pas le respect de ces garanties de qualité de la loi pénale. Les auteurs déplorent aujourd'hui ces tendances et demandent de restituer à nos lois la chance de « devenir anciennes » 118 ( * ) . L'inflation législative 119 ( * ) , sécrétée par une demande sociétale soutenue 120 ( * ) , aggrave « l'indigestion du corps social », diagnostiquée par le Doyen Carbonnier. Le télescopage des textes fait naître « un problème d'intelligibilité de la loi » renvoyant directement à une interrogation sur le sens et le rôle de la norme pénale 121 ( * ) . La loi se doit d'être vertueuse afin d'imposer la vertu aux citoyens !
La loi est naturellement appliquée par le juge. Si le législateur est chargé de trouver la géométrie de la loi, le juge d'en assurer l'arithmétique conduisant à l'obtention des solutions concrètes. Si le législateur exerce le pouvoir, dans le sens constitutionnel du terme, la potestas , le juge en assure l'autorité, l' auctoritas . De ce rapport subtil de forces naît la nécessité de l'interprétation de la loi pénale, dont le juge va devenir un virtuose.
B. LE JUGE INTERPRÈTE VIRTUOSE - LA RAISON
L'interprétation assure un équilibre délicat garant du bon fonctionnement de l'ensemble des institutions au sein de l'Etat. Le choix intervient entre deux positions contradictoires pouvant devenir complémentaires. Le juge doit transcender sa nature de « bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force, ni la rigueur » 122 ( * ) . Cependant, il ne doit pas violer la loi qu'il a le devoir de protéger et d'appliquer. « Méprisez généralement les coutumes, les circulaires, les décrets et les jurisprudences, il vous appartient d'être plus sages que la Cour de cassation si l'occasion s'en présente. La justice n'est pas une vérité arrêtée en 1810, c'est une création perpétuelle. Elle sera ce que vous en ferez. (...) Consultez le bon sens, l'équité ou l'amour du prochain plutôt que l'autorité ou la tradition. La loi s'interprète. Elle dira ce que vous voulez qu'elle dise. » 123 ( * ) .
Du point de vue général, si les méthodes d'interprétation utilisées par le droit privé sont diverses, oscillant entre contextualisme, historicisme et herméneutique 124 ( * ) , leur but est unique : dégager une signification unique de la règle prenant place dans les sources du droit. Raymond Salleilles propose une interprétation évolutive ou historique du droit, prolongeant les méthodes de Savigny et l'Ecole historique allemande. L'interprétation permet au texte d'évoluer car elle est, elle-même, évolutive et la coutume joue un rôle déterminant. François Gény ne partage pas cette conception qui prive la loi de sa fonction essentielle qui est d'assurer la fixité et la stabilité de la norme juridique. Il soutient l'interprétation littérale de la loi afin de ne pas « restreindre la portée de celle-ci à la mesure de la volonté subjective du législateur » 125 ( * ) et prône la libre recherche scientifique de l'interprète recouvrant un champ d'application fort étendu car la loi n'entrave plus son activité, pas plus qu'elle ne l'appuie de son autorité. Cependant, il constate que lorsque le droit écrit est insuffisant, il reste possible d'élaborer, à côté et en dehors des formules, un droit plus souple, plus vivant et qui reste toujours moderne, parce qu'il se transforme de lui-même. Cet ensemble constitue un droit coutumier nouveau style inspiré par les techniques de la réalité sociale. La jurisprudence doit adapter les règles à une société évolutive et changeante. Les deux juristes font rentrer la considération du fait social dans l'interprétation.
Même si l'interprétation est une préoccupation traditionnelle des jurisconsultes, Gény a eu le mérite de renouveler son statut. L'interprétation de la norme permet de construire le droit comme une science reposant sur le fondement de la raison plutôt que sur celui de l'autorité 126 ( * ) . Au-delà de l'étendue du pouvoir d'interprétation, la nouvelle définition de l'interprétation assure un autre sort aux interprétations elles-mêmes. Trois idées-clés résument cette évolution 127 ( * ) . D'une part, le droit n'est pas seulement conventionnel, il est avant tout naturel, car « il ne trouve pas sa source exclusivement dans les textes de lois, mais aussi dans le milieu réel où vivent les humains qui le génèrent et pour qui il est fait » 128 ( * ) . D'autre part, le droit n'est pas seulement une logique formelle, mais aussi une science. Enfin, en appliquant les règles scientifiques au droit, le droit devient une science positive capable de générer ses propres normes. Cependant, le droit doit transcender ce carcan formel afin de retrouver l'idéal de justice, valeur suprême de la norme juridique qui doit animer le législateur et le juge lorsqu'ils formalisent la règle de droit 129 ( * ) . La méthode de Gény a permis de dégager la théorie de l'autonomie de la volonté individuelle 130 ( * ) .
Le Doyen Carbonnier perpétue et approfondit l'étude de ce lien entre la sociologie juridique et le droit. L'interprétation est analysée comme une méthode permettant de coordonner la sociologie, définie comme « la science des moeurs » 131 ( * ) et qui est de nature descriptive, et le droit, procédant de la morale qui est une discipline normative de nature prescriptive. La conception de la morale théorique confuse disparaît lentement pour faire place à une conception claire et positive tenant compte de l'ensemble des faits comme d'un objet de science.
Avant d'aborder spécifiquement la question de la loi pénale, le Doyen Carbonnier s'interroge sur l'interprétation du droit dans son ensemble. « Puisque c'est le juridique qui fait figure de phénomène particulier au regard de l'ensemble social, c'est dans un de ses caractères propres qu'il est rationnel de chercher le critère de différenciation» 132 ( * ) et de se placer à l'extérieur des systèmes normatifs. Même si le droit est une contrainte, il est possible de le qualifier d'institution de contestation à « travers une mise en question de lui-même ». Si la règle est l'essentiel du droit, la sanction assure son exécution, devenant, à ce titre, une de ses dimensions nécessaires. La contrainte sociologique opère l'accomplissement des normes par le relais de la volonté de ses sujets. La contrainte juridique remplit une fonction consciente se traduisant par la force de la violence. Le droit pénal n'a pas le monopole de la violence, mais le monopole de la violence extrême - le jus gladii (le droit au glaive), le droit à la mort. De même, la définition même de la peine repose sur la souffrance et l'affliction.
Malgré sa nature intrinsèquement vertueuse, la loi pénale emploie des termes susceptibles de plusieurs sens, exprimant la richesse et le raffinement de la langue française. Cette signification à géométrie variable est susceptible d'une interprétation extensive ou restrictive. Or, le code pénal ne retient nullement ces deux termes, mais celui d'interprétation stricte, même si parfois la Cour de cassation parle de méthode restrictive 133 ( * ) . Il convient de dissocier les deux termes 134 ( * ) , car la confusion résulte d'une survivance de l'adage latin « poenalia sunt restringenda » renvoyant expressément à l'interprétation restrictive des lois pénales. Pour déterminer le contenu de l'interprétation stricte, il convient de dégager l'ensemble des méthodes envisageables afin d'interpréter la loi pénale.
La première méthode constituée par l'interprétation littérale ou exégétique s'attache, essentiellement, à la lettre de la loi et fait prévaloir la forme sur le fond du texte. L'interprétation grammaticale s'accompagne de l'interprétation technique ou logique utilisant certaines méthodes de raisonnement 135 ( * ) . Cette technique est préconisée par BECCARIA qui la présente comme le fondement de la théorie du syllogisme judiciaire dans son célèbre traité « Des délits et des peines ». Dès le quatrième paragraphe, il limite l'objet de l'interprétation au droit criminel positif (à l'exclusion du droit naturel et de la théologie). L'intitulé du paragraphe, « Interprétation des lois », est démenti par le contenu même de texte qui l'interdit au juge pénal. Le jugement correct ne procède pas de l'interprétation de la loi, mais de son application purement logique. « En présence de tout délit, le juge doit former un syllogisme parfait : la majeure doit être la loi générale, la mineure, l'acte conforme ou non à la loi, la conclusion étant l'acquittement ou la condamnation. Si le juge fait, volontairement ou par contrainte, ne fut-ce que deux syllogisme au lieu d'un seul, c'est la porte ouverte à l'incertitude ».
Le syllogisme est une pure opération logique reposant plus sur les faits que sur l'appréciation de la règle et supprimant toute marge d'appréciation personnelle au juge interprète. Le syllogisme repose sur le modèle géométrique allant du général vers le particulier. En tant qu'application pure et simple de la loi, il constitue l'alternative à l'interprétation. Cependant, il présente un inconvénient car sa nature purement logique le réduit à une construction mécanique et automatique.
Le modèle de l'interprétation littérale s'oppose ouvertement à la distinction répandue entre la lettre et l'esprit du texte. Pour Beccaria, les interprétations sont de « déplorables abus de raisonnement d'où naissent des controverses arbitraires et vénales ». Derrière l'esprit des lois, se cacherait la subjectivité du juge, faite de « ses impressions, émotions, passions, avec tout ce que celles-ci comportent d'arbitraire, de fugitif et de fluctuant » 136 ( * ) . Ces critiques acerbes et ces mises en garde alarmistes s'expliquent par le contexte historique et juridique des dérives de l'ancien droit. Beccaria combat la scission même pouvant être opérée entre la lettre et l'esprit du texte. La critique se fait mise en garde adressée au juge à l'égard des désordres provoqués par l'interprétation : « Rien n'est plus dangereux que l'axiome commun selon lequel il faut consulter l'esprit de la loi. C'est dresser une digue bientôt rompue par le torrent des opinions » 137 ( * ) . L'interprétation révèle la subjectivité du juge car elle repose sur des « notions confuses ». Ainsi, l'esprit de la loi révèlerait subjectivité, sentiments, appétit, passions et l'interprétation de la règle, par définition, douteuse, confuse, changeante et fluctuante aboutirait à l'arbitraire du système. En revanche, la lettre du texte garantirait la raison et l'objectivité et la simple application de la règle dotée d'un sens certain, clair, fixe et permanent tiré de la logique, du calcul et du syllogisme serait signe de sécurité juridique 138 ( * ) .
Elle a été ponctuellement enrichie de l'interprétation rationnelle « dont l'objet consiste à reconnaître entre les divers sens possibles résultant du texte, celui qui doit être admis » 139 ( * ) comme « le plus conforme aux principes de l'honnête et de l'utile » 140 ( * ) . Ses défenseurs n'ont pas conceptualisé une nouvelle méthode, car ils n'ont donné aucune définition des deux notions, mais une longue série d'exemples. Cette méthode n'a pas permis de corriger les défauts évidents de l'interprétation exégétique.
L'interprétation littérale a été traditionnellement rejetée par la Cour de cassation 141 ( * ) . Un usager des voies ferrées avait sauté du train en marche. Poursuivi pour avoir contrevenu aux dispositions du décret du 11 novembre 1917 sur la police des chemins de fer, il s'en défendait en vertu de ce même texte. Son article 78 interdisait aux voyageurs « de descendre ailleurs que dans les gares et lorsque le train était complètement arrêté » et sa conduite correspondait au texte lui-même. Pourtant, la Cour de cassation a approuvé sa condamnation par les juges du fond se dégagent d'une rédaction défectueuse et dangereuse socialement.
La méthode d'interprétation littérale, anoblie par ses illustres défenseurs (Montesquieu, Beccaria), présente de nombreux inconvénients. D'une part, elle repose sur le postulat d'une loi parfaite. D'autre part, elle ne permet pas de corriger les erreurs évidentes de la loi elle-même ou de sa coordination avec d'autres éléments. Enfin, elle est « stérilisante » 142 ( * ) car elle fige l'interprétation du droit ne lui permettant pas d'évoluer afin de se mettre en adéquation avec les nouvelles normes sociales.
La deuxième méthode constituée par l'interprétation analogique consiste à transposer la règle formulée par le législateur à une espèce similaire, n'entrant pas naturellement dans le domaine d'application du texte. Cette analyse viole ouvertement le principe de la légalité pénale car le juge, par extension, crée de nouvelles incriminations en se transformant en « député de l'ombre » 143 ( * ) . La méthode par analogie, naturellement extensive, est prohibée en droit pénal. Si le droit pénal classique offre l'exemple célèbre des filouteries, le droit pénal bancaire illustre la force actuelle de cette prohibition. En matière d'utilisation abusive de sa propre carte bancaire et de retrait d'espèces supérieur au montant créditeur de son compte bancaire, la Cour de cassation 144 ( * ) a consacré l'impunité 145 ( * ) pénale du comportement soutenue par la doctrine 146 ( * ) commercialiste 147 ( * ) . La Chambre criminelle analyse ce comportement 148 ( * ) comme une inobservation d'une obligation contractuelle qui n'entre dans les prévisions d'aucun texte répressif 149 ( * ) . Elle refuse d'appliquer les différentes incriminations pour ne pas faire de l'interprétation par analogie. Le vol 150 ( * ) ne saurait être qualifié en présence d'une remise effectuée par erreur 151 ( * ) ou inconsciemment 152 ( * ) reposant sur le défaut de propriété du voleur sur la chose soustraite 153 ( * ) plus que sur la volonté d'appropriation frauduleuse. Pourtant, une éminente doctrine 154 ( * ) pénaliste soutenait l'application du vol à un cas de soustraction frauduleuse de billets contre le gré de celui qui les remet 155 ( * ) car l'intervention du distributeur de billets dans la transaction joue un rôle exclusivement matériel d'écran de sécurité et ne doit pas devenir un écran juridique effaçant l'infraction. Le retrait abusif de billets par le titulaire lui-même doit être assimilé au vol commis par le créancier qui prélève une somme supérieure à la dette dans le portefeuille de son débiteur, le vol étant limité à la soustraction frauduleuse de l'excédant 156 ( * ) . La Cour de cassation a rejeté cette analyse, justifiée d'un point de vue répressif, mais inconciliable avec les principes généraux du droit car reposant sur l'application analogique du texte à une hypothèse voisine.
Une seule exception à l'interdiction formelle d'interprétation par analogie est concevable, car elle est circonscrite à l'interprétation in favorem ou in bonam partem , désignant l'interprétation favorable à la personne poursuivie. L'analogie est ainsi souvent utilisée pour élargir les causes d'irresponsabilité pénale. Alors que l'ancien Code pénal admettait exclusivement la légitime défense des personnes, les juges l'ont étendue aux biens. Si l'immunité familiale était circonscrite à la qualification du vol, l'oeuvre jurisprudentielle lui a reconnu une définition large l'appliquant à d'autres atteintes aux biens (escroquerie, abus de confiance). Ces nouvelles règles, s'inscrivant dans la cohérence de l'ensemble législatif, ont été consacrées par le nouveau Code pénal.
Une distinction importante doit être soulignée entre les règles d'interprétation en vigueur au sein de différentes branches du droit. Si, en droit civil, les exceptions sont d'interprétation restrictive ( odiosa sunt restrigenda »), en droit pénal, les exonérations de responsabilité qui constituent des exceptions à la répression reçoivent une interprétation extensive à partir du moment où elles sont favorables à la personne poursuivie.
La troisième méthode constituée par l'interprétation téléologique, finaliste ou déclarative repose sur la recherche des objectifs poursuivis par la loi, le but qu'elle souhaite atteindre. Elle se fonde sur la ratio legis , la volonté déclarée ou présumée du législateur 157 ( * ) , en faisant primer l'esprit du texte sur sa lettre. Dans cette difficile quête, le juge-interprète s'attache au contexte ayant entouré l'apparition de la loi (rapports et débats parlementaires, histoire, précédents, déclarations). La définition de l'incrimination de la non assistance à personne en danger a donné lieu à une de ses plus célèbres illustrations. 158 ( * ) A l'occasion de la parution du livre « Suicide : mode d'emploi » qui exposait aux lecteurs des méthodes de suicide, l'auteur du livre engage un échange de lettres avec un correspondant donnant des précisions sur certaines méthodes. Le jeune se suicide en utilisant la méthode préconisée. La qualification d'omission de porter secours est retenue car, pour les juges, les conditions d'application de ce texte sont réunies : péril constant et connu de l'auteur de l'ouvrage, possibilité d'assistance non utilisée et volonté de ne pas aider à éviter le péril en provoquant un secours. Pourtant, la qualification pénale soulevait une difficulté d'interprétation. Stricto sensu , le texte incriminateur vise exclusivement une abstention de porter secours, illustrée par l'appellation même du délit. Pourtant, les juges ont choisi de réprimer le comportement de l'auteur en considérant que la loi définissant le délit pouvait aussi s'appliquer à une action positive ayant le même résultat que l'abstention, l'absence de secours. Cette interprétation est originale en droit pénal. L'assimilation des abstentions aux actions est traditionnellement interdite en droit pénal 159 ( * ) et il appartient exclusivement au législateur de créer des infractions de commission par omission. En revanche, le juge s'affranchit de cette limite par l'intermédiaire de la recherche téléologique et punit les comportements positifs dans le cadre des infractions d'omission.
L'élargissement de la notion de soustraction dans le cadre de l'élément matériel du vol représente l'illustration la plus riche et la plus évolutive de la méthode téléologique. La jurisprudence traditionnelle retenait un concept purement matériel de l'infraction, en énonçant que « pour soustraire, il faut prendre, enlever, ravir » 160 ( * ) . La doctrine classique soutenait cette interprétation prétorienne 161 ( * ) constante 162 ( * ) en affirmant que la soustraction consiste dans l'appréhension, l'enlèvement, le déplacement matériel 163 ( * ) . De nouvelles interprétations ont été avancées 164 ( * ) en vertu d'une analyse finaliste de la notion romaine de « furtum » qui contenait l'infraction de vol en droit romain. La soustraction est la prise de possession à l'insu et contre le gré du propriétaire, une forme d'usurpation de la véritable propriété. Une remise n'exclut pas la qualification de la soustraction car l'agent usurpe la possession de la chose, alors que la seule détention précaire lui a été accordée 165 ( * ) . Cette analyse repose sur le postulat que le vol présente une double nature. Il constitue, d'une part, une atteinte matérielle, du fait du déplacement de l'objet, et, d'autre part, une atteinte juridique constituée par la violation du droit de propriété de la victime.
Selon une recherche déclarative de la finalité du texte, la jurisprudence a consacré l'analyse maximaliste de la soustraction qui reçoit un éclairage juridique et psychologique exclusif de tout enlèvement matériel. La Cour de cassation a élargi considérablement le champ d'application de l'incrimination 166 ( * ) de vol en affirmant que « la détention purement matérielle, non accompagnée d'une remise de la possession, n'est pas exclusive de l'appréhension » 167 ( * ) . Les juges vont jusqu'à affirmer que le vol constitue une atteinte à la possession et non une atteinte à la propriété 168 ( * ) et que la remise de la détention purement matérielle, non accompagnée d'une remise de la possession, n'est pas exclusive de l'appréhension constituant un des éléments du vol 169 ( * ) . Cette interprétation a assuré une pérennité à la définition légale du vol qui est resté fidèle à sa conception depuis 1810 et qui constitue une des incriminations les plus évolutives, modernes et adaptables du droit positif.
L'interprétation de la loi doit tendre à dégager tout le sens de la loi, sans y ajouter ou retrancher 170 ( * ) . Une paraphrase de la méthode d'interprétation dégagée pour le Code civil se montre adéquate à l'interprétation téléologique : « Toute la loi pénale et au-delà de la loi pénale, mais par la loi pénale ».
Après avoir contemplé le paysage, tout voyageur doit choisir son chemin. De la même façon, le juge pénal doit choisir la méthode à inscrire dans le cadre de l'interprétation stricte.
Les auteurs sont unanimes sur le fait que l'interprétation stricte de la loi pénale recouvre la méthode téléologique. Le juge doit recourir aux objectifs de la loi pénale afin de l'appliquer correctement 171 ( * ) , qu'il s'agisse des lois claires ou obscures. Cette méthode permet d'atteindre un triple objectif : la définition des termes employés par la loi, la détermination du domaine d'application de nombreux textes et l'adaptation du droit aux nécessités de la vie moderne 172 ( * ) .
Le droit positif est l'exemple d'une obéissance admise à la loi et d'une défiance encouragée envers l'équité 173 ( * ) . Le droit pénal est soumis au culte de la loi infaillible et nulle injustice ne peut résulter de l'application stricte de la loi. L'adage romain nous enseignait déjà « Dura lex, sed lex ». Le magistrat est enfermé dans ce carcan légaliste rigoureux. « Le légalisme est chez nous un dogme civique de caractère quasi religieux » 174 ( * ) . Le juge applique la loi dans sa lettre et dans son esprit, car il a accès au savoir juridique lui permettant de révéler le contenu de la loi. Sa mission se dédouble : appliquer la loi, mais aussi retrouver son véritable sens. A part sa formation professionnelle spécifique, le juge dispose d'un indice unique, d'une piste de réflexion, d'un idéal à atteindre : l'équité, qu'il peut réintroduire dans la loi à travers son interprétation.
Si tous s'accordent sur le fait que l'équité constitue l'idéal à atteindre, sa nature est source de questionnement. Si elle est contenue dans la lettre du texte, elle émane du législateur, paré de toutes les vertus. Si elle est intrinsèquement contenue dans l'esprit du texte, le juge doit la dégager avec sagesse et délicatesse. Lorsque la lettre et l'esprit découlent d'une même inspiration et se rejoignent, la Justice est oeuvre d'équité. En cas contraire, seule l'interprétation de l'équité par le juge peut faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. En l'absence de critères scientifiques permettant de la définir ou de la quantifier, ses contours ne relèvent plus du raisonnement mystérieux du juge, mais d'une appréciation mystique de la situation. Dans la société contemporaine régie par les principes de sécurité juridique, de garantie absolue du risque zéro, minée par le distance croissante entre les normes juridiques techniques et les aspirations naturelles des citoyens, par l'incompréhension du travail des magistrats révélée par de nombreuses affaires, dont l'affaire d'Outreau, cette approche ne semble nullement satisfaisante.
L'équité est omniprésente en droit pénal, car elle permet de transformer la loi en décision individuelle et la Norme abstraite en Justice. La parole désincarnée du législateur est appliquée par des êtres humains, jugeant avec leur caractère, émotions, expériences, même si leur formation professionnelle les met à l'abri des excès d'émotivité. Les cours d'assises, institution médiatisée formée de professionnels et de profanes, se singularisent par une application souvent émotionnelle des règles de droit et jugent souvent en équité et en violation des principes généraux du droit. La notion d'équité paraît avoir été formellement introduite en droit pénal par le mécanisme du procès équitable et de l'équité de la procédure pénale, notions consacrées par la C.E.S.D.H. Cependant, une analyse conceptuelle des institutions de droit pénal permet de démontrer que les cours d'assises représentent l'acceptation de l'équité au sein du droit pénal, dépassant et précédant le droit civil dans ce domaine. L'intime conviction, fondement de la décision, et le manque de motivation, illustration de la toute-puissance de la cour d'assises, constituent des fondements éthiques, même si cette équité est éphémère dans certaines décisions et tend à être compensée par une forme de miséricorde 175 ( * ) . La qualification pénale repose sur la caractérisation cumulative des trois éléments constitutifs de l'infraction. L'élément moral démontre la volonté du délinquant pouvant représenter un dol général, l'intention de violer la loi pénale, ou un dol spécial, la volonté d'atteindre le but spécifiquement prohibé par la loi pénale. Le mobile, représentant la raison personnelle ayant poussé le délinquant à agir, est absolument indifférent à la qualification pénale, sauf si le législateur a décidé de l'ériger en dol spécial. Le juge peut en tenir compte dans la détermination de la sanction en vertu de son pouvoir de personnalisation des peines. Cependant, les jurés érigent le mobile en critère de qualification pénale et une intention louable permet à l'auteur de l'infraction d'échapper à la répression. Si l'euthanasie constitue pénalement un crime d'assassinat ou d'empoisonnement, le mobile d'amour ou de charité ayant animé médecins ou proches des malades leur permet d'obtenir des acquittements en opposition avec la lettre de la loi. L'adage « Le jury est galant et propriétaire » est vigoureux depuis des décennies, car il marque une tendance confirmée des verdicts des cours d'assises. Les jurés sont sensibles aux affaires pouvant les toucher et ayant un impact sur le bien-être dans la société. Ils se montrent peu sévères à l'égard des personnes ayant commis des crimes dans le cadre des actes d'auto-défense, car le dérapage semble facile en matière de légitime défense soumise au calcul de proportionnalité, et à l'égard des criminels passionnels confirmant les tendances romantiques de la société française. En revanche, ils dépassent la rigueur des peines requises par le ministère public dans les affaires à fort impact émotionnel du point de vue de la victime (âge, vulnérabilité) ou du mode opératoire (tortures et actes de barbarie, sévices sexuels).
Dans la plupart de ces affaires, la solution repose sur l'appréciation souveraine des éléments de fait et la Cour de cassation ne peut pas opérer de contrôle et opérer une cassation. L'adage « Vox populi, vox Dei » garde une certaine vivacité en droit positif, malgré l'introduction de l'appel en matière criminelle. L'équité doit être maniée avec précaution, car elle constitue une vertu qui peut se transformer en vice, lorsqu'elle est poussée à son extrême, sous l'empire de la passion et de l'émotion. Le juge, professionnel ou profane, se substituerait au législateur. L'équité se conçoit simplement pour guider l'interprétation, en cas de loi obscure uniquement. Son utilisation en dehors de ce cadre conduit à des excès et la sagesse populaire nous enseigne depuis fort longtemps que « l'enfer est pavé de bonnes intention ».
Pour cette raison, il reste possible d'exprimer une opinion, même si elle peut paraître iconoclaste ! Et si la méthode d'interprétation stricte n'était pas synonyme de la méthode téléologique, mais une synthèse de tous les avantages des méthodes d'interprétation ?! S'il est indéniable, que l'interprétation stricte se nourrit essentiellement de la recherche de la ratio legis , cette inspiration n'est pas exclusive. La méthode téléologique a la faveur des interprètes et elle a marqué des questions répressives essentielles, comme celle de la provocation au suicide, de la soustraction en matière de vol. Lorsque l'esprit du texte est trahi par sa lettre imparfaite ou défectueuse, cette méthode permet à la correction de ramener le droit sur le chemin de la logique et du bon sens. Ainsi, le « bug juridique » de l'article 721 du CPP et des réductions de peine 176 ( * ) serait facilement corrigé par une interprétation téléologique 177 ( * ) . La loi du 9 mars 2004 fixait le quantum des crédits de réduction de peines à trois mois pour la première année, deux mois pour les années suivantes et sept jours par mois de détention. Certains auteurs voulaient cumuler les réductions offertes au titre des années et des mois de détention. La Cour de cassation a rejeté cette interprétation automatique et purement mathématique du droit et a décidé de faire appel à l'économie du texte, exprimant son inspiration. En vertu de l'interprétation téléologique, la Chambre criminelle rend un avis 178 ( * ) en affirmant que la formule de « sept jours » ne peut s'appliquer qu'aux condamnés à une peine de moins d'un an ou, pour les peines supérieures à un an, à la partie de la peine inférieure à une année pleine. La lecture des travaux parlementaires révélait l'omission d'un membre de phrase « pour une durée d'incarcération moindre » dans l'article 721 C.P.P. Afin de consolider cette interprétation, la loi du 12 décembre 2005 a réécrit l'article et consacré l'analyse de la Cour de cassation.
Si la méthode finaliste de la recherche téléologique est prioritaire, l'interprète ne rejette pas pour autant les autres méthodes d'interprétation, mais les cantonne à des domaines très restreints. Ainsi, la méthode littérale trouve son terrain de prédilection dans le cadre des incriminations techniques fort détaillées retenant des listes limitatives (les articles R 234-18 et suivants du Code du travail interdisant aux employeurs d'utiliser les jeunes travailleurs pour des travaux dangereux ou de les mettre en contact avec certaines substances dangereuses). La méthode analogique in favorem est traditionnellement admise afin de favoriser le sort juridique de la personne poursuivie. L'interprétation stricte est un alliage réussi de ces différentes méthodes, un alliage semblable à l'acier, solide et souple à la fois car permettant des écarts.
L'interprétation stricte permet de dégager le vrai sens de la règle au détriment du sens vrai. Le vrai sens du texte est la signification que le texte exprime et que son auteur a voulu exprimer, alors que le sens vrai n'est que l'état de la matière traitée par le texte. L'interprétation juste permet d'accéder à la raison, fondement naturel de l'autorité des textes. Cependant, il faut se garder de se laisser entraîner vers le droit naturel qui doit être distingué du droit positif, même s'il le recouvre en partie.
Les juges revendiquent, généralement, la méthode téléologique, au détriment des autres types d'interprétation, car elle leur assure une plus grande liberté d'appréciation. Si l'interprétation se justifiait, à l'origine, en présence d'un texte obscur, en vertu de la recherche de la finalité du texte, les juges répressifs interprètent actuellement toutes les lois, indépendamment de leur qualité rédactionnelle. La méthode téléologique leur assure une liberté de choix et de décision dont ils se servent à titre défensif ou à titre offensif.
D'une part, utilisée à titre défensif, elle offre au juge 179 ( * ) un refuge lui permettant de refuser de trancher une question de droit sensible et elle a été utilisée par le juge dans le cadre de la jurisprudence portant sur l'application de l'incrimination de l'homicide involontaire à l'enfant à naître, plus précisément, à l'enfant ayant dépassé le seuil de la viabilité n'ayant jamais respiré. La doctrine pénaliste traditionnelle, représentée par GARCON 180 ( * ) , apportait une réponse affirmative à la protection de l'enfant naissant en considérant que l'homicide constituait la « destruction d'une vie humaine ». Dans un arrêt de revirement spectaculaire 181 ( * ) , confirmé de manière tout aussi spectaculaire 182 ( * ) , la Cour de cassation a considéré que l'enfant naissant est exclu, par définition, du champ d'application des incriminations classiques. En raison du principe de l'interprétation stricte de la loi pénale, l'enfant à naître n'accède pas au statut d'« autrui » protégé par l'article 221-6 du Code pénal. Si les autres disciplines juridiques, les conventions internationales et les éléments de droit comparé proposent une solution plus nuancée, La Cour Européenne des Droits de l'Homme 183 ( * ) a considéré que le droit français ne viole pas les garanties essentielles de la Convention. En l'absence de consensus en Europe sur ces questions, la Cour proclame « qu'il ne lui paraît ni souhaitable, ni même possible actuellement de répondre dans l'abstrait à la question de savoir si l'enfant à naître est une personne au sens de la Convention ». Le point de départ de la vie relève de l'appréciation souveraine des Etats. Ainsi, il n'est même pas nécessaire d'examiner si la fin brutale d'une grossesse, fût-elle involontaire, rentre dans le champ d'application de l'article 2 CEDH, même si la Cour procède à cette analyse, pourtant, inutile. Sans entrer dans le débat juridique portant sur le statut de l'enfant à naître, oscillant entre une chose et une personne, et sa protection pénale, l'argument juridique du revirement retient l'attention car il découle de l'application du principe de l'interprétation stricte 184 ( * ) . Pourtant, l'article 221-6 ne contient aucune indication quant à son application par rapport au seuil de la naissance. L'enfant naissant est en voie de séparation de la mère le portant et, à ce titre, n'est pas nommément exclu de la catégorie de cet « autrui » digne de protection pénale.
Selon certains auteurs 185 ( * ) et selon les juges de la Cour de cassation, appliquer l'article 221-6 à l'enfant à naître serait une forme de raisonnement par analogie. Le travail législatif de ces dernières années a conduit à un changement de philosophie au sein du droit pénal. Ainsi, ce n'est plus l'enfant à naître qui est le sujet de la protection du droit pénal, mais la femme qui le porte. L'interprétation téléologique du droit conduit à exclure l'enfant à naître de la protection de l'article 221-6, en soulignant le caractère « volontaire » de cette lacune de la loi pénale. Appliquer l'homicide involontaire à l'enfant à naître serait une interprétation littérale allant à l'encontre de la volonté du législateur. Le juge se trouve lui-même soumis au principe de légalité et n'a pas le droit de combler les lacunes du législateur, notamment lorsqu'elles traduisent une priorité de politique criminelle. Seul le législateur a le pouvoir d'intervenir afin de créer une incrimination spéciale 186 ( * ) .
Cette argumentation, fort attirante, présente un point faible dans sa construction dans la mesure où la définition de l'interprétation stricte est proposée par rapport aux autres modes d'interprétation. Un arbitrage aboutit à la conclusion que l'interprétation stricte doit se nourrir plutôt de l'interprétation téléologique que de l'interprétation littérale. Si cette solution juridique et réaliste est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, elle force l'application des principes généraux du droit pénal. En vertu du principe de la légalité, toutes les interprétations autres que l'interprétation stricte sont interdites. Aucune préférence ne peut être accordée à une méthode d'interprétation dans le cadre de l'interprétation stricte, se suffisant à elle-même. Lorsque le texte est muet, l'interprétation téléologique lui assure une évolution propice à sa pérennité. Mais, l'article 221-6 désigne le bénéficiaire de la protection pénale, sans retenir de critère quant au seuil de la naissance. Dans le silence de la loi, le juge n'a pas le droit de rajouter des conditions constitutives de l'incrimination.
Devant l'attitude hostile de la doctrine et la résistance des juridictions du fond, la Chambre criminelle décide de renoncer à toute motivation juridique. Si dans un premier temps, la Cour de cassation avait visé uniquement le principe de l'interprétation stricte de la loi pénale 187 ( * ) , dans un deuxième temps, elle avait ajouté la référence au « régime juridique de l'enfant à naître relevant de textes particuliers sur l'embryon ou le foetus » 188 ( * ) , pour ensuite revenir à l'exclusivité de l'interprétation stricte 189 ( * ) . Selon le dernier arrêt contenant un changement de motivation, « dès lors que, l'enfant n'étant pas né vivant, les faits ne sont susceptibles d'aucune qualification pénale » 190 ( * ) . Cette absence de motivation serait un choix de la part des juges afin de forcer le législateur à intervenir et à modifier la protection pénale de l'enfant à naître 191 ( * ) . La Chambre criminelle modifie ainsi les termes du débat juridique. Elle ne refuse plus d'appliquer le délit d'homicide involontaire, mais constate une lacune du droit positif ne permettant aucune qualification pénale de ce comportement. La mise en cause du vide législatif en la matière devient d'autant plus évidente.
En l'état de cette jurisprudence constante 192 ( * ) , une seule possibilité de changement demeure et elle consiste en une réforme législative que la Cour de cassation appelle de ses voeux 193 ( * ) , mais délicate à opérer, comme l'a prouvé le sort de l'amendement Garraud lors de la discussion de la loi du 9 mars 2004 194 ( * ) .Cette jurisprudence controversée, polémique et versatile sur l'homicide involontaire de l'enfant à naître révélerait « la grandeur et la décadence de l'interprétation stricte », selon M. Roujou de Boubée 195 ( * ) .
D'autre part, le juge utilise la méthode téléologique à titre offensif, comme instrument de politique criminelle afin d'aggraver la répression. Si le phénomène se produit, notamment, dans le domaine du droit pénal des affaires 196 ( * ) , il n'y est pas exclusif.
Les incriminations de droit pénal classique connaissent des distorsions finalistes justifiées par les besoins de la répression. Deux illustrations en témoignent. Dans la première, les juridictions du fond 197 ( * ) , suivies par la Cour de cassation 198 ( * ) , ont choisi la qualification d'administration de substances nuisibles ayant entraîné une infirmité permanente afin de réprimer la transmission volontaire du virus V.I.H. 199 ( * ) . Elle a permis la condamnation à six ans d'emprisonnement d'un homme ayant transmis, par voie sexuelle, le virus du sida à deux jeunes femmes. Il a multiplié les relations sexuelles concomitantes non-protégées avec plusieurs partenaires. En se prétendant allergique au latex, le prévenu leur a demandé d'avoir des relations sexuelles non- protégées, en se sachant contaminé par le virus et sans les prévenir. S'il est indiscutable que les éléments matériel et moral de l'infraction sont caractérisés, la qualification de la substance appelle quelques réserves. Le choix de l'incrimination, repose, indirectement, sur l'affirmation que le virus du sida n'est pas mortel, par nature, mais simplement nuisible, et capable de provoquer une infirmité permanente de la personne contaminée, l'infirmité étant constituée par le caractère incurable de la maladie. En effet, certains membres de la doctrine pensent que les progrès des thérapeutiques et l'évolution de la maladie permettent de qualifier le sida simplement de substance nuisible et non plus de substance mortelle. Cependant, d'un point de vue médical, le sida reste une maladie mortelle, même si l'échéance a été reculée grâce aux trithérapies. La nature mortelle du virus reste la même, malgré le changement des délais. L'interprétation juridique de la situation ne correspond pas à la réalité humaine et médicale de cette maladie et viole les principes du droit pénal général. Les conséquences de l'infraction (une espérance de vie allongée) et la réparation du dommage (le traitement médical) ne peuvent faire disparaître la qualification pénale. Les faits doivent être qualifiés au moment de l'action. Le virus du sida est mortel car, en l'absence de traitement, il connaît une issue fatale. Cette qualification par défaut constitue une correctionnalisation par minoration d'un élément constitutif de l'infraction et s'explique par le refus de la Cour de cassation de qualifier l'empoisonnement, à défaut d'élément moral 200 ( * ) . L'affaire du sang contaminé 201 ( * ) est encore dans les mémoires et constitue le motif occulte de cette décision inspirée par un désir de répression et justifiée par l'interprétation téléologique de la loi pénale. Cependant, la qualification de l'administration de substance nuisible nie la réalité médicale et dénature l'analyse juridique du comportement. Les progrès scientifiques et thérapeutiques obtenus ou espérés en matière de traitement n'effacent pas la nature mortifère du virus. Son administration constitue un empoisonnement, renforcé par la nature formelle de l'incrimination, indifférente au résultat effectif.
La deuxième illustration d'utilisation offensive de l'interprétation téléologique par le juge pénal est commune au droit pénal spécial et des affaires, car elle touche la prescription des détournements. En principe, l'abus de confiance 202 ( * ) est un délit instantané 203 ( * ) , consommé par l'acte de détournement 204 ( * ) , dont la date marque le point de départ du délit de prescription 205 ( * ) . Selon les délais de droit commun, la prescription délictuelle de l'action publique est de trois ans et celle de la peine de cinq ans. En principe, trois ans après la consommation du délit d'abus de confiance, aucune poursuite n'est plus possible car l'action publique se trouve prescrite. La solution paraît trop indulgente, aux juges car une prime est offerte aux individus les plus fourbes et les plus dangereux qui, non contents d'avoir commis leur forfait, arrivent à le dissimuler par des manoeuvres dilatoires ou leur attitude dilatoire. La détermination du délit est très délicate en raison de la clandestinité de l'interversion de la possession. Dans un dessein répressif, la Cour de cassation a créé le concept d'infraction clandestine 206 ( * ) et a décidé que la prescription de l'action publique ne courait pas du jour où le délit avait été commis 207 ( * ) , mais à partir du jour où le détournement était apparu et avait été constaté 208 ( * ) . Le caractère occulte de cette infraction clandestine justifierait le report du point de départ de la prescription 209 ( * ) . Toutefois, pour éviter les excès, la Cour de cassation précise que la prescription court, non pas du jour où le détournement a été effectivement découvert 210 ( * ) par la victime 211 ( * ) , mais du jour où la victime disposait d'éléments nécessaires à sa découverte 212 ( * ) , notamment à la suite d'expertises ou de contrôles comptables ou fiscaux 213 ( * ) . Les soupçons de la victime ainsi que de faits crédibles connus d'un ordre professionnel font courir le délai de prescription 214 ( * ) . Selon les juges, le point de départ doit être fixé au jour où la victime est en mesure de découvrir l'infraction. Selon la formule consacrée, « le point de départ de la prescription doit être fixé au jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique » 215 ( * ) . La prescription ne pouvait courir tant que le ministère public ou la partie civile n'avaient la possibilité d'agir en justice. La prescription commence à courir à partir du jour où les opérations délictueuses ont été révélées par une enquête judiciaire 216 ( * ) ou par l'administration fiscale 217 ( * ) .
Ce report du point de départ de la prescription a été vivement critiqué par la doctrine. Du point de vue pratique, on aboutit à une quasi-imprescriptibilité de ce type d'infractions. D'un point de vue strictement juridique, la déformation des principes généraux du droit aboutit à appliquer le régime juridique d'une infraction continue à une infraction instantanée. La jurisprudence n'a jamais consacré la suspension de la prescription par l'effet des manoeuvres dilatoires de la part du prévenu 218 ( * ) , comme en matière de dénonciation calomnieuse, mais du retard du point de départ de la prescription. Afin de limiter les inconvénients, une proposition de loi de 1995 (du nom de son auteur, M Pierre MAZEAUD) proposait de doubler le délai de la prescription de l'action publique et de le porter à six ans, sous condition de respecter la nature d'infraction délictuelle de l'abus de confiance et de faire courir le délai à partir du moment de sa consommation, c'est-à-dire du détournement. Sous la pression de l'opinion publique, assimilant ces mesures à une tentative d'amnistie politique, ces initiatives ont été abandonnées, malgré leur utilité juridique.
Devant l'ampleur du débat, la Cour de cassation a choisi d'intervenir et d'infléchir sa rigueur en la matière. Ainsi, elle a apporté une sérieuse limite dans le report de la prescription en fixant une certaine date butoir - la prescription court, en principe, à compter de la présentation des comptes annuels, sauf dissimulation 219 ( * ) . Si cette solution reçoit une application aisée en matière d'abus de biens sociaux (du fait des obligations de présenter les comptes édictées par le droit des sociétés), sa transposition se révèle plus difficile en matière d'abus de confiance. La nature contractuelle ou légale de l'élément préalable de l'abus de confiance n'impose pas une présentation annuelle des comptes. Dans un but d'unification et de cohérence des régimes juridiques de ces deux infractions, la Cour de cassation 220 ( * ) a voulu globaliser sa jurisprudence 221 ( * ) en fixant des règles objectives applicables à l'abus de confiance et à l'abus de biens sociaux. Cette dernière qualification, spécifique au droit pénal des affaires, se voit appliquer le régime juridique d'une infraction continue, alors qu'il constitue une infraction instantanée. Cette violation ouverte de la loi est justifiée par les juges en vertu de la recherche des objectifs de la loi pénale, mais elle exprime leur volonté de punir et d'étendre la méthode d'interprétation téléologique à l'équité du système, totalement détaché de l'économie du texte.
Le droit pénal se caractérise par des illustrations offensives constituant un « dérapage » 222 ( * ) du point de vue des méthodes d'interprétation. Le droit pénal général distingue traditionnellement les infractions de commission et d'omission désignant l'attitude active ou passive de l'auteur. Si les infractions de commission requièrent un acte positif, une action visible consistant à faire ce que la loi prohibe, les infractions de pure omission sont constituées par une simple attitude passive et ne sont réprimées que si elles sont prévues par un texte spécifique. Entre ces deux catégories, il existe la catégorie intermédiaire des infractions de commission par omission dont l'élément matériel peut être constitué également par une action ou par une omission. Seul le législateur peut procéder à l'assimilation de l'abstention à une action positive génératrice d'un certain résultat. La jurisprudence s'interdit d'y procéder 223 ( * ) , en vertu de la prohibition de l'interprétation par analogie 224 ( * ) car le juge ne saurait étendre le texte prévoyant un acte positif aux omissions produisant le même résultat.
La Cour de cassation a choisi de déroger à ce principe essentiel en rendant une décision en totale rupture avec sa jurisprudence classique 225 ( * ) . Des poursuites pour abus de biens sociaux ont été engagées contre les dirigeants d'une entreprise qui n'avaient pas empêché une erreur d'écriture bancaire. Sans y prendre part ni la provoquer, ils s'étaient abstenus volontairement de l'empêcher. L'élément matériel défini par le texte d'incrimination désigne « l'usage » abusif des biens, terme revêtu d'une signification positive marquée. Une analyse juridique rigoureuse conduisait à écarter cette qualification pénale, car l'abstention volontaire, même ayant abouti à un préjudice pour la société ne semblait pas entrer dans le champ d'application du texte. Cependant, la Chambre criminelle a décidé que « l'usage de biens de la société pouvait résulter non seulement d'une action, mais aussi d'une abstention volontaire ». Les juges n'assimilent pas ouvertement l'abstention à l'action, car ils n'affirment pas que l'usage peut être constitué par une action ou une abstention, mais qu'il peut en « résulter ». Cette analyse ajoute à l'élément constitutif du délit et crée, de fait, une nouvelle infraction de commission par omission, alors que seul le législateur a le pouvoir d'en créer. Les juges méconnaissent ouvertement le principe d'interprétation stricte de la loi pénale et porte atteinte, par conséquent, à la légalité pénale. Consciente de la déformation évidente de l'incrimination, la Cour de cassation semble avoir désigné implicitement des limites à cette application extensive sans pour autant revenir sur sa position antérieure. L'abus de biens sociaux repose sur une « participation personnelle à l'infraction » 226 ( * ) , distinguant entre l'abstention coupable, sanctionnée car résultant du mauvais exercice d'un pouvoir de décision, et la tolérance coupable, qui ne constitue pas un manquement à ses devoirs, car il n'y a pas de lien d'autorité entre les participants et le prévenu ne peut empêcher la commission de l'acte constitutif de l'abus 227 ( * ) .
A la lumière de toutes ces illustrations, force est d'admettre que l'interprétation stricte n'est pas synonyme d'interprétation téléologique, même si elle en est essentiellement inspirée, mais qu'elle acquiert une autonomie indéniable laissant une marge d'action importante au juge pénal. L'interprète ne peut créer des incriminations, mais il peut donner un sens aux termes non-définis, ainsi que rechercher le domaine d'application de la règle pénale. Le monopole de création des incriminations du législateur n'étant susceptible d'aucune concurrence, l'autorité de la loi reste absolue. Si l'avis du juge est source de vie pour le droit, la raison trouvée par l'interprète ne peut concurrencer par l'autorité absolue de la loi.
II. L'AVIS DU JUGE INTERPRÈTE - VIE DU DROIT
Le droit pénal actuel réserve toute « autorité » à la loi. L'interprétation se voit refuser tout accès à une quelconque autorité, au titre d'un accès privilégié à la vérité ou d'un pouvoir de contrainte au sein de la société. Elle est condamnée par la Constitution et par le Code pénal à être rejetée en dehors des sources de droit. Cependant, une évolution européenne insidieuse entraîne la France à reconnaître un statut particulier à l'interprétation jurisprudentielle. La loi pénale se trouve complétée par le concept de norme, désignant la règle matérielle, et donnant lieu à un élargissement permettant d'englober en son sein l'interprétation. Une observation attentive de l'oeuvre juridique française démontre que le personnage central du système est le juge et non le législateur 228 ( * ) . La question qui se pose depuis près d'un siècle est de savoir quels sont les procédés utilisés par le juge lorsqu'il est amené à statuer.
Le droit positif dégage une nouvelle conception du pluralisme juridique mettant en cause la souveraineté exclusive de la loi car elle repose sur un postulat artificiel qui ne suffit plus à la légitimer. Le juriste doit avoir le courage de dire la vérité au pouvoir en place, quitte à lui déplaire 229 ( * ) . De très nombreux auteurs civilistes ont incorporé la jurisprudence aux sources du droit (Sav atier 230 ( * ) , Ripert 231 ( * ) , Mazeaud 232 ( * ) , Cornu 233 ( * ) , Ghestin et Goubeaux 234 ( * ) ). Cependant, ces éminents auteurs n'ont jamais renié le formalisme, ils ont simplement incorporé la jurisprudence à travers la catégorie des sources matérielles du droit en utilisant une méthode motivée par la recherche de la règle de droit consacrée.
Dans le sillage de la doctrine civiliste ayant admis l'interprétation prétorienne au sein des sources du droit, le droit pénal semble entamer une révolution de ses principes fondateurs. La Cour européenne des droits de l'homme a consacré une conception matérielle des sources de la légalité applicable à la matière pénale. Cette atteinte directe au principe traditionnel de la légalité pénale semble incompatible avec la structure du droit français. La jurisprudence ne peut devenir l'égale ou l'alter ego de la loi. Incorporée aux sources du droit, elle permet à la loi de vivre et de se développer, mais ne peut la concurrencer ou lui faire ombrage. L'interprétation ne peut revêtir une autorité absolue, mais doit se contenter de l'autorité relative. En effet, « le droit savant ne doit pas être ennemi du droit vivant » 235 ( * ) . La raison des interprètes ne peut revêtir l'autorité réservée à la loi.
A. L'AVIS DES INTERPRÈTES - LA RAISON
En appliquant la loi, le juge recherche sa raison d'existence et son adéquation avec l'équité contemporaine, sans référence au droit naturel. A ce titre, l'interprétation peut revêtir trois formes 236 ( * ) .
D'une part, l'interprétation peut être une forme de soumission totale à la loi. Le juge applique la loi dans tous ses éléments et ne peut corriger que les erreurs formelles. L'incrimination de viol est générale et s'applique à tous les individus, y compris ceux qui sont liés par les liens du mariage. Cependant, une certaine interprétation de la cohérence des règles pénales et civiles a créé un doute sur l'application de cette qualification pénale aux époux. Le Code pénal reconnaît l'existence de la cause d'irresponsabilité pénale fondée sur l'ordre ou la permission de la loi (l'article 122-4 C.P.). Or, selon la loi civile, le mariage implique une communauté de vie, se caractérisant par le devoir conjugal d'avoir des relations charnelles. Il se crée ainsi un conflit de lois entre le droit civil, imposant des relations charnelles aux époux, et le droit pénal, caractérisant le viol en l'absence du consentement d'un des partenaires. Aucune excuse n'étant prévue pour les époux, les règles générales du droit pénal s'appliquent. L'incrimination pénale prévaut sur les dispositions civiles. Le viol n'a d'autre fin que de protéger la liberté de chacun et n'exclut pas de ses prévisions les actes de pénétration sexuelle entre personnes unies par les liens du mariage, lorsqu'ils sont imposés dans les circonstances prévues par ce texte 237 ( * ) . Malgré certaines réticences de la doctrine qui se fondent sur la facilité de rompre les liens du mariage en cas de désaccord profond 238 ( * ) , la Cour de cassation a définitivement consacré le viol entre époux. La présomption de consentement des époux aux actes sexuels accomplis dans l'intimité de leur vie conjugale est une présomption simple ne valant que jusqu'à preuve du contraire 239 ( * ) .
La loi du 4 avril 2006 a incontestablement consacré cette interprétation à l'article 222-22. L'alinéa premier a subi une modification tenant compte spécifiquement du cadre du mariage, en précisant que « le viol et les autres agressions sexuelles sont constitués lorsqu'ils sont imposés à la victime (...), quelle que soit la nature des relations existant entre l'agresseur et sa victime, y compris s'ils sont unis par les liens du mariage ». L'alinéa 2 dispose « la présomption des époux à l'acte sexuel ne vaut que jusqu'à preuve du contraire ». Le mariage constitue une présomption simple de consentement à l'acte sexuel. La preuve contraire peut conduire à la qualification du viol. La preuve contraire consiste en la violence, la contrainte, la menace ou la surprise constituant à la fois le rôle d'un élément constitutif de l'incrimination générale et l'élément de preuve spécifique dans le cadre du viol entre époux.
Cependant, il peut choisir une voie détournée de formuler des observations quant aux imperfections de la loi et la voie du rapport de la Cour de cassation semble la plus adéquate. L'application de l'incrimination de viol aux mineurs en représente une illustration imparfaite. Si la jurisprudence traditionnelle semblait illustrer une résistance de la part des juges, résistance conçue afin d'obliger le législateur à modifier la loi, un infléchissement récent de sa rigueur semble indiquer un ajustement de l'interprétation guidée par la recherche finaliste des objectifs répressifs du texte.
Le viol est constitué par un acte de pénétration sexuelle imposée par violence, surprise, menace ou contrainte. La minorité constitue une cause d'irresponsabilité ou d'atténuation de la responsabilité pénale du fait de l'inexistence ou de la diminution du discernement de l'auteur de l'infraction. S'il est incontestable que le jeune âge de la victime peut indiquer une absence de consentement, la question s'est posée de savoir s'il représentait une variante de la contrainte permettant de caractériser le viol. La Cour de cassation a retenu une interprétation différente de la lettre du texte et de l'analyse de droit pénal général. Dans un contexte particulier de relations sexuelles entretenues avec un mineur et continuant après sa majorité, les juges du fond ont qualifié le viol en raison du jeune âge de la victime, de son manque d'indépendance et du lien d'autorité existant, l'enfant s'est trouvé dans un état de dépendance affective caractérisant à son encontre la contrainte morale qui s'est maintenue tout au long des relations sexuelles. La Chambre criminelle a cassé cet arrêt de renvoi devant la juridiction criminelle en refusant de retenir le viol en l'absence d'un de ses éléments constitutifs 240 ( * ) . Les juges du fond, pour caractériser l'élément moral de violence, menace, contrainte ou surprise, ne peuvent se fonder sur l'âge de la victime. Cet élément constitue une circonstance aggravante du viol et ne permet la qualification du crime lui-même. Devant la vive résistance des juridictions du fond, la Chambre criminelle 241 ( * ) et l'Assemblée plénière 242 ( * ) ont réitéré cette position de principe, afin d'obliger les juges à qualifier la totalité des éléments constitutifs de l'infraction.
Malgré de nombreuses critiques émanant de la doctrine ou de certains magistrats, notamment, des juridictions du fond, la Cour de cassation s'abrite derrière le principe d'interprétation stricte de la loi pénale afin de maintenir sa jurisprudence. La définition légale du viol repose sur les éléments de violence, contrainte, menaces ou surprise. En revanche, les agressions sexuelles connaissent deux degrés de répression. D'une part, le législateur a incriminé les agressions sexuelles avec violence, contrainte, menace ou surprise. D'autre part, ce même comportement matériel commis sans violence, contrainte, menace ou surprise fait l'objet d'une autre qualification d'atteinte sexuelle. Ces hypothèses n'ont pas été spécifiquement incriminées pour les agressions sexuelles par le législateur lors de la rédaction du nouveau Code pénal, traduisant une orientation de la politique criminelle. L'interprétation téléologique pousse ces conclusions encore plus loin car, lors des discussions parlementaires, a été soulignée l'utilité de garder une incrimination générique et de ne pas punir spécifiquement l'inceste.
Le Conseil Constitutionnel a qualifié la prohibition de l'inceste de règle d'ordre public régissant le droit des personnes 243 ( * ) . Cependant, l'incrimination n'existe pas de façon autonome en droit français 244 ( * ) , contrairement au droit anglo-saxon 245 ( * ) . L'inceste, comportement d'une grande complexité sociale doit être transposé dans le moule du viol par la jurisprudence. Sous la pression de certains juges 246 ( * ) , une proposition de loi a été déposée à l'Assemblée Nationale le 4 novembre 2004 247 ( * ) , donnant lieu à un rapport parlementaire 248 ( * ) . Il est proposé d'insérer un article 222-23-1 qualifiant « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur un mineur de quinze ans par son ascendant légitime, naturel ou adoptif d'inceste ou de viol incestueux. L'inceste est présumé ne pas avoir été consenti par le mineur de quinze ans, jusqu'à preuve du contraire ». L'infraction constitue un crime puni de vingt ans de réclusion criminelle et permet de faire échec à la jurisprudence actuelle. La mission de réflexion propose un mécanisme à double détente afin de rendre la qualification opérationnelle immédiatement. Une loi interprétative pourrait être votée afin de rétroagir et régir les situations créées antérieurement et éviter tout problème de droit transitoire. Cette nouvelle disposition insérerait un nouvel article 222-22-21 afin de définir la double nature de la contrainte pouvant être physique ou morale. Une mesure spécifique préciserait que la « contrainte morale peut résulter de la différence d'âge existant entre une victime mineure de quinze ans et l'auteur des faits et de l'autorité de droit ou de fait qu'il exerce sur cette victime. » Ces propositions n'ont pas encore été transposées en droit positif, même si des lois récentes se sont penchées sur d'autres aspects voisins. Constatant le peu d'écho de son interprétation restrictive de l'élément moral du viol sur mineur, la Chambre criminelle en a tiré les conséquences et a entrepris de faire évoluer son analyse.
Une évolution majeure de l'oeuvre prétorienne est intervenue dans le domaine des agressions sexuelles pouvant recevoir application dans le cadre du viol, en tant que composante de la catégorie générique des agressions sexuelles. L'élément moral constitue le pivot de l'infraction, car il permet d'effectuer la ligne de partage avec les qualifications voisines. Traditionnellement 249 ( * ) , le défaut de consentement de la victime ne peut résulter de la seule constatation du jeune âge de la victime ou de l'autorité induite du lien de parenté entre la victime et l'auteur de l'infraction 250 ( * ) . La minorité de quinze ans est une circonstance aggravante du délit et le même fait ne peut être retenu, à la fois, comme élément constitutif et comme circonstance aggravante, en vertu de l'application du principe général « non bis in idem ».
L'analyse de la Cour de cassation semble évoluer, car elle a affirmé récemment que « l'état de contrainte ou de surprise résulte du très jeune âge des enfants qui les rendait incapables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur étaient imposés » 251 ( * ) . Le prévenu a été condamné pour avoir commis des agressions sexuelles avec contrainte et surprise résultant du très jeune âge des victimes, « suffisamment peu élevé pour qu'elles ne puissent avoir aucune idée de ce qu'est la sexualité, ce qui les rendait incapables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur étaient imposés ». En l'espèce, les trois victimes étaient âgées de 18 mois à cinq ans. Le pourvoi critiquait cette confusion aboutissant à la qualification d'un élément constitutif du délit, alors qu'il s'agissait simplement d'une circonstance aggravante. La Cour de cassation rejette cette argumentation en reprenant à son compte l'argument selon lequel « l'état de contrainte ou de surprise résulte du très jeune âge des enfants qui les rendait incapables de réaliser la nature et la gravité des actes qui leur étaient imposés ». L'âge contient intrinsèquement la preuve d'une absence de discernement. Cette interprétation ne malmène pas la lettre du texte, car le législateur, en décrivant « la violence, la contrainte, la menace, la surprise », a décrit les modalités de faire échec au consentement de la victime. La philosophie répressive retient comme élément central de la répression l'absence de consentement. Par définition, le consentement est inexistant lorsque la victime est dépourvue de faculté de discernement. Cette présomption d'absence de consentement tirée de la contrainte est conforme aux exigences européennes. Les présomptions favorables à l'accusation sont admissibles lorsqu'elles sont enfermées dans des limites raisonnables et qu'elles admettent la preuve contraire 252 ( * ) . L'interprétation téléologique de la définition du viol permet de revenir à sa véritable nature. Le pivot central de la qualification est l'absence de consentement, la violence, surprise, menace ou contrainte ne constituant que différentes manifestations.
Cette solution a été confirmée implicitement, par la Cour de cassation à travers un raisonnement a contrario 253 ( * ) . Un couple a été poursuivi pour agression sexuelle aggravée sur mineur de quinze ans. Les juges requalifient les faits en atteintes sexuelles sans violence car l'adolescente de treize ans a consenti à ces rapports, qu'elle avait refusés par le passé. En refusant cette relation, elle avait démontré sa capacité de discernement. Si les jeunes enfants sont privés de consentement, les adolescents ont la capacité de résister aux sollicitations. Seuls les éléments de violence, contrainte, menace, surprise permettent la qualification des agressions sexuelles à leur égard.
Le viol, inscrit par le législateur dans la catégorie des agressions sexuelles, pourrait bénéficier de la même interprétation traduisant un assouplissement de la qualification des actes sexuels imposés aux jeunes enfants conforme à la finalité répressive du texte et à la tendance générale de protection des personnes vulnérables par le droit pénal.
D'autre part, l'interprétation peut se heurter à la loi, tout au moins, dans sa forme. Une mise en garde est nécessaire. En adoptant cette forme expresse de résistance, les juges souhaitent déclencher une modification de la loi. L'évolution de l'interruption volontaire de grossesse est une des meilleurs exemples de recherche d'adéquation entre les moeurs d'une société et sa législation. Si le Code pénal de 1810 punissait l'avortement comme un crime, l'infraction est correctionnalisée en 1923 en raison du grand nombre d'acquittements prononcés par les jurys des cours d'assises. Malgré l'adoucissement de la répression, une importante distorsion entre la réalité et la loi est constatée dans les années soixante-dix. Alors qu'il se pratiquait plusieurs centaines de milliers d'avortements par an, le nombre des condamnations est en chute libre. Le procès de Bobigny de 1972 a accéléré la modification de la législation. Une jeune fille de 16 ans, violée par un camarade de classe, subit un avortement avec l'aide de sa mère. La mineure, poursuivie devant le tribunal pour enfants, est relaxée car elle a souffert de « contraintes d'ordre moral, social, familial auxquelles elle n'avait pu résister ». Si le courage de la décision est souligné, l'ambiguïté de l'argumentation démontre la faiblesse du système juridique. Quatre adultes, la mère, la « faiseuse d'anges » et les deux intermédiaires, mobilisent des soutiens puissants et d'origines diverses (médicale, religieuse, juridique). Leur avocate, Maître Gisèle Halimi et l'association « Choisir » font valoir que « désobéir à une loi injuste, c'est faire avancer la démocratie ». Le procès quitte sa dimension purement judiciaire et devient un procès politique proclamé « cause générale de lutte contre l'injustice et l'inadéquation de la loi ». Le Tribunal correctionnel de Bobigny prononce des peines symboliques, admettant, de fait, que la loi de 1923 n'est plus applicable en l'état.
Le législateur tire les conclusions s'imposant de cette affaire. La loi du 16 janvier 1975, dite loi Weil, du nom du ministre de la Santé l'ayant inspirée, autorise l'interruption de grossesse dans deux cas limitativement définis 254 ( * ) : si elle est pratiquée avant la dixième semaine de grossesse ou s'il y a un péril pour la mère ou une affection incurable de l'enfant. La loi est valable pendant cinq ans et est reconductible en cas de bons résultats. Devant le succès de l'encadrement de l'interruption volontaire de grossesse, la loi du 31 décembre 1979 rend le système légal définitif.
Enfin, l'existence d'une doctrine de la Cour de cassation présenterait la voie médiane. « Non consciente de trancher des litiges, et par là d'élaborer des règles de droit », la Cour reconnaîtrait cette part de nécessité conceptuelle qui est à l'origine de ses interprétations, et qui relève d'une véritable doctrine » 255 ( * ) . La doctrine de la Cour de cassation a été visée comme source d'inspiration par plusieurs arrêts rendus par l'Assemblée plénière 256 ( * ) et les Chambres réunies, liant, de fait, toutes les chambres de la Cour de cassation. La Chambre criminelle s'efforce de formuler des règles afin de combler des lacunes du droit positif. Après la constatation de l'insuffisance du droit français au regard des exigences européennes en matière d'écoutes téléphoniques, la Cour de cassation a récapitulé dans un arrêt de principe la totalité des garanties offertes aux individus 257 ( * ) . Cette déclaration de principe présentait une qualité suffisante, car elle était prévisible et accessible, même si sa source judiciaire ne correspondait pas à la définition constitutionnelle de la légalité.
La loi, source formelle du droit, s'accompagne de son interprétation, devenant ainsi un moyen d'action sur la société s'éloignant de son image passive totalement détachée de la réalité. La Cour européenne des droits de l'homme a considéré que l'interprétation judiciaire fait corps avec la loi interprétée et qu'elle accède, à ce titre, au statut de source du droit. Elle privilégie ainsi la conception matérielle réaliste par rapport à la définition juridique formelle.
Au stade de la formulation de la règle, le droit est déclaration de la volonté. Il ne prend forme qu'à travers son application et son interprétation. Le produit du système parlementaire devient réalité à travers l'interprétation. Le droit mort figé de la loi prend vie à travers les interprètes. Ainsi, Pygmalion, le célèbre sculpteur grec acheva une statue en ivoire d'une beauté inégalée. Il passa ses nuits et ses jours auprès de sa statue afin de rendre de plus en plus belle et en tomba éperdument amoureux. Il la baptisa Galatée. Mais la statue glacée et figée ne pouvait lui rendre ses sentiments. Touchée par cet amour dévoué et impossible, Aphrodite, déesse de l'amour, décida d'insuffler vie à la statue. Galatée prit vie sous les yeux de Pygmalion.
Tel un Pygmalion, le législateur façonne son oeuvre. Pendant des nuits et des jours, les navettes parlementaires l'améliorent constamment. Mais il est lettre morte tant qu'il ne commence pas à être interprété par ceux qui sont chargés de son application.
B. LA VIE DU DROIT - L'AUTORITÉ ?
Le droit pénal fait appel à des sources protéiformes et ses bases s'en trouvent ébranlées conduisant à de nouvelles questions inattendues. La solution ne repose plus exclusivement sur la loi, mais sur la norme désignant la règle applicable. Le changement de terminologie démontre une évolution importante au sein du droit. La légalité s'est transformée et a fait place à la normativité aux contours flous et extensibles.
Le système juridique ne repose plus exclusivement sur les sources formelles. L'image du droit positif formé d'un corpus de textes se transforme en un système de règles présentant trois propriétés essentielles : l'univocité (l'idéal des idées claires et distinctes garantit la vérité et l'efficacité), la cohérence (respect du principe de non-contradiction de normes pouvant coexister au sein d'un même ordre juridique), la complétude (le système fournit une seule solution à un problème de droit donné) 258 ( * ) .
L'interprétation de la loi constitue « la viva vox juris » 259 ( * ) , représentant la voix vivante du droit. Le droit est « avant tout le droit jurisprudentiel, c'est-à-dire celui qui se réalise pour faire de la science, non du roman. La jurisprudence constitue la matière première sur laquelle doivent s'exercer les recherches, le droit est tel qu'elle le comprend et l'aménage, les documents législatifs n'étant que certains des matériaux dont l'assemblage et la mise en oeuvre lui sont confiés » 260 ( * ) .
L'interprétation conduit à un développement du concept même de droit en l'étendant au-delà de ses frontières légales traditionnelles. Le Doyen Carbonnier affirme que « le droit est plus grand que l'ensemble des sources formelles du droit » 261 ( * ) lui permettant de dégager « la norme des normes », qui est la loi naturelle issue des multiples relations entre les individus différents à l'intérieur de divers réseaux normatifs. Cette vision évolutive lui permet de désigner le droit positif comme « le droit qui vit » 262 ( * ) et de refuser la « glaciation légale » du droit positif ramenant le droit à une collection de codes et jurisprudences nécessitant une mémoire d'ordinateur. Le « droit qui vit » est un pullulement de corpuscules en mouvement (les centaines de milliers de décisions de justice) tenant compte de l'épaisseur des lois dans leur histoire, de l'infinité des interprétations concevables d'une position jusqu'à son diamétral contraire. Le nouveau concept de normativité englobe le droit qui vit et se détache du carcan formel de la légalité pénale.
Le juge judiciaire a été encouragé par ces signes favorables à l'extension de ses pouvoirs d'interprétation et, surtout, à l'autorité de son interprétation. Plusieurs arguments plaident dans ce sens.
Premièrement, le législateur lui-même a indirectement reconnu une valeur à l'interprétation de la loi pénale à partir du moment où il a admis la procédure permettant de demander des avis interprétatifs à la Cour de cassation. Les articles 706-64 à 706-70 du Code de procédure pénale 263 ( * ) permettent aux juridictions pénales, à l'exception des juridictions d'instruction et de la cour d'assises ou lorsque la personne est placée en détention provisoire ou sous contrôle judiciaire, de solliciter un avis en posant une question de droit. Le juge sursoit à statuer jusqu'à la réception de l'avis car la Cour de cassation doit se prononcer dans un délai de trois mois. Selon les principes généraux de droit, l'avis est facultatif, non susceptible de recours et ils ne lient pas le juge du fond l'ayant sollicité. Sa nature juridictionnelle semble s'imposer. Cependant, deux arguments plaident en faveur d'une valeur supérieure et quasi-contraignante pour les juridictions inférieures. D'une part, si l'avis n'a pas de valeur obligatoire, en principe, il s'impose au juge du fond, de facto . Connaissant la position théorique de la Cour de cassation, le juge essaie de s'y conformer afin d'éviter la censure de sa décision. D'autre part, le législateur lui-même a reconnu une valeur de principe à l'avis en prévoyant la possibilité de la publier au Journal Officiel de la République française. Les décisions judiciaires ne sont pas publiées dans ce recueil réservé aux sources de la légalité.
Le deuxième argument repose sur l'internationalisation et la diversification des sources de la légalité. Selon l'article 55 de la Constitution, les traités internationaux ont une valeur supérieure à la loi. Cependant, le Conseil constitutionnel refuse de juger la conformité de la loi au traité. Les juridictions doivent assurer directement l'application de l'article 55 de la Constitution et assurer la primauté du traité international sur la loi interne contraire au traité, que celle-ci soit antérieure ou postérieure au traité. Cependant, les juges ne disposent pas du pouvoir d'abroger la loi. En cas de doute, le juge doit demander le sens de l'interprétation ou la satisfaction de la condition de réciprocité de l'application au ministre des affaires étrangères. En principe, il n'appartient à l'autorité judiciaire d'interpréter un traité. Cependant, en 1995, la Cour de cassation s'est inspirée de la jurisprudence administrative et s'est affranchie de cette limite à son pouvoir de contrôle. Ainsi, la Chambre criminelle interprète elle-même les conventions internationales, sans imposer de renvoi au ministre des Affaires étrangères. De manière générale, les textes supra-législatifs peuvent susciter des conflits avec les normes internes et leur interprétation peut être incompatible avec l'appréciation des principes traditionnels. Ces règles deviennent interdépendantes et les juridictions en charge de leur application adoptent des solutions analogues, afin d'assurer une interaction des systèmes. Cependant, des conflits peuvent apparaître car le juge pénal peut être confrontée à trois listes de droits fondamentaux 264 ( * ) : la première est fondée sur le droit national, la deuxième sur la CEDH et la troisième résulte de la jurisprudence communautaire. Si un conflit naît entre la loi interne et les principes de l'Union, les exigences communautaires l'emportent sur le principe d'interprétation stricte de la loi pénale car elles sont primordiales 265 ( * ) . Le second type de conflit est plus avantageux pour les pouvoirs d'interprétation du juge pénal.
Le Conseil constitutionnel examine la conformité des lois par rapport à la Constitution exclusivement et ne se prononce nullement par rapport aux autres sources du droit. Il ne possède pas le moyen formel de sanctionner une éventuelle violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La garantie de son respect ne fait pas partie de ses missions, même si la plupart de ses décisions sont empreintes de la philosophie de cette dernière en procédant à une « application furtive » de ses principes. Le juge pénal est chargé d'exercer le contrôle de conventionalité de la loi pénale en assurant la conformité des règles appliquées par rapport aux principes consacrés par la CEDH. En vertu de la séparation des pouvoirs, il est dépourvu du contrôle de constitutionnalité, dévolu exclusivement au Conseil Constitutionnel. Pourtant, cette situation constitue un embryon de contrôle constitutionnel accordé au juge pénal, à cause de l'identité de certaines règles émanant en égale mesure de la Constitution ou du bloc de constitutionnalité et de la CEDH. Si le juge pénal en fait un usage modéré actuellement, ce mécanisme renverse le rapport des pouvoirs au sein de notre société. La Cour de cassation peut se détacher des solutions exprimées par le Conseil constitutionnel, même si des oppositions flagrantes ne sont pas à déplorer 266 ( * ) . L'interprétation du juge et son appréciation de la conventionalité du texte priment en autorité sur la loi elle-même, dont l'application peut être écartée.
Le troisième argument fait écho à la polémique actuelle portant sur l'application des revirements de jurisprudence dans le temps. Le Code pénal, en écho à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, incorporée au bloc de constitutionnalité, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, à la Déclaration Universelle des droits de l'homme de 1948, au Pacte international relatif aux droits civiles et politiques de 1966, édicte le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale de fond plus sévère 267 ( * ) nuancée par la rétroactivité in mitius de la loi de fond plus douce. Par un parallélisme de traitement, certains revirements ne font pas naître de difficultés quant à leur application temporelle. Lorsque la jurisprudence infléchit sa position et se montre moins sévère avec la personne poursuivie, la règle plus favorable bénéficie immédiatement à l'individu. Deux arguments consolident cette solution. D'une part, la rétroactivité in mitius de la loi pénale de fond plus douce contamine la règle de droit et aboutit à son application immédiate à une procédure en cours. D'autre part, le juge est toujours autorisé à faire de l'interprétation in favorem .
Seul le revirement de jurisprudence risquant de porter tort à la personne poursuivie cause une difficulté quant à son application dans le temps. La Chambre criminelle applique immédiatement le revirement de jurisprudence, même lorsqu'il aggrave le sort de la personne poursuivie 268 ( * ) . « Attendu qu'en l'absence de modification de la loi pénale, et dès lors que le principe de non rétroactivité ne s'applique pas à une simple interprétation jurisprudentielle, le moyen est inopérant ». Pourtant, le pourvoi reposait sur une argumentation juridique solide issue de la nouvelle acception de la légalité selon la définition européenne incorporant la jurisprudence aux sources du droit. A ce titre, elle se trouve soumise aux mêmes exigences que les autres sources. L'application rétroactive d'une interprétation jurisprudentielle plus sévère de la loi afin d'aggraver le sort du prévenu constitue une violation du principe de la non rétroactivité de la loi pénale et indirectement du principe de la légalité pénale. Cette application rétroactive des revirements de jurisprudence, indépendamment de leur nature plus ou moins douce pour les parties, a été généralisée au sein des autres branches du droit 269 ( * ) .
Si la question de l'application dans le temps des revirements de jurisprudence est évoquée dans toutes les matières actuellement (civile, sociale et commerciale), elle se pose avec une grande acuité en droit pénal du fait de son influence considérable sur les libertés individuelles essentielles. Un groupe de travail, présidé par le professeur Nicolas Molfessis, s'est penché spécifiquement sur cette question et remis son rapport, le 30 novembre 2004, au Premier Président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet 270 ( * ) . Le revirement rétroactif change la solution dans une affaire que la Cour de cassation juge et dont les faits ont déjà eu lieu, étant antérieurs à l'arrêt qu'elle va rendre. Le principe nouveau qu'elle consacre régit des comportements commis sous l'empire de l'ancienne interprétation. Selon le rapport, le revirement déjoue les anticipations légitimes des justiciables et met en cause la sécurité juridique. Le Groupe de travail propose que la Cour de cassation accepte de limiter dans le temps les effets des revirements, dès lors qu'ils entraînent des conséquences néfastes pour les plaideurs. La Cour de cassation doit elle-même définir les critères selon lesquels elle doit moduler l'application dans le temps des revirements. Deux facteurs doivent être pris en considération - la situation du justiciable et l'intérêt général. Ces termes s'appliquent à la totalité des branches juridiques, mais il semble évident qu'en droit pénal, une cohérence est souhaitable : le critère de l'aggravation du sort de la personne poursuivie doit être privilégié. Cette nouvelle théorie de l'application dans le temps des revirements de jurisprudence a pour effet secondaire de raffermir la thèse selon laquelle la jurisprudence est source de droit. Le juge n'a pas un pouvoir créateur, mais un pouvoir d'interprétation qui lui permet de fixer les limites de l'application de la norme. Accepter de limiter dans le temps ce pouvoir aboutit à créer une déontologie des revirements.
Cette approche « réaliste » 271 ( * ) a été critiquée car elle s'oppose aux principes fondamentaux de l'organisation judiciaire. L'article 4 du Code civil ne permet au juge d'édicter des règles que pour la cause qui lui est soumise, alors que l'article 5 prohibe les arrêts de règlement. Les règles posées par la jurisprudence ne sont pas créées ex nihilo par le juge, mais il y procède par petites touches successives, en vue d'améliorer le système. Le revirement de jurisprudence constitue une amélioration de la règle de droit, qui devrait s'appliquer immédiatement à tous. « Le juge n'est pas le rival du Parlement » 272 ( * ) . A ce titre, il interprète chaque cause qui lui est soumise et seul le Parlement a le pouvoir de modifier la règle. Il n'appartient pas au juge de limiter dans le temps l'application de la jurisprudence, fût-elle issue d'un revirement de jurisprudence.
Cette application pure et formelle des principes fondamentaux heurte directement le principe de sécurité juridique reconnu par les juges européens. Le juge communautaire a recouru à la notion de revirement pour l'avenir au titre des « considérations impérieuses du principe de sécurité juridique ». La CEDH a consacré la même technique du revirement pour l'avenir au nom « de la sécurité juridique, nécessairement inhérente au droit de la convention et au droit communautaire ». De plus, la Cour de cassation jouirait d'un double privilège exorbitant 273 ( * ) . D'une part, en tant que juridiction suprême, elle n'est soumise à aucun contrôle. D'autre part, grâce au contrôle de conventionalité de la loi, elle peut écarter toute mesure législative ou réglementaire qu'elle considère comme étant contraire au principe de sécurité juridique consacré par la CEDH. Une parade était concevable afin de pallier l'ensemble des inconvénients consistant en la généralisation du mécanisme de révision mis en place par la loi du 15 juin 2000 en matière pénale. Le recours devant la Cour de cassation après constatation de la violation de la CEDH par la France pouvait être ouvert à toutes les matières 274 ( * ) .
Le Conseil d'Etat a consacré la solution proposée par le groupe de travail et a limité l'application d'une nouvelle règle d'origine prétorienne uniquement pour l'avenir 275 ( * ) . Une nouvelle jurisprudence conduisant à annuler les actes valablement formés sous l'empire d'une solution jurisprudentielle antérieure influence exclusivement la validité des actes commis postérieurement à sa formulation. La Cour de cassation a suivi cette même réflexion 276 ( * ) en fixant un cadre légal du revirement pour l'avenir uniquement, en application de l'article 6 CEDH et du droit à un procès équitable. La nouvelle règle prétorienne ne s'applique qu'aux actes ou aux instances introduites postérieurement à l'arrêt. Si les autres branches juridiques pouvaient facilement transposer cette règle, le domaine pénal serait « le domaine scabreux » 277 ( * ) pour son application. Il conviendrait de s'inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de distinguer deux types de revirements à l'intérieur de la même catégorie de revirements aggravant la situation de la personne poursuivie. Lorsque le changement est perceptible 278 ( * ) dans l'évolution du droit interne ou international 279 ( * ) , il peut être appliqué rétroactivement. Si le revirement institue une nouvelle peine ou incrimination totalement imprévisible, il ne peut agir que pour l'avenir et ne saurait être appliqué aux faits commis antérieurement à son énoncé par la Cour.
Cette analyse attrayante, car mariant les avantages des garanties de la sécurité juridique et d'évolution du droit, présente un inconvénient majeur en accordant au juge le pouvoir créateur d'infraction ou peine. Lorsqu'il sent une évolution importante au sein de la répression, le juge pourrait procéder par obiter dictum , comportant une affirmation générale en dehors de la cause dont il est précisément saisi. Cette technique permettrait d'assurer une prévisibilité à son revirement et de lui accorder une application rétroactive dans les causes suivantes. L'application des revirements de jurisprudence exclusivement pour l'avenir constitue une atteinte directe au principe de la légalité, reposant sur le postulat de l'assimilation de la règle prétorienne à la règle légale 280 ( * ) . La Cour de Cassation a franchi le Rubicon 281 ( * ) , en procédant à un revirement pour l'avenir et en reconnaissant, de facto , à son interprétation la même autorité qu'à la loi. La loi pénale de fond plus sévère est soumise au principe de non-rétroactivité. Soumettre l'interprétation judiciaire au même régime d'application de la loi dans le temps aboutit à assimiler le pouvoir normatif du juge à celui du législateur. Si le pouvoir normatif du juge existe, il est d'une essence différente de celui du législateur. Si « le législateur impose l'observation d'une règle en vertu d'un pouvoir, le juge, en vertu de son autorité, dit le juste pour départager les plaideurs » 282 ( * ) . Il est impossible de souscrire à la consécration du partage du pouvoir législatif entre les représentants du peuple et les magistrats.
CONCLUSION
L'interprétation judiciaire repose sur la loi et doit être contenue dans les limites de la loi. Si le recours aux objectifs de la loi pénale permet aux juges une certaine liberté d'interprétation, il faut toujours garder présent à l'esprit le fait que la loi est impérative, alors que l'objectif n'est que directionnel. « Objectif n'est point loi » 283 ( * ) . Le législateur garde le pouvoir de briser 284 ( * ) une jurisprudence non-conforme à ses objectifs à l'aide d'une loi (la loi dispensant le ministère public de sa présence lors de l'audience d'homologation dans le cadre de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité contraire à l'avis interprétatif de la Chambre criminelle) et les juges ne peuvent refuser de l'appliquer, sous peine de violer le principe de la légalité pénale.
Si la méthode téléologique offre un grand pouvoir d'interprétation juridique au juge quant aux définitions obscures ou au champ d'application d'un texte, elle sauvegarde une limite essentielle s'imposant au juge : le principe de la légalité pénale. Il n'a pas de pouvoir créateur d'incriminations et de peines. Les rares exemples de création ex nihilo se trouvent dans le cadre des causes d'irresponsabilité pénale et se justifient par le principe de l'interprétation in favorem (l'état de nécessité 285 ( * ) ). De plus, le législateur consacre l'essentiel des interprétations prétoriennes dans des textes de loi afin de se conformer strictement au principe de légalité, mais aussi pour affirmer la primauté de son autorité au sein du droit pénal.
Il est nécessaire de distinguer au sein du droit pénal entre les techniques constitutives d'incriminations et les techniques déclaratives. La loi pénale crée le droit, alors que l'interprétation, guidée par la ratio legis , en assure l'application. Si « on ne peut nier la parfaite complémentarité de ces deux directions, on doit veiller à toujours respecter le clivage juridique qui les sépare et que l'interprète, dans sa tâche d'explication et d'application du droit, ne peut faire que de traduire » 286 ( * ) . Le juge est traducteur du législateur, même s'ils participent tous deux à assurer le respect de la règle dans la société. Ce principe essentiel du droit pénal ne saurait accepter de dérogation. Les dérives actuelles de lois déclaratives et d'interprétations prétoriennes constitutives portent atteinte aux fondements du droit pénal. Or, dans cette matière plus que dans toute autre, il faut faire nôtres les mots de Bentham selon lesquels « les paroles de loi doivent se peser comme des diamants ». Le juge interprète doit les manier avec respect, crainte, admiration, mais sans le désir de se les approprier. Toute conduite contraire le conduirait à trahir sa mission et à participer au renforcement de l'adage « traductore traditore » 287 ( * ) . La jurisprudence est la sagesse appliquée au droit au sens propre du terme. Une bonne interprétation en est la manifestation de base, car de sa source découlent les autres actes fondateurs de la Justice. Le juge utilise en premier sa balance, l'interprétation, avant de sortir son glaive, la décision.
François Gény définissait l'interprétation à l'aide d'un jeu simple utilisé par les jeunes enfants. L'interprète prend les points isolés par le droit positif et les relie de façon à former une figure de société. Cette méthode remontant à la nuit des temps a permis aux hommes de baptiser les constellations nous permettant de nous guider dans la nuit. Et si certaines nuits, le ciel révèle des étoiles de moindre luminosité en temps normal, l'astronome peut se prendre à imaginer d'autres figures, d'autres constellations, d'autres noms. Ce pouvoir d'interprétation est dévolu au juge pénal. Il peut relier les différents points, scruter le ciel juridique cher à Ihering, observer, découvrir, explorer d'autres constellations. Si nul homme n'a le pouvoir de créer les étoiles, nul juge pénal n'a le pouvoir de créer des incriminations et des peines, il n'en est que l'interprète.
Intervention du Président Jacques FOYER
Chère collègue, merci de cet exposé. Vous nous avez montré que l'interprétation de la loi pénale est à la fois une opération semblable aux autres mais peut-être aussi une mécanique différente dans la mesure où son objet est la privation de liberté et la condamnation des coupables. Or, ce que vous nous montrez, ce qui en tout cas me convainc, c'est la supériorité de la loi qui malgré tout laisse une indiscutable liberté au juge. Mais on aurait pu reprendre dans ce que vous avez dit, la terminologie qu'on utilise pour la coutume et parler d'une interprétation infra-legem, contra-legem ou supra legem. Ces trois catégories peuvent se retrouver, me semble t-il aisément. On a donc une interprétation qui, comme aurait dit mon collègue Picard, rencontre des limites. C'est ce mélange de limites et de libertés qui me parait essentiel parce qu'au-delà de l'interprétation, il y a l'application de la peine. Ceci étant, comme nous le savons tous, cette interprétation de la loi, de toutes les lois est désormais soumise au contrôle de la Cour européenne des droits de l'homme qui exerce un rôle grandissant dans ce domaine. Notre collègue Frédéric Sudre a utilisé l'adjectif « dynamique » qui me plaît particulièrement pour comprendre l'interprétation de la Cour européenne des droits de l'homme. C'est ce dynamisme que je l'invite à développer.
L'INTERPRÉTATION DYNAMIQUE
DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
M. Frédéric SUDRE, Professeur de droit public, Université de Montpellier I
« Ministre du sens », selon l'expression du Professeur François Rigaux 288 ( * ) , la Cour européenne des droits de l'homme l'est nécessairement en tant que juge. Le pouvoir d'interprétation est, comme on a pu le dire, "consubstantiel à l'activité juridictionnelle» 289 ( * ) . Il appartient en effet au juge de dégager le sens de la règle applicable, donc de l'interpréter, avant d'en faire application au cas d'espèce. Comme l'écrit Kelsen, « toutes les normes juridiques appellent une interprétation en tant qu'elles doivent être appliquées » 290 ( * ) . L'article 32 de la Convention européenne des droits de l'homme ne fait, somme toute, que traduire ce lien essentiel entre interprétation et application du droit, en stipulant que « La compétence de la Cour s'étend à toutes les questions concernant l'interprétation et l'application de la Convention et de ses protocoles » 291 ( * ) . Cette disposition de la Convention justifie, par ailleurs, que, devant traiter de l'interprétation de la Convention européenne des droits de l'homme, nous bornions notre propos à la seule Cour européenne des droits de l'homme. On n'ignore pas, évidemment, que les juridictions nationales sont les juges de droit commun de la Convention et qu'à ce titre elles sont conduites à interpréter le texte conventionnel mais seule la Cour a reçu expressément des auteurs du traité un pouvoir d'interprétation, qu'elle exercera dans le cadre d'un arrêt obligatoire et définitif. Ne pouvant être contestée, l'interprétation qui émane de la Cour européenne présente, si l'on reprend le vocabulaire kelsénien, le caractère d'une interprétation authentique.
« Ministre du sens », le juge européen l'est d'autant plus que la Convention européenne des droits de l'homme se caractérise par son incomplétude et son indétermination, l'usage fréquent d'une formulation générale des droits (ainsi, le "droit au respect de sa vie privée et familiale") et le recours à des notions souvent qualifiées de « vagues" ou "indéterminées » 292 ( * ) (telle la notion de « droits et obligations de caractère civil ») multipliant les difficultés d'interprétation et, partant, favorisant le développement de la fonction interprétative.
En qualifiant l'interprétation de la Cour d'interprétation « dynamique », l'intitulé de cette communication, outre qu'il met l'accent sur l'importance de la volonté de l'interprète, entend d'emblée signifier que la Cour européenne des droits de l'homme, cour de justice internationale, sans négliger la nature internationale de l'instrument conventionnel et les contraintes qui en découlent, a, à notre sens, fait primer la dimension « droits de l'homme » sur la dimension « traité international ». Confrontée à une double logique, celle d'une technique juridique empruntée au droit international classique et celle d'un traité original consacrant des droits au profit des particuliers, le juge européen a -globalement- fait prévaloir la seconde logique sur la première. Au principe d'interprétation favorable à la souveraineté étatique, qu'appelait notamment de ses voeux le juge Fitzmaurice, qui se déclarait partisan d'une « interprétation prudente et conservatrice, surtout pour les dispositions dont le sens peut être incertain et là où des interprétations extensives pourraient aboutir à imposer aux Etats contractants des obligations qu'ils n'ont pas vraiment voulu assumer ou qu'ils n'ont pas eu conscience d'assumer » 293 ( * ) , s'oppose le principe d'interprétation favorable aux droits fondamentaux de l'individu, en faveur duquel la Commission européenne des droits de l'homme se prononce très tôt : « ... la fonction primordiale de la Convention consiste à protéger les droits de l'individu et non à énoncer des obligations réciproques entre Etats, appelant une interprétation restrictive en raison de la souveraineté de ceux-ci. La Convention a pour rôle et son interprétation pour objet de rendre efficace la protection de l'individu » 294 ( * ) .
De surcroît, il faut bien constater que les Etats ont été singulièrement défaillants dans l'exercice de leur fonction d'amendement de la Convention et que les lacunes de celle-ci ont moins été comblées par « l'élargissement quantitatif » du catalogue des droits de l'homme par le biais de protocoles additionnels à la Convention que par le « développement qualitatif » des droits de l'homme issu de l'oeuvre de la Cour (et, autrefois, de la Commission) 295 ( * ) . La Convention européenne des droits de l'homme, instrument conventionnel, a fait place au Droit de la Convention européenne des droits de l'homme, c'est-à-dire à la Convention telle qu'interprétée par la Cour européenne des droits de l'homme. Le rôle joué par le juge européen dans l'évolution de la Convention s'est avéré en effet déterminant. Par une interprétation « dynamique » de la Convention, comprise comme celle qui « partant du texte de la Convention, en tire une conception élargie des droits proclamés, voire de l'existence de droits qui n'ont pas été primitivement perçus comme en faisant partie" 296 ( * ) , le juge européen a contribué de manière décisive au développement des droits inscrits dans la Convention du 4 novembre 1950, enrichissant leur contenu, élargissant leur portée.
Ceci conduit à examiner les méthodes mises en oeuvre par la Cour européenne, à s'interroger sur l'étendue de son pouvoir d'interprétation, à se demander comment la Cour conçoit et exerce sa mission juridictionnelle dans le cadre de la Convention. On ne saurait cependant prétendre procéder -si tant est qu'on le puisse-, dans les limites de cette contribution, à un inventaire du « patrimoine interprétatif » de la Cour 297 ( * ) et on s'intéressera moins au détail qu'aux lignes directrices. Dans cette perspective, l'interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l'homme peut s'analyser comme celle qui, à partir d'une directive générale d'interprétation posée par le juge européen (I), conduit à la mise en oeuvre de techniques d'interprétation utilisées aux fins de développement des droits (II).
I. UNE DIRECTIVE GÉNÉRALE D'INTERPRÉTATION DE LA CONVENTION
En affirmant, dès son arrêt Wemhoff du 27 juin 1968, que « s'agissant d'un traité normatif, il y a lieu d'autre part de rechercher quelle est l'interprétation la plus propre à atteindre le but et à réaliser l'objet de ce traité et non celle qui donnerait l'étendue la plus limitée aux engagements des Parties » (A.7, § 8), la Cour européenne a défini une directive générale d'interprétation qui, opérant le choix d'une interprétation finaliste, révèle « l'existence d'un modèle sous-jacent à l'interprétation » 298 ( * ) .
A. LE CHOIX D'UNE INTERPRÉTATION FINALISTE
La spécificité de la Convention européenne est au fondement de ce choix. « Traité normatif », visant à assurer au nom de valeurs communes et supérieures aux Etats la protection des individus vivant sous l'autorité nationale, la Convention est moins un traité-contrat, établissant des droits et obligations réciproques, qu'un « traité-loi » 299 ( * ) qui vise à jeter les bases d'une réglementation commune et permanente. La Cour européenne soulignera fortement cette spécificité dans son arrêt Irlande contre Royaume-Uni, du 18 janvier 1978 : "A la différence des traités internationaux de type classique, la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre Etats contractants. En sus d'un réseau d'engagements synallagmatiques bilatéraux, elle crée des obligations objectives qui, aux termes de son préambule, bénéficient d'une garantie collective" (A.25, § 239). La « nature particulière » de la Convention -systématisée par la Cour européenne dans la formulation « instrument de l'ordre public européen pour la protection des êtres humains » 300 ( * ) - a une influence indéniable sur son interprétation et conduit la Cour européenne, comme le souligne l'un de ses membres, à « s'écarter de la théorie du droit international classique d'après laquelle, en cas de doute, prévaut l'interprétation qui restreint les obligations des Etats contractants » 301 ( * ) .
L'arrêt Golder, du 21 février 1975 ( GACEDH n°26), explicite la méthodologie interprétative de la Cour. Celle-ci se place bien sous les auspices des canons fixés par la Convention de Vienne sur le droit des traités : « ses articles 31 à 33 énoncent pour l'essentiel des règles de droit international communément admises et auxquelles la Cour a déjà recouru. A ce titre ils entrent en ligne de compte pour l'interprétation de la Convention européenne ... » (§ 29). Mais alors que la règle générale d'interprétation énoncée par l'article 31 § 1 de la Convention de Vienne -« Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »- accorde la priorité à l'interprétation textuelle et au « sens ordinaire » des mots -expression formelle de l'intention des parties- 302 ( * ) , la Cour de Strasbourg choisit cependant de mettre l'accent sur l'objet et le but de la Convention et de privilégier une interprétation finaliste, ou téléologique, du texte 303 ( * ) . Retenons particulièrement du raisonnement suivi par la Cour que l'interprétation finaliste s'ancre dans le Préambule de la Convention, qui, reprenant les termes de l'article 1 al b du Statut du Conseil de l'Europe, proclame que l'un des moyens d'atteindre le but du Conseil de l'Europe est "la sauvegarde et le développement des droits de l'homme et des libertés fondamentales" (al.3). La Cour fait le choix d'une « option finaliste et `progressiste' » 304 ( * ) . C'est dire que l'interprétation finaliste est aussi une interprétation évolutive.
Le choix d'une interprétation téléologique recèle le danger du subjectivisme de l'interprète et la crédibilité de cette méthode interprétative dépend largement de la détermination de l'objet et du but pris en compte. Ce travail de définition de l'objet et du but, amplement explicité par la Cour dans ses arrêts, permet de mettre à jour le « syllogisme secondaire », théorisé par Michel Troper, dont la majeure est une règle d'interprétation et dont la mineure sera la règle de droit applicable, majeure du « syllogisme primaire » qui conduit à la décision du juge 305 ( * ) . Se dévoile alors le « modèle », pour reprendre les termes du Professeur Patrick Wachsmann, qui sous-tend l'interprétation du juge européen, à savoir le modèle de la « société démocratique ».
B. LE MODÈLE DE LA « SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE »
C'est en prenant appui sur le Préambule du texte conventionnel, dont elle rappelle qu'il « offre d'ordinaire une grande utilité pour la détermination de l' « objet » et du « but » de l'instrument à interpréter » (Golder, préc., § 34), que la Cour construit le modèle européen de « société démocratique ». Les dispositions du Préambule signifient clairement qu'en concluant la Convention les Etats contractants ont entendu définir et protéger des valeurs communes comprises comme irréductibles. Le paragraphe 4 du Préambule affirme que le maintien des libertés fondamentales « repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d'une part, et d'autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l'homme » et son paragraphe 5 se réfère à « un patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit ». Est exprimé là ce qu'il y a de fondamental, dans les règles que formule la Convention, pour la communauté des Etats contractants. Approfondissant le lien ainsi établi entre « régime politique véritablement démocratique » et « commun respect des droits de l'homme » la Cour européenne a clairement affirmé que l'interprétation des droits et libertés énumérés dans la Convention devait se concilier avec « l'esprit général » de celle-ci, à savoir « sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d'une société démocratique » (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, 7 décembre 1976, § 53, GACEDH n°49). La « société démocratique » constitue donc le coeur des valeurs communes à garantir et est érigée en valeur centrale de "l'ordre public européen» 306 ( * ) . Systématisant sa jurisprudence antérieure, la Cour précise que « la démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l'ordre public européen » » (§ 45) et affirme que "la démocratie est "l'unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle" (Parti communiste unifié de Turquie, 30 janvier 1998, GR. Ch., § 45, GACEDH n°6). Le concept de "société démocratique" fait ainsi figure de principe général d'interprétation de la Convention. Incontestablement, selon la jurisprudence de la Cour, le coeur des valeurs communes à garantir réside dans « les principes propres à une "société démocratique" (Handyside, 7 décembre 1976, § 49, GACEDH n°7) ; ceci conduit même parfois la Cour de Strasbourg -dans un glissement du raisonnement révélateur- à contrôler la compatibilité d'une limitation aux libertés non pas avec la Convention elle-même mais "avec les principes d'une société démocratique» 307 ( * ) .
S'il ne paraît pas utile de revenir ici sur la définition désormais classique donnée par la Cour dans son arrêt Handyside (préc. § 49), selon laquelle il n'est pas de société démocratique sans pluralisme, tolérance et esprit d'ouverture, il convient de souligner que, débordant la simple prescription de la clause d'ordre public inscrite dans la Convention, qui pose la « nécessité dans une société démocratique » comme condition de la compatibilité avec la Convention d'une ingérence dans un droit garanti, la Cour européenne a construit, à partir de principes directeurs présentés comme « caractéristiques » ou « fondamentaux » d'une société démocratique, un modèle européen de société démocratique 308 ( * ) . Ces principes peuvent être brièvement rappelés : le principe de non-discrimination, dont le juge européen affirme qu'il s'agit d'un « principe fondamental (qui) sous-tend la Convention » (Strain et a., 21 juillet 2005) ; le principe de respect de la dignité humaine, qui constitue « l'essence même » de la Convention (S.W c/Royaume-Uni, 22 novembre 1995, GACEDH n°37) ; le principe de la prééminence du droit, auquel le Préambule se réfère expressément et qui constitue pour la Cour "l'un des principes fondamentaux" d'une "société démocratique » (...) "dont s'inspire la Convention toute entière" (...)" (Brogan, 29 novembre 1988, GACEDH n°18) ; le principe du pluralisme, enfin, dans lequel le juge européen voit la valeur cardinale de la société démocratique (PCU de Turquie, préc : « Il n'est pas de démocratie sans pluralisme »).
Le principe de la prééminence du droit, que l'on retiendra comme exemple 309 ( * ) , illustre bien le rôle de ces principes directeurs, qui font office de « règles de pilotage » 310 ( * ) , commandant l'interprétation de la Convention et déterminant le sens de la règle de droit applicable. Tout est dit par la Cour européenne dans son arrêt Golder (préc.) : il convient, « d'avoir égard » au principe de la prééminence du droit « en interprétant les termes de l'article 6 § 1 dans leur contexte et à la lumière de l'objet et du but de la Convention » (§ 34). Du principe de la prééminence du droit, la Cour tire la règle que l'article 6 § 1 garantit, au titre du « droit à un tribunal », le droit d'accès à un tribunal (Golder), et aussi le droit à l'exécution des décisions de justice (Hornsby c/Grèce, 19 mars 1997, § 40, GACEDH n°32). C'est également en interprétant les dispositions de l'article 6 par rapport à ce principe qu'elle juge que la notion de procès équitable s'oppose « à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire du litige » (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c/Grèce, A. 301-B, § 49).
Révélant l'esprit général de la Convention, ces principes directeurs traduisent clairement la volonté de la Cour de retenir une interprétation de la Convention favorable au développement des droits fondamentaux des individus. Il convient alors d'envisager plus précisément les techniques utilisées à cette fin par le juge européen.
II. DES TECHNIQUES D'INTERPRÉTATION AUX FINS DE « DÉVELOPPEMENT » DES DROITS DE L'HOMME
Les techniques d'interprétation dynamiques utilisées par le juge européen répondent à une exigence d'effectivité des droits garantis et ne sont pas sans soulever des interrogations sur la liberté réelle de l'interprète.
A. UNE EXIGENCE D'EFFECTIVITÉ DES DROITS GARANTIS
La prise en considération de l'objet et du but de la Convention conduit naturellement le juge européen à donner tout son effet utile aux dispositions normatives de la Convention afin d'assurer aux droits garantis une véritable effectivité. Cette exigence d'effectivité est la marque distinctive -et novatrice- du droit européen des droits de l'homme. « La Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs » (Airey c/Irlande, 9 oct. 1979, GACEDH, n o 2). Cette exigence d'effectivité, qui, au demeurant, n'est pas cantonnée aux dispositions substantielles de la Convention mais joue aussi pour les dispositions procédurales - droit de recours individuel, mesures provisoires -, conduit le juge européen dans la voie d'une interprétation « dynamique » de la Convention. L' « affichage » de cette méthode d'interprétation est désormais systématique, depuis l'arrêt Stafford du 28 mai 2002, rendu en formation solennelle 311 ( * ) . La Cour européenne affirme que, si elle ne doit pas s'écarter sans motif valable des précédents, le souci de garantir l'effectivité des droits est primordial dans l'interprétation de la Convention et qu'il convient de « maintenir une approche dynamique et évolutive » et, en conséquence, de « réévaluer » « à la lumière des conditions d'aujourd'hui », quelles sont l'interprétation et l'application de la Convention qui s'imposent à l'heure actuelle » en telle ou telle matière (§ 68-69) 312 ( * ) . Pour ce faire, le juge européen, faisant preuve d'un évident « éclectisme tactique » - selon l'expression du Doyen Carbonnier -, mobilise un ensemble de techniques particulières qui, schématiquement, vont favoriser soit l'élargissement de l'applicabilité du droit, soit l'extension du contenu du droit garanti 313 ( * ) . Le cadre limité de cette étude interdit de procéder à une analyse détaillée et on se bornera à donner un bref aperçu des techniques les plus représentatives de la pratique du juge européen.
La technique des « notions autonomes » est, sans conteste celle qui a contribué le plus à l'élargissement de l'applicabilité des droits garantis et, au premier chef du droit à un procès équitable. La Cour en a en effet singulièrement étendu le champ d'application, limité selon le texte de l'article 6 § 1, d'une part, aux « contestations sur les droits et obligations de caractère civil » et, d'autre part, aux accusations « en matière pénale », en estimant qu'il s'agissait là de « notions autonomes », qu'il convenait de détacher de leur contexte juridique national et de doter d'un sens « européen », afin d'assurer l'indispensable uniformité d'interprétation de la Convention. Véritables « clés d'accès » au droit à un procès équitable, en ce qu'elles conditionnent son applicabilité, ces deux notions autonomes ont favorisé, ainsi qu'on le sait, la soumission aux exigences de l'article 6 de contentieux inédits et, notamment, de contentieux classiquement de droit public (sanctions administratives, fonction publique, actions en réparation de dommages du fait de l'Administration, décisions administratives touchant l'exercice du droit de propriété, contentieux préjudiciel de la constitutionnalité des lois ...). L'interprétation « autonome » a, pareillement, favorisé l'applicabilité du droit de propriété (notion de « biens »), du droit à la liberté et à la sûreté (notion d' « arrestation »), de la liberté d'association (notion d' « association »), du principe de la légalité des délits et des peines (notion de « peine »), du droit au respect du domicile (notion de « domicile »). Visant à réduire les zones d'inapplicabilité de la norme conventionnelle, elle vient renforcer l'effectivité du droit garanti.
La technique de la « protection par ricochet » 314 ( * ) , qui permet au juge européen d'étendre la protection de certains droits garantis par la Convention à des droits non expressément protégés par elle, concourt au même but. Par ce moyen, la Cour européenne a fait pénétrer dans le champ d'application de l'article 3 le droit du détenu à des conditions de détention conformes à la dignité humaine, de l'article 8 le droit de vivre dans un environnement sain, des articles 3 et 8 le droit de l'étranger de ne pas être éloigné du territoire.
C'est par le recours en priorité à la théorie des « éléments nécessairement inhérents à un droit » que le juge européen enrichit sensiblement le contenu du droit dont il contrôle l'application. Le droit à un procès équitable est ainsi « reconstruit » par le juge européen en trois volets : au volet central des garanties procédurales stricto sensu , figurant dans le texte de l'article 6, sont ajoutés deux droits « matériels », le droit d'accès à un tribunal, d'une part, et, d'autre part, le droit à l'exécution des décisions de justice. Ainsi, dans son arrêt Golder (préc.), la Cour, après avoir noté que "la prééminence du droit ne se conçoit guère sans la possibilité d'accéder aux tribunaux" (§ 34), juge que « le droit d'accès constitue un élément inhérent au droit qu'énonce l'article 6 § 1 » (§ 36) . Par un raisonnement similaire, fondé sur l' « inhérence », la Cour européenne, dans son arrêt Hornsby (préc.), juge que « l'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l'article 6 » (§ 40 ). Il s'agit de donner au « droit à un tribunal » sa pleine effectivité.
En affirmant que telle garantie nouvelle est « inhérente » au droit protégé, c'est-à-dire consubstantielle à ce dernier parce que nécessaire à son effectivité, la Cour entend faire savoir qu'elle ne procède pas à une interprétation extensive de la Convention "de nature à imposer aux Etats contractants de nouvelles obligations" (Golder, prec, § 76) mais qu'elle se limite à contrôler le développement logique d'un droit inscrit dans la Convention, afin d'en assurer le caractère concret. La théorie de l'inhérence vise à prémunir la Cour de l'éventuelle accusation de « gouvernement des juges » mais elle ne saurait masquer que la découverte des éléments « inhérents » au droit relève de la seule autorité du juge.
La même remarque vaut pour la technique des « obligations positives », qui permet à la Cour de redéfinir les obligations des Etats en mettant à la charge de ceux-ci l'obligation de prendre des mesures positives - c'est-à-dire « des mesures raisonnables et adéquates » (Lopez Ostra, 9 décembre 1994, GACEDH, n o 3)- afin d'assurer l'exercice effectif du droit garanti par la Convention. La détermination des obligations positives se rattache également, en substance, à la théorie de l' « inhérence », soit que l'obligation est dite inhérente au droit précisément en cause 315 ( * ) , soit qu'elle est dite inhérente à l'engagement général qu'ont les Etats, au titre de l'article 1 de la CEDH, de reconnaître « à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés » consacrés par la Convention en général (Ilascu et al, 8 juill. 2004, GACEDH n°68). Une telle démarche est à la source d'un mouvement de généralisation des obligations positives qui atteint désormais tout droit garanti par la Convention, du droit à la vie (art.2 ; L. C. B c/ Royaume-Uni, 9 juin 1998) au droit de propriété (art.1 Protocole 1 ; Oneryildiz, 30 novembre 2004, Gr. Ch., GACEDH, n o 64).
L'utilisation de ces techniques par le juge européen, avec la « découverte » de notions autonomes, d'éléments inhérents au droit garanti, d'obligations positives, soulève nécessairement la question de la création normative par le juge - qui n'est pas propre à la Cour européenne des droits de l'homme mais qui est d'autant plus sensible qu'il s'agit d'une juridiction internationale - et conduit à s'intéresser, pour finir, à la liberté de l'interprète de la Convention européenne des droits de l'homme.
B. LA LIBERTÉ D'INTERPRÉTATION DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
Les débats qui ont eu lieu au sein même de la Cour durant la période fondatrice de la jurisprudence européenne témoignent d'un questionnement sur le pouvoir d'interprétation de la Cour. Ainsi, le juge Matscher, dans son opinion séparée jointe à l'arrêt König, du 28 juin 1978 (GACEDH n°4), n'hésite pas à dénoncer l'arbitraire d'un juge qui déborderait sa fonction d'interprétation de la Convention pour "s'aventurer sur le terrain de la politique législative" et les juges minoritaires dans l'arrêt Feldbrugge (29 mai 1986, GACEDH n°21) stigmatisent une interprétation extensive de l'article 6, se situant « au delà » des limites d'une interprétation évolutive qui « n'autorise pas à introduire dans la Convention des notions ou matières entièrement nouvelles car il s'agit là d'une fonction législative qui appartient aux Etats membres du Conseil de l'Europe » 316 ( * ) . De telles critiques n'ont plus vraiment cours aujourd'hui puisque le vice-président de la Cour, le juge Jean-Paul Costa, n'hésite pas à formuler une interrogation sacrilège - « La Cour européenne des droits de l'homme : un juge qui gouverne ? » et, s'il répond par la négative, c'est en précisant toutefois que « loin du modèle de la `bouche de la loi' (...) la Cour de Strasbourg a nécessairement un rôle créateur comme tout interprète » 317 ( * ) .
Sans recourir au concept incertain de « gouvernement des juges », il convient de se demander si la Cour européenne n'excède pas la compétence qui est lui est reconnue par le traité et si elle n'outrepasse pas les limites assignées à sa fonction juridictionnelle. Il ne saurait être question de dresser ici un bilan mais seulement de donner quelques indications.
1°) La liberté du juge européen à l'égard du texte conventionnel s'est manifestée - ou se manifeste- dans deux directions principales, où « la perméabilité de la frontière entre interprétation et création normative » 318 ( * ) nous semble avérée.
En premier lieu, il n'est guère contestable que le juge européen procède à une « réécriture » continue de la Convention, soit qu'il enrichisse de facto quantitativement le catalogue des droits garantis - le droit à l'exécution des décisions de justice, le droit à un environnement sain, le droit à des conditions de détention conformes à la dignité humaine en fournissent de bonnes illustrations- , soit qu'il transforme substantiellement la signification de la norme conventionnelle protectrice du droit individuel. Il suffit de mentionner, à titre d'exemples, que le juge européen « ajoute » au texte de l'article 1 du Protocole 1, qui prévoit deux limitations au droit de propriété - la privation de propriété et la réglementation de l'usage des biens- une troisième norme, l'atteinte à la substance du droit de propriété 319 ( * ) , qu'il a rompt pratique le lien de rattachement à un droit substantiel garanti par la Convention qui conditionne l'application de la clause de non-discrimination, selon les termes mêmes de l'article 14, étendant ainsi le champ de protection du droit à la non discrimination à des droits non énoncés dans la Convention 320 ( * ) , qu'il considère que l'article 3 du Protocole 1 donne directement naissance à des droits et libertés individuels malgré sa « coloration interétatique » 321 ( * ) , qu'il juge, par le truchement des « obligations positives », que chacun des droits garantis par la Convention est susceptible de déployer un « effet horizontal » 322 ( * ) , ou encore qu'il se prononce en faveur d'une conception de la « vie privée -liberté » qui autorise l'émergence d'un droit au respect de la vie privée largement entendu recouvrant tout à la fois le droit à la vie privée personnelle, le droit à la vie privée sociale et le droit à l'autonomie personnelle 323 ( * ) .
En second lieu, la Cour européenne exerce le pouvoir de déterminer sa propre compétence dans un sens extensif. Soit qu'elle élargisse le champ de sa compétence juridictionnelle, n'hésitant pas, par exemple, à apprécier la conformité à la Convention d'une réserve étatique 324 ( * ) , à juger de la validité d'une déclaration étatique d'acceptation de la compétence des organes de contrôle 325 ( * ) , à étendre sa compétence ratione personae au bénéfice de « victimes potentielles » 326 ( * ) et sa compétence ratione materiae aux mesures nationales d'application du droit communautaire 327 ( * ) , et last but not least à s'arroger le pouvoir de prescrire à l'Etat des mesures provisoires obligatoires, malgré le silence du texte conventionnel en la matière 328 ( * ) . Soit, de manière peut-être plus fondamentale encore, qu'elle transforme substantiellement la nature de sa compétence. La Cour s'est en effet manifestement affranchie de la lettre des articles 41 et 46 de la Convention qui confèrent à l'arrêt rendu par la Cour un caractère déclaratoire et définissent une stricte autorité relative de la chose jugée. Or la Cour européenne, alors même qu'elle est censée statuer in concreto et ne pas juger de la conformité à la Convention des règles de droit interne, s'est engagée dans la voie de l'indication à l'Etat des mesures de portée générale qu'il devait prendre. La Cour européenne énoncer un principe de « loyauté conventionnelle », selon lequel il résulte de l'article 1 de la Convention « qu'en ratifiant la Convention, les États contractants s'engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci » (Maestri c/ Italie, 17 févr. 2004, Gr. Ch., § 47). Procédant à une lecture combinée des articles 1, 41 et 46 de la Convention, elle juge alors que ces dispositions font obligation à l'Etat de choisir « les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne » afin de mettre un terme à la violation constatée et d'en effacer les conséquences Scozzari et Giunta,13 juillet 2000, Gr. Ch., § 249). Le juge européen franchit ainsi la barrière conventionnelle limitant l'obligation d'exécution de l'Etat à l'adoption de mesures individuelles et/ou au versement d'une satisfaction équitable et s'engage dans la voie de la prévention de « la répétition de l'illicite ».
2°) On ne saurait toutefois méconnaître qu'il existe des contraintes inhérentes à l'interprétation, comme le souligne Michel Troper 329 ( * ) . Contraintes propres à la fonction juridictionnelle elle-même -obligation de motivation, cohérence de la décision rendue par rapport à l'ensemble de la jurisprudence existante-, sur lesquelles nous n'insisterons pas, mais aussi contraintes spécifiques au système conventionnel européen et qui tiennent au respect du principe de subsidiarité.
Le principe de subsidiarité est consubstantiel à la Convention européenne des droits de l'homme et, très tôt, la Cour énonce qu' « elle ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention » (« Affaire linguistique belge », 23 juill. 1968, GACEDH, n o 8, § 10). Affirmer le droit commun tout en préservant l'autonomie nationale, tel est l'enjeu du droit de la Convention européenne des droits de l'homme. La Convention n'impose aucune « uniformité absolue » et dans son arrêt Sunday Times , la Cour relève qu'elle « ne peut négliger les caractéristiques de fond et de procédure de leurs (les Etats contractants) droits internes respectifs » 330 ( * ) . Cette exigence de pluralisme, au sein même de l' « ordre public européen », impose de ne pas juger au nom de principes abstraits la réalité juridique nationale. La Cour européenne a une fonction d'harmonisation, et non d'uniformisation, des régimes juridiques nationaux autour du standard commun que représente la Convention. S'agissant, par exemple, des règles du procès équitable, le rôle de la Cour européenne devrait être de dégager les principes de procédure communs 331 ( * ) mais non d'imposer un modèle juridictionnel unique. Il appartient au juge européen de veiller au respect des principes fondamentaux du procès équitable sans pour autant gommer les particularismes des droits internes, si ceux-ci sont compatibles avec ces principes. La logique du principe de subsidiarité, qui trouve son expression jurisprudentielle dans la notion de « marge nationale d'appréciation » qui permet de définir le rapport de compatibilité devant exister entre les mesures nationales et la norme conventionnelle, est qu'il peut y avoir une grande variété de solutions nationales sans qu'il y ait pour autant violation de la Convention.
Le principe de subsidiarité, devrait en conséquence remplir une fonction d'encadrement de la décision juridictionnelle et non pas être une simple variable d'ajustement du contrôle de la Cour, comme il tend à le devenir. On ne peut que souligner l'usage pour le moins inconstant du principe de subsidiarité par la Cour qui, au gré des affaires l'ignore superbement ou l'invoque opportunément 332 ( * ) , selon qu'elle entend ou non soumettre la question de politique générale en jeu à sa propre lecture de la Convention. Deux arrêts rendus en 2005 permettent, sans multiplier les exemples, de pointer ce qui nous semble être des dérives manifestes de l'actuelle Cour, dérives qui ne sont d'ailleurs pas sans remettre en cause la cohérence même de sa jurisprudence.
La première dérive est celle d'une interprétation évolutive sans « consensus européen ». Dans son arrêt de Grande Chambre Hirst c/Royaume-Uni, du 6 octobre 2005, la Cour juge qu'une interdiction absolue de voter imposée automatiquement, en toutes circonstances, à un détenu condamné est contraire à la Convention. Au mépris du principe classique de sa jurisprudence selon lequel les Etats disposent d'une large marge d'appréciation, en raison de la diversité des solutions nationales, pour réglementer les droits de vote et d'éligibilité 333 ( * ) , la Cour juge qu'une « restriction générale, automatique et indifférenciée » au droit de vote « outrepasse une marge d'appréciation acceptable, aussi large soit-elle », alors même, comme elle le note, qu'il n'y a « aucune approche commune en la matière » (18 Etats parties n'appliquent aucune restriction, treize Etats prévoient des restrictions plus ou moins grandes au droit de vote des détenus, treize Etats privent les détenus de leur droit de vote). Or, selon une jurisprudence bien établie, l'absence de « dénominateur commun » aux systèmes juridiques nationaux est un élément décisif en faveur d'une large marge d'appréciation nationale.
La seconde dérive, plus grave, est celle de l'interprétation évolutive contre le consensus européen, qu'illustre, pour la première fois à notre connaissance, l'arrêt de chambre B et L. c/Royaume-Uni, du 13 septembre 2005 334 ( * ) . Dans cette affaire, la Cour avait à connaître, au titre de l'article 12 de la Convention, de la règle britannique de l'empêchement au mariage entre des beaux-parents et leurs beaux-enfants. Elle néglige délibérément le fait que l'article 12 confie le soin aux législations nationales de réglementer les conditions d'exercice du droit au mariage, et, ignorant par là même la marge d'appréciation reconnue par la Convention elle-même aux autorités nationales, n'hésite pas à considérer que la règle britannique d'empêchement au mariage constitue une atteinte à la substance même du droit au mariage des intéressés emportant violation de l'article 12 (§ 35). Allant à l'encontre du « dénominateur commun » aux droits internes des Etats parties existant en la matière 335 ( * ) , qui aurait dû normalement la conduire à juger la réglementation britannique compatible avec la Convention, le juge européen pratique ici une interprétation évolutive forcenée qui paraît devoir plus à « l'air du temps » qu'au raisonnement juridique.
Procédant ainsi, le juge européen prend le risque de heurter frontalement plusieurs législations nationales et ne peut que nourrir la critique selon laquelle la Cour européenne s'aventure sur un terrain qui n'est pas le sien.
Méconnaître le principe de subsidiarité, c'est vouloir construire un ordre juridique « dans une relation conflictuelle entre les juridictions chargées de le servir » 336 ( * ) . C'est là un contre sens et c'est saper à la fois les bases mêmes du droit de la Convention et l'autorité de la jurisprudence européenne.
Intervention du Président Jacques FOYER
Mon cher collègue,
Je vous remercie beaucoup de l'exposé que vous venez de faire. Vous nous avez démontré très clairement, parce que vous connaissez cette juridiction mieux que quiconque, quel est le mécanisme intellectuel par lequel la Cour européenne aboutit à des solutions qui sont finalement logiques, même si on peut le regretter. Ceci étant, il n'en reste pas moins que sur le terrain de l'interprétation, en tout cas vu du côté français, on est en présence d'une juridiction qui nous domine et qui contraint, d'une certaine manière, le législateur français, les juridictions françaises, à suivre les dictats de la Cour européenne. Vous avez cité l'arrêt contre le Royaume-Uni qui, dans une certaine mesure, consacre une forme d'inceste, en tout cas d'inceste social, pas d'inceste génétique. Mais vous auriez pu aussi citer le célèbre arrêt contre la Belgique dans lequel on se posait la question de savoir si le sadomasochisme est un droit européen. La cour européenne, à ma connaissance, n'a pas condamné la Belgique, mais on a l'impression qu'elle a regretté de ne pas pouvoir la condamner. Ce qui est en soi parfaitement inadmissible quant on lit quelque peu la décision elle-même et le comportement des incriminés. Donc il y a là une donnée dont aucun juriste ne peut s'affranchir. Nous sommes tenus par la Convention européenne des Droits de l'homme. Ceci étant, on a parfois l'impression d'une machine qui s'emballe et surtout d'une machine sur laquelle nous n'avons aucun contrôle. Et c'est bien ce qui est inquiétant, d'autant plus que, vous l'avez montré parfaitement, la Cour européenne se fonde sur le modèle parfaitement flou de la société démocratique. Ce modèle en soi, est une excellente chose mais il peut revêtir différentes interprétations et il est gênant que seule la sienne soit la bonne par hypothèse, d'autant plus que son interprétation est, si je ne me trompe, évolutive. On n'est jamais sûr qu'une solution de la Cour européenne demeurera nevariatur . Donc c'est une réflexion tout à fait passionnante que vous venez de nous présenter.
DEUXIÈME PARTIE : APAISER
Présidence :
M. Jean-François LACHAUME, Professeur de droit public, Université de Poitiers et M. Bernard STIRN, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat
Présidence et introduction de M. Jean-François LACHAUME, Professeur de droit public, Université de Poitiers
Mes chers amis, en lisant le programme qu'ont confectionné Véronique Labrot, Gilles Darcy et Mathieu Doat, bien que je ne sois spécialiste ni de la procédure civile, ni de la procédure administrative, j'ai été surpris par le découpage en quatre thèmes du colloque. Interpréter et trancher sont deux aspects incontestables dans l'office du juge. Légitimer se retrouve aussi dans l'office du juge dans la mesure où nous vivons dans un système politique et constitutionnel qui légitime l'intervention du juge. J'ai été beaucoup plus surpris par le volet apaiser. Réduire l'office du juge à une sorte de plante médicinale, de chiropracteur, d'étiopathe, de médecine douce pouvait surprendre et être très discutable. En y réfléchissant, je me suis aisément convaincu qu'effectivement, l'intervention du juge était de nature à apaiser, ne serait-ce que par les garanties de procédure ou encore par le fait que le justiciable se dit qu'il sera jugé. Toutefois, apaiser peut avoir plusieurs sens. Cela peut être le sens que je viens de vous indiquer. Mais le mot apaiser peut signifier aussi que le juge va, pardonnez moi l'expression : « noyer le poisson ». Autrement dit, il se peut que l'affaire va se perdre dans les méandres de la procédure et en définitif que les parties n'obtiendront pas satisfaction. Quand je lis le titre des contributions de cette après-midi, on vérifie aisément que le thème de l'apaisement comporte un certain nombre d'ambiguïtés.
Du coup, je suis même persuadé que Danièle Lochak en nous parlant de la manière dont le juge « canalise la contestation », va mettre le point sur un certain nombre d'hypothèses où l'apaisement peut être un apaisement hypocrite, un apaisement de détournement. Ce constat, je l'espère n'empêchera pas que la séance de cet après-midi, que j'ai l'honneur de présider avec Bernard Stirn, sera parfaitement paisible. Chère collègue, vous avez la parole.
DISSIMULER LA VIOLENCE,
CANALISER LA CONTESTATION
Mme Danièle LOCHAK, Professeur de droit public, Université de Paris X Nanterre
Apaiser, c'est « amener progressivement à l'état de paix », calmer [une agitation, une crainte, des discordes] ( Trésor de la Langue Française ). Ou encore, c'est « mettre la paix, faire cesser l'émotion, la colère » ( Littré ). On apaise des querelles, des souffrances, des tensions, ou encore les esprits.
Dire que le juge est là pour apaiser revient a priori à énoncer une banalité. Rappelons-nous les trois fonctions du juge dégagées par François Ost : le juge pacificateur, le juge arbitre, le juge entraîneur 337 ( * ) . Le juge pacificateur serait par excellence la figure du juge dans la société traditionnelle, en tant qu'incarnation du droit dont la fonction est exclusivement le maintien de la paix au sein du groupe : le juge est « homme de concorde » qui doit « amener les adversaires à composer », nous dit Georges Duby ( La justice et le juge aux temps féodaux , cité par François Ost). Mais cette fonction ne disparaît pas dans l'État moderne : le juge est un tiers impartial qui s'interpose entre les parties, son intervention doit permettre d'apaiser le conflit en lui trouvant une solution. Apaiser et trancher vont ici de pair : en tranchant un litige, le juge met fin au « contentieux » et à la situation conflictuelle. À quoi on peut ajouter, de façon plus générale, que l'institution judiciaire a été créée pour éviter que les gens ne se fassent justice à eux-mêmes en recourant à la force : elle contribue donc, par sa fonction même, à la pacification des rapports sociaux.
Ne nous laissons pas toutefois entraîner trop loin par cette évidence. Car le contentieux n'a pas toujours une vertu apaisante, loin s'en faut. Les connotations attachées au terme même de « contentieux », notamment dans des expressions comme « il existe un contentieux » ou « alimenter un contentieux », sont là pour nous rappeler que le contentieux a plus à voir avec le conflit qu'avec la paix. Saisir le juge, c'est bien souvent refuser la voie de la pacification, de l'apaisement, choisir de déclarer la guerre - donc exacerber le conflit. C'est particulièrement vrai lorsque le recours au juge apparaît comme une remise en cause de la cohésion d'un milieu en principe solidaire et soudé : le milieu professionnel, le milieu familial. Porter devant le juge un litige qui oppose les membres d'une corporation, c'est briser les liens habituels de solidarité, c'est remettre en cause l'adage selon lequel mieux vaut « laver son linge sale en famille », c'est donner une publicité au conflit ainsi porté sur la place publique - bref, c'est tout sauf apaiser.
On pense par exemple aux conflits intra-universitaires portés devant le juge administratif - non pas tant aux recours de plus en plus nombreux des étudiants qui entendent contester les décisions qui les concernent qu'aux recours intentés entre pairs : contestation des modalités de fonctionnement d'un jury, atteinte aux prérogatives des enseignants, allégation d'usurpation de compétences par telle ou telle autorité universitaire... On pense aussi à l'école. André Legrand, dans son récent ouvrage, L'école dans son droit 338 ( * ) , analyse bien le traumatisme que représente l'irruption du juge dans les affaires de l'école : il n'y a plus de « mesures d'ordre intérieur », enseignants et proviseurs s'émeuvent que les sanctions disciplinaires puissent être annulées par un juge, la « communauté éducative » n'apprécie pas que soient portées sur la place publique des affaires qu'elle considère comme relevant de son seul ressort. Le recours au juge, la voie contentieuse sont analysés comme une contestation de l'autorité hiérarchique et comme contribuant à saper cette autorité puisque, devant le juge, les parties sont réputées être à égalité. On pense enfin aux procès intentés entre membres d'une même famille : plainte contre le père ou le mari coupable d'abus sexuels ou de viol, plainte contre les parents qui ne subviennent pas aux besoins des enfants ou même, comme la presse s'en est fait l'écho pendant l'été 2008, plainte pour vol et falsification de chéquier déposée par une mère contre sa fille de 14 ans. Dans toutes ces hypothèses, il est clair que le recours au juge n'a rien d'apaisant et sonne plutôt comme une déclaration de guerre - même si les psychologues nous expliquent que, pour les victimes, le procès a une vertu thérapeutique, qu'ils en ont besoin pour guérir de leur traumatisme et avoir une chance d'accéder à la paix intérieure.
Reconnaître la dimension potentiellement belliqueuse - et non pas apaisante - du recours au juge ne signifie pas qu'il faille récuser la démarche : il peut être sain de déclarer la guerre... symboliquement. C'est tellement vrai que notre objectif, ici, est précisément de pointer les hypothèses où l'intervention du juge - qu'elle soit délibérément provoquée ou qu'elle soit l'aboutissement inéluctable d'un litige qui ne peut se dénouer autrement - a pour effet de dissimuler la violence, physique ou symbolique, de certaines entreprises du pouvoir par un mécanisme d'euphémisation ou bien de canaliser la contestation de façon à « calmer le jeu » et faire baisser la pression par un déplacement des enjeux du champ politique au champ juridique.
Il s'agit en somme de mettre l'accent sur certains effets pervers - quand ils ne sont pas délibérément recherchés - d'un apaisement qui n'est que de surface et, plus généralement, sur l'instrumentalisation politique du recours au juge.
I. DISSIMULER LA VIOLENCE :L'EFFET D'EUPHÉMISA-TION DU DISCOURS JURIDICTIONNEL
Le traitement juridictionnel d'un problème concourt à en donner une vision, sinon totalement paisible, du moins très euphémisée par rapport à la réalité concrète qui lui a donné naissance.
Euphémisme : « Expression atténuée d'une notion dont l'expression directe aurait quelque chose de déplaisant », dit le Robert . Par euphémisation, on peut alors entendre le mécanisme par lequel le formalisme juridique et juridictionnel masque le caractère dramatique - donc déplaisant - de certaines situations. J'avais dégagé cette fonction du droit à propos de la législation antisémite de Vichy 339 ( * ) , mais le constat est généralisable.
J'avais souligné, en étudiant les commentaires de la législation et la jurisprudence, l'effet de déréalisation et d'euphémisation que produit la conversion de la logique antisémite en logique juridique : le fait d'appréhender les mesures antijuives à travers des concepts juridiques abstraits et de les traiter comme des problèmes de droit pur empêche d'apercevoir leurs conséquences concrètes sur le sort des individus et occulte ainsi la dimension tragique des spoliations et de l'épuration. On se pose des questions juridiques auxquelles on va donner des réponses juridiques : à qui doit revenir le contentieux des mesures de spoliation - aux tribunaux judiciaires ou aux tribunaux administratifs ? à qui doit incomber la preuve ? la qualité de juif est-elle une question d'état des personnes ou de police administrative ? puisque la race juive se transmet par trois grands parents juifs, quid de celui dont l'un des parents est né de père ou de mère inconnu ? Il y a euphémisation de la réalité en ce sens que les mesures d'exclusion ne sont pas cachées, elles sont dites, mais indirectement, à travers le prisme du droit, et de telle façon qu'elles perdent leur caractère brutal, choquant, déplaisant.
Il est vrai que le constat est généralisable et qu'on le retrouve dans des situations beaucoup plus banales. Ainsi, des arrêts Époux Lemonnier ou Regnault-Desroziers, on n'a retenu ni les souffrances endurées par Mme Lemonnier, ni les dizaines de morts et de blessés victimes de l'explosion du fort de Saint-Denis, mais seulement les principes qu'ils posent en matière de responsabilité publique. Le phénomène d'euphémisation n'est donc pas nécessairement, ni même le plus souvent, le fruit d'une stratégie délibérée. Reste qu'il peut dans certaines hypothèses servir les vues du pouvoir en masquant la violence de ses entreprises et en favorisant ainsi leur acceptation par l'opinion.
La guerre, par exemple, vue du prétoire, n'est pas vraiment la guerre : il n'en parvient qu'un écho très assourdi. La guerre d'Algérie - il est vrai qu'à l'époque le mot « guerre » lui-même était officiellement tabou, mais on l'utilisait dans les conversations et dans la presse - a donné lieu à un contentieux abondant devant le juge administratif. Il n'y est jamais question de tortures ni d'exécutions sommaires, bien entendu, non pas tant parce que le juge administratif serait incompétent pour connaître de ces « voies de fait » que parce que les victimes ne sont pas en mesure de saisir un juge quel qu'il soit. En revanche on y parle de saisies de journaux, d'assignations à résidence et même d'internements administratifs. Mais toujours « un ton au-dessous ». Le juge ne s'interroge à aucun moment sur la légitimité de cette privation de liberté qu'est l'internement administratif pour faire régner l'ordre, ni sur la proportionnalité des moyens employés au regard des buts poursuivis. Il se borne à vérifier, pour la forme, que la loi sur l'état d'urgence ou la loi sur les pleins pouvoirs permet bien d'y recourir - répondant, sans surprise, par l'affirmative. Il examine également la question de la qualification - mesure de police ou sanction -, optant, toujours sans surprise, pour la mesure de police qui n'a pas à être motivée et encore moins précédée du respect des droits de la défense.
Cinquante années se sont écoulées depuis lors. Les droits et libertés sont pris plus au sérieux, tant sur le plan interne que sur le plan international, et le juge fait preuve de moins de timidité dans l'exercice de son contrôle. C'est ainsi que la guerre en Tchétchénie a pu émerger devant la Cour européenne des droits de l'homme : les trois premières affaires portées devant elle ont été jugées en février 2005, après quatre ans de procédure, suivies de plusieurs autres dans lesquelles la Cour a notamment constaté la violation de l'article 2 de la Convention (droit à la vie), de l'article 3 (interdiction de la torture), de l'article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et de l'article 13 (droit à un recours effectif). On ne peut que se réjouir de ce que les victimes réussissent à obtenir la condamnation de la Russie par une instance internationale et par là la reconnaissance de la réalité des arrestations arbitraires, des opérations armées meurtrières ou des disparitions forcées. Ces victoires judiciaires laissent malgré tout un sentiment mitigé dans la mesure où les affaires portées devant la Cour représentent une larme dans l'océan des crimes et exactions commis en Tchétchénie. De sorte que l'effet d'euphémisation, là encore, joue à plein : certes, les arrêts de la Cour sont diserts sur les faits qui lui sont soumis, mais seulement sur ceux-là. Et l'appréhension des problèmes par le biais de la violation ponctuelle de telle ou telle disposition de la Convention ne permet pas de déboucher sur une remise en cause frontale d'une politique qui engendre des violations massives des droits de l'homme.
L'effet d'euphémisation peut aussi se manifester en dehors de ces contextes marqués par des circonstances exceptionnelles. Dans le champ du droit des étrangers, le juge constitutionnel et le juge administratif sont d'autant plus enclins à avaliser des mesures législatives ou réglementaires que leurs conséquences concrètes ne sont pas aperçues - quand elles ne sont pas délibérément occultées. Ils mettent en balance, de façon désincarnée, les atteintes portées à la vie familiale avec les impératifs de la sécurité publique ou de la maîtrise des flux migratoires. On parle de « reconduite à la frontière », de « rétention », d'« interdiction du territoire français » d'une façon purement abstraite qui masque les drames de la séparation, la peur qu'engendre le maintien dans la clandestinité, la réalité de l'enfermement. Le droit, ici encore, fait écran et permet au juge de rendre ses décisions sans se préoccuper de leur incidence sur le sort des individus, et donc sans états d'âme. C'est ainsi que le Conseil d'État peut refuser d'annuler un décret qui avalise la présence d'enfants dans les centres de rétention en prévoyant un équipement particulier pour ceux qui sont « susceptibles d'accueillir des familles ». Il lui suffit de constater que « ces dispositions ... visent seulement à organiser l'accueil des familles des étrangers placés en rétention » et non « à permettre aux autorités préfectorales de prendre des mesures privatives de liberté à l'encontre de ces familles des personnes placées en rétention » 340 ( * ) . Ce raisonnement strictement formaliste lui évite d'examiner la question sous un autre angle : le fait de prévoir des modalités spécifiques pour l'accueil des enfants n'est-il pas une façon de reconnaître la légitimité de l'enfermement des enfants et de lever les scrupules que pourraient avoir les préfectures à placer en rétention en vue de les renvoyer des familles entières ?
Lorsque le juge est saisi de la légalité de mesures individuelles - refus de séjour, éloignement sous ses diverses formes... - on pourrait penser qu'il est plus sensible aux aspects de la situation personnelle des justiciables qui mettent en avant la séparation d'avec leur famille ou les risques qu'ils encourent dans leur pays d'origine. C'est parfois vrai - mais parfois seulement - devant les tribunaux administratifs, devant qui, généralement, les étrangers comparaissent et les avocats plaident ; ça l'est plus rarement devant le Conseil d'État qui, là encore, évalue la légalité des mesures qu'on lui soumet sur la base d'un formalisme juridique étroit qui fait peu de cas de la réalité concrète. Concernant par exemple la violation potentielle de l'article 8 CEDH par une mesure de reconduite à la frontière, le Conseil d'État va répétant que « compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, notamment de la durée et des conditions du séjour de l'intéressé, et eu égard aux effets d'une telle mesure », la reconduite à la frontière n'a pas porté au droit de l'intéressé au respect de sa vie familiale une atteinte disproportionnée. L'idée que la reconduite à la frontière n'a pas de conséquences durables est évidemment fausse, puisque l'intéressé n'a aucune chance d'obtenir un visa pour revenir en France ; mais le Conseil d'État fait mine de l'ignorer, ce qui lui permet, en restant à mille lieues de la réalité, de rejeter la requête en toute bonne conscience.
Dans les hypothèses que l'on vient d'évoquer, le recours au juge est inévitable, sinon toujours efficace : les Juifs exclus ou spoliés, les Algériens internés, les étrangers expulsés, les Tchétchènes dont la famille a été assassinée, n'ont guère d'autre alternative, pour se défendre, que de saisir le juge. La saisine du juge apparaît donc ici comme l'arme des faibles mais aussi comme une arme aux effets ambivalents : outre qu'elle ne garantit pas aux individus d'obtenir gain de cause, l'approche contentieuse reste globalement favorable au pouvoir. D'une part, comme on l'a dit, les conséquences concrètes des politiques menées sont gommées lorsqu'elles sont appréhendées par le prisme du droit et du raisonnement juridictionnel ; d'autre part, le pouvoir n'est pas mis frontalement en cause sur le plan politique, seuls certains de ses actes sont examinés et le cas échéant censurés par le juge. Dès lors qu'il est gagnant dans ce déplacement des enjeux du champ politique au champ juridique, il peut être amené à le susciter lui-même pour canaliser ou désamorcer la contestation.
II. CANALISER OU DÉSAMORCER LA CONTESTATION : LE DÉPLACEMENT DES ENJEUX
La contestation contentieuse n'est pas forcément incompatible avec la contestation sur le terrain politique. Les deux peuvent coexister, voire se conforter mutuellement, dans la mesure où une victoire obtenue devant le juge peut faire l'objet d'une utilisation politique et renforcer la position de la partie victorieuse. Ainsi, la saisine du Conseil constitutionnel par l'opposition s'inscrit dans une stratégie de contestation politique des lois votées par la majorité à l'initiative du gouvernement. Et si le Conseil constitutionnel est censé trancher les questions qu'on lui soumet sur la base du droit (il serait plus exact de dire : sur la base de l'interprétation qu'il en donne), sa décision n'en sera pas moins brandie par un camp ou par l'autre comme une victoire politique. De même, les associations, dans le cadre des causes qu'elles défendent, peuvent utiliser l'arme contentieuse à l'appui d'une contestation politique : faire constater par un juge l'illégalité des actes de l'Exécutif est aussi une façon de démontrer le bien fondé des critiques qu'elles adressent à la politique gouvernementale.
Reste que, dans d'autres cas, le recours au juge apparaît soit comme une forme d'évitement de la confrontation politique, soit comme le substitut d'une action politique impossible.
Exemples d'évitement, les hypothèses où le pouvoir se défausse sur le juge du soin de trancher certaines questions politiquement sensibles ou bien espère désamorcer la contestation politique en la faisant dériver vers le terrain juridique. C'est ainsi qu'en 1983 la classe politique, réticente à l'égard de l'instauration de quotas destinés à assurer une plus grande mixité des listes de candidats aux municipales, a préféré laisser au juge constitutionnel le soin d'invalider l'amendement litigieux, voté par une majorité de parlementaires.
L'attitude adoptée face à la question du foulard islamique fournit un autre exemple de cette tactique d'évitement. Lorsque, en 1989, surgit pour la première fois « l'affaire » du foulard, c'est vers le Conseil d'État que le gouvernement se tourne pour rechercher une solution. Pendant quinze ans, entre 1989 et 2004, la gestion du problème s'opère par une délocalisation du conflit, ou plutôt son fractionnement en autant de micro-conflits locaux, de contentieux individuels que les tribunaux administratifs vont trancher sur la base des principes posés par le Conseil d'État. Principes formulés de façon suffisamment vague et élastique - le but est clairement de désamorcer le conflit par une solution de compromis - pour laisser une grande latitude aux acteurs locaux et aux juges de première instance. La méthode s'est révélée politiquement efficace, permettant de naviguer entre les deux camps en présence et d'éviter ainsi la cristallisation des oppositions. Mais elle n'a pu résister à la radicalisation des esprits : avec le vote de la loi de 2004 le politique reprend la main pour imposer le retour à une laïcité inflexible, seule à même de préserver un « modèle républicain » jugé menacé.
De façon plus ponctuelle, l'avis demandé au Conseil d'État par le gouvernement, confronté à l'affaire des sans-papiers de Saint-Bernard pendant l'été 1996, illustre lui aussi la tentation du pouvoir politique de se défausser sur le juge. Mais, contrairement à l'affaire précédente, qui posait de vraies questions de droit, celle-ci n'en posait guère, ou plus exactement les questions posées avaient été tranchées depuis longtemps et les réponses, par conséquent, étaient connues d'avance. De sorte que, ici, le recours au Conseil d'État apparaît comme une simple manoeuvre pour justifier une solution médiane : régulariser une partie des étrangers concernés, mais pas tous, et faire taire ainsi la contestation qui pourrait s'exprimer d'un côté ou de l'autre. La question posée revenait en substance à demander s'il existait, pour les étrangers en situation irrégulière, un « droit de voir régulariser leur séjour » 341 ( * ) : question juridiquement surréaliste, puisque la régularisation n'est bien évidemment jamais de droit, en dehors des hypothèses (qui n'étaient pas celles pointées par la demande d'avis) où l'intéressé peut invoquer l'article 8 de la CEDH.
Le Conseil d'État, dans son avis rendu le 22 août, ne se gênera d'ailleurs pas pour faire observer « qu'il ne peut exister un «droit à la régularisation», expression contradictoire en elle-même. La régularisation, par définition, est accordée dans l'hypothèse où le demandeur d'un titre de séjour ne bénéficie pas d'un droit, sinon il suffirait qu'il le fasse valoir ». Mais le Conseil d'État ajoute : « Au contraire, l'autorité administrative a le pouvoir d'y procéder, sauf lorsque les textes le lui interdisent expressément, ce qu'ils ne font pas dans les cas mentionnés dans la demande d'avis. Ainsi cette autorité peut prendre à titre exceptionnel, et sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, une mesure gracieuse favorable à l'intéressé, justifiée par la situation particulière dans laquelle le demandeur établirait qu'il se trouve ». Cette précision était évidemment attendue par le gouvernement et précieuse pour lui, puisqu'elle lui permettait de procéder aux régularisations inévitables sans avoir l'air de céder à la pression des étrangers et de leurs soutiens.
La voie contentieuse peut aussi être utilisée, mais cette fois par les requérants, et notamment par ces requérants d'un genre particulier qui « défendent des causes » - les droits de l'homme, les droits des étrangers, les droits des consommateurs, l'écologie... -, comme substitut d'une contestation politique impossible ou vouée à l'échec.
Les stratégies utilisées par les associations et les mouvements sociaux revêtent des formes variables : tantôt ils s'adressent directement aux autorités politiques pour réclamer l'abrogation de dispositions législatives qu'ils jugent critiquables ou la mise en place de réformes, tantôt ils peuvent tenter de mobiliser l'opinion grâce aux médias, tantôt encore, si l'objet de leur contestation s'y prête, ils s'adressent aux tribunaux. Le choix est question d'opportunité, et ces différentes méthodes ne sont du reste pas exclusives les unes des autres : la mise en cause juridique peut accompagner une mise en cause politique. L'action en justice peut aussi être une façon d'alerter l'opinion, à condition qu'on réussisse à la médiatiser : on pense aux poursuites pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité intentées à l'initiative d'ONG comme Amnesty ou la FIDH, qui donnent un poids accru à la dénonciation des actions criminelles imputables à des hommes d'État ou d'anciens hommes d'État que leur puissance ou leurs appuis font bénéficier de l'impunité.
Dans cette dernière hypothèse, à vrai dire, le recours au juge est aussi dicté par la conscience de l'impossibilité ou de l'inefficacité d'une action menée sur le terrain purement politique. Il arrive que le choix de la voie contentieuse apparaisse plus nettement encore comme un choix par défaut, lorsque la voie du combat politique est barrée, faute de combattants pour le mener, ou qu'il est voué à l'échec en raison de la disproportion des forces en présence. Dans ce cas, les contestataires peuvent finalement se trouver floués, pris en quelque sorte au piège de l'« apaisement » que provoque le déplacement de la contestation du champ politique au champ juridictionnel. Ce déplacement a pour effet de désamorcer la contestation visible, de la canaliser vers des lieux moins directement offerts aux feux des medias. Si on voit bien le bénéfice que peuvent en tirer les pouvoirs publics, on voit aussi que, du point de vue des contestataires, le passage de la contestation politique à la contestation juridique, qui sonnait déjà comme un aveu de faiblesse, produit des effets pervers.
Pour illustrer ce cas de figure, on peut prendre l'exemple du référé contre l'état d'urgence, en 2005. Face à une classe politique apparemment unanime, dès lors que l'opposition était manifestement peu désireuse d'engager le combat contre le gouvernement, le terrain contentieux restait le seul champ ouvert à la contestation. Un premier recours accompagné d'une demande de référé-suspension est déposé par un professeur de droit isolé contre les deux décrets du 8 novembre, le premier déclarant l'état d'urgence et le second l'aggravant. Un second référé est déposé par 74 juristes demandant à ce qu'il soit enjoint au président de la République de mettre fin à l'état d'urgence avant le délai de trois mois fixé par la loi du 8 novembre 2005 intervenue dans l'intervalle. Non seulement les deux requêtes, comme il était prévisible, sont rejetées, mais la décision du juge va fournir à l'Exécutif une porte de sortie pour se tirer d'un assez mauvais pas, dès lors que l'état d'urgence ne se justifie manifestement pas - ou plus. Le juge des référés ayant fait allusion, pour rejeter la demande, à l'éventualité de la recrudescence des violences urbaines lors des rassemblements de fêtes de fin d'année, le gouvernement, une fois celles-ci passées (sans troubles au demeurant...), mettra fin par anticipation à l'état d'urgence. En définitive, la contestation contentieuse lui aura permis de retourner la situation à son profit en réussissant ce tour de force d'apparaître comme particulièrement respectueux des libertés et en désamorçant ainsi les critiques de ceux qui dénonçaient l'utilisation abusive de cette arme.
La mobilisation contre la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » offre, avec un déroulement chronologique différent et avec un jeu d'acteurs plus complexe, un autre exemple de recours au juge pour contourner le blocage de la voie politique. Ici, la contestation du fameux article 4 de la loi qui demandait que les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la colonisation s'est d'abord manifestée par les voies classiques : tribunes dans la presse, pétition des historiens, pétition lancée par la Ligue des droits de l'Homme rassemblant des milliers de signatures, prise de position de l'association des professeurs d'histoire, multiples débats publics dès le mois d'avril qui se poursuivent après les vacances d'été... La fronde est si forte que le ministre de l'intérieur est obligé de renoncer, en décembre, à se rendre aux Antilles. Le président de la République, le 9 décembre, annonce qu'il a confié une mission au président de l'Assemblée nationale pour « évaluer l'action du parlement dans les domaines de la mémoire et de l'histoire ». Cela ne suffit pas à calmer la contestation. Face au refus réitéré de la majorité de remettre en discussion le texte litigieux, la voie contentieuse est envisagée en janvier 2006, sur le modèle du référé contre l'état d'urgence : des enseignants réclament au gouvernement l'abrogation de la disposition litigieuse, arguant qu'elle peut être « délégalisée » puisqu'elle relève en fait du pouvoir réglementaire, et annoncent qu'ils saisiront le Conseil d'État en cas de refus. Finalement, l'idée est reprise à son compte par le président de la République, qui demande au Conseil constitutionnel de confirmer que la disposition est bien du domaine réglementaire et que l'Exécutif peut donc l'abroger - ce qui sera finalement fait. C'est donc en définitive le pouvoir qui, devançant d'éventuels recours, utilise la voie juridictionnelle et instrumentalise le juge pour désamorcer la contestation.
Dernier exemple de ce jeu complexe entre contestation politique et action contentieuse : le combat de longue haleine mené contre la cristallisation des pensions des anciens combattants et anciens fonctionnaires des colonies et territoires d'outre-mer. On est ici dans une hypothèse où, au départ, l'absence totale d'enjeu politique ne laisse d'autre alternative que la voie du contentieux. Mais après des années de combat, ponctuées par de multiples rebondissements, l'action contentieuse ne débouche que sur une demi-victoire. L'affaire s'enlise dans les méandres du contentieux : c'est sa repolitisation, en l'espèce grâce à sa médiatisation, qui va la sortir de cet enlisement et qui, à défaut de donner entièrement satisfaction aux requérants, permet de faire taire la contestation.
C'est à partir de 1959 que le gouvernement français a décidé de geler les retraites des ressortissants des colonies et territoires d'outre-mer qui ont perdu la nationalité française au moment de l'indépendance. Dans les années 1980, des anciens combattants entreprennent des procédures juridiques contre la France : en 1989, le Comité des droits de l'homme constate que la cristallisation viole le principe d'égalité prévu par l'article 26 du Pacte sur les droits civils et politiques. Victoire sans suite puisque le Conseil d'État, lui, maintient sa position selon laquelle l'article 26 ne saurait s'appliquer aux droits économiques et sociaux 342 ( * ) . Il faut attendre 2001 pour que le Conseil d'État, appliquant la jurisprudence Gaygusuz de la Cour européenne des droits de l'homme, juge que la cristallisation viole le principe de non discrimination dans la jouissance d'un droit patrimonial 343 ( * ) . Le gouvernement est donc obligé d'organiser la « décristallisation » de ces pensions, mais il le fait a minima : la loi de finances en 2002 substitue au critère de la nationalité celui de la parité des pouvoirs d'achat et du lieu de liquidation de la pension. Le recours formé contre les décrets d'application échoue, le Conseil d'État refusant de considérer que le nouveau dispositif constitue une discrimination fondée sur l'origine nationale 344 ( * ) .
Dans l'intervalle, la question a fini par émerger sur la scène politique : une première fois en 2004, lors de la commémoration du 60 e anniversaire du débarquement de Provence, puis en mai 2006 après la projection au festival de Cannes du film Indigènes , qui évoque le sujet de ces soldats oubliés par la France. Mais il faut attendre sa sortie en salles en septembre, pour que les pouvoirs publics prennent l'engagement de revaloriser la retraite du combattant et les pensions militaires d'invalidité. La loi de finances pour 2007 prévoit qu'à partir du 1 er janvier 2007 le montant des pensions sera aligné sur celui des pensions versées aux ressortissants français. En apparence, les intéressés ont gagné leur combat. En réalité, la victoire est des plus limitée : outre que seule les « prestations du sang », comme on les dénomme, sont concernées par la réforme, à l'exclusion des pensions civiles et militaires de retraite, la décristallisation n'a pas d'effet rétroactif et ne vaut que pour l'avenir. Elle n'intervient, de surcroît, que sur la demande expresse des intéressés, ce qui en rend le bénéfice illusoire pour la très grande majorité d'entre eux. Les politiques ayant parlé, il ne reste plus, à nouveau, que la voie contentieuse, mais sans guère de chances de succès, compte tenu de la position adoptée par le Conseil d'État 345 ( * ) . Le gouvernement, lui, à gagné : à coût limité, il a réussi à désamorcer la contestation et à faire taire les scrupules de conscience que le film Indigènes avait pu provoquer dans l'opinion.
Pour terminer, il faudrait aussi évoquer la tentation pour le pouvoir de « jouer la montre » en aiguillant la contestation vers le prétoire : le temps du procès, sorte de moratoire forcé, est toujours du temps gagné. Si le juge refuse de condamner les autorités publiques mises en cause par les contestataires, c'est la preuve que ceux-ci avaient tort et le pouvoir en sort renforcé. Même en cas de condamnation, il n'est pas certain que le pouvoir en sorte affaibli car, dans l'intervalle, l'opinion aura oublié l'affaire et la décision qui l'aurait enflammée quelques mois ou, a fortiori , quelques années auparavant sera accueillie dans une indifférence relative.
Répétons-le : l'analyse qui précède ne prétend pas exprimer toute la vérité sur la fonction du procès, mais seulement une partie ou un aspect de cette vérité. Dans ces limites, elle conduit à constater que le recours au juge remplit des fonctions complexes qui ne se laissent pas résumer dans l'alternative simple : déclaration de guerre ou chemin vers la paix, exacerbation du conflit ou pacification des esprits. Elle met aussi en lumière l'ambivalence de l'arme contentieuse : arme des faibles, qui comptent sur le juge pour rétablir l'équilibre face à plus puissants qu'eux, elle s'émousse aisément quand elle ne se révèle pas plus gravement encore à double tranchant.
Intervention du Président Jean-François LACHAUME
Merci chère collègue,
Je peux dire en me tournant vers les deux éminents membres du Conseil d'Etat qui sont ici, que vous avez apaisé le débat avec un discours tonique. Effectivement, on aperçoit en vous écoutant ce qu'il peut y avoir d'ambigu dans l'expression apaiser. Le juge peut apaiser, il peut cristalliser, il peut différer les débats mais je trouve qu'on se rend compte en définitive que le juge finit par peser sur les orientations politiques, même si, évidemment il s'en défend, parce que cela n'est pas son rôle. Merci beaucoup. Il y aurait bien sûr des questions à poser et je laisse le soin de jouer ce rôle au Président, Bruno Genevois, Président de la section du contentieux au Conseil d'Etat.
Intervention du Président Bruno GENEVOIS
« Oui, ce sont moins des questions que quelques précisions compte tenu peut-être du caractère un peu abrupt de certains propos. Je dirais tout de suite que sur deux points je suis d'accord avec Mme Lochak et sur deux autres, je m'en sépare quelque peu.
En ce qui concerne les points d'accord : je crois effectivement que le métier de juge fait apparaître qu'on peut avoir une conscience différente des données d'un litige selon qu'on exerce un contrôle abstrait ou un contrôle concret. Il faut s'en persuader, et vous n'avez pas tort de dire que, par exemple en ce qui concerne le droit au regroupement familial, le système français de contrôle de constitionnalité a priori a conduit le Conseil constitutionnel à minorer la portée du délai prévu par le législateur pour permettre à un étranger déjà installé en France de faire venir sa famille. Dans une décision du 13 août 1993, il avait fait une interprétation neutralisante qui était assez intéressante en disant : le délai est un délai de deux ans. Toutefois, rien n'interdit de préparer la venue en France avant l'expiration de ce délai. Dans sa décision du 27 juillet 2006, il n'a pas repris cette réserve d'interprétation et si l'on suit un commentateur autorisé, il a été assez impressionné par un jugement de la Cour de justice des Communautés européennes dans un arrêt du 27 juin 2006 qui avait rejeté un recours du Parlement européen dirigé contre une directive communautaire qui prévoyait un délai de deux ans. On voit donc qu'aussi bien du côté du Conseil constitutionnel que de la Cour de justice il y avait un contrôle abstrait. On a dit, qu'en justice dans le cadre d'une harmonisation à l'échelon de l'ensemble des Etats européens, il n'est pas contraire à l'ordre juridique communautaire et à l'article 6 sur les droits fondamentaux du traité de l'Union européenne de prévoir ce type de délai. Alors, in concreto , et j'ai pu le constater dans le cadre d'instances de référé-liberté, cela peut être très lourd à supporter. Toutefois, cela n'interdit pas au juge d'instruire une affaire, de demander des explications à l'administration et l'administration, d'elle-même, a donné satisfaction au requérant, ce qui a entraîné un non lieu à statuer. Dans le cadre de la circulaire que vous avez citée, dont le recours avait été rejeté dans un premier temps par le Conseil d'Etat et, en ce qui concerne l'interprétation d'une condition de vie commune, la Haute juridiction administrative, dans le cadre d'un contrôle abstrait n'a pas vu toutes les virtualités de la règle envisagée. Que dans un cas concret, il modifie son interprétation, je crois que c'est plutôt une bonne chose, c'est un élément d'encouragement.
Deuxième remarque pour marquer encore un point d'accord. Il concerne votre interprétation des décisions du juge des référés concernant le maintien de l'état d'urgence. Au cours de l'audience de référé, dans le cadre de la seconde affaire Rolin, le représentant de l'administration, c'est-à-dire le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au Ministère de l'intérieur, avait cru pouvoir soutenir que, dès lors que le législateur avait prévu le maintien possible de l'état d'urgence pendant un délai de trois mois sans fixer aucune condition, le gouvernement avait une totale latitude. Sur ce point, j'ai fait comprendre au cours de l'audience que cela n'était pas possible. Il est de l'essence d'un régime de circonstances exceptionnelles, de pouvoir exorbitant du droit commun, de n'être limité que dans le temps et dans l'espace. Et cela est dit expressément dans l'ordonnance du juge des référés. Le message est passé sans difficulté d'ailleurs.
Je me séparerai en revanche de vous sur deux autres points. A propos de l'interprétation de la décision du Conseil d'Etat du 12 juin 2006 concernant le placement en rétention des mineurs, il est évident que le juge n'ignore pas la disposition législative qui prohibe l'expulsion de mineurs de 18 ans. Simplement il dit que des dispositions réglementaires qui, dans le cadre du placement en rétention des parents en vue de leur éloignement du territoire, prévoit qu'ils peuvent être accompagnés de leurs enfants, ne sont pas illégales. Ce faisant, cela ne veut pas dire que le Conseil d'Etat ait reconnu à l'Administration le pouvoir d'expulser les mineurs de 18 ans. C'est une raison de bon sens et d'humanité qui a commandé cette décision du 12 juin 2006.
La deuxième remarque et réserve que je voudrais faire concerne l'avis du Conseil d'Etat de fin août 1996 à propos des conditions de régularisation des étrangers. Rien de plus normal que le Premier Ministre, qui est dans une situation un peu difficile, face à un problème d'ordre public, qui émeut l'opinion, demande au Conseil d'Etat un avis sur le plan juridique. Cet avis, par ailleurs, a été publié dans « Etudes et documents » du Conseil d'Etat et n'a, à ma connaissance, jamais été critiqué en doctrine. Du coup, de quoi vous plaignez vous ? J'ajouterai et je terminerai là-dessus : ce n'est pas du tout de l'instrumentalisation de l'apaisement, c'est la mission normale du Conseil d'Etat comme conseiller de l'administration ni plus ni moins. Et la meilleure preuve que dans cette affaire le Conseil d'Etat ne s'est pas égaré, est que tout récemment, avec un certain délai de réflexion, la Cour européenne des droits de l'homme a dit qu'il n'y avait pas d'irrégularités de la part du gouvernement français. Voilà les quelques précisions que je voulais apporter. Merci.
Présidence et introduction de M. Bernard STIRN, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat
Mesdames, messieurs, je vais essayer de jouer le rôle que le Professeur Lachaume a magistralement tenu dans la première partie de la séance. Je dois dire que cette première partie était aussi pour moi vivifiante parce qu'elle a été l'occasion d'écouter des réflexions très riches, qui ne sont pas nécessairement celles qu'un juge a tous les matins lorsqu'il ouvre les dossiers sur son bureau. Fort de cette armature, qui a été donnée par la première partie de l'après-midi, nous allons maintenant voir, j'allais dire, c'est peut-être un peu curieux comme formule, nous allons « écouter » des « regards ». C'est ce qui est prévu en tout cas dans l'organisation. Un certain nombre de vues vont être en effet portées sur les vastes questions qui ont été débattues. Ces regards, vous le voyez sur le programme, sont des regards très diversifiés, et ils vont par là, concrétiser et enrichir les analyses d'ensemble qui ont été présentées jusqu'à maintenant. Ces regards viennent pour partie du droit privé, avec un thème qui touche à la loyauté entre les parties que le professeur Wiederkehr de l'université de Strasbourg évoquera. Le processus juridictionnel en droit des personnes sera abordé aussi par le professeur Pédrot, professeur à l'Université de Bretagne Occidentale. Avec le professeur Camille Broyelle, professeur à l'IEP de Rennes, nous aurons l'éclairage plus large puisque sera présenté le sujet très vaste du juge et de l'évidence. Je crois que tous ces différents points de vue devraient nous permettre de pouvoir cerner les réalités auxquelles les juges sont confrontés lorsqu'ils cherchent à apaiser un conflit. J'ouvre tout de suite la séance en demandant au Professeur Georges Wiederkehr de prendre la parole.
L'OBLIGATION DE LOYAUTÉ ENTRE LES PARTIES
M. Georges WIEDERKEHR, Professeur de droit privé, Université de Strasbourg III
La loyauté est une vertu à la mode dans le monde du droit.
Laurent Aynès a pu écrire : « Il n'y a pas de relations juridiques qui échappent aujourd'hui à ce devoir » (de loyauté) 346 ( * ) .
Du droit substantiel, son emprise s'est étendue au droit judiciaire, en passant par celui de la preuve. Dans son arrêt du 7 juin 2005 347 ( * ) , la première chambre civile de la Cour de cassation pose le principe -dont elle emprunte la formulation à l'article 16 NCPC, en la transposant du contradictoire à la loyauté- selon lequel "le juge est tenu de respecter et de faire respecter la loyauté des débats".
Elle rattache ce principe à l'alinéa 1 er de l'article 10 du Code civil, ainsi qu'à l'article 3 NCPC.
Selon le premier de ces textes, "chacun est tenu d'apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité". Jusqu'à présent cette disposition a surtout concerné la production de documents et autres renseignements détenus par des tiers à l'instance. En l'appliquant aux parties et même au juge, la première chambre civile étend largement son domaine. L'intérêt d'appuyer le principe de loyauté des débats sur l'article 10 du Code civil est de l'inscrire, dans la hiérarchie des normes au niveau législatif, ce que n'aurait pas permis la seule référence à l'article 3 NCPC, référence qui peut pourtant sembler plus pertinente.
« Le juge », dit l'article 3 NCPC, « veille au bon déroulement des débats... » : que le procès se déroule de manière loyale paraît bien le moins que le justiciable soit en droit d'attendre de la justice ; que le juge ait à respecter et à faire respecter la loyauté des débats peut paraître l'évidence même.
Et pourtant le principe de loyauté des débats n'est pas sans soulever quelques problèmes. L'espèce qui a donné lieu à l'arrêt de la première chambre civile permet de les mettre en relief.
Un avocat au barreau de Paris demandait l'annulation des élections ordinales. Il contestait, en effet, le pouvoir de l'ordre d'adopter, ainsi qu'il l'avait fait, le procédé de vote à distance par internet, procédé dont l'avocat demandeur soutenait qu'il ne donnait pas de suffisantes garanties de confidentialité. La demande est rejetée par la Cour de Paris qui estime que l'ordre n'a pas outrepassé ses pouvoirs et que le procédé retenu pour les élections est fiable.
C'est cette décision qui est cassée par la première chambre civile, le motif de la cassation étant le refus de la Cour d'appel d'accepter une note en délibéré présentée par l'avocat demandeur. Cette note consistait en une lettre du président de la CNIL faisant part d'une délibération de cette institution. L'avocat n'avait reçu cette lettre que le jour même où il l'avait présentée en note. Or cette lettre, qui, selon la Cour de cassation, était susceptible de modifier l'opinion des juges, avait déjà été adressée deux mois plus tôt au bâtonnier de l'ordre qui s'était bien gardé de la communiquer.
Selon l'article 445 NCPC, qui ne fait en la matière que mettre en oeuvre le principe du contradictoire, « après la clôture des débats, les parties ne peuvent déposer aucune note à l'appui de leur observations... ». Si le même texte prévoit quelques exceptions à cette interdiction, aucune d'elles ne correspondait à la situation de l'espèce.
Il résulte de l'arrêt de la première chambre civile que le principe de loyauté doit prévaloir sur l'article 445 : il impose aux juges d'accepter une note en délibéré en dehors des cas prévus par le NCPC, lorsqu'il s'agit d'assurer le respect de la loyauté des débats.
On comprend qu'un principe de niveau législatif l'emporte sur une disposition réglementaire. Mais, si celle-ci n'est en somme qu'une application du principe de la contradiction, la solution de la première chambre civile n'aboutit-elle pas à faire céder ce principe de la contradiction devant le principe de loyauté ? On répondra cependant qu'en l'occurrence ce conflit de principes n'existe pas vraiment. On peut même penser, au contraire, que le principe du contradictoire est ici, en réalité, conforté par le principe de loyauté, car, après tout, la contradiction est pleinement assurée quand tous les éléments de nature à former la décision du juge sont connus de chacune des parties et peuvent être débattus entre elles.
Toutefois, si l'on admet cela, la question se transforme. Elle devient celle de savoir si le recours à un principe de loyauté était bien utile en l'occurrence et s'il n'eût pas suffi à la chambre civile de se fonder sur le principe de contradiction ou encore sur les principes européens de procès équitable et d'égalité des armes ?
Autrement dit la question que l'on doit se poser est celle de l'utilité et, au-delà, de la pertinence du principe de loyauté, ce qui suppose qu'on s'interroge d'abord sur sa signification.
On peut s'entendre, me semble-t-il, assez facilement sur une définition de la loyauté. On se doute bien que ce n'est pas le sens primitif de ce terme, « conformité à la loi », qui doit être retenu car, sinon, le principe serait une pure tautologie. On adoptera volontiers la définition que propose dans sa thèse Marie-Emma Boursier : « Comportement fait de droiture et de probité attendu du plaideur envers le juge et envers son adversaire » 348 ( * ) .
Cependant cette définition ne précise pas jusqu'où peut aller cette attente, ni comment elle sera satisfaite. De ce point de vue, on pourrait comprendre le principe de loyauté de différentes façons et lui prêter un rôle ou une portée très divers.
On pourrait y voir un simple principe d'interprétation des règles de procédure, nous invitant, au-delà de la lettre, à en chercher l'esprit. Mais serait-il nécessaire pour cela de consacrer un principe de loyauté ? Même si la procédure est un droit formaliste, il n'a jamais été dans la logique du droit français de faire prévaloir la lettre sur l'esprit.
En poussant la même tendance un peu plus loin, on pourrait considérer que le principe de loyauté doit conduire à écarter la règle de procédure lorsqu'elle est utilisée de mauvaise foi, autrement dit dans le cas d'une fraude à la loi. Mais là encore, le principe de loyauté n'ajouterait rien à des techniques bien éprouvées de notre droit.
S'agissant d'un principe supérieur dans la hiérarchie des normes à la plupart des règles de procédure il y aurait aussi lieu d'admettre la nullité de toute règle qui serait incompatible avec lui.
Enfin, on pourrait envisager, en dépit de la chronologie de leurs découvertes, le principe de loyauté comme le principe supérieur - le mega principe- dont les autres principes du procès ne seraient que les sous-principes, les principes dérivés. Le principe de loyauté les contiendrait tous et en assurerait l'unité, ou, en tous cas, en serait le fondement commun, de sorte qu'ils devraient tous être interprétés à la lumière de ce principe véritablement fondamental. Ce ne serait pas un rôle négligeable car, à l'heure actuelle, une même solution peut souvent être rattachée à plusieurs principes -principe du contradictoire, procès équitable, égalité des armes, par exemple- ce qui n'est pas sans entraîner une certaine confusion. Le principe de loyauté ainsi conçu n'éviterait pas les interférences mais aurait l'avantage de les expliquer et de les justifier.
Ce n'est pourtant probablement aucun de ces rôles que la première chambre civile paraît vouloir assigner au principe de loyauté.
En effet, sa décision est appuyée directement et exclusivement sur le principe de loyauté auquel la Cour entend donc faire produire des effets immédiats. Les articles 10 du Code civil et 3 NCPC ne sont visés que pour donner une assise textuelle au principe. L'article 445 NCPC n'est mentionné que dans le rappel de l'arrêt des juges du fond. Le principe de loyauté est appliqué sans l'intervention d'aucune autre règle. Il emporte des effets qui lui sont propres.
Quels effets propres ?
Pour en revenir à l'espèce en cause, le principe de loyauté a servi à censurer le refus d'une note en délibéré. Néanmoins on peut supposer que la déloyauté n'est pas imputée aux juges qui ont refusé cette note, mais plutôt au défendeur et que la déloyauté a consisté pour ce dernier à garder sous le boisseau une pièce qui aurait pu influencer la Cour d'appel en sa défaveur.
Une partie qui obtient tardivement une pièce, alors que son adversaire en dispose depuis un certain temps, mais s'est bien gardé d'en révéler l'existence, étant donné qu'elle lui était défavorable, ne peut qu'éprouver un sentiment d'injustice si, au moment où il peut enfin la produire, le tribunal lui répond : « trop tard ».
La Cour de cassation met fin à l'injustice en décidant que si, seule la déloyauté de l'adversaire a empêché la production dans les délais, la production sous forme de note en délibéré doit être acceptée par les juges du fond.
Pour en arriver à cette solution, il était sans doute nécessaire de faire appel à un principe de loyauté. Le même résultat n'aurait pas pu vraiment être justifié par un recours au principe du contradictoire, à celui du procès équitable ou à celui de l'égalité des armes. Le principe du contradictoire exige que tous les moyens, toutes les pièces, tous les arguments sur lesquels s'appuie une partie soient communiqués à l'autre pour qu'elle puisse en débattre, mais non qu'une partie, spontanément, fournisse à son adversaire des munitions que celui-ci pourra utiliser contre elle. Et le principe du procès équitable ou celui de l'égalité des armes ne permettent pas davantage de justifier une telle obligation.
Donc on doit admettre que le principe de loyauté tel que conçu par la première chambre civile va plus loin que les autres principes et qu'en conséquence il a son utilité. Mais, si apport il y a, reste à se demander quelle est sa convenance.
« Nul n'est tenu de prouver contre soi-même ». L'adage n'a plus vraiment cours. L'article 11 NCPC ne dispose-t-il pas déjà que « les parties sont tenues d'apporter leur concours aux mesures d'instruction, sauf au juge à tirer toute conséquence d'une abstention ou d'un refus ». Et l'alinéa 2 du même article prévoit, que si une partie détient un élément de preuve, le juge peut à la requête de l'autre, lui enjoindre de le produire.
Mais en l'espèce, ni requête de l'autre partie, ni injonction du juge ! Le reproche de déloyauté se fonde sur le fait qu'une partie n'a pas spontanément informé l'autre de l'existence et du contenu d'arguments que celle-ci aurait pu lui opposer.
Le principe de loyauté tel qu'il transparaît dans la décision de la première chambre civile entraîne donc une véritable obligation de collaboration entre les parties, chacune devant, fut-ce au détriment de sa propre cause, aider son adversaire dans la défense de la sienne. C'est une très haute conception de la justice. La loyauté ne commande pas seulement de s'abstenir de procédés déloyaux, mais devient un devoir positif d'entraide.
Cette conception est-elle vraiment réaliste ?
En matière contractuelle, même non poussée jusqu'au solidarisme, la loyauté exigée des contractants peut impliquer une obligation d'information, voire de conseil, de même qu'une certaine collaboration entre les parties. Mais les contractants sont des partenaires et non pas des adversaires et si leurs intérêts sont le plus souvent différents, le contrat doit en être la conciliation : le contrat est a priori destiné à satisfaire chacun des contractants.
Il n'en est pas de même du procès qui ne rapproche pas des partenaires, mais oppose des adversaires. Certes le combat doit être loyal et les règles de procédure sont là pour qu'il en soit ainsi. Mais peut-on vraiment exiger d'une partie, au nom de la loyauté, de fournir spontanément des armes à son adversaire ? Sur un plan idéal, on répondrait volontiers par l'affirmative. Mais en pratique, il peut résulter beaucoup d'incertitude et même d'arbitraire de cette exigence. « Qui veut faire l'ange fait la bête ».
Il suffit, pour s'en rendre compte, d'imaginer que la lettre du président de la CNIL ne soit parvenue à l'intéressée qu'une fois l'arrêt rendu. Aurait-il alors dû, aurait-il pu exercer un recours en révision ? Mais si cette lettre était, à en croire la première chambre civile, de nature à influencer les juges, elle n'était, comme la suite l'a montré, nullement décisive, l'arrêt de renvoi (Lyon 3 oct. 2005), ayant validé les élections-. Or l'article 595 parmi les causes d'ouverture du pourvoi en révision, prévoit bien la rétention de pièces par le fait d'une partie, mais seulement, à condition qu'il s'agisse de pièces décisives.
Il ne faut pas non plus un grand effort d'imagination pour concevoir que, dans de très nombreux cas, une partie n'a jamais connaissance ou, en tous cas, pas une connaissance certaine de pièces ou de documents détenus par son adversaire. La déloyauté de l'un, l'injustice subie par l'autre ne sont pas moindres alors, mais il ne pourrait pas y avoir de sanction. On dira que ce sont là les injustices inhérentes à toute justice et qu'il n'y a pas lieu d'accepter les unes sous prétexte qu'on ne peut corriger les autres, sous peine qu'il n'y ait plus de justice du tout.
Cependant, la vraie question que pose l'arrêt de la première chambre civile est de savoir jusqu'où va l'obligation de loyauté, autrement dit quels sont les documents qu'une partie loyale doit spontanément communiquer à son adversaire. Selon la Cour de cassation la lettre du président de la CNIL « comportait des éléments susceptibles de modifier l'opinion des juges ». Selon la Cour de Lyon, cour de renvoi, cette lettre n'était cependant en rien décisive.
Faut-il alors en déduire que, dès qu'une partie détient le moindre élément d'information qui, plausiblement mais non pas certainement, pourrait avoir une certaine incidence sur l'opinion des juges, la loyauté lui commande d'en faire part à son adversaire ? Mais peut-on vraiment croire, par exemple, que si une partie demande relativement au litige un avis officieux à une personne supposée qualifiée et que cet avis est négatif, il est aussitôt tenu de le communiquer à son adversaire. Bien sûr que non. L'hypothèse n'est pourtant pas si éloignée du cas soumis à la Cour de cassation.
En conclusion, on doit convenir qu'il est difficile de ne pas s'incliner devant la reconnaissance d'un principe de loyauté des débats, mais on doit aussi reconnaître que l'application de ce principe entraînera de sérieux embarras.
Intervention du Président Bernard STIRN
Merci beaucoup M. le Professeur. Je crois que votre intervention était fascinante pour ceux qui, comme mon voisin et moi-même, sont plus familiers de procédures administratives que de procédures civiles. Cette question sur la note en délibéré devant les juridictions administratives a plus d'importance qu'elle en avait naguère. Elle l'a prise, sous l'influence ou en réponse à des interrogations de la Cour européenne des droits de l'homme, tirées du caractère équitable du procès de l'égalité des armes devant les juridictions administratives. La note en délibérée a maintenant un statut précis devant les juges judiciaire et administratif. Elle est devenue un des éléments de l'équilibre du procès devant les juridictions administratives. En vous écoutant, je pensais à une affaire récemment jugée qui rejoignait votre exposé. Dans un arrêt rendu par la section du contentieux, à propos d'une affaire fiscale mais dont la portée, me semble-t-il va au-delà de la matière, la question de l'abus de droit a été abordée. Il s'agissait de poursuite d'un contribuable accusé de manoeuvres frauduleuses. La section du contentieux devait trancher une controverse qui avait animé la doctrine fiscale : « est-ce que l'Administration fiscale peut passer sur les manoeuvres frauduleuses qui ne sont pas établies en abus de droit ?» A cette question, le Conseil d'Etat a répondu par l'affirmative en donnant une définition générale disant à peu près ce que vous avez clairement démontré M. le Professeur : il y a abus de droit lorsqu'on applique un texte à la lettre mais d'une manière contraire à son esprit. Cette définition très globale de l'abus de droit constitue aussi une sorte de loyauté. Dans le prolongement de ces questions, je vais donc demander tout de suite au Professeur Camille Broyelle de nous parler de l'évidence.
LE JUGE ET L'ÉVIDENCE
Mme Camille BROYELLE, Professeur de droit public, I.E.P. de Rennes
Il existe, dans un procès, toutes sortes d'occasions à l'apaisement. L'ultime réside dans le jugement lui-même et dans la solution juste qu'il doit rendre. Mais bien avant, un apaisement, bien que provisoire et partiel, doit normalement s'être produit : par une mise à distance des parties ou encore par l'assurance d'une procédure équitable.
Dans un procès devant le juge administratif, l'apaisement ne provient pas seulement de ces facteurs. Du reste, tous ne sont pas absolument transposables (en particulier, il n'est pas impossible que la mise à distance des parties ait des vertus plus irritantes qu'apaisantes et peut-être le requérant apprécierait-il au contraire de pouvoir enfin, avec le procès, se confronter à l'administration 349 ( * ) ). Quoi qu'il en soit, il est un type particulier d'apaisement propre au procès administratif : celui que crée pour les particuliers le rétablissement d'un équilibre en leur faveur. Il y a apaisement pour les particuliers (c'est de ce point de vue que nous nous plaçons) quand l'administration, au cours ou à l'issue du procès, se trouve destituée de ses privilèges, fût-ce partiellement ou provisoirement.
Et l'évidence n'est parfois pas sans lien avec cette destitution. De même qu'elle permettra, par exemple, de déroger à la légalité des temps ordinaires 350 ( * ) (théorie des circonstances exceptionnelles), ou encore aux règles de procédure de droit commun (procédure d'admission des pourvois en cassation ; traitement des irrecevabilités manifestes ; renvoi préjudiciel et théorie de l'acte clair, etc.), l'évidence pourra être suivie d'une dérogation au traitement privilégié habituellement réservé par le juge à l'administration 351 ( * ) .
Ainsi, en matière de voie de fait, la perte totale par l'administration de ses privilèges se produit après le constat d'une illégalité évidente, « manifeste » ; dans le domaine du référé-liberté, c'est également une illégalité de ce type qui précède un traitement inhabituellement rude de la part du juge administratif ; c'est encore l'évidence d'une erreur (l'erreur manifeste d'appréciation) qui déclenche une censure du juge dans un domaine où l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire plaçait l'administration, en principe, à l'abri de tout contrôle (d'autres exemples viennent à l'esprit, comme « l'ordre manifestement illégal » susceptible de faire céder le devoir d'obéissance, ou encore l'existence d'une obligation « non sérieusement contestable » permettant, sans procès au fond, l'octroi d'une provision).
On voudrait ici tenter de cerner le rôle que joue l'évidence dans cette dérogation - apaisante - apportée aux privilèges de l'administration, cela après avoir dit quelques mots sur les caractères de l'évidence.
I. LES CARACTÈRES DE L'ÉVIDENCE
Parmi toutes les définitions de l'évidence, on peut retenir celle selon laquelle "est évident ce qui s'impose à l'esprit, avec une telle netteté, une telle force qu'il porte en lui-même la preuve de son existence, ou de son bien-fondé" 352 ( * ) . L'évidence saute aux yeux du juge et se présente à lui comme immédiatement incontestable. Elle ne laisse aucune place au doute ; elle le chasse 353 ( * ) (c'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, le juge du référé-suspension, dont l'intervention se satisfait d'un "doute sérieux quant à la légalité de la décision", n'est pas à proprement parler « le juge de l'évidence » 354 ( * ) ).
F. Saint-Bonnet a montré la profonde analogie qui existe entre l'évidence et le jugement esthétique tel que le comprennent les penseurs du XVIIIe siècle 355 ( * ) . Et le parallèle est particulièrement convaincant. Pour ce qui nous concerne, il éclaire parfaitement la façon dont le juge perçoit ces évidences qui jouent un rôle dans l'apaisement (les « évidences-apaisement »), en particulier, la manière dont apparaît au juge l'illégalité ou l'erreur manifeste.
Comme le sentiment du beau, l'évidence d'une erreur ou d'une illégalité est subjective dans la mesure où elle emprunte, pour s'imposer à l'esprit, le canal des sens : l'évidence se ressent 356 ( * ) . Elle apparaît de manière fulgurante au juge par "un sursaut" 357 ( * ) . Celui-ci peut procéder de l'énoncé brut des faits : après avoir relevé que la personne faisant l'objet d'une reconduite à la frontière était mère d'un enfant atteint d'une grave pathologie, et n'avait plus aucune attache familiale dans son pays d'origine 358 ( * ) , le juge constate que, "manifestement", l'administration avait commis une erreur en considérant que la mesure d'éloignement n'entraînait pas, sur la situation personnelle de l'intéressée, des "conséquences d'une exceptionnelle gravité". Le "sursaut" du juge peut également provenir de la reconnaissance du « cas type » 359 ( * ) . Il arrive ainsi au juge des référés de percevoir le caractère manifeste d'une illégalité en reconnaissant une affaire déjà jugée dans la situation qui se présente à lui (affaire à laquelle il est fait parfois référence dans les visas de sa décision 360 ( * ) ). À un stade ultérieur du constat par le juge de l'évidence, l'idée selon laquelle l'évidence s'imposerait par les sens se traduit parfois, sur le terrain contentieux, par la thèse selon laquelle son constat relèverait plus du fait que du droit et se déroberait par principe à tout contrôle du juge de cassation. C'est un argument de ce type qui avait, entre autres, été avancé pour justifier l'absence de contrôle de cassation sur l'erreur manifeste d'appréciation 361 ( * ) .
Comme le beau qui se voit immédiatement, c'est-à-dire sans médiation, l'évidence d'une illégalité ou d'une erreur ne nécessite aucun apport du juge : ni interprétation de la règle de droit 362 ( * ) , ni démonstration 363 ( * ) . L'évidence se montre incontestable par elle-même, sans l'intermédiaire du raisonnement. Sans l'intermédiaire non plus d'étapes procédurales inutiles, et l'on sait comme elles ont été allégées en matière de référé.
Plus encore, l'évidence ne rend pas superflue la démonstration : elle la rend impossible. De même qu'il est impossible de démontrer que tel tableau est beau ou laid, de même est-il impossible de démontrer que telle situation de droit ou de fait est évidente. On peut l'observer à la lecture des conclusions 364 ( * ) . Le plus souvent, après avoir énoncé les faits et la situation de droit, les commissaires du gouvernement se bornent à conclure péremptoirement par des formules qui montrent leur impuissance à exprimer autrement qu'avec la notion d'évidence ce qui paraît évident : "il ne fait donc pas de doute que la décision est illégale", "incontestablement donc, la décision est illégale". Ce sont des formules que l'on retrouve fréquemment dans le domaine de l'erreur manifeste d'appréciation ou dans celui du référé-liberté.
Non démontrée, l'illégalité ou l'erreur manifeste reste pourtant évidente ; plus encore, démontrée, elle perd son évidence. Souvent, quand les commissaires du gouvernement se sont engagés dans de longs développements pour convaincre de l'existence d'une erreur ou d'une illégalité manifeste, ils n'ont pas conforté mais desservi l'évidence, apportant en réalité avant tout la preuve de l'absence d'évidence 365 ( * ) .
L'évidence est donc subjective, en ce qu'elle fait appel aux sens. Mais elle est également objective parce que tout autre peut également la ressentir et la voir. Cela permet de rendre compte d'un certain nombre de particularités du régime de ces "évidences apaisantes". Le recours au juge unique, tout d'abord, pour constater, sur le terrain du référé-liberté, l'illégalité manifeste. L'évidence provoque l'accord unanime de ceux qu'elle éclaire366 ( * ). On peut alors, sans inconvénient, laisser à un juge statuant seul le soin de la constater, car ce que verra ce juge tout autre juge le verrait nécessairement. Cet accord de tous sur ce qui est évident explique aussi pourquoi le juge administratif est susceptible de perdre son monopole dès lors qu'il s'agit de constater une illégalité manifeste, cette illégalité pouvant être perçue par le juge judiciaire (voie de fait), ou même par les agents de l'administration qui, confrontés à l'ordre manifestement illégal, sont tenus d'envisager une désobéissance 367 ( * ) . C'est également cet accord de tous sur ce qui est évident auquel on fait référence lorsque l'on dit de l'erreur manifeste d'appréciation que « tout profane pourrait la voir ».
On peut ainsi admettre que le jugement de l'évidence emprunte au jugement esthétique ses caractères. À tel point qu'un jugement esthétique peut parfois s'y substituer purement et simplement. Lorsque le juge de l'excès de pouvoir annule un permis de construire au motif que l'administration a manifestement mal apprécié « le caractère des lieux avoisinants » 368 ( * ) , il se contente d'opposer à l'administration son propre jugement esthétique : l'administration trouve que c'est beau, le juge trouve que c'est laid. Ici, un jugement esthétique (en l'occurrence celui du beau) se substitue entièrement au jugement de l'évidence.
II. RÔLE DE L'ÉVIDENCE DANS L'APAISEMENT
Parce que l'évidence se donne à voir comme incontestable, elle apporte au juge la certitude dont il a besoin pour soumettre l'administration à un traitement plus rude (en cela apaisant). C'est son rôle. Mais il faut le souligner : c'est son seul rôle.
On ne peut pas en particulier retenir l'idée selon laquelle cette réaction plus sévère du droit serait due à l'excès qu'exprimerait l'évidence. L'illégalité manifeste n'est pas une illégalité "plus grave" (la notion même n'aurait guère de sens). On ne peut pas dire non plus de l'erreur manifeste d'appréciation qu'elle serait synonyme d'erreur excessive. Quand l'administration prend pour beau un projet de construction laid, il n'y a aucune disproportion, aucun excès, mais seulement une erreur qui saute aux yeux. Le véritable excès que sanctionne l'erreur manifeste d'appréciation se situe ailleurs. Il est dans les conséquences de l'erreur : l'administration s'est trompée en prenant pour extrêmement grave une faute disciplinaire qui ne l'était pas (erreur manifeste d'appréciation). La sanction retenue est alors excessive : au regard de la situation de fait, telle qu'elle est appréciée par le juge (une simple faute, et non pas une faute d'une extrême gravité), la sanction se révèle disproportionnée 369 ( * ) . La disproportion ne se situe pas dans l'erreur (l'administration s'est trompée, s'est évidemment trompée ; « c'est tout », serait-on tenté d'ajouter). La disproportion est dans l'acte. Le "manifeste" correspond si peu à l'excès que, quand la "faute manifeste" existait en droit positif, le juge avait alors ressenti le besoin de la doubler de la notion de gravité : on parlait bien de faute "manifeste et d'une particulière gravité", et cela parce que précisément la seule évidence de la faute ne suffisait pas à caractériser sa gravité 370 ( * ) .
L'évidence apporte seulement au juge la preuve de l'existence de ce à quoi elle se rapporte : une erreur, une illégalité 372 ( * ) . Parfois, cette preuve suffit à l'application de la règle dérogatoire et commande à elle seule une destitution partielle de l'administration de ses privilèges. C'est le cas de l'erreur manifeste d'appréciation. Parfois, au contraire, elle n'est pas suffisante : pour que le juge intervienne, non seulement l'illégalité doit être manifeste, mais ses conséquences doivent présenter un certain degré de gravité. C'est le cas en matière de référé-liberté, en matière de voie de fait et, dans un autre registre, à propos du devoir de désobéissance, où l'ordre doit être non seulement "manifestement illégal" mais aussi "de nature à compromettre gravement un intérêt public" 373 ( * ) . Mais dans toutes ces hypothèses, seule ou accompagnée de la gravité, l'évidence a pour seule fonction d'apporter une certitude au juge.
Reste une question : pourquoi le juge a-t-il besoin d'une « évidente certitude » pour déroger aux privilèges de l'administration ? Sans cette "évidente certitude", apporterait-il la même dérogation ?
Sur ce point, la réponse varie selon les cas. S'agissant de l'erreur manifeste d'appréciation, le "manifeste" est une condition dont le juge ne peut se dispenser. Tout d'abord, la simple erreur d'appréciation (non manifeste) ne serait pas censurée parce qu'elle n'accéderait pas même au statut de l'illégalité. L'évidence de l'erreur ne désigne pas, parmi toutes les erreurs de l'administration, celles qui doivent appeler une réaction. L'évidence est constitutive de l'erreur juridique (il n'existe pas, juridiquement, d'erreur non manifeste, mais seulement des appréciations divergentes). L'évidence de l'erreur est d'autant plus nécessaire à la censure du juge que, sans elle, il ne serait pas habilité à censurer l'administration parce que, précisément, elle a agi dans un domaine que le législateur a voulu discrétionnaire. Limitée à l'erreur évidente, l'intervention du juge peut alors prétendre à la neutralité : le juge n'a rien ajouté à la loi. On s'en aperçoit si l'on compare l'erreur manifeste d'appréciation du juge du fond à l'illégalité manifeste du juge des référés. Dans un cas, l'évidence permet l'exercice d'un contrôle plus approfondi : en sanctionnant non seulement la violation de la règle, mais aussi l'erreur manifeste d'appréciation, le juge de l'excès de pouvoir a, quoi qu'il prétende, ajouté une condition à la règle. Dans l'autre cas, l'évidente certitude (l'illégalité manifeste) permet au juge des référés un contrôle plus superficiel : en ne sanctionnant que l'illégalité manifeste, le juge n'a appliqué que partiellement la règle. Dans un cas, l'évidence permet au juge d'aller plus loin ; dans l'autre, d'aller plus vite.
Il en résulte que la certitude acquise par le juge n'est pas, dans l'un et l'autre cas, de même nature. Pour le juge des référés, elle reste tributaire des conditions dans lesquelles elle est survenue : l'illégalité manifeste est une illégalité que le juge a perçue au vu de l'examen rapide d'un dossier sommaire, en faisant preuve de retenue, et en renonçant même à des pouvoirs pourtant constitutifs de l'office ordinaire d'un juge 374 ( * ) . La certitude acquise par le juge des référés, contrairement à celle qui a gagné le juge du fond, est seulement celle qu'il peut avoir à un instant "t" 375 ( * ) . Et son statut lui-même est précaire, le constat de l'illégalité manifeste étant provisoire. On espère, bien sûr, que l'intervention du juge des référés se substituera à tout éventuel recours au fond et que l'affaire en restera là. Et bien souvent, les mesures provisoires ordonnées par le juge du référé-liberté suffiront, bien que provisoires, à régler définitivement le litige. Mais si jamais le juge des référés avait pris pour évident ce qui ne l'était pas, les inconvénients s'en trouveraient amoindris par le caractère provisoire de sa décision.
Peut-être, d'ailleurs, est-ce l'idée selon laquelle le juge du référé-liberté n'aurait pas été tout à fait gagné par la certitude qui sous-tend la question de sa participation au jugement au fond d'une affaire sur laquelle il a déjà statué. Aucune réponse n'a été à ce jour apportée par le Conseil d'État 376 ( * ) ; mais on relève une affaire qui présente certaines similitudes : un juge avait statué (en tant qu'autorité administrative) sur une demande d'aide juridictionnelle et l'avait rejetée au motif que l'action envisagée lui paraissait "manifestement dénuée de fondement". Le Conseil d'État a considéré que cette circonstance ne suffisait pas à disqualifier ce magistrat pour connaître de la même affaire en tant que juge ; et cela "en raison du caractère sommaire de l'examen entrepris au titre de l'aide juridictionnelle" 377 ( * ) . L'argument pourrait tout aussi bien être avancé pour justifier la présence, dans un jugement au fond, du juge du référé-liberté.
Il est ainsi des situations où les deux notions d'apparence et de certitude, sur lesquelles repose l'évidence, se percutent, l'apparence affectant ici la certitude. Il faudra alors convaincre le requérant que, malgré les apparences, le juge doit se contenter d'être le récepteur passif d'une erreur évidente que le législateur ne peut raisonnablement avoir autorisée 378 ( * ) . Ici, l'évidence est habilitante, et, par voie de conséquence, légitimante.
Pour l'illégalité manifeste (celle du référé-liberté ou de la voie de fait), la situation est tout autre. Une illégalité peut exister même si elle n'est pas manifeste. Et si elle portait gravement atteinte à une liberté, elle devrait normalement, elle aussi, déclencher cette intervention vigoureuse du juge. Si l'évidence a été ajoutée à l'illégalité, c'est seulement comme procédé de diagnostic de l'illégalité. Procédé bien utile parce que rapide (ce dont a besoin le juge des référés). Procédé utile parce que n'appelant pas nécessairement le regard expert du juge administratif (ce dont a besoin la voie de fait). Mais procédé que le droit retient "faute de mieux", car l'idéal eût été de pouvoir sanctionner d'une façon tout aussi énergique toutes les illégalités portant atteinte aux libertés.
Le juge de « l'erreur manifeste d'appréciation » comme le juge de « l'illégalité manifeste » ont donc tous deux besoin de « l'évidente certitude », mais leur utilisation de l'évidence n'était pas véritablement le juge de la certitude. Il n'est pas certain que tout cela soit très apaisant.
Intervention du Président Bernard STIRN
Merci beaucoup pour cet exposé très intéressant qui nous a, au fond, montré deux choses. Que l'évidence n'est pas si évident que cela et inversement. De plus, même si elle n'est pas évidente, l'évidence gagne du terrain dans la procédure administrative aujourd'hui. Le dernier mot reviendra au droit privé et plus particulièrement au droit des personnes. Le professeur Philippe Pédrot va en effet nous parler d'argumentations et de délibérations dans le processus juridictionnel en droit des personnes.
LE PROCESSUS JURIDICTIONNEL ET DROIT DES PERSONNES : ARGUMENTATION ET DÉLIBÉRATION
M. Philippe PEDROT, Professeur de droit privé, Université de Bretagne Occidentale
Du point de vue de l'office du juge, la qualification est sans doute l'opération intellectuelle centrale du raisonnement juridique. Opération fondamentale, elle permet de faire entrer un ou des éléments de fait dans une catégorie juridique. Opération de « nomination » du réel, c'est aussi un acte qui permet de saisir la signification du monde ou du moins de participer à la construction de celui-ci 379 ( * ) .
Un tel processus intellectuel consiste à séparer, à distinguer des objets au sein d'un ensemble, à regrouper des éléments disparates sous une même définition. Il ne s'agit pas seulement d'un outil technique. C'est aussi un instrument de connaissance qui peut jouer un rôle pédagogique considérable.
Mais contrôlée par le juge, cette opération de qualification n'est pas extérieure au sujet qui l'effectue. Dans ce domaine, désormais si mouvant qu'est le contentieux des personnes, une telle opération n'est pas neutre. Elle reflète aussi une représentation du monde qui n'est pas nécessairement un reflet fidèle de la réalité. Comme le fait observer Denys de Béchillon, « chaque jugement, chaque sentence, chaque application d'une règle de Droit comporte donation d'une part de sens, et donc recréation, plus ou moins approfondie, de la règle interprétée 380 ( * ) ».
Par contentieux relatif aux droits de la personne, il faut entendre l'ensemble des droits subjectifs reconnus à celle-ci, c'est-à-dire la totalité des droits et libertés dérivés de la loi et de la jurisprudence (droit au respect de la vie privée, droit au respect de la présomption d'innocence, droit au respect de la dignité mais aussi tous les droits et libertés relatifs au corps humain). C'est en d'autres termes, le droit des êtres de chair et de sang que nous sommes puisque le propre de cette branche du droit est de nous définir, de nous identifier, de nous promouvoir en tant qu'acteurs sur la scène juridique. Dans une période où la techno-science a tant d'incidences sur la naissance, la vie, la mort, l'office du juge a nécessairement une certaine spécificité 381 ( * ) .
Dans son ouvrage intitulé « le juste », le philosophe Paul Ricoeur propose ce qu'il dénomme « une phénoménologie de l'acte de juger 382 ( * ) ». Juger, ce n'est pas seulement trancher des différends, départager, délimiter des prétentions contradictoires, c'est aussi opiner, apprécier, tenir pour vrai, adhérer à quelque chose et prendre position.
Le procès a donc une double finalité : une finalité courte qui consiste à trancher à partir d'un double processus : celui de la délibération avec ce que cela suppose d'incertitude, d'aléa, de recherche tâtonnante de la vérité et celui de l'argumentation et de la décision qui met un point final à la controverse judiciaire en raison de la règle de l'autorité de la chose jugée.
Mais un jugement dissimule aussi une finalité plus discrète, celle de la finalité longue qui provient du fait que le procès vise à apaiser la conflictualité de la société humaine par l'idée d'un renoncement à la violence. C'est à partir de ce constat que Ricoeur déduit la finalité ultime de l'acte de juger dans la mesure où, dans l'idéal, cette finalité suppose la pacification des relations entre les individus.
En même temps, la règle de droit, à la fois texte et instance de médiation, confère au juge une place singulière dans le droit des personnes 383 ( * ) . Ce juge a aussi pour tâche d'humaniser le droit, de l'interpréter de façon dynamique et constructive. À l'encontre de l'idée selon laquelle le droit serait une simple technique neutre, il faut dire et redire que celui-ci n'a de sens que rapporté aux finalités qui président à sa conception. Le droit des personnes engage en effet l'humain dans ce qu'il a de plus fondamental et la force de l'argumentation juridique est du fait de cette double finalité, liée aux valeurs admises par la société. L'argumentation du juge trouve sa force non pas seulement dans la forme qu'elle prend mais également dans la cohérence du contenu de la décision judiciaire.
C'est en ce sens que l'apparition de situations inédites déstabilise l'acte de juger, bouleverse les frontières entre le législateur et le juge, pousse le juge à créer de nouvelles normes par une sorte de casuistique, c'est-à-dire par une procédure par laquelle il dégage une règle spécifique au cas énoncé. Le contentieux lié au droit des personnes offre en effet au juge une rencontre avec des cas singuliers, difficiles, où l'office du juge est de trancher des litiges qui oscillent entre le bien espéré et le moindre mal, le gris et le gris, le mal et le pire. De tels cas difficiles transforment l'office du juge, d'autant plus qu'en droit des personnes, la crise contemporaine de la rationalité créé un brouillage des frontières. C'est ce que nous verrons dans un premier temps en étudiant rapidement cette déstabilisation de l'office du juge.
I. LA DÉSTABILISATION DE L'OFFICE DU JUGE
Dans ce domaine de droit des personnes plus qu'en tout autre, le juge, de simple interprète des règles juridiques s'arroge désormais le droit de jouer un rôle central dans le processus de création de la norme 384 ( * ) . On le sait, même pour des cas inédits, il est interdit au juge de refuser de se prononcer sur un cas qui lui est soumis. L'article 4 du code civil le lui interdit. Or la loi est nécessairement incomplète. Et pourtant, tout l'édifice repose sur l'idée selon laquelle le droit serait cohérent et complet.
On pourrait penser bien évidemment que « nul ne plaide vraiment l'inédit, l'inconnu, le tout nouveau, le jamais vu, comme l'écrit Christian Atias, le risque serait trop grand 385 ( * ) ». Et pourtant, le juriste, en droit des personnes, rencontre l'inédit, notamment lorsque le cas qui lui est soumis paraît nouveau en lui-même, ou encore lorsque la solution à appliquer à une situation paraît devoir être nouvelle. Le juge doit alors rechercher la construction d'un ordre juridique aussi cohérent que possible 386 ( * ) .
Établir des limites, pondérer les intérêts en présence, c'est à cette nouvelle demande qu'est de nos jours confronté le juge. De nombreuses décisions judiciaires, en particulier dans le contentieux des personnes, alourdissent ainsi la fonction de juger d'interrogations éthique ou anthropologique que la loi refuse de se poser. Qu'ils s'agissent de décisions sur les maternités de substitution, sur le refus de soins, la réparation d'un handicap lié à la naissance ou l'assistance au suicide, le juge ne doit pas se borner à son rôle d'interprète de la loi mais doit la revisiter pour en donner le sens.
Confronté à un conflit de valeurs, par exemple celle de la liberté d'un côté et celle de la vie de l'autre, le juge a souvent recours à des normes ou des principes qui transcendent d'autres règles ou qui surplombent les droits subjectifs des individus. Par exemple, lorsque le juge a été confronté à la question du refus de soins de la part du patient, il a considéré à plusieurs reprises que le médecin qui procédait à la transfusion de celui-ci en vue de le sauver ne commettait pas de faute de nature à engager sa responsabilité, malgré le refus du patient de se voir administrer des produits sanguins 387 ( * ) .
Mais ce recours à des principes d'origine philosophique ou éthique a pu entraîner des décisions tout à fait contradictoires. Ainsi la Cour de cassation a pris position sur la licéité de la publication dans la presse de photographies relatives à la reproduction d'images de victimes. Dans deux arrêts récents, elle se réfère au même principe de dignité. Mais dans la première, le juge considère qu'il y a atteinte à la dignité de la personne alors que dans la seconde, le juge considère qu'elle est respectée 388 ( * ) .
Bien évidemment, l'affaire Perruche est révélatrice de cette ambivalence de la notion de dignité 389 ( * ) . L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans son arrêt du 17 novembre 2000 a retenu que l'enfant justifiait d'un préjudice réparable résultant du handicap et a prononcé la cassation de l'arrêt d'appel. De nombreux auteurs se sont demandé s'il était légitime qu'un enfant pût invoquer une telle faute, sans laquelle il ne serait pas venu au monde, pour demander la réparation du préjudice lié à son handicap. La notion de dignité semblait s'opposer, selon eux, à une telle reconnaissance. Mais l'Assemblée plénière, on le sait, a eu une autre conception de la dignité : il lui est apparu que le respect effectif de la personne de l'enfant passait par la reconnaissance du préjudice de l'enfant handicapé en tant que sujet de droit autonome, apte à bénéficier d'une réparation de son préjudice résultant de son handicap 390 ( * ) .
De tels questionnements nouveaux dépassent largement le schéma classique du syllogisme judiciaire. Il s'agit de prendre en compte des intérêts distincts : ceux des malades, des personnes handicapées, des chercheurs, des médecins et de trouver un équilibre entre la responsabilité civile et la solidarité nationale. À travers de tels cas inédits, c'est l'ensemble de nos règles ayant trait à la vie, à la mort, à la viabilité, à l'hérédité, à la filiation, à la famille, à la notion de personne et de chose qui est remis en question. De fait, le développement considérable des nouvelles technologies de la reproduction, de la génétique, du diagnostic et des thérapeutiques prénatales, pose aussi le problème de la protection des libertés et des droits fondamentaux en des termes tout à fait inédits.
On peut y voir l'émergence de cas limites. L'apparition de ces questionnements à propos de ces cas difficiles, en particulier depuis une vingtaine d'années, montre que l'on assiste à un déplacement progressif des sources du droit. De telles problématiques sont désormais au centre du discours judiciaire. Et le juge, habilité à appliquer la loi à des cas particuliers, est en ce domaine confronté à des « cas limites » pour lesquels il est très difficile de trouver une réponse infaillible. Peut-on considérer le foetus comme « une personne humaine » ? Peut-on avoir un enfant de sa propre descendance par l'intermédiaire d'autrui ? Les techniques de procréation assistée peuvent-elles faire éclater les règles de la filiation ? Peut-on protéger l'individu contre lui-même ? 391 ( * )
L'office du juge est donc de participer au travail d'élaboration du droit. Les cas concrets soumis au juge ne viennent pas nécessairement se couler dans le moule prévu dans les textes. L'article 12 alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile n'oblige t-il pas le juge à donner ou à restituer l'exacte qualification au fait et acte litigieux sans s'arrêter à la qualification qu'en aurait proposé les parties. Mais la tâche du juge va désormais plus loin. Pour donner du sens au désordre des faits, le juge joue un rôle de plus en plus prépondérant. On peut y voir un renouvellement de l'office du juge.
II. LE RENOUVELLEMENT DE L'OFFICE DU JUGE
Aux antipodes du modèle de magistrat, simple « bouche de la loi », selon l'expression de Montesquieu, le juge est désormais convoqué non seulement pour déterminer si telle loi est applicable mais encore pour participer à une véritable « disputation » sur des sujets de société qui concernent ce que PERELMAN dénomme « un auditoire universel », ce qui implique un dialogue entre l'autorité judiciaire, le pouvoir législatif et l'opinion publique.
A. UN ÉLARGISSEMENT DE L'OFFICE DU JUGE
Bien évidemment, cet élargissement de l'office du juge n'est pas dénué de risques. Risque de s'enliser dans les sables mouvants de la philosophie morale ou de l'éthique parce que telle ou telle notion serait sans contenu précis, risque de confondre morale et droit en remettant en cause le partage effectué par Max Weber ou Hume, risque de bouleverser l'équilibre entre la loi et le juge et le traditionnel partage des pouvoirs, risque de faire coexister deux logiques contradictoires alors que le droit est institué pour régler des conflits d'intérêts entre les personnes. Or même si le partage entre l'éthique, la morale et le droit est difficile à faire, ces normativités s'interpénètrent, se contredisent parfois et se prêtent à une multitude d'interactions. Dans les cas limites ou l'on assiste à un brouillage de la séparation entre la nature et la culture, l'inné et l'acquis, à une perte des repères fixant les contours de l'humain, la demande de normes naît aussi de la dilution des frontières.
Le refus de reconnaître un droit général à disposer de son corps, les mesures de protection contre lui-même traduisent le surgissement d'impératives éthiques qui vont bien au-delà de simples restrictions à la liberté. Comme l'a fait observer Mme Catherine Labrusse-Riou, « la tradition des droits de l'homme... instrument de protection du sujet contre les pouvoirs aliénants, ne peut que se pervertir et se détruire en se transformant en un droit à l'auto-détermination et à une libre disposition du corps, en vue d'un hypothétique et illusoire droit au bonheur » 392 ( * )
Certes, on a assisté à la fin de l'enracinement de normes et des valeurs collectives dans un univers théologique ou cosmologique. Les normes juridiques ont cessé de tirer leur légitimité d'une inspiration religieuse, d'avoir une signification sacrée pour puiser leurs sources dans la seule volonté des individus. Mais dans le domaine de la biomédecine, chacun cherche désormais, poussé par l'individualisme et le volontarisme de nos sociétés occidentales à acquérir une liberté de plus en plus grande. Certains vont jusqu'à considérer que le corps humain est pleinement dans le commerce, les seules limites aux conventions provenant de la notion de cause illicite.
Or le droit fait prévaloir dans ce domaine des relations interpersonnelles d'autres valeurs que la liberté telles que la protection de la personne vulnérable, la solidarité ou la dignité. L'arrêt Pretty de la Cour européenne des droits de l'homme atteste du rejet d'une conception absolutiste de la liberté personnelle. L'argumentation du gouvernement anglais était relative à la nécessité d'interdire le suicide assisté afin de protéger les personnes vulnérables des pressions qui pourraient être faites sur elles. La Cour européenne des droits de l'homme, relève que l'interdiction d'euthanasie a été « conçue pour préserver la vie en protégeant les personnes faibles et vulnérables - spécialement celles qui ne sont pas en mesure de prendre des décisions en connaissance de cause - contre les actes visant à mettre fin à la vie ou aider à mettre fin à la vie ». Certes, l'état des personnes souffrant d'une maladie en phase terminale varie-t-il d'un cas à l'autre. Mais beaucoup de ces personnes rappelle la Cour sont vulnérables et c'est cette caractéristique qui fournit la ratiolégis de la disposition en cause. C'est sur cette motivation que la Cour européenne des droits de l'homme s'appuie pour considérer comme justifiée l'interdiction du suicide assisté 393 ( * ) .
Il est vrai que la technologie biomédicale peut transgresser beaucoup de frontières, jusqu'ici considérées comme intangibles. Elle peut modifier « l'ordre des choses » et bouleverser des réalités essentielles comme la procréation, la gestation, la vie et la mort. Elle peut mettre en cause des notions et des concepts considérés auparavant comme immuables, modifier le traditionnel partage entre nature et culture. Elle oblige à se poser la question de savoir si la transgression inhérente à l'avancée des connaissances doit comporter des limites en particulier lorsqu'elle touche à l'intégrité et à la forme de vie qui lui est propre. Comme a pu observer Jacques Le Noble, le droit individuel ne s'établit jamais que dans un rapport à autrui. Dès lors qu'apparaît un élément d'inter-dépendance entre les personnes humaines, le droit est amené à régir ses situations. En matière de filiation par exemple il serait illusoire de vouloir échapper au caractère anthropocentrique des règles juridiques puisqu'on est dans le domaine des relations internationales.
B. UNE NOUVELLE FORME DE DÉLIBÉRATION ET D'ARGUMENTATION
Ce déplacement du rôle du juge montre que celui-ci cherche à prendre sa place dans nos démocraties en allant parfois au-delà du sens conventionnellement tiré des termes de la loi. La crise de légitimation ressentie depuis quelques temps dans nos sociétés contemporaines se manifeste en effet par l'ambivalence, le doute qui caractérise les orientations à prendre. Cette crise ou ce que Charles Taylor a appelé « le malaise de la modernité » 394 ( * ) montre que le juge, à l'articulation de l'éthique et du politique doit fréquemment ajuster les choix opérés, préciser le champ d'application de la loi. Sans remplacer le politique, sans s'arroger un savoir absolu, le juge participe au débat argumentatif sur les valeurs de cette société 395 ( * ) .
Lorsque le juge administratif, comme dans l'affaire Milhaud, dans une décision du 2 juillet 1993 pose le principe selon lequel l'interdiction de pratiquer une expérimentation sur un sujet en mort cérébrale procède de ce qu'il appelle « les principes déontologiques fondamentaux relatifs au respect de la personne humaine », le juge va au-delà du code de déontologie médical et des textes législatifs.
Lorsque le juge précise la signification des mots vie, mort, enfant à naître, personne, indisponibilité du corps humain ou de l'état des personnes, il effectue un balancement entre l'ouverture factuelle et la clôture artificielle du système juridique.
Loin de considérer la sphère juridique comme une sphère entièrement close et hermétique aux influences extérieures, de nombreux auteurs comme Van de Kerchove, Ost 396 ( * ) , Teubner 397 ( * ) ou Habermas 398 ( * ) décrivent le système juridique comme un système influencé de l'extérieur par des règles de procédure mais également de l'intérieur par un équilibre entre l'ordre et le désordre.
De ce point de vue, la réception de certaines décisions judiciaires et leur amplification par les médias jouent un rôle très important dans la perception de l'office du juge. La massification du message qui en résulte, sa déformation parfois oblige sans doute à repenser le processus de l'argumentation juridictionnelle. Celle-ci est en effet le moteur du droit. Alors que la discussion politique est sans conclusion, que tout choix politique peut être indéfiniment débattu, le juge arrête à un moment donné le débat par une décision prise d'autorité. On ne peut donc avoir une vision purement externe du droit. Seul un point de vue externe et interne permet de ne pas réduire le droit à une simple description. Le juge est à la fois dedans et dehors, à l'intérieur en tant que technicien, et à l'extérieur en tant que théoricien critique. C'est toute la force et la faiblesse de l'office du juge 399 ( * ) .
Intervention du Président Bernard STIRN
Merci beaucoup M. le Professeur Pédrot. Je crois que l'après-midi ne pouvait pas mieux se terminer que par ces séries de réflexions sur des questions fondamentales qui ouvrent de vastes horizons et qui en même temps tracent pour les juges des perspectives particulièrement stimulantes. Pour poursuivre la réflexion, il ne nous reste plus qu'à attendre les interventions de demain qui éclaireront un peu plus deux autres fonctions essentielles du juge : « trancher et légitimer » et dévoileront un peu plus l'office du juge.
TROISIÈME PARTIE : TRANCHER
Présidence :
M. Guy CANIVET, Premier président de la Cour de cassation et
M. Yves GAUDEMET, Professeur de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas
Présidence et introduction de M. Guy CANIVET, Premier président de la Cour de cassation
Je commencerai par des propos de remerciements au Sénat et aux organisateurs de ce colloque d'avoir invité une délégation substantielle de la Cour de cassation puisque j'ai le plaisir de me trouver à côté du Président de la Chambre sociale pour parler de ce qui est au coeur de notre métier, c'est-à-dire, juger. Nous sommes donc dans la phase où il s'agit de prendre une décision qui se traduit après deux autres moments : ceux de l'interprétation et de l'apaisement.
Trancher le litige est l'obligation fondamentale du juge, celle qui est rappelée par la Loi. Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit. Donc le terme est en lui-même un terme légal. Et pour autant, si on veut essayer de lui donner du sens, comme disent les sémiologues, il faut essayer de le restituer dans les oppositions que le concept verbal de trancher peut contenir. En ce qui me concerne, j'en vois trois qui sont toujours autour d'un concept verbal : trancher c'est agir, décider et construire.
Trancher c'est agir. D'emblée, il faut se situer dans une opposition entre d'une part, la force et l'autorité de la décision, et d'autre part, l'intérêt des parties qui va être plus ou moins satisfait. Autrement dit, on est entre les deux symboles de la justice qui sont le glaive et la balance, le glaive symbole de l'autorité, de l'autorité de l'Etat, de l'autorité du droit, et la balance, symbole de l'équité. On est à ce moment particulier du procès où il faut essayer de trouver la solution qui soit le plus près possible de l'intérêt des parties et qui offre la meilleure satisfaction de leurs intérêts respectifs dans la solution du litige qui les oppose. Le Premier Président Drey remarquait que le tranchant du droit n'était pas toujours très adapté à la meilleure solution possible du litige. C'est donc opposer l'application du droit, c'est-à-dire ce qu'est le sens de l'autorité, de la norme dans une situation particulière, et l'intérêt des parties qui est de trouver la meilleure solution possible.
Trancher, c'est décider. Je me réfèrerai encore à ce que disait le Premier Président Drey qui faisait du juge un décideur, autrement dit quelqu'un qui agit dans le lien social pour trouver une solution, en quelque sorte un service rendu à la collectivité pour dénouer ce qui était une opposition entre des personnes ou des intérêts. Alors quels sont les paramètres de cette décision ? Je le disais en commençant : le texte dit. Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit. Et pourtant le litige se tranche t-il seulement au regard des règles de droit ? Qu'est-ce que l'on va faire rentrer en quelque sorte dans les paramètres de la décision ? Y a-t-il uniquement du droit et du raisonnement juridique, ou bien rencontrons-nous d'autres considérations, des considérations sociales, des considérations économiques, des considérations culturelles. C'est toute l'opposition qu'il y a entre ce que les uns considèrent comme le droit auto-suffisant dans la solution du litige ou bien des solutions juridiques qui vont être nourries d'autres considérations. Est-ce qu'il faut s'en tenir à un raisonnement logique, l'application d'une règle de droit à une situation de faits ? Pour commencer à répondre, le Président Genevois nous parlera de la méthode de raisonnement du Conseil d'Etat. Où dans la décision de justice, va-t-on faire entrer d'autres modes de raisonnement avec des concepts plus flous et des raisonnements qui sont moins fondés sur un principe purement syllogistique ? Et là encore dans les déterminants de la décision, est-ce que l'on va considérer que tous les déterminants annoncés par le juge, que ce soit le droit, l'économie, le social, le culturel qui fait le motif de sa décision, sont bien ceux qui constituent la décision ? Ou bien, doit-on considérer qu'il y a des motifs cachés, masqués ? C'est ce que vous appelez les influences sur la solution du litige qui peuvent être des influences pas nécessairement condamnables d'ailleurs, mais que le juge va trouver dans sa propre culture, dans sa personnalité. La question est de savoir comment il va intégrer cela dans le processus du jugement et comment, en dépit de ces influences, il doit trancher d'une manière neutre et objective.
Enfin, pour terminer, trancher c'est construire. C'est l'opposition entre le fait de séparer des intérêts et d'anticiper sur l'avenir. Séparer des intérêts : trancher c'est séparer entre le vrai et le faux, le juste et l'injuste, l'exact et l'inexact, tout ce qui s'oppose en quelque sorte dans le raisonnement des parties, dans la position respective des parties. Et trancher, c'est effectivement séparer tous ces concepts, ces principes, mais aussi trancher c'est anticiper, c'est-à-dire reconstruire le lien individuel ou le lien social, c'est anticipé d'abord sur l'exécution de la décision. Que ferons les parties de la décision du juge, comment réintroduiront-elles les relations à partir de cette solution ? En matière pénale, c'est rétablir le lien social brisé par l'infraction et en tout cas, anticiper sur un avenir qui permettra soit au rapport individuel, soit aux rapports sociaux de se poursuivre après la perturbation qu'a constituée le litige. Voilà simplement ce que je voulais dire en introduction de ce colloque. Je laisse immédiatement la parole au Président Genevois.
COMMENT TRANCHE-T-ON AU CONSEIL D'ÉTAT ?
M. Bruno GENEVOIS, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat
Je dois, conformément aux voeux des organisateurs du colloque vous parler de « la manière dont on tranche au Conseil d'Etat ».
L'emploi du verbe trancher ne me paraît pas idéal. Il serait plus exact d'utiliser le verbe décider. Cela correspond mieux à la terminologie fixée par le code de justice administrative qui se réfère dans ses articles R. 741-5 et R. 741-6 à la notion de « décision du Conseil d'Etat » « statuant au Contentieux ». Dans ses propres décisions, le Conseil se conforme à cette exigence, même Si le mot « arrêt » se rencontre fréquemment dans le langage courant.
Le verbe trancher a néanmoins le mérite de faire apparaître l'obligation pour le juge de prendre ses responsabilités, de statuer. Il y a là un usage pleinement entré dans les moeurs au Palais Royal, sinon au Palais Montpensier 400 ( * ) , qui est la conséquence logique de l'article 4 du code civil. Certes, tout membre d'une formation de jugement, peut, même en l'absence de récusation, toujours se déporter et ne pas siéger dans une affaire déterminée pour un motif qui lui est personnel. Mais, dès lors qu'il siège, il est obligé d'opiner.
En raison du respect dû au principe général du droit que constitue le secret du délibéré 401 ( * ) , je ne puis vous livrer que des informations de portée générale et impersonnelle sur le mode d'élaboration des décisions du Conseil d'Etat, statuant au contentieux. Dans la tradition juridictionnelle française, les fonctions dépassent les personnes, même s'il peut advenir que soit souligné le rôle qu'a pu jouer à un moment donné telle ou telle personnalité dans l'évolution de la jurisprudence 402 ( * ) .
La description du mode d'élaboration des décisions du Conseil d'Etat est peu fréquente. Elle est le plus souvent le fait de membres du Conseil qui sont évidemment mieux placés que d'autres pour le faire. A cet égard, il convient de mentionner la contribution du président Labetoulle aux « Mélanges Chapus » 403 ( * ) et, plus récemment les conclusions du commissaire du Gouvernement Seners sur une décision du 5 octobre 2005 - Hoffer 404 ( * ) . Il n'est pas inintéressant de confronter les indications fournies sur la pratique suivie par le Conseil d'Etat avec celle adoptée respectivement par le Conseil constitutionnel (cf. Paul Giro - A.l.J.C. 1992, p. 249), la Cour de cassation (cf. D. Tricot «L'élaboration d'un arrêt de la Cour de cassation », JCP. 2004,1. 108), la Cour de Justice des Communautés européennes et la Cour européenne des droits de l'Homme (cf. dans le numéro 96 de la revue « Pouvoirs » consacré aux Cours européennes, les articles de M. L. Layus et F. Simonetti « Procédure juridictionnelle; points communs et différences, p. 85 et s. » et de mon collègue H. Legal « Composition et fonctionnement des Cours », p. 65 et 5).
Entendons-nous bien, le Conseil d'Etat ne saurait affirmer que ses méthodes de travail sont les meilleures possibles et qu'elles doivent servir de référence à d'autres juridictions.
J'ai cependant la conviction qu'à l'heure actuelle les méthodes de préparation des décisions contentieuses permettent de s'assurer de leur rigueur et de leur sérieux. Je vais m'efforcer d'en faire la démonstration en suivant un plan volontairement chronologique.
Dans un premier temps, je mettrai l'accent sur l'étude du dossier en amont du délibéré. Dans un second temps, j'analyserai la prise de décision lors du délibéré et les garanties complémentaires qui accompagnent son prononcé.
I. L'ÉTUDE DU DOSSIER EN AMONT DU DÉLIBÉRÉ
Avant que ne s'ouvre le délibéré au cours duquel le Conseil d'Etat arrête sa décision, il existe un travail préparatoire dont il convient de prendre l'exacte mesure. Deux points essentiels doivent être mis en évidence. D'une part, les procédures et méthodes de traitement des pourvois varient selon le degré de difficulté. D'autre part, l'étude d'un dossier cherche à combiner de façon aussi harmonieuse que possible les examens individuels et collégiaux.
A. LA DIVERSIFICATION DU MODE DE TRAITEMENT DES DOSSIERS
Pour faire face au nombre croissant des requêtes soumises à son examen, le Conseil d'Etat a été conduit depuis une date déjà ancienne à multiplier le nombre des formations d'instruction et de jugement en son sein 405 ( * ) . Cette évolution s'est accélérée au cours des trente dernières années. A l'époque où j'étais Auditeur ou jeune Maître des Requêtes, mes collègues plus âgés étaient attachés à un mode de traitement uniforme des pourvois lié à une certaines idée de l'égalité entre les justiciables. Les mêmes règles de procédure s'appliquaient à tous et pouvaient même conduire à ce qu'il soit donné acte d'un désistement par une formation collégiale de jugement composée de neuf juges.
Il en va différemment aujourd'hui en raison de réformes successives remontant aux années quatre-vingts. Depuis le décret n 0 80-15 du 10 janvier 1980, le jugement des affaires peut être le fait d'une sous-section jugeant seule 406 ( * ) . La possibilité pour un président de sous-section de se prononcer par ordonnance pour donner acte des désistements, constater qu'il n'y a pas lieu de statuer sur un pourvoi ou rejeter des conclusions entachées d'une irrecevabilité manifeste non susceptible d'être couverte en cours d'instance remonte au décret n 0 84-819 du 29 août 1984 407 ( * ) .
Présentement et abstraction faite des compétences particulières attribuées au Président de la Section du contentieux pour se prononcer par ordonnance d'une part au titre du règlement des questions de répartition de compétence internes à la juridiction administrative suivant une procédure de renvoi dont l'origine remonte à un décret du 22 février 1972 409 ( * ) et d'autre part, pour le règlement des référés portés directement devant le Conseil d'Etat ou en appel d'une ordonnance de référé liberté rendue en premier ressort, il existe cinq modes de règlement des pourvois.
a) En premier lieu, pour les affaires les plus simples, l'article R.122-12 du code de justice administrative ouvre la possibilité à chacun des présidents de sous-section de la Section du contentieux de régler par ordonnance les affaires les plus simples.
Initialement, comme on vient de le voir, une telle compétence avait été instituée pour la trilogie: désistement, non-lieu, irrecevabilités manifestes insusceptibles d'être couvertes. Elle vaut aussi au titre du filtrage des pourvois en cassation dans ces mêmes cas (cf. art. R. 822-5 du CJA). Cette compétence a été rendue applicable à d'autres hypothèses: rejet d'une requête ne relevant manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative; rejet de requêtes irrecevables pour défaut d'avocat ou pour défaut de production de la décision attaquée, dès lors que l'intéressé s'est abstenu de déférer à une invitation à régulariser; règlement de requêtes qui ne présentent plus à juger que des questions de frais de procédure; jugement de requêtes relevant d'une série qui présentent à juger en droit des questions identiques à celles déjà tranchées par une décision du Conseil d'Etat statuant au contentieux ou par un avis contentieux du Conseil 410 ( * ) .
Dans la période récente le décret du 28 juillet 2005 et le décret du 1 er août 2006 ont permis aux présidents de sous-section de décider, par voie d'ordonnance, de ne pas admettre les pourvois en cassation dans des hypothèses autres que celles relevant de la trilogie: désistement, non-lieu, irrecevabilité manifeste non susceptible d'être couverte.
Sont désormais justiciables de cette procédure, les pourvois en cassation dirigés contre des ordonnances de référé rendues en premier et dernier ressort « lorsqu'il est manifeste qu'aucun moyen sérieux n'est invoqué ».
b) En deuxième lieu, conformément aux dispositions combinées des articles R. 122-11 et R. 122-14 du code de justice administrative, le jugement d'une affaire peut être confié à une sous-section siégeant en formation de jugement.
Il est précisé qu'elle ne peut délibérer que Si trois membres au moins ayant voix délibérative sont présents. Si l'on fait abstraction de règles de présidence ou de suppléance qui ne reçoivent application que de façon très exceptionnelle 411 ( * ) , une sous-section jugeant seule comprend le président de la sous-section, un des deux conseillers-assesseurs, un rapporteur.
Deux catégories d'affaires, lui sont habituellement soumises. D'une part, celles pour lesquelles il est envisagé de refuser l'admission d'un pourvoi en cassation, indépendamment des cas où un tel filtrage est opéré par voie d'ordonnance sur le fondement de l'article R. 822-5 du code de justice administrative. D'autre part, celles faisant application à des circonstances de fait originales de principes déjà dégagés par la jurisprudence.
Même si la formation de jugement est réduite quant à sa composition, les affaires qui lui sont soumises ont bénéficié avant leur inscription au rôle d'un examen individuel de la part successivement, d'un rapporteur, d'un conseiller-réviseur et d'un commissaire du Gouvernement.
c) En troisième lieu, par application des dispositions conjuguées des articles R. 122-11 et R. 122-15 du code de justice administrative, les pourvois peuvent faire l'objet d'un examen par les sous-sections réunies.
Cela signifie que la formation de jugement est composée de représentants de deux sous-sections. Les sous-sections réunies siègent sous la présidence du président ou de l'un des trois présidents-adjoints de la section du contentieux. Elles comprennent quatre membres affectés à la sous-section sur le rapport de laquelle les affaires sont examinées: le président de la sous-section, les deux Conseillers d'Etat assesseurs et le rapporteur en charge d'un ou plusieurs dossiers. Siègent également, le président et les deux assesseurs de la sous-section jumelée avec celle qui rapporte, ainsi qu'un représentant des sections administratives qui a fait l'objet antérieurement d'une désignation par l'assemblée générale du Conseil d'Etat. Il y a donc au total neuf membres, ce qui est un chiffre relativement élevé. Ces juges ont l'habitude de travailler ensemble car le jumelage des sous-sections a vocation à se pérenniser jusqu'au jour où le président de la Section décide de le modifier. Le quorum imposé par les textes est de cinq membres. L'imparité est une règle absolue. Si un membre se déporte, la formation de jugement est alors complétée en faisant appel à un rapporteur présent en sus de celui déjà en charge du dossier 412 ( * ) .
A l'instar de ce qui existe pour la sous-section jugeant seule, une affaire soumise à la délibération des sous-sections réunies a fait l'objet au préalable de trois examens individuels incombant respectivement au rapporteur, au réviseur et au commissaire du gouvernement.
Il s'y ajoute, et c'est essentiel, un examen par la sous-section en charge du rapport, au cours d'une séance d'instruction. Il y a donc eu trois études individuelles du dossier et un examen collégial avant la séance de jugement.
d) En vertu de l'article R. 122-18 du code, la section du contentieux en formation de jugement comprend dix sept membres, à savoir: le président de la section, les trois présidents-adjoints, les présidents de sous-section, lesquels sont au nombre de dix, deux Conseillers d'Etat représentant les sections administratives désignés au début de chaque année par l'assemblée générale et le rapporteur de l'affaire.
L'imparité est là encore une règle absolue. Des règles de suppléance sont prévues. Le quorum est de neuf membres au moins. Sont examinées par la Section, toutes les affaires présentant une difficulté juridique particulière ou conduisant à une orientation nouvelle de la jurisprudence, pour autant qu'il n'est pas jugé opportun de les porter au rôle de l'assemblée du contentieux.
Il est à souligner que dans la période récente, le souci du Conseil d'Etat de ne pas donner prise à des contestations touchant à l'exercice de sa double mission de conseiller en matière administrative et de juge 413 ( * ) a conduit à ce que soient examinées par la Section du contentieux des pourvois qui, en d'autres temps, auraient été plus normalement soumis à l'examen de l'assemblée du contentieux, ceci afin d'éviter que siègent au sein de la formation de jugement des membres du Conseil ayant eu à prendre position sur les mêmes questions au sein de l'assemblée générale administrative 414 ( * ) .
e) L'assemblée du contentieux est la formation de jugement la plus élevée. Selon l'article R. 122-20 du code de justice administrative elle comprend: le Vice-président du Conseil d'Etat qui la préside, les six présidents de Section les trois présidents-adjoints de la section du contentieux, le président de la sous-section sur le rapport de laquelle l'affaire est jugée, le rapporteur.
Le quorum est de neuf membres. En cas de partage égal des voix celle du président est prépondérante.
L'assemblée a vocation à rendre des décisions de principe portant sur les questions les plus délicates sur le plan juridique, qu'elles aient ou non un certain retentissement sur le plan politique.
S'il a été parfois affirmé que seule l'assemblée pourrait infléchir une position antérieurement prise par le Conseil d'Etat dans ses formations administratives, une telle exigence n'a jamais revêtu de caractère absolu et est de plus en plus fréquemment mise à l'écart. En particulier, lorsque l'instruction contentieuse menée contradictoirement fait apparaître que la formation administrative du Conseil consultée n'a pas apprécié dans toutes leurs implications certaines questions, l'examen par l'assemblée du contentieux ne s'impose pas 415 ( * ) .
Le recensement des différentes formations de jugement ne doit pas faire perdre de vue un aspect essentiel. Dès lors qu'il y a jugement par une formation collégiale le mode de traitement des dossiers cherche à combiner des examens individuels et des examens collégiaux.
B. DES EXAMENS INDIVIDUELS ET COLLÉGIAUX QUI S'ADDITIONNENT ET S'ENRICHISSENT
Dans sa contribution au numéro de la revue « Pouvoirs » consacré aux « Cours européennes » dont il a été déjà fait mention, Hubert Legal, qui a été successivement commissaire du Gouvernement à la section du contentieux puis référendaire à la Cour de justice des Communautés européennes, concluait en ces termes: « certaines formules favorisent ipso4acto un fonctionnement collégial de l'instance, garanti par la solidarité des juges, qui correspond à la tradition des juridictions françaises, particulièrement au Conseil d'Etat, alors que d'autres encouragent la libre expression d'opinions séparées ou divergentes - qui confèrent à l'office du juge une toute autre coloration, directement inspirée de la tradition anglo-saxonne » 416 ( * ) .
Je suis tout à fait d'accord avec l'opinion ainsi émise. Il existe au sein du Conseil d'Etat une « solidarité des juges » qui est encouragée par le rôle dévolu à chaque intervenant dans la chaîne de traitement d'un dossier.
a) Au départ, après une instruction écrite et contradictoire d'un pourvoi, celui-ci est attribué à un membre du Conseil d'Etat ayant la qualité de rapporteur, par le président de la sous-section auprès de laquelle il est affecté. L'étude du dossier lui incombant se concrétise par la rédaction des visas de la future décision (résumé du contenu des mémoires des parties et énoncé des textes dont il est fait application> d'une note, encore appelée rapport, qui analyse les données de droit et de fait du litige et la solution proposée ainsi que d'un projet de décision.
b) Le dossier est, en cet état, transmis au président de la sous-section qui peut décider, soit de réviser lui-même le dossier, soit de confier cette tâche à l'un des deux Conseillers d'Etat remplissant au sein d'une sous-section les fonctions d'assesseur du président.
Le réviseur tire profit des analyses et recherches accomplies par le rapporteur et procède à une étude complémentaire du dossier. Au terme de cet examen, il pourra partager le sentiment du rapporteur ou au contraire s'en séparer en tout ou en partie. Lorsque le réviseur est d'accord avec le rapporteur et a le sentiment que le litige ne soulève pas de difficulté particulière, le dossier peut faire l'objet d'une transmission directe à un commissaire du Gouvernement en vue de son inscription à un rôle de la sous-section en formation de jugement.
c) Tout dossier complexe ou pour lequel il existe entre le rapporteur et le réviseur des divergences d'appréciation plus ou moins nettes sera débattu lors d'une séance d'instruction de la sous-section en présence du commissaire du Gouvernement. Après audition du rapport du rapporteur et des observations du réviseur, la sous-section arrête un projet de décision. Elle peut aussi décider de compléter l'instruction, soit en communiquant aux parties un moyen susceptible d'être relevé d'office, soit en provoquant des observations de la part d'un nouveau département ministériel, soit encore en demandant au rapporteur une recherche complémentaire sur un point précis. Si tous les membres de la sous-section présents à la séance d'instruction peuvent prendre part à la discussion, ont seuls voix délibérative lors de l'adoption du projet, le président, les assesseurs et le rapporteur de l'affaire. En cas de partage, la voix du président n'est pas prépondérante. Il est fait appel à un départageur qui est le rapporteur présent le plus ancien dans l'ordre du tableau.
d) Sauf Si un supplément d'instruction a été ordonné, le dossier est ensuite transmis au commissaire du Gouvernement qui après analyse se forge sa propre conviction. S'il entend se séparer en tout ou en partie de la position de la sous-section, il est d'usage qu'il expose son point de vue lors d'une séance d'instruction ultérieure. Le bref débat qui s'engage alors peut conduire à rapprocher les opinions en présence ou à dégager une solution intermédiaire, mais pas nécessairement.
e) Ainsi, lorsque le dossier est inscrit au rôle d'une séance de jugement, il a fait l'objet d'une étude très approfondie. Il est d'usage que toute partie qui en formule la demande obtienne du commissaire du Gouvernement la veille ou l'avant-veille de la séance, communication du sens général des conclusions de ce dernier. L'information donnée à ce titre peut être le prélude soit à une plaidoirie, soit à la présentation, postérieurement au prononcé des conclusions du commissaire, d'une note en délibéré. En raison du fait que le principe du caractère contradictoire de la procédure a déjà trouvé son expression dans un échange de mémoires écrits, les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ne plaident que très rarement.
Lorsque la parole leur est donnée à l'audience, après lecture des visas par le rapporteur et avant que le commissaire du Gouvernement ne prononce ses conclusions, ils se bornent dans l'immense majorité des cas à se référer à l'instruction écrite.
L'audition des conclusions du commissaire en séance publique présente un intérêt non seulement pour les parties, qu'elles soient ou non représentées à l'audience par un avocat aux Conseils, mais aussi et surtout pour l'ensemble des membres de la formation de jugement. Si certains de ses membres ont déjà examiné telle ou telle affaire du rôle comme rapporteur, réviseur ou dans le cadre de la séance d'instruction, il n'en est pas ainsi pour les autres personnes qui siègent au sein du collège. L'audition des conclusions permet d'avoir une vision plus complète du litige que la seule lecture du projet de décision soumis à la délibération.
Pour compléter le panorama de la procédure, il est indispensable de traiter du délibéré et de ses suites.
II. LA PRISE DE DÉCISION LORS DU DÉLIBÉRÉ ET SES SUITES
Ainsi que j'ai eu l'occasion de le souligner dans des conclusions sur une décision de Section du 8 janvier 1982 - Serban (Rec. P. 13), une décision de justice n'existe légalement que par son prononcé.
En effet, tant qu'elle n'a pas été lue, la décision adoptée à l'issue d'un délibéré n'est qu'un simple projet qui peut être remis en cause par la même formation de jugement ou devant une formation différente moyennant dans ce cas une réinscription au rôle.
A ce stade de l'élaboration de la décision juridictionnelle, deux points doivent être mis en évidence. D'une part, le délibéré lui-même obéit à un rituel dont il est souhaitable de pouvoir tirer le meilleur parti. D'autre part, le prononcé de la décision juridictionnelle, qui lui permet seul d'exister, est entouré de garanties complémentaires.
A. DU BON USAGE DU RITUEL PROPRE AU DÉLIBÉRÉ
Sans obéir à un formalisme strict quant à l'ordre de prise de parole des membres qui siègent, le délibéré obéit à des usages bien établis. Le président de la formation de jugement doit faire en sorte que l'observation du rituel qui s'est instauré débouche sur une décision claire traduisant le sentiment majoritairement exprimé et dont la motivation prêtera le moins possible le flanc à la critique.
a) Après l'audience publique et une brève suspension de séance, le délibéré commence en suivant l'ordre des affaires du rôle.
La parole est au rapporteur qui doit prioritairement donner lecture d'une note en délibéré s'il en a été produit une. Vient ensuite la lecture du projet de décision, dont les membres de la formation de jugement ont un exemplaire sous les yeux. Si le projet est en désaccord avec les conclusions, le rapporteur est invité par le président à exposer le point de vue de la sous-section.
Il le fait de manière synthétique, sans avoir à s'étendre sur les données du litige puisque celles-ci ont été exposées par le commissaire du Gouvernement. Il peut se produire que l'opinion personnelle du rapporteur ne coïncide pas avec celle traduite par le projet et soit en réalité dans le même sens que celle du commissaire.
L'usage veut qu'il le suggère dés la présentation des justifications du projet en soulignant qu'il s'agit du « projet adopté par la majorité de la sous-section ». En pareil cas, le rapporteur a la faculté d'exposer brièvement ensuite les raisons déterminantes de sa prise de position personnelle 417 ( * ) . Devant l'assemblée du contentieux, l'usage veut également que le président de la section du contentieux ait la parole immédiatement après le rapporteur. Il lui incombe, face à un litige complexe et divers de mettre l'accent sur le ou les points qui appellent l'arbitrage de l'assemblée et de livrer un sentiment premier sur les solutions à apporter. Il pourra ainsi faire connaître ses réticences à l'égard d'une évolution de la jurisprudence qui lui paraîtrait présenter des inconvénients ou au contraire, indiquer qu'il approuve une telle évolution dans son principe, sous réserve des objections qui viendraient à s'exprimer par la suite.
Une fois que le rapporteur a donné lecture du projet avec ces corollaires éventuels et que, pour les affaires soumises à l'assemblée, le président de la Section du contentieux s'est exprimé, le délibéré se poursuit selon des règles répondant à un souci de bonne organisation.
Il revient au président de la formation de jugement d'isoler les questions à trancher successivement. Une discussion très libre s'engage sur chacune d'elles. La parole est accordée à tout juge qui la réclame sans qu'ait à être respecté un ordre protocolaire. Chaque intervenant s'exprime en se référant à la solution du projet, en marquant son approbation ou son désaccord et en tenant compte des arguments exposés par des préopinants.
Au terme de la discussion sur une question, le président de la sous-section sur le rapport de laquelle l'affaire est examinée, est invité à exprimer son point de vue et à faire connaître sa réponse aux critiques suscitées par le projet de décision sur le point considéré.
Compte tenu de certaines objections, il pourra proposer des amendements au projet de la sous-section.
Il y a mise aux voix du projet ou d'une partie de projet, éventuellement amendé. C'est avant ce vote que le président de la formation de jugement tire la conclusion des débats en exprimant, s'il le souhaite, son sentiment personnel.
Après adoption d'une solution dans son principe, les membres de la formation de jugement peuvent proposer des amendements d'ordre purement formel, sans qu'il puisse y avoir à ce stade reprise du débat sur le fond.
Si le projet de la sous-section n'est pas adopté et Si aucun projet subsidiaire n'a été établi, le président de la formation de jugement résume, compte tenu de l'opinion majoritaire qui s'est exprimée, les grandes lignes de la motivation de la solution retenue.
Le rapporteur est chargé de la mettre en forme, sous le contrôle du président de la formation de jugement qui la complétera et l'amendera Si besoin est.
b) La formation de la jurisprudence trouve ainsi son point d'aboutissement avec le délibéré. Les réflexions menées en amont ne laissent que peu de place à des solutions qui seraient improvisées. Pour autant la formation de jugement n'est pas, tant s'en faut, une chambre d'enregistrement des propositions faites par la sous-section en charge du rapport.
Dans sa façon de diriger les débats le président se doit de permettre à la collégialité de déployer toutes ses vertus. Les objections présentées à l'encontre du projet proposé appellent un examen attentif.
Il faut s'y arrêter, même si dans certains cas le juge dispose de techniques rédactionnelles lui permettant de tourner la difficulté: recours à l'économie de moyens, adoption d'une motivation d'espèce et non de principe; insertion dans les motifs de l'expression « en tout état de cause » à l'effet de réserver une question.
Si, comme il a été indiqué, le président de la formation de jugement opine en dernier, il n'est pas tenu de mettre son autorité dans la balance. A cet égard, plusieurs hypothèses peuvent se présenter.
Lorsque l'opinion majoritaire qui s'est dégagée du débat correspond à son sentiment intime il n'est nul besoin pour lui de faire acte d'autorité. Si l'opinion dominante qui se dessine ne coïncide pas en tous points avec la sienne il peut cependant se montrer neutre dès lors que le point de vue qui tend à prévaloir est pleinement défendable en droit et n'engage pas la jurisprudence dans une voie aventureuse.
Mais si le président a le sentiment qu'une solution en passe d'être adoptée est critiquable il se doit de s'exprimer de façon aussi argumentée que possible à l'effet de convaincre ses collègues de ne pas la retenir et notamment ceux qui sont encore hésitants par une formule du type : « Si je suis conduit à départager, je n'hésiterai pas à le faire en faveur de telle solution ».
Si le délibéré est toujours courtois par son ton, il est beaucoup moins unanime que ne pourrait le laisser supposer la lecture de la décision qui est en définitive adoptée. Le fait qu'elle soit rendue contrairement aux conclusions du commissaire du Gouvernement est pour l'observateur extérieur, un indice révélateur de points de vue divergents.
Le rôle joué par le délibéré spécialement pour les affaires portées devant les formations de jugement les plus élevées, explique pourquoi mes collègues et moi-même sommes très attachés à ce que le commissaire du Gouvernement puisse y assister. Sa présence, même passive, lui permet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles la formation de jugement se rallie à son point de vue ou au contraire s'en sépare. La connaissance qu'il acquiert par ce biais des motivations du juge lui permettra dans des conclusions ultérieures de rendre fidèlement compte de la jurisprudence ou, s'il n'a pas été convaincu, de proposer à l'avenir son infléchissement. 418 ( * )
En règle générale, les décisions arrêtées lors de la délibération d'une formation collégiale de jugement sont « lues », c'est-à-dire rendues publiques dans un délai de deux à quatre semaines suivant la séance de jugement. Ce laps de temps est mis à profit pour entourer le prononcé de la décision de garanties complémentaires.
B. LES GARANTIES COMPLÉMENTAIRES ACCOMPAGNANT LE PRONONCÉ DE LA DÉCISION
Postérieurement à la délibération de la formation de jugement, la décision arrêtée, dûment relue par le rapporteur, est transmise au président de la formation de jugement qui procède lui aussi à sa lecture attentive. A ce stade et avant que la décision ne soit rendue publique une fois sa frappe réalisée, deux éléments entrent encore en ligne de compte. L'un est occasionnel et résulte de l'incidence éventuelle d'une note en délibéré. L'autre est plus permanent et procède de la mise en oeuvre de procédures internes destinées à assurer la cohérence d'ensemble de la jurisprudence.
a) La note en délibéré est un simple usage qui a connu une promotion récente en réponse à des préoccupations exprimées par la Cour européenne des droits de l'Homme.
Dans la mesure où devant le Conseil d'Etat l'instruction est close soit après que les avocats au Conseil aient formulé leurs observations orales, soit, en l'absence d'avocat, après appel de l'affaire à l'audience, il n'y a plus place normalement pour la présentation par les parties d'observations écrites. En conséquence, la jurisprudence dénie aux parties le droit de répliquer aux conclusions 419 ( * ) . Il est cependant traditionnellement admis que les avocats puissent, postérieurement à l'audience, compléter leurs observations orales et répondre aux conclusions au moyen d'une note en délibéré. En raison de l'importance attachée par la Cour de Strasbourg à cette pratique dans un arrêt Kress du 7 juin 2001, la note en délibéré a vu son statut officialisé tant par la jurisprudence 420 ( * ) que par un texte (cf. le décret du 19 décembre 2005).
Si la note est produite avant la délibération de la formation de jugement, le rapporteur, ainsi que cela a été souligné, en donne lecture avant de présenter le projet de décision de la sous-section. Il peut arriver aussi que des requérants présentent des observations écrites après la délibération collégiale mais sans que la décision ait été lue.
Il appartient, dans le premier cas, à la formation de jugement et dans le second, à son président, auquel il est loisible de recueillir l'avis des membres de la sous-section ayant eu une connaissance directe du dossier, de décider du point de savoir Si, en raison des questions qu'elle soulève, la note en délibéré doit conduire à une radiation du rôle de l'affaire en examen. Une telle mesure, qui est rare en pratique permet la réouverture de l'instruction contradictoire du dossier en vue de son inscription à un rôle ultérieur 421 ( * ) .
b) A la différence de la note en délibéré, dont l'usage reste limité s'appliquent en permanence des procédures internes propres à promouvoir la cohérence de la jurisprudence qui résulte de simples usages.
En premier lieu, les décisions adoptées par une sous-section en formation de jugement sont revues, avant leurs prononcés, par l'un des trois présidents adjoints de la Section du contentieux.
Un regard extérieur est ainsi porté sur l'activité contentieuse d'une sous-section. Le président adjoint pourra suggérer quelques remarques de forme. Il lui est loisible également, de recommander qu'une affaire fasse l'objet d'un examen par les sous-sections réunies au motif que la solution adoptée revêt un caractère novateur et ne se borne pas à appliquer une jurisprudence bien établie.
En deuxième lieu, les affaires délibérées par les sous-sections réunies au cours de la semaine sont évoquées au cours d'une réunion hebdomadaire qui se tient le mardi après-midi dans le bureau du président de la Section du contentieux et à laquelle assistent, outre le président, les présidents adjoints. On parle à ce propos de réunion de la « troïka », appellation qui remonte à l'époque où la Section ne comprenait que deux président adjoints. Elle s'est maintenue, bien que le nombre des participants soit passé de trois à quatre en raison de la création d'un poste supplémentaire de président adjoint. Le président Labetoulle a eu l'occasion de décrire par le menu le rôle joué par la « troïka » 422 ( * ) A l'effet d'assurer l'unité et la cohérence de la jurisprudence la « troïka » peut inviter les sous-sections réunies à re-délibérer d'une question pour prendre en compte l'orientation retenue de son côté par une autre formation de jugement. Ce type d'ajustement intervient par exemple lorsque sont en cause des interrogations sur l'étendue du contrôle du juge de cassation ou celui du juge de l'excès de pouvoir. Jusqu'où doit porter dans le premier cas, le contrôle de qualification et, dans le second cas, est-il opportun de passer d'un contrôle minimum à un entier contrôle. En pareilles hypothèses, la formation de jugement peut fort bien s'en tenir à sa position initiale. Il en résultera alors, le plus souvent, un renvoi de l'affaire devant une formation de jugement supérieure (Section ou assemblée). Un tel renvoi peut aussi et surtout être décidé en « troïka », sans nouvelle délibération, des sous-sections réunies, lorsqu'il apparaît que l'affaire le mérite. Cela se vérifie s'il y a lieu de clarifier une jurisprudence antérieure dont l'interprétation prête à discussion, de la changer ou de l'infléchir ou lorsqu'une question de droit nouvelle se pose et qu'elle n'appelle pas de réponse évidente. Entre dans l'appréciation de la « troïka » le fait qu'une solution n'a été votée en sous-sections réunies qu'à une faible majorité ou sur les conclusions contraires du commissaire du Gouvernement. Il est à relever que la « troïka » prend position sur le point de savoir Si une décision fera ou non l'objet d'une publication au recueil Lebon ou d'une mention aux tables de ce recueil.
Enfin, il advient parfois qu'une affaire délibérée par la Section, aussi bien à la suite de son inscription directe qu'en conséquence de son renvoi après soumission aux sous-sections réunies, fasse à son tour l'objet d'un renvoi en Assemblée. Semblable éventualité se produit lorsque le délibéré de Section a vu s'affronter des points de vue fortement antagonistes, ou a fait apparaître une perspective d'évolution de la jurisprudence qui, par son ampleur, requiert l'aval de la formation de jugement la plus élevée.
En définitive, en réponse à la question, comment tranche-t-on au Conseil d'Etat, il me paraît possible d'affirmer que le juge administratif est parvenu à relever le double défit quantitatif et qualitatif auquel il est confronté.
L'augmentation du nombre des requêtes a rendu nécessaire une diversification du mode de traitement des dossiers. On a vu que par voie d'ordonnance, le président de la Section pouvait régler les conflits de compétence internes à la juridiction administrative et exercer des attributions importantes en matière de référé.
Des ordonnances des présidents de sous-section peuvent également trancher de façon expédiente certaines catégories de requêtes, soit que leur objet ait disparu (désistement, non-lieu) soit parce qu'elles ne sont manifestement pas susceptibles de prospérer, soit encore au motif que la solution que ces requêtes appelle, s'impose comme c'est le cas par exemple pour un litige se rattachant à une série contentieuse. Il a été souligné également que les formations de jugement collégiales avaient été diversifiées dans leurs structures et leur composition (sous-section jugeant seule, sous-sections réunies, section, assemblée) de telle sorte que leur intervention dépende du degré de difficulté de chaque affaire.
Les réformes commandées par l'accroissement du volume du contentieux n'ont cependant pas eu pour conséquence d'altérer la qualité des décisions rendues ou de mettre en péril la cohérence d'ensemble de la jurisprudence.
En effet, la diversification du mode de traitement a été de pair avec un effort de la part du Conseil d'Etat pour motiver ses décisions davantage qu'il n'avait l'habitude de le faire. Le Conseil d'Etat n'est pas resté insensible aux critiques de la doctrine regrettant son laconisme.
A l'instar de mon prédécesseur à la tête de la Section du contentieux, le président Labetoulle, je suis favorable à une motivation des décisions aussi explicite que possible. Le juge administratif suprême se doit d'éclairer au mieux l'administration et les administrés ainsi que les juridictions placées sous son contrôle. L'intérêt d'une meilleure compréhension de la décision rejoint ici le souci de prévenir des contentieux futurs.
A cela s'ajoute le fait que dans un univers juridique multipolaire, caractérisé par les interventions respectives d'autres juridictions nationales (Cour de cassation, Conseil constitutionnel) ou internationales (Cour de Justice et Cour européenne des droits de l'Homme), le Conseil d'Etat doit s'efforcer de convaincre autant que faire se peut, de la justesse de ses raisonnements.
Tels sont les éclairages que l'on peut apporter sur les modes d'organisation et les méthodes de travail du Conseil d'Etat statuant au contentieux. Toutes les précautions sont donc prises pour que le juge administratif suprême rende des décisions qui soient juridiquement pertinentes sans pour autant « insulter le bon sens » 423 ( * )
A cet égard, je livre à la méditation de tous une réflexion du Doyen Vedel: « Un système de pure logique où tout se déduirait sans heurt par voie de syllogisme ne peut correspondre aux besoins de la pratique juridictionnelle » 424 ( * )
Intervention du Président Guy CANIVET
Merci M. Le Président Genevois de nous avoir fait comprendre que lorsque nous sommes au Conseil d'Etat, nous sommes comme à l'opéra ; ce que l'on voit sur la scène n'est rien par rapport à ce qui se passe derrière. Autrement dit vous nous avez fait, en expert, une description parfaite de la machinerie du Conseil d'Etat en reprenant d'ailleurs la démarche qu'avait fait un sociologue il y a quelques années qui avait décrit cette machine à faire le droit qu'est le Conseil d'Etat. Vous nous avez montré comment on élabore la jurisprudence, aux limites du fonctionnel et du rituel. Et si l'on s'attache à beaucoup réglementer la procédure parlementaire de l'élaboration de la loi, on voit que la manière dont une juridiction fabrique une jurisprudence est tout aussi importante. Dans cette mise en oeuvre les moyens matériels et humains dont le Conseil d'Etat, mais aussi la Cour de cassation disposent pour parvenir aux meilleures décisions possibles, on est ainsi aux confins de la méthode et de la logistique. C'est donc l'organisation qui permet la meilleure fixation du droit. Cela est très important de le souligner. Et puis il y a un autre domaine que vous avez abordé à la fin qui confronte la méthode et les garanties. En quoi cette méthode d'élaboration de la jurisprudence est-elle conforme aux standards des garanties procédurales et notamment du procès équitable ? Vous avez abordé, vous ne pouviez manquer de le faire, cette fameuse histoire du commissaire du gouvernement dans cette méthode de jugement et de sa compatibilité avec les normes du procès équitable et les garanties de la défense, et l'égalité des armes. On voit bien que cette machinerie judiciaire pose des questions à la fois de méthode, d'efficacité, d'efficience sur la fabrication du droit. Merci donc pour cette présentation, je pense que vous seul pouviez présenter le Conseil d'Etat à la fois de l'intérieur et avec cette inspiration qui a guidé votre action. Pierre Sargos va se placer maintenant dans un champ et sous un angle totalement différents puisqu'il va nous dire ce que sont les ingrédients d'une décision judiciaire. En quelque sorte, après avoir vu les poulies, les cordes et avoir écouté les répétitions, nous allons nous intéresser à la matière qui va fabriquer la décision. Pierre Sargos est parfaitement placé pour dévoiler ce pan du tableau car à la Chambre sociale, comme l'a dit le Président Genevois, on fait une application du droit dans un contexte social, et par conséquent les éléments contextuels sont particulièrement importants dans l'élaboration de la décision de justice en matière sociale. Nous vous écoutons.
LA PRISE EN COMPTE DES GRANDS PARAMÈTRES DE LA DÉCISION JUDICIAIRE
M. Pierre SARGOS, Président de la Chambre sociale de la Cour de cassation
« Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables «. Ainsi s'exprime de limpide et tranchante façon en son premier paragraphe l'article 12 du nouveau code de procédure civile, issu du décret du 5 décembre 1975, article qui fait partie des principes directeurs du procès définis dans le livre premier de ce code.
Le choix très réfléchi, fait il y a plus de trente ans, du verbe trancher mérite attention. Le mot est brutal, incisif, comminatoire, conformément à son sens propre de couper en deux, employé, avant l'abolition de la peine de mort, par le code pénal napoléonien dans une formule d'historique mais triste célébrité. Trancher exprime l' imperium du juge dans la seule limite du respect de la loi de fond et ,bien entendu, de la loi de procédure avec toutes les exigences du procès équitable issues tant du nouveau de procédure civile que de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Le fait qu'il entre aussi dans l'office du juge de concilier les parties (art.21 du nouveau code de procédure civile) n'atténue pas la force, qui confine à la violence légale, du mot car concilier est une façon, certes plus douce - mais pas toujours car il est des conciliations pratiquement imposées par le juge, en particulier dans le droit de Common Law - de trancher le litige. Il n'est pas certain que si le nouveau code de procédure civile était promulgué aujourd'hui des voix ne s'élèveraient pas, au nom du « démagogiquement correct », pour proscrire le verbe trancher et lui substituer un fade «se prononce sur ...» ou « statue sur...». Grâce soit rendue aux organisateurs de ce colloque d'avoir mis en exergue cette mission première du juge: trancher le litige.
Le juge doit donc trancher par une décision exécutoire le différend ayant surgi entre des parties. Mais si l'office du juge est de trancher le litige , il ne doit évidement pas le faire selon son arbitraire , mais selon les règles de droit qui s'imposent à lui .Pour trancher il doit tenir compte de ce que je propose d'appeler les grands paramètres de la décision judiciaire en distinguant entre les paramètres technico-juridiques (I) et les paramètres finalitaires (II).
I. LES PARAMÈTRES TECHNICO-JURIDIQUES DE LA DÉCISION JUDICIAIRE
La notion de paramètres technico-juridiques ne comporte aucune connotation péjorative. Il existe une technique des jugements et arrêts comme il existe une technique de la cassation, suivant une formule souvent employée. Et cette technique, à laquelle le juge doit se plier, va de règles de forme à des normes consubstantielles à la justice d'un pays démocratique, comme le respect du principe du contradictoire.
Je parlerai plus spécialement du juge de cassation et de sa façon de trancher sur le pourvoi qui lui est soumis, mais, mutatis mutandis, plusieurs des observations qui suivent sont transposables aux juges du fond. Je n'évoquerai naturellement, car mon propos n'est pas de faire un exposé sur la procédure de cassation, que les grands traits du processus qui, à la Cour de cassation, conduisent à trancher le litige, c'est-à-dire, dans les cas les plus fréquents, rejeter ou casser un jugement en dernier ressort ou un arrêt frappé d'un pourvoi.
Trancher le litige c'est d'abord disposer d'une organisation qui permette de le faire dans le cadre des règles posées par le code de l'organisation judiciaire et le nouveau code de procédure civile. Six chambres, soit une chambre criminelle et cinq chambres civiles, connaissent des pourvois soumis à la Cour de cassation : la chambre mixte, composée d'un certain nombre de conseiller appartenant à trois à cinq chambres, et l'assemblée plénière, composée de conseillers des six chambres, peuvent aussi être saisies par arrêt d'une chambre ou ordonnance du premier président. Les règles procédurales varient selon les matières (pénales, civiles, électorales) et selon qu'elles relèvent ou non de la représentation obligatoire par un avocat aux Conseils .Mais en substance les premières appréciations sur le traitement du pourvoi se font lorsque le mémoire en demande est déposé. Une analyse des moyens est faite soit par le service de documentation et d'études de la Cour de cassation soit, comme à la chambre sociale, par un conseiller référendaire appartenant à la cellule d'orientation mise en place dans cette chambre. Au vu de cette analyse un titrage est établi qui permet de déterminer les questions de droit en litige et d'orienter le dossier vers la chambre compétente et sa section .Puis le dossier est distribué à un conseiller rapporteur qui rédigera un rapport objectif communicable aux avocats des parties sur les faits, la procédure et les moyens, un avis et un ou plusieurs projets d'arrêt relevant du secret du délibéré .Dans les chambres qui, comme la chambre sociale, disposent d'une cellule interne d'orientation des pourvois, ses membres peuvent aussi ,lorsque la solution du pourvoi paraît s'imposer, soit dans le sens d'une non admission, soit d'un rejet, soit d'une cassation, prendre l'affaire à leur rapport et renvoyer directement à une audience composée de trois membres de la chambre. Le dossier - à l'exclusion de l'avis du rapporteur et du ou des projets d'arrêt - est ensuite communiqué au ministère public pour qu'il prépare un avis, puis l'affaire est audiencée, étant précisé qu'entre trois semaines et huit jours avant la date de l'audience le président et le doyen examinent l'affaire au sein de ce qu'il est convenu d'appeler «la conférence « non pas pour faire une sorte de pré-jugement, mais pour déterminer si elle est réellement en état et, le cas échéant, attirer l'attention du rapporteur sur tel ou tel point.
Trancher conformément au droit c'est pour le rapporteur désigné, ou pour le membre de la cellule d'orientation, puis pour la formation de jugement, vérifier en premier lieu la régularité de sa saisine: La décision attaquée par le pourvoi est-elle en dernier ressort ? Statue-t-elle dans son dispositif sur tout ou partie du principal ? Le pourvoi est-il formé dans les délais imposés après la notification et suivant les formes exigées ? S'agit-il d'un pourvoi soumis à l'exigence de la constitution d'un avocat aux Conseils ou, au contraire dispensé de cette représentation obligatoire, ce qui va impliquer l'appréciation de la régularité des pouvoirs du mandataire ?
Trancher c'est ensuite vérifier et s'assurer que les différents mémoires sont déposés dans les délais imposés par le nouveau code de procédure civile et qu'ils sont effectivement notifiés à l'autre partie ou à son mandataire. C'est aussi, le cas échéant, s'assurer de la régularité des pourvois incidents ou provoqués.
Trancher, c'est cerner de façon précise ce sur quoi porte le pourvoi en cassation. Ce point est important car il permet de déterminer ce que l'on pourrait appeler l'effet dévolutif du pourvoi en cassation et fixe des limites aux pouvoirs du juge de cassation. Celui-ci, on le sait, à la faculté de relever d'office un moyen de pur droit, c'est- à- dire qui n'est pas mélangé de fait et de droit, soit pour rejeter le pourvoi par une substitution de motifs, soit pour casser ou prononcer une irrecevabilité. Bien entendu un tel pouvoir ne peut s'exercer que dans le strict respect du contradictoire, mais en tout état de cause le juge, même en respectant le principe de la contradiction, n'a pas le pouvoir de modifier l'objet de la demande des parties, ni de prendre en considération des données ne figurant pas dans le débat. Ainsi, en matière de licenciement ,si un pourvoi reproche seulement à une cour d'appel d'avoir décidé que le licenciement d'un salarié était sans cause réelle et sérieuse et qu'il apparaît qu'en réalité le licenciement aurait pu être déclaré nul ,il ne serait pas possible de relever d'office un moyen tiré de cette nullité dès lors qu'elle n'avait pas été demandée, la cour de cassation devra se borner à casser sur la cause réelle et sérieuse; le rapport annuel de la Cour de cassation de 2004, commentant un arrêt du 6 avril 2004 (p.256) évoque d'ailleurs cette situation qui peut conduire des commentateurs peu avertis des limites des pouvoirs du juge de cassation à des interprétations erronées. L'appréciation de l'objet du pourvoi est aisée lorsque le dispositif de la décision attaquée est simple et univoque, mais elle peut être plus complexe lorsque seule une partie de ce dispositif est critiquée et que l'arrêt frappé de pourvoi se borne à confirmer le jugement du premier juge auquel il faut se référer pour déterminer sur quels points il a statué dans son dispositif et quels sont ceux qui sont visés par le pourvoi.
Trancher c'est apprécier les moyens et leur conformité à la définition fondamentale posée par l'article 604 du nouveau code de procédure civile suivant laquelle. « Le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non conformité du jugement qu'il attaque aux règles de droit «. Cette formule traduit la vocation de la Cour à ne connaître que du droit et non du fait car elle n'est pas un troisième degré de juridiction ; elle est le juge de la façon conforme ou non au droit dont les juges du fond ont eux-mêmes tranché le litige.
Trancher c'est décider, conformément à la procédure de non admission introduite à la Cour de cassation par l'article 27 de la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 (art. L131-6 du code de l'organisation judiciaire), si le pourvoi doit être déclaré non admis en raison de son irrecevabilité ou de l'absence de sérieux du moyen invoqué .Le concept de moyen dépourvu de sérieux renvoie d'ailleurs intellectuellement et juridiquement à l'article 604 susvisé car il s'agit d'un moyen qui n'est pas de nature à mettre en cause la conformité de la décision attaquée aux règles de droit.
Trancher, lorsque la non-admission n'est pas retenue par la formation compétente (trois magistrats), c'est décider du rejet ou de la cassation et de la motivation de ce rejet ou de cette cassation. Pour une juridiction dont la mission est de donner une interprétation unifiante de la norme, la motivation est capitale car elle va exprimer la doctrine de la Cour de cassation, même si dans la tradition française l'économie des mots est la règle. Mais la portée des rejets ou des cassations à vocation normative est maintenant largement éclairée par la publicité donnée aux rapports des rapporteurs et aux avis des avocats généraux et par les communiqués du service de documentation et d'études qui accompagnent la mise en ligne des arrêts les plus importants. Enfin et surtout le rapport annuel de la Cour de cassation est devenu un vecteur capital quant à l'analyse des principales décisions des chambres et à leur portée. Un bulletin bi-mensuel du service de documentation comporte aussi des commentaires d'un certain nombre d'arrêts et, s'agissant de la chambre sociale, un bulletin trimestriel analyse tous les arrêts importants du trimestre passé.
Trancher, lorsqu'une cassation est prononcée, c'est enfin décider de sa portée qui se détermine - sous réserve de situations d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire - au regard du chef de ce qui était critiqué par le pourvoi et des moyens soutenus, la cassation pouvant être totale ou seulement partielle. Toutes les chambres de la Cour y attachent une grande importance car une détermination précise dans le dispositif de l'arrêt de cassation de sa portée conditionne la clarté et la célérité des débats devant la juridiction de renvoi.
II. LES PARAMÈTRES FINALITAIRES DE LA DÉCISION JUDICIAIRE
Les ravages du temps, les ravages du désordre, les ravages de l'ineffectivité : tels me paraissent être les principaux paramètres finalitaires de la décision judiciaire que le juge, et singulièrement le juge de cassation, doit prendre en compte lorsqu'il tranche un litige.
A. LES RAVAGES DU TEMPS
La dimension propre du droit c'est le temps «. Ainsi s'exprime Jean Carbonnier dans « Flexible droit, Pour une sociologie du droit sans rigueur» 425 ( * ) , en ajoutant que toutes les institutions juridiques n'ont de sens que dans le temps.
Trancher un litige c'est tenir compte du temps qui peut en modifier toutes les données, voire rendre vaine et frustratoire la décision trop tardive. Le procès équitable, au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, c'est le procès qui est mené dans un délai raisonnable .La France, hélas, a subi a plusieurs reprises les foudres de la Cour européennes des droits de l'homme parce que ses tribunaux, qu'ils soient administratifs ou judiciaires, avaient failli à cette exigence.
Certes, et hommage soit à cet égard rendu au Premier président Drai qui en fût le plus efficace et le plus ardent défenseur, la juridiction des référés, qui permet de statuer très rapidement , et même d'heure à heure, dans les affaires urgentes, est maintenant solidement implantée dans tous les tribunaux et cours d'appel de l'ordre judiciaire ; et le juge administratif est ensuite entré dans la même voie, y compris le Conseil d'Etat. Mais force est de constater que la Cour de cassation fut longtemps peu sensible à cette dimension du temps, trop souvent ravageur des droits les plus élémentaires de la personne humaine engagée dans un procès, et cela tant en ce qui concerne l'instruction des pourvois que les renvois trop systématiques après cassation. On ne peut d'ailleurs manquer d'éprouver un malaise rétrospectif lorsqu'on sait que dans une matière aussi sensible que le droit du travail le délai moyen de jugement par la chambre sociale de la Cour de cassation était de 2 ans et 7 mois en 1993. Il a fallu attendre le début de 2003, après un palier à 1 an et 11 mois entre 1999 et 2002, pour que ce délai recommence à décroître pour se réduire, malgré une très forte augmentation du nombre de pourvois et du nombre d'arrêts, à 1 an et 7 mois en juin 2006, avec une perspective d'un an et 5 à 6 mois en fin d'année.
Il est vrai que les délais légaux d'instruction des pourvois sont longs, sans doute trop: cinq mois pour le dépôt du mémoire en demande, trois mois pour le mémoire en défense dans les pourvois avec représentation obligatoire, qui représentent l'écrasante majorité des pourvois puisque pratiquement seuls les pourvois en matière d'élection professionnelle et politique sont maintenant dispensés du ministère d'avocats aux Conseils. Compte tenu du délai pour former le pourvoi lui-même, de son allongement pour les parties résidant dans un département ou territoire d'outre-mer ou à l'étranger, des aléas des notifications et significations, des pourvois incidents ou provoqués, un pourvoi peut n'être en état d'être jugé dans certains cas que bien plus d'un an après la décision attaquée. Il a fallu attendre l'action de l'actuel premier président de la Cour de cassation pour que soit enfin mis en oeuvre de façon systématique, en application de l'article 1009 du nouveau code de procédure civile ,un processus de réduction des délais d'instruction dans les pourvois concernant la détermination de la juridiction compétente, l'état des personnes (divorce notamment), certaines décisions en référé marquées par le sceau de l'urgence, et les arrêts prononcés après une première cassation. Et, outre ces réductions de délais, tous ces pourvois font l'objet d'une distribution prioritaire à un rapporteur et sont audiencés en urgence de sorte que pour ce type de pourvois les arrêts sont maintenant rendus moins d'un an - et parfois largement moins - après la déclaration de pourvoi.
Mais l'appréciation de la durée d'un procès ne se limite pas à la procédure de cassation. Chaque intervenant dans le processus judiciaire doit prendre en compte l'exigence de la durée raisonnable du procès dans sa totalité et ne pas de borner à l'horizon limité, même pour la Cour de cassation, de sa seule intervention. Ainsi en cas de cassation, le processus habituel est le renvoi de l'affaire devant une juridiction de même degré que celle dont la décision a été cassée; les parties, nonobstant les années de procédure, étant « replacées dans l'état où elles se trouvaient avant le jugement cassé «(art 625 du ncpc) avec toutes les conséquences humaines dramatiques et le coût que ce nouveau retard, qui peut atteindre des années en cas de nouveau pourvoi, peut causer. Toutefois l'article L 131-5 du code de l'organisation judiciaire (dont les dispositions sont reprises par l'article 627 du ncpc) permet de prononcer une cassation sans renvoi soit lorsqu'elle n'implique pas qu'il soit à nouveau statué sur le fond, soit lorsque les faits tels qu'ils ont été souverainement appréciés par les juges du fond lui permettent d'appliquer la règle de droit appropriée.
Cette faculté, donnée à la Cour de cassation de mettre fin au litige c'est-à-dire de trancher dans toute sa plénitude, permet de contribuer à cette exigence fondamentale du procès équitable, c'est-à-dire statuer dans un délai raisonnable en tenant en particulier compte de situations humaines de détresse dans lesquelles renvoyer les parties devant un nouveau juge du fond, avec tous les frais et le temps que cela implique, relève du mépris de la personne humaine et de sa dignité, sinon d'une forme de cruauté judiciaire et de déni de justice. Plusieurs chambres de la Cour de cassation, et plus particulièrement la première chambre civile et la chambre sociale, se sont engagées dans cette voie en développant des cassations sans renvoi et partiellement sans renvoi. Ainsi lorsqu'une juridiction de l'ordre judiciaire a décidé à tort que les conditions d'une question préjudicielle étaient réunies et sursis à statuer jusqu'à la décision du juge administratif, la Cour de cassation casse sans renvoi 426 ( * ) . De même en matière de pourvois portant sur une question de conflit de compétence entre les tribunaux de l'ordre administratif et ceux de l'ordre judiciaire, la Cour de cassation prononce quasi systématiquement des cassations sans renvoi lorsqu'une cour d'appel s'était déclarée compétente alors que le litige relevait du juge administratif. Lorsqu'un arrêt déféré à la Cour de cassation est infirmatif de la décision du premier juge et que cet arrêt est cassé, la Cour de cassation casse parfois sans renvoi en confirmant purement et simplement la décision du premier juge 427 ( * ) .
Mais, dans le souci d'accélérer le cours des procédures et de permettre le respect de cette exigence majeure du procès équitable qu'est le droit d'être jugé dans un délai raisonnable, plusieurs dizaines d' arrêts de la Cour de cassation ont procédé à des cassations sans renvoi sur le point de droit contesté par un moyen, le renvoi étant limité aux seuls autres points restés en litige, et souvent à la seule détermination du montant des dommages-intérêts. Il s'agit des cassations partiellement sans renvoi qui ont été analysées en profondeur par un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation dans une chronique intitulée « La cassation avec renvoi limité, ou cassation partiellement sans renvoi en matière civile «publiée dans «Justice et Cassation « , Dalloz 2006, qui est la revue annuelle des avocats aux Conseils
Dans tous ces cas la Cour de cassation, après le prononcé de la cassation, tranche elle-même dans son dispositif le point de droit critiqué, la juridiction de renvoi n'ayant alors à statuer que sur les points restant en litige. S'agissant de l'indemnisation des victimes du SIDA, un arrêt de la première chambre civile du 27 mai 1997 428 ( * ) a ainsi décidé, à propos d'une affaire remontant à 1985 dans laquelle une cour d'appel s'était déclarée incompétente en 1995 de casser sans renvoi du chef de la compétence et de renvoyer uniquement sur le fond de la demande de réparation du préjudice des membres de la famille de la victime décédée en 1992. Lorsqu'une cour d'appel a, à tort, déclaré une action prescrite, l'arrêt de cassation rejette la fin de non recevoir tirée de cette prescription 429 ( * ) ou au contraire dit que l'action est prescrite 430 ( * ) . Lorsqu'une action a été à tort déclarée irrecevable, l'arrêt de cassation décide qu'elle est recevable 431 ( * ) . Si la décision frappée de pourvoi a, de façon erronée, écarté l'existence d'une faute alors que les constatations de faits des juges de fond devaient aboutir à sa reconnaissance, la Cour de cassation décide elle-même qu'une faute avait été commise 432 ( * ) , la juridiction de renvoi n'ayant alors qu'à se prononcer sur les questions afférentes au préjudice. Il y encore lieu à cassation partiellement sans renvoi dans le cas d'un arrêt ayant décidé à tort de rejeter une demande de résiliation de son contrat de travail formée par un salarié, la Cour de cassation mettant fin au litige de ce chef en prononçant la résiliation, le renvoi étant limité aux conséquences de celles-ci 433 ( * ) . Cette pratique suppose évidemment que tous les éléments de faits nécessaires figurent bien dans la décision attaquée du juge du fond, la cour de cassation se bornant alors à en tirer les conséquences légales en sa qualité de juge du droit.
D'aucuns ont objecté que cette pratique des cassations partiellement sans renvoi limite les prérogatives des juges du fond et leur «droit de rébellion» contre l'arrêt de la Cour de cassation. L'objection est évidemment irrecevable, sinon indigne, car on ne peut mettre en balance des détresses humaines qui attendent depuis des années (comme dans les affaires tragiques ayant donné lieu aux arrêts précités du 27 mai 1997 et du 18 juillet 2000) qu'on leur rende justice et la limitation des attributions des juges appelés à statuer à la suite d'une cassation. Avant la prétendue « frustration » quant à l'étendue de ses pouvoirs d'appréciation de la juridiction de renvoi après cassation, il y a le devoir de respecter la personne humaine dans son attente de justice rendue dans un délai raisonnable.
B. LES RAVAGES DU DÉSORDRE
Il y a désordre d'abord lorsque au sein de la Cour de cassation la même question de droit fait l'objet de solutions différentes selon les chambres .Certes, chacune des chambres a en principe une compétence spécifique, mais des recoupements sont inévitables.
Sur certains points qui peuvent engendrer des contrariétés de jurisprudence. La Cour de cassation manque alors à sa vocation fondamentale d'unificatrice de l'interprétation de la norme .La solution curative est alors le recours à une chambre mixte ou à une assemblée plénière, mais le trouble aura persisté entre temps, et parfois longtemps.
La solution préventive, maintenant mise en place de façon systématique, est le recours à une veille juridique faite par le service de documentation et d'études de la Cour de cassation de façon à détecter les divergences , ou mieux les potentialités de divergences, le plus rapidement possible et à provoquer très vite une harmonisation soit par une évolution des chambres en divergence, soit par une chambre mixte ou une assemblée plénière. Il y ainsi régulièrement des réunions du premier président et des présidents de chambre sur ce sujet et les rapporteurs sont invités à avoir une attention particulière sur les risques de divergence.
Il y a également désordre lorsque, sur une même question de droit, les juridictions de l'ordre judiciaire et de l'ordre administratif ont une approche différente .Il ne s'agit pas là d'un conflit de compétence, dont le mode de règlement, c'est-à-dire le recours au Tribunal des conflits, est connu, mais de situations où chaque juge est compétent mais où les solutions divergent. Cette divergence d'interprétation d'un même texte par les deux Ordres relève de ce que le doyen Vedel appelait une «divergence accidentelle» par opposition à une «divergence essentielle» dans son commentaire d'un jugement du Tribunal des conflits du 26 mai 1954 434 ( * ) . Mais il est toujours regrettable, sauf raison majeure inhérente à des approches spécifiques du juge administratif et du juge judiciaire, que les deux plus hautes juridictions administrative et judiciaire donnent une interprétation différente d'une même règle de droit. Ce type de désordre peut avoir de lourdes conséquences, comme par exemple dans les drames du sang contaminé ou de l'amiante, où il eut été incompréhensible et indécent, sinon inhumain, pour les victimes que leurs droits soient jugés de façon fondamentalement différente selon le juge compétent. Fort heureusement les deux Ordres ont veillé à ce que les solutions soient très proches malgré des concepts juridiques différents .La Cour de cassation, et notamment sa chambre sociale , est en tout cas très attentive - et je sais que la réciproque est vraie- à ce qu'une très grande attention soit portée à nos jurisprudences réciproques sur les mêmes questions de façon à limiter autant que faire se peut les désordres injustifiés. Le rapport annuel de la Cour de cassation de 2005 en donne d'ailleurs deux exemples précis à propos d'un arrêt du 22 février 2005 435 ( * ) . Dans le premier la chambre sociale a considéré qu`il existait des raisons pertinentes pour maintenir sa position, distincte de celle du Conseil d'Etat, par contre dans le second elle a estimé que de telles raisons n'existaient pas et s'est ralliée à celle du Conseil.
Il y aurait enfin désordre si le juge, qu'il soit administratif ou judiciaire, ne tenait pas compte de l'interprétation, et notamment des réserves d'interprétation, faites par le Conseil constitutionnel sur une loi. Mais aucun désordre de ce type ne me paraît avoir été caractérisé, la Cour de cassation veillant bien entendu à ce que ce type de désordre ne se produise pas ; l'arrêt dit des «pages jaunes « du 11 janvier 2006 436 ( * ) a ainsi pris en considération le décision 2001-455 du 12 janvier 2002 du Conseil Constitutionnel, comme en témoigne le communiqué mis en ligne sur le site internet de la Cour de cassation.
C. LES RAVAGES DE L'INEFFECTIVITÉ
Dans son ouvrage déjà cité Jean Carbonnier consacre une étude de référence au thème « Effectivité et ineffectivité» de la règle de droit « 437 ( * ) , Plus récemment Jacques Commaille dans le » Dictionnaire de la culture juridique « de Denis Alland et Stéphane Rials 438 ( * ) en a aussi souligné l'importance majeure en relevant en particulier la primauté de la prise en compte de la réalisation sociale effective de la règle de droit. De son côté la Cour européenne des droits de l'homme affirme avec constance et force depuis le célèbre arrêt Airey du 9 octobre 1979 439 ( * ) , la primauté de l'exigence d'effectivité dans l'application du droit et fustige son ineffectivité.
Trancher c'est prendre en compte cette exigence d'effectivité de la règle de droit dans la solution d'un litige; c'est, au delà d'une interprétation plus ou moins exégétique, chercher à rendre le droit effectif dans son application, c'est-à-dire à se conformer à la finalité de la loi. Les arrêts «amiante» de la chambre sociale du 28 février 2002 440 ( * ) ont cherché, à travers un revirement majeur de jurisprudence sur la définition de la faute inexcusable et la mise en exergue de l'obligation de sécurité de résultat, à rendre effective la protection de la santé du salarié dans l'entreprise et à permettre une meilleure réparation de ses préjudices. L'arrêt sur le tabagisme accentue encore cette prise en compte afin de permettre la prohibition effective de l'usage du tabac dans les locaux de l'entreprise. 441 ( * ) Plus récemment, un arrêt du 28 février 2006 est encore plus explicite 442 ( * ) en énonçant que « L'employeur ,tenu d'une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l'entreprise, doit en assurer l'effectivité «, formule qui rejoint mutatis mutandis celle de l'arrêt Samse du 17 décembre 2004 énonçant que « l'exigence d'une contrepartie financière à la clause de non concurrence répond à l'impérieuse nécessité d'assurer la sauvegarde et l'effectivité de la liberté fondamentale d'exercer une activité professionnelle « 443 ( * ) . Et je relève avec satisfaction que le juge administratif entend également lutter contre les ravages de l'ineffectivité et mettant lui aussi en lumière l'impératif pour le juge qui tranche un litige d'assurer l'effectivité de la norme. L'arrêt Onesto du 8 mars 2006 444 ( * ) fait ainsi état de l'obligation pesant sur les organes dirigeants de la RATP d'assurer « L'effectivité du principe fondamental de la continuité du service public des transports collectifs dans l'agglomération parisienne «; et l'arrêt « Centre d'exportation du livre français du 29 mars 2006 445 ( * ) évoque expressis verbis la nécessité pour les règles de droit national de ne pas » faire obstacle à la pleine effectivité du droit communautaire «.
Sans doute pourrait-on évoquer d'autres paramètres qui doivent entrer en compte dans l'acte judiciaire par excellence consistant à trancher un litige.
J'aurais ainsi pu ainsi évoquer - et le dernier arrêt du Conseil d'Etat que je viens de citer à propos de la nécessité d'assurer l'effectivité du droit communautaire y incite - au titre des ravages du désordre, celui du «désordre international «, c'est-à-dire le fait pour le juge français de négliger les normes du droit communautaire, ou du droit conventionnel, tel celui issu de la convention européenne des droits de l'homme ou de conventions internationales du travail. Mais j'ai volontairement écarté ce point qui, eu égard à son importance et aux conséquences spécifiques qu'il peut avoir sur la mise en cause de la responsabilité de la France, mériterait un débat autonome long et approfondi qui pourrait absorber la totalité de la journée. De même aurait pu être analysée la saisine pour avis de la Cour de cassation qui permet de donner rapidement, et de limiter ainsi un aspect des « ravages du temps «, une interprétation sur une question de droit nouvelle se posant dans de nombreux litiges.
S'il fallait enfin mettre en exergue dans tous ces paramètres un point particulier, je crois que j'insisterais sur les» ravages du temps « dans nos processus décisionnels judiciaires. Tout doit être fait pour que nous tranchions les litiges dans un délai raisonnable en prenant en considération l'ensemble du processus aboutissant à une décision définitive et exécutoire. J'ai évoqué à cet égard l'évolution des pratiques de la Cour de cassation remettant en cause le caractère trop automatique des renvois après cassation, avec notamment les cassations partiellement sans renvoi .Je regrette d'ailleurs qu'à la différence du Conseil d'Etat, du Tribunal de première instance et de la Cour de justice des communautés européennes, la Cour de cassation n `ait pas la faculté après cassation d'évoquer et de statuer au fond, ce qui pourrait se faire par une simple modification des articles 626 et 627 du ncpc. La Cour de justice des communautés européennes nous donne d'ailleurs l'exemple : alors que l'article 61 de son statut lui ouvre la faculté, lorsque le pourvoi est fondé, de renvoyer l'affaire devant le tribunal, elle n'en use pratiquement plus puisque sur 22 annulations prononcées en 2004 et 2005, 21 ont été faites sans renvoi. Et l'article 13 du nouveau statut du tribunal de première instance statuant en tant que juge de cassation des litiges opposant les communautés à leurs agents fait des cassations sans renvoi la norme. Les renvois après cassation sont sans doute à renvoyer aux vestiges et aux vertiges d'un temps révolu de l'histoire judiciaire pour laquelle l'être humain était un sujet et un objet abstrait d'application d'un droit plus ou moins théorique, et non un titulaire du droit fondamental d'obtenir justice dans un délai raisonnable. Tel est d'ailleurs l'objectif de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice créée le 18 septembre 2002 qui souhaite que chaque affaire soit traitée dans un délai optimal et prévisible.
Intervention du Président Guy CANIVET
Merci M. le Président Sargos d'avoir bien montré par votre développement les tensions qu'il peut y avoir, au moment où le juge tranche, entre la fonction de « dire le droit » par un acte d'autorité et la prise en compte des intérêts des parties qui oblige à réintroduire dans ce mécanisme de la temporalité là où les juridictions suprêmes estimaient oeuvrer dans l'intemporel. Avant de lancer le débat sur ces questions qui sont finalement assez communes entre Conseil d'Etat et Cour de cassation, il reste à aborder la situation particulière de la Cour des comptes. Le professeur Orsoni ose pose une question redoutable au juge des comptes : que juge-t-il, doit-il encore juger ? On pourrait ajouter le juge des comptes est-il un juge... Vous avez la parole.
LE JUGE DES COMPTES. QUE JUGE-T-IL ?
DOIT-IL MÊME ENCORE JUGER ?
M. Gilbert ORSONI, Professeur à l'Université Paul Cézanne, Aix-Marseille III
Beaucoup de débats relatifs à la fonction de juger conduisent à soulever des questions récurrentes, même si l'environnement au sein duquel elles se situent a pu connaître quelques évolutions parfois profondes. Mais il peut survenir que des changements législatifs ou des avancées jurisprudentielles fasse que la récurrence laisse place à des formes de jouvence (comme on l'écrivit naguère pour le service public). Il sera donc permis une « valse hésitation » entre les deux notions, l'apparence première plaidant certes pour la récurrence, un certain volontarisme juridique argumentant, lui, pour une (relative) jouvence.
Deux interrogations dans notre intitulé. Dont la seconde, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ne se déduit pas nécessairement de la première.
Que jugent la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes? L'interrogation est séculaire sur l'objet. Est-ce le compte? Affirmation (postulat) célébrissime. Est-ce au contraire l'individu et son comportement (fonction habituelle _ on écrirait « normale »_ d'un juge)? Les questions sont posées sans évoquer pour l'instant toutes les gradations échelonnées entre ces deux approches antagonistes.
Doit-il encore juger? Cette question doit être soulevée, non parce que telle ou telle réponse à la question précédente pourrait prévaloir mais, entre autres raisons, du fait d'une spécificité de la juridiction des comptes, à la fois dans un environnement d'Institutions supérieures de contrôle (I.S.C.) dont la grande majorité n'exerce pas de fonction juridictionnelle et dans un contexte hexagonal où son activité est quantitativement de moins en moins juridictionnelle et de plus en plus de contrôle de gestion. Cette interrogation survient avec comme toile de fond les profondes évolutions contemporaines (« lolfiennes » mais pas seulement) visant à la transformation du rôle du comptable, comme du gestionnaire public, et au développement des logiques d'audit et de certification lesquelles ne signifient pas, par principe, absence de contrôle juridictionnel.
I. QUE JUGE LE JUGE DES COMPTES ?
1) Avant même d'évoquer les affirmations et interrogations relatives au juge des comptes, il n'est pas inutile, l'une étant la conséquence de l'autre, de rappeler brièvement quelle est la fonction du comptable public et la nature de sa responsabilité.
La « pierre angulaire » du droit public financier 446 ( * ) réside dans la règle de séparation des ordonnateurs et des comptables et dans les contrôles qu'elle exige de la part de ses derniers.
Règle très ancienne (elle remonte à l'Ancien Régime et même au-delà 447 ( * ) ), elle a été consacrée par l'ordonnance du 22 septembre 1822 et par tous les textes ultérieurs (cf., Règlement général de la comptabilité publique, décret du 29 décembre 1962, actuellement en vigueur). Elle implique notamment que le décideur de la dépense, l'ordonnateur, qui engage celle-ci, la liquide et l'ordonnance (ou la mandate) ne saurait être celui qui effectue la tâche matérielle du paiement, autrement dit le comptable. Sachant, en cela réside l'essentiel, que le comptable ne remplit pas un simple rôle de caissier, mais que, vérifiant la régularité de la dépense au regard du droit de la comptabilité publique (D. 29 décembre 1962, art. 12 et 13), il n'effectuera le paiement que si cette condition se trouve satisfaite 448 ( * ) . D'où la mise en jeu de la responsabilité du comptable posée par l'article 60-1 de la loi de finances rectificative du 23 février 1963: « les comptables publics sont personnellement et pécuniairement responsables du paiement des dépenses...Les comptables publics sont personnellement et pécuniairement responsables des contrôles qu'ils sont tenus d'assurer en matière de dépenses...dans les conditions prévues par le règlement général sur la comptabilité publique ».
Cette responsabilité n'est pas une responsabilité de droit commun de la fonction publique. Elle porte donc sur leurs deniers personnels, c'est-à-dire que le débet prononcé par un juge (Cour des comptes ou Chambre régionale des comptes) par arrêt ou jugement voire par le ministre des finances sous forme d'arrêté 449 ( * ) entraînera reversement par le comptable de la somme manquante dans la caisse publique concernée.
2) Même si l'on a scrupule à revenir sur ce qui a si souvent été répété (mais il est vrai également débattu), on rappellera la caractéristique essentielle du contrôle exercé par les juridictions des comptes, laquelle réside dans son « objectivité ». Ce caractère « objectif » (le contrôle porte sur l'objet _ le compte _ non sur le sujet _ le comptable) trouvant son fondement dans la législation comme (surtout) dans la jurisprudence.
La législation _ la loi du 16 septembre 1807, article 11, chargeait la Cour du « jugement des comptes » et, plus récemment, la loi du 22 juin 1967, article 1 er (CJF, art. L. 111-1) dispose: « la Cour des comptes juge les comptes des comptables publics » _ par la relative neutralité des formules employées, donnant à la Cour des comptes, et plus encore au Conseil d'Etat, juge de cassation, capacité d'interpréter que seul intervient jugement du compte à l'exclusion du comportement de celui qui le tient 450 ( * ) .
C'est ce qu'exprima la célèbre formule du commissaire du gouvernement Romieu (elle-même déjà inspirée de Laferrière) dans ses conclusions sur le non moins célèbre arrêt Nicolle, TPG de la Corse 451 ( * ) : « la Cour des comptes juge le compte, elle ne juge pas le comptable ». Problématique plusieurs fois reprise par le Conseil d'Etat dans les années quatre-vingt 452 ( * ) donnant lieu à une formulation explicite dont la répétition valait engagement que, contrairement à certaines velléités émanant de la Cour des comptes et argumentées par certains de ses membres, il n'était alors pas question, pour le juge administratif suprême, de remettre en cause la jurisprudence Nicolle: « la Cour des comptes ne peut légalement fonder les décisions qu'elle rend dans l'exercice de sa fonction juridictionnelle que sur les éléments matériels des comptes soumis à son contrôle, à l'exclusion notamment de toute appréciation sur le comportement personnel des comptables intéressés ».
Si, dans l'espèce Rispail et autres , le Conseil d'Etat n'a pas accepté la décharge prononcée en faveur de trois comptables non fautifs, dans leur contrôle d'un régisseur d'avance quant à lui fautif, l'appréciation de la faute (ou de son absence) revenant à juger du comportement personnel du comptable, il devait encore en 1997, après une longue hésitation il est vrai, toujours concernant la relation régisseur/comptable, avec l'arrêt M. Blémont 453 ( * ) , considérer que ce dernier, comptable public, demeurait responsable de la gestion d'un régisseur de recettes alors même que celui-ci, ayant eu son compte débiteur à la suite de vols, avait bénéficié d'une remise gracieuse, correspondant à la quasi totalité des sommes en cause: puisque en effet ces sommes n'avaient pas réintégré le compte du régisseur, le comptable se retrouvait « en débet » alors que non seulement il n'avait eu aucune part des problèmes rencontrés dans le compte du régisseur mais encore que ce dernier s'était vu déchargé de sa responsabilité par le ministre.
On conçoit que pareille approche, quelque peu intégriste , du jugement du compte (et du seul compte), renvoyant au ministre le soin d'apprécier le comportement personnel du comptable et de le décharger de sa responsabilité (remise gracieuse voire situation de force majeure) n'alla pas sans réticences ou résistances: la réaffirmation, par le Conseil d'Etat, dans les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, de la jurisprudence Nicolle répondait à une volonté de la Cour des comptes, fortement exprimée par certains de ses membres (J. Magnet, F. Fabre) d'une (re)appropriation d'un examen du comportement personnel du comptable 454 ( * ) .
Outre les Grands arrêts de la jurisprudence financière 455 ( * ) et les notes précitées de Francis-J Fabre, l'on se contentera de citer Jacques Magnet 456 ( * ) . Pour celui-ci, en effet 457 ( * ) , la Cour certes « s'assure de la réalité et du montant des opérations. Mais surtout, elle vérifie leur régularité qui n'est pas matérielle mais bien juridique. C'est pourquoi ses membres sont des juges, alors que s'ils ne faisaient que constater, sans qualifier, ils ne seraient que des commissaires aux comptes »... « la raison même d'être du juge des comptes est de statuer sur la responsabilité des comptables...s'il faut des juges, c'est que les constatations et qualifications faites ont l'autorité attachée à la chose jugée et produisent des conséquences envers les comptables pris personnellement lesquels, chargés de contrôler les actes de l'administration, dans les limites prévues par les règlements, ne peuvent évidemment répondre de l'exécution de ce contrôle devant l'administration elle-même, mais doivent se justifier devant une autorité indépendante » 458 ( * ) .
Les conséquences d'une telle approche étant naturellement 459 ( * ) la remise en cause du pouvoir de juridiction (au sens d'appréciation de comportements personnels et des conséquences ainsi retirées en termes de sanctions) exercé par le ministre.
Plusieurs analyses doctrinales, fut-ce en des termes quelque peu différents, s'insérèrent dans une logique comparable 460 ( * ) . Tant il est vrai que cette séparation entre le compte et celui (celle) en charge de le tenir peut paraître pour une grande part relever de l'artifice; ainsi la notion « d'élément matériel » de compte est difficile à délimiter car les pièces et documents produits devant la Cour permettent fréquemment de déceler ce qu'a été le comportement du comptable. Au point d'ailleurs que tant l'analyse des textes que les récentes évolutions jurisprudentielles démontrent la capacité du juge des comptes à l'appréciation d'un comportement personnel.
On rappellera ainsi qu'au moins dans une hypothèse clairement précisée 461 ( * ) , la loi du 23 février 1963, dans son article 60 462 ( * ) , dispose que la responsabilité du comptable se trouve engagée « dès lors que...par (sa) faute, l'organisme public a dû procéder à l'indemnisation d'un autre organisme public ou d'un tiers ».
Récemment, ce qui évitera que se reproduisent des situations ayant donné lieu à la jurisprudence M. Blémont si critiquée, le décret du 21 juillet 2004, relatif à la responsabilité personnelle et pécuniaire des régisseurs, amène à ce que la responsabilité du comptable ne puisse être engagée en l'espèce que sur la base de sa faute: « les sommes allouées en décharge de responsabilité ou en remise gracieuse aux régisseurs ou celles dont ceux-ci ont été déclarés responsables mais qui ne pourraient pas être recouvrées ne peuvent être mises à la charge du comptable assignataire par le juge des comptes ou par le ministre sauf si le débet est lié à une faute ou à une négligence caractérisée commise par le comptable public à l'occasion de son contrôle sur pièces ou sur place » 463 ( * )
Par ailleurs, pour le cas particulier d'encaissement de recettes, la Cour n'hésite pas à apprécier les diligences du comptable (jurisprudence Mme Desvigne 464 ( * ) ). Pardelà en effet la considération des éléments matériels du compte, il appartient au juge de vérifier la réalité du contrôle à la charge du comptable « et notamment, s'agissant d'une créance, s'il a exercé, dans les délais appropriés, toutes les diligences requises pour ce recouvrement, lesquelles diligences ne peuvent être dissociées du jugement des comptes » 465 ( * ) .
Enfin, une décision récente paraît accentuer encore cette remise en cause de la jurisprudence Nicolle (même si le revirement a pu paraître pour certains limité 466 ( * ) et si, plus encore, en cassation, le Conseil d'Etat paraît vouloir en demeurer à sa jurisprudence traditionnelle 467 ( * ) ) dès lors qu'il ne s'agit cette fois ni de recouvrement de créance ni de contrôle du régisseur fautif. Selon l'arrêt Commune d'Estevelles 468 ( * ) (la Cour des comptes annulant en l'espèce un jugement de Chambre régionale des comptes plaçant le comptable en débet), les paiements rejetés par la Chambre régionale des comptes trouvaient leur fondement dans un arrêté du maire, régulier en apparence et dont le caractère de faux n'avait pas encore été jugé, ni même dénoncé, aucune disposition légale ou réglementaire n'autorisant le comptable à s'opposer au paiement. La qualification pénale de faux ne saurait être opposée au comptable de façon rétroactive. Ce qui est tout de même l'exact contraire de la jurisprudence Nicolle selon laquelle le comptable qui n'avait pas refusé le paiement alors même que le caractère de faux des pièces jointes n'était pas encore connu, se trouvait mis en débet 469 ( * ) . Si le Conseil d'Etat ne suit pas la Cour des comptes dans son raisonnement, la raison en est aussi à chercher, par delà sa vision traditionnelle du rôle du juge des comptes, dans la modification introduite par la loi de finances rectificative pour 2006 (loi 2006-1771 du 30 décembre 2006) et permettant au juge des comptes de décharger le comptable de sa responsabilité au cas de force majeure (la force majeure pouvant être il est vrai ainsi interprétée de manière quelque peu extensive).
3) En effet, dans l'architecture de la responsabilité du comptable public, c'est la situation, la permanence, pour ne pas dire la survivance du « ministre-juge » qui fait débat. Et critique quasi unanime. Système dans lequel, au demeurant, la responsabilité du comptable se trouvera fortement diminuée ou pourra même totalement disparaître, puisque, on le sait, le comptable mis en débet pourra :
- soit solliciter décharge totale ou partielle sur le fondement de la « force majeure » (loi du 23 février 1963, art. 60-IX) auprès du ministre des finances 470 ( * ) , une réponse négative du ministre pouvant être déférée devant le juge administratif. Avec la loi de finances rectificative pour 2006 précitée ( n° 2006-1771 du 30 décembre 2006, art. 146), modifiant l'article 60 de la loi de finances pour 1963 (n° 63-156 du 23 février 1963), toutefois, le juge des comptes, à l'égal du ministre dont relève le comptable public et, bien sûr, du ministre chargé du budget, constatant l'existence de circonstances constitutives de force majeure, ne mettra pas en jeu la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public. S'il n'y a donc pas, sur ce point précis abandon du rôle joué par le (les) ministre(s), l'on trouve explicitement dans la loi reconnaissance au juge des comptes, sinon directement du comportement personnel du comptable, du moins de circonstances pouvant expliquer, que même si le comportement personnel se trouve irréprochable, le compte puisse se trouver débiteur;
- soit solliciter une « remise gracieuse » (loi du 23 février 1963, art. 60-IX, mais cette possibilité remonte à une loi du 29 juin 1852, art. 13) laquelle pourra être totale ou partielle mais non contestable au fond (pouvoir discrétionnaire du ministre). Cette possibilité, largement utilisée par les comptables, rencontre un accueil le plus souvent favorable du ministre. On a ainsi pu estimer 471 ( * ) que « la quasi totalité des débets donne lieu à une remise gracieuse partielle ou totale et celle-ci ne laisse à la charge du comptable que 2 à 5% des sommes totales ». On comprend dans ces conditions que les comptables soient fortement attachés au présent système et que vouloir le remettre en cause constituerait un « casus belli » 472 ( * ) .
Si l'on ne peut qu'approuver que la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable ne subisse pas toutes les rigueurs du débet prononcé, surtout en l'absence de comportement véritablement fautif, faut-il pour autant se satisfaire d'un système qui, outre qu'il renforce le pouvoir hiérarchique du ministre des finances sur son administration 473 ( * ) est devenu le « mode de régulation banalisé (la décision est prise par délégation par un chef de bureau) » 474 ( * ) qui plus est après qu'une juridiction indépendante se soit prononcée?
S'il est vrai que le droit de grâce existe (comme pouvoir régalien mais sans constituer le mode normal d'administration de la justice), c'est bien ici, encore une fois, la fonction de juger qui se trouve mise en cause.
De plus, par delà cette capitis diminutio infligée au juge des comptes, d'autres évolutions amènent à poser la question: ce juge doit-il même encore juger?
II. DOIT-IL MÊME ENCORE JUGER ?
Sous la réserve forte qui vient d'être dite, mais qui ne constitue nullement un phénomène nouveau, il peut sembler quelque peu paradoxal qu'alors qu'à bien des égards, y compris celui de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, le juge des comptes puisse apparaître comme un juge plus proche des autres (cf. les évolutions réglementaires et juridictionnelles atténuant le caractère « objectif » du jugement des comptes) se soit développée l'interrogation (en fait déjà ancienne) de la pertinence de ce que la juridiction financière demeure encore une juridiction.
A. UNE REMISE EN CAUSE DE LA FONCTION JURIDICTIONNELLE ?
Le premier élément de transformation pouvant conduire à une remise en cause de la fonction juridictionnelle réside dans les changements intervenus dans la fonction comptable.
Un premier changement déjà survenu mais dont on n'a peut-être pas intégré toutes les conséquences est d'ordre technique. Les procédures sont devenues grandement dématérialisées, même si le processus en cours n'est pas encore parvenu à son terme 475 ( * ) . On ne peut donc plus concevoir à l'identique la conservation des pièces. Dans le même sens, les procédures sont pour beaucoup automatisées ce qui change la nature de leur contrôle (tandis que « le traitement ACCORD 476 ( * ) permet de suivre, au sein d'un flux continu d'observations, toutes les phases d'exécution de la dépense de l'Etat, depuis la mise en place des crédits budgétaires jusqu'au règlement des dépenses » 477 ( * ) ).
Un autre changement est intervenu dès 2001, dispensant le comptable du contrôle du seuil des marchés publics, ce qui « aboutit à faire disparaître radicalement tout un pan de la jurisprudence financière de ces dernières années » 478 ( * )
Quant à la LOLF elle-même, si elle se garde de traiter directement du sujet, elle ne saurait être non plus sans conséquences, fussent-elles indirectes. Comme le souligne à juste titre Michel Lascombe 479 ( * ) , « le passage d'un mécanisme basé sur l'efficacité de la dépense et sur les performances, laissant au second plan la question de la régularité, oblige nécessairement à revoir cette question » (de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public). Faudrait-il en effet, dans l'esprit de la LOLF, sanctionner l'irrégularité qui ne serait pas mauvaise gestion? 480 ( * ) tandis que le développement de la fongibilité des crédits voulu par la loi organique (art. 7) ne peut que rendre plus difficile le contrôle, par le comptable, de l'imputation de la dépense.
Se dégage ainsi une nouvelle approche du contrôle effectué par le comptable, au travers de la notion de contrôle hiérarchisé et de contrôle partenarial. Ce que constate la Cour des comptes elle-même 481 ( * ) pour en tirer les conséquences immédiates en termes de responsabilité: « la nouvelle approche sélective du contrôle de la dépense publique mise en oeuvre dans le cadre des plans de contrôle hiérarchisés ou partenariaux ne saurait être sans incidences sur l'appréciation de la responsabilité personnelle pécuniaire du comptable public qui peut être engagée aujourd'hui « à l'acte » et au premier euro, alors que les évolutions en cours devraient faire porter les contrôles des comptables davantage sur les systèmes, les procédures et l'appréciation des contrôles internes, que sur les opérations individuelles ». Ce qui devrait conduire donc à une réforme de leur responsabilité laquelle devrait être « intégrée dans un régime général de responsabilité des gestionnaires publics ». Il est vrai en effet qu'à une globalité d'une évolution du système budgétaire, financier et comptable doit répondre une vue globale de l'évolution de la responsabilité de l'ensemble des décideurs publics.
- La transformation du rôle du comptable public ne va pas sans une évolution, en parallèle, des fonctions d'ordonnateur. Michel Lascombe et Xavier Vandendriessche ont bien mis en lumière ces transformations. Là où « seul le comptable passait les écritures en comptabilité (budgétaire ou générale) au moment de l `encaissement ou du paiement (comptabilité de caisse) l'ordonnateur ne tenait, dans le meilleur des cas, qu'une comptabilité d'engagement n'ayant aucune valeur comptable mais jouant le rôle d'un simple indicateur de gestion administrative » 482 ( * ) . La comptabilité d'exercice qui découle de la LOLF implique l'ordonnateur dans des « opérations comptables puisque c'est lui qui générera les dettes et les créances immédiatement retracées dans la comptabilité générale ». Le rôle du comptable n'étant que de s'assurer notamment (LOLF, art. 31) de « la sincérité des enregistrements comptables et du respect des procédures ».
Telle est aussi, encore une fois, la logique d'une bonne et efficace gestion qui consiste à amputer le comptable, comme d'ailleurs, en amont, le contrôleur financier, d'une bonne partie de ses attributions de contrôle. Logique manageriale qui ne peut conduire qu'au déplacement du champ de la responsabilité. Si le comptable, en effet, est privé d'une partie de ses attributions de contrôle, c'est la responsabilité de l'ordonnateur qui doit pouvoir se trouver engagée. Ce qui veut dire que le juge des comptes n'ayant pas, quant à lui, compétence sur les actes de l'ordonnateur, sauf l'hypothèse particulière de la gestion de fait, force est d'élargir le champ de responsabilité de ces derniers ainsi que la détermination d'un juge compétent (qui pourrait être une CDBF enfin véritablement réformée!).
- Sans revenir sur la question de principe que pose la forme d'anomalie que représente l'existence d'un ministre-juge du comportement des comptables publics, il convient de souligner:
* le risque de la nouvelle approche sélective du contrôle de la dépense dans le cadre des plans de contrôles hiérarchisés et partenariaux évoqués précédemment dès lors que la Direction générale de la comptabilité publique considère que le dispositif actuel du contrôle du comptable doit demeurer inchangé. Ce qui implique que ne procédant plus à toutes les vérifications (et la responsabilité n'étant pas déplacée vers le gestionnaire) le risque d'être placé en débet par le juge s'accroît et l'on comptera davantage encore sur la remise gracieuse pour prendre en considération l'absence de faute commise par le comptable public 483 ( * )
* Les conséquences financières d'un tel système avec le double risque (auquel DGCP et juridictions financières tentent de trouver une solution) que souligne Jean-Philippe Vachia 484 ( * ) « d'enrichissement sans cause de la collectivité en cas de remise gracieuse de débet pour dépense simplement irrégulière (c'est-à-dire où il y a quand même un service fait et l'irrégularité étant en général imputable prioritairement à l'ordonnateur) et risque aggravé par la disposition qui prévoit la nécessité d'un avis conforme de l'organisme (de son assemblée délibérante) en cas de l'imputation de la charge audit organisme ».
- Un dernier argument dans la remise en cause de la fonction juridictionnelle de juge des comptes revêt une dimension européenne.
D'abord _ ce n'est plus aujourd'hui une révélation malgré les réticences longtemps manifestées par le Conseil d'Etat (y compris encore avec sa jurisprudence SA Labor Métal donnant satisfaction au fond aux requérants sur le principe d'impartialité mais récusant toutefois l'application de l'article 6§1 Conv.EDH) il est clair désormais que l'article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950) est devenu applicable aux juridictions financières (juge des comptes tant pour les gestions patentes que pour les gestions de fait et CDBF).
Or, ce droit au procès équitable, tel qu'ainsi affirmé 485 ( * ) , ne pourra pas rester indéfiniment sans conséquences sur les procédures suivies par les juridictions des comptes (rapport, règle du double arrêt, rôle joué par le ministre...) ce qui n'implique certes pas nécessairement suppression de cette fonction juridictionnelle, mais, à tout le moins, transformation de celle-ci.
À quoi s'ajoute l'influence d'un environnement. Seul le modèle latin d'Institutions supérieures de contrôle intègre la juridiction des comptes alors que les autres ISC 486 ( * ) , y compris la Cour des comptes européenne, se préoccupent de bonne gestion financière, d'audit et de certification des comptes, compétences qui sont et seront (LOLF oblige) de plus en plus celles de la Cour des comptes française et des Chambres régionales des comptes. Ce qui veut dire aussi que les juridictions qui consacrent de moins en moins de temps et de place aux activités proprement juridictionnelles ne pourront voir (ne devraient voir) que l'accélération d'un tel phénomène. Jusqu'à disparition de cette fonction? C'est là une autre affaire. D'autant que l'on serait à bon droit de s'interroger sur un argument consistant à faire disparaître une fonction juridictionnelle à raison notamment des moyens mis à disposition du juge, davantage de moyens devant permettre de faire face à l'accroissement et la dispersion de ses tâches.
B. MODESTE PLAIDOYER POUR UN MAINTIEN DE LA FONCTION DE JUGE.
Peut-être faut-il se méfier de trop éclatantes évidences... et les pentes, même et surtout lorsqu'elles paraissent fortes, ne doivent-elles être dévalées que prudemment.
- L'on peut certes imaginer, et point n'est besoin d'une imagination débordante puisque la chose se pratique à nos frontières, cette absence de fonction juridictionnelle de celui que l'on ne qualifierait plus de « juge » des comptes. L'absence de cette fonction ne signifiant naturellement pas irresponsabilité des comptables, ces derniers demeurant passibles soit (ou cumulativement) de sanctions disciplinaires (pouvoir hiérarchique du ministre des finances) soit de sanctions pénales au cas (mais il n'y échappe déjà pas et l'on se situe au-delà de la responsabilité personnelle et pécuniaire) d'un comportement délictueux de sa part.
- Toutefois, cela serait faire « bon marché »:
* de l'indépendance reconnue aux juridictions financières (celles-ci étant des juridictions administratives dont l'indépendance est garantie comme principe fondamental reconnu par les lois de la République, en l'occurrence la loi du 24 mai 1872) rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2001-448 DC du 25 juillet 2001;
* du statut de magistrat des membres de la Cour des comptes et des Chambres régionales des comptes (et des garanties qui sont consubstantielles à un pareil statut: inamovibilité).
- L'on pourrait argumenter surtout sur le fondement que notre comptabilité publique, et les sanctions qui découlent du non respect de ses règles, ne sauraient trouver tout leur aboutissement dans les seules sanctions pénales et/ou disciplinaires.
Même s'il est toujours délicat de comparer ce qui ne paraît pas véritablement comparable, l'existence de sanctions fiscales à côté de sanctions pénales illustre ces possibilités d'un dualisme de mécanisme de sanction. Ou, pour exprimer les choses autrement: à des situations juridiques, et en l'espèce comptables, spécifiques 487 ( * ) doivent pouvoir répondre des mécanismes particuliers de mise en jeu d'une responsabilité.
Il y a bien, ainsi, une spécificité du débet, conséquence d'un « manquant en deniers » et, quelle que soit la cause de celui-ci, paiement indu, recette non recouvrée...Or, comme le plaide Michel Lascombe 488 ( * ) , il faut bien que la somme manquante réintègre la caisse (le degré de responsabilité personnelle du comptable étant une autre affaire 489 ( * ) ) et l'existence d'un débet, de ce point de vue, peut paraître demeurer une exigence, dès lors, tout au moins, que l'on se trouve en présence d'un « préjudice » subi par la personne publique.
- La sanction prononcée par un juge des comptes revêt également parfois l'intérêt de constituer un outil de prévention (ou de correction de certaines pratiques). On ne fournira ici que l'exemple, mais il est éclairant, de la gestion de fait. On sait que cette sanction du non respect du principe de séparation de l'ordonnateur et du comptable a trouvé une seconde jeunesse avec la jurisprudence des Chambres régionales des comptes 490 ( * ) lors de la précédente décennie, lorsqu'il s'est agi de mettre en relief, entre autres exemples, la pratique des associations transparentes, fréquente à l'échelon local.
Le caractère spectaculaire (montant de certains débets alors même que le comptable de fait ne disposait pas des mêmes protections que le comptable patent; inéligibilité et donc déchéance du mandat pour le gestionnaire de fait élu local) de certaines conséquences a ainsi permis, mieux que tout autre procédé, une réduction drastique de ces pratiques. Un effort partagé (des gestionnaires locaux, du juge des comptes et du législateur avec la loi du 21 décembre 2001) ayant permis ces dernières années une considérable réduction du nombre de jugements et d'arrêts rendus sur ce fondement.
Mais nul doute notamment qu'un changement de pratiques des élus locaux n'eût pas été possible, du moins à un tel degré, si n'avait pas existé la sanction d'un juge.
- C'est donc plutôt à l'amélioration de l'existant qu'il conviendra de songer, selon des pistes que notre propos a déjà permis d'évoquer ou qui s'en déduisent aisément.
* On comprendra que si le juge (des comptes) doit rester juge, autant lui conférer une juridiction pleine et entière, ce qui passe par une remise en cause de la position ministérielle encore dominante in fine , avec les conséquences que l'on devine sur les prérogatives hiérarchiques du ministre des finances.
* Ce juge, pour éviter le risques d'aggravation de la responsabilité du comptable qu'une non prise en compte des évolutions de la fonction comptable pourrait entraîner, devrait adapter son contrôle en conséquence et n'intervenir que sur les actes relevant réellement du comptable _ ce qui implique d'autres évolutions par ailleurs, touchant notamment la CDBF, et relatives à la responsabilité du gestionnaire public.
* Ce juge, enfin (mais d'abord, en amont, le législateur), ne pourra pas non plus ne pas tenir compte des stipulations de la Convention européenne des droits de l'Homme et de la jurisprudence de la Cour européenne, d'où la survenance, certaine ou probable, de :
la publicité des audiences ;
la communication des rapports ainsi que des conclusions du Parquet ;
la remise en cause de la position privilégiée du procureur général 491 ( * ) ;
l'audition des comptables ;
l'abandon de la règle du double arrêt (ou double jugement devant les CRC 492 ( * ) ) laquelle ne se justifierait plus si le principe du contradictoire se voyait consacrer 493 ( * ) .
Transformation profonde. On le mesure. Que l'on doit opposer au renoncement, et qui même, à bien des égards, peut être considéré comme un progrès au regard de ce que doit être l'office d'un juge.
Intervention du Président Guy CANIVET
Merci M. le Professeur Orsoni d'avoir parfaitement présenter la manière particulière dont le juge des comptes tranche des affaires. Vous avez évoqué le rôle de la Cour de discipline budgétaire et financière ; on sait bien que le Premier président de la Cour des comptes a une volonté de développer l'activité de cette cour et par conséquent de retrouver par là même la fonction juridictionnelle de la Cour des comptes de la volonté de juger le comptable et non plus les comptes. Maintenant la parole est à la salle.
Intervention du Professeur GRIDEL
« Merci M. le Premier Président. Je reviens un instant sur les ravages dramatiques du temps et les remèdes possibles tels que M. Sargos les a évoqués. Je voudrais évoquer une illustration dramatique, qui ne vient pas de la Chambre sociale mais de la Première chambre civile. Dans cette affaire, un homme reconnaît l'enfant de son ex-petite amie qui va accoucher. La femme accouche sous X. L'enfant est placé en vue de l'adoption et l'homme voudrait que sa reconnaissance ait effet. Des difficultés de fait et de droit surviennent. De fait, l'homme écrit très vite au parquet pour savoir où s'est fait la naissance et bloquer le processus adoptif. Le parquet lui répond de façon un peu singulière « interrogez donc la mère ». Par définition elle l'a quitté, elle ne va donc pas... bref je passe. Il réécrit. On ne lui répond pas. J'en viens à la difficulté de droit et aux ravages du temps. Le problème était celui de la validité de la reconnaissance malgré le régime propre de l'accouchement sous X. Est-ce qu'on peut admettre la validité de la reconnaissance ? Non, mais la Convention de New York dit que l'enfant dans toute la mesure du possible doit pouvoir connaître ses origines. Le débat juridique est complexe et les juge du fond, de la Cour de cassation sont amenés à se prononcer. On a enfin une réponse claire dans un arrêt d'avril 2006 qui fait application de la convention de New York. L'enfant, qui a six ans et qui avait été placé en vue de l'adoption, peut connaître ses origines. Les parents adoptifs auront un droit de visite. C'est là que je retrouve l'intervention du Président Sargos. Si, dès le départ, une procédure d'avis sur cette question très complexe avait été invoquée, il n'y aurait pas eu tout ce gâchis !
Intervention de M. Gilles ROSATI, Président du Tribunal de Grande Instance de Brest
Vous avez évoqué, M. le Premier président, la phase centrale du processus de décision du juge, en évoquant justement le coeur de métier. Je voudrais, pour ma part évoquer également la notion de qualité. Dans le processus d'élaboration de la décision de justice administrative ou judiciaire, le souci de la qualité est au coeur de l'office du juge. Que pensez-vous de l'instauration peu à peu généralisée du juge unique, c'est-à-dire du déclin de la collégialité, collégialité qui apporte évidemment au niveau de l'échange croisé et de la confection même de la décision un plus en terme de qualité ? Croyez-vous qu'il n'y a pas là un risque d'une scission entre deux justices : l'une qui, au niveau des cours suprêmes, apporterait toutes les garanties aux justiciables et une autre, qui, en généralisant le système du juge unique conduirait à une sorte de rupture d'égalité pour les citoyens, qui ne pourraient pour des raisons de temps ou d'argent accéder à cette justice suprême ?
Réponse du Président Guy CANIVET
Merci. La question est difficile. Je crois que si on l'aborde en dépassant un peu la situation française et qu'on regarde dans l'environnement juridictionnel international, on peut avoir un point de vue sensiblement différent. Vous prenez en effet un parti, qui n'est pas le parti universel, en disant qu'une justice collégiale est meilleure qu'une justice individuelle. Je dois dire que c'est un raisonnement typiquement français et que dans une enceinte nationale, on ne met pas en doute ce que vous dite. Mais c'est un présupposé. Car, si vous regardez d'autres pays et notamment les pays du Common Law qui ont davantage privilégié l'individualité du juge par rapport à la décision dans la mesure, vous constaterait que ces pays considèrent qu'un juge que l'on connaît, qui s'engage dans la décision, qui met en balance l'autorité etc. présente autant de garanties que l'anonymat d'une collégialité. Donc si vous voulez, il faut pondérer l'opposition entre justice collégiale et justice individuelle. La deuxième approche, qui se fonde sur une approche réaliste que vous pouvez contester, est qu'on voit bien que l'évolution des choses se fait vers la suppression des collégialités de manière ouverte ou moins ouverte, par des glissements certains institutionnels, d'autres moins institutionnels dans la mesure où il faut bien le dire, on a parfois des collégialités purement formelles. Donc si vous voulez, je crois que tout cela est à prendre en compte mais pour en revenir à la première partie de mon propos, je crois qu'il faut réfléchir si un juge que l'on connaît, que l'on identifie par rapport à sa décision et que le corps social pourra observer dans la manière dont il rendra la justice n'est pas une garantie à prendre en compte à l'égard de la collégialité.
Intervention du Professeur Jacques PETIT
Hier, un professeur a très justement reproché aux juristes français de ne pas se préoccuper suffisamment de sociologie juridique. Je voudrais faire deux remarques dans ce sens.
La première, très rapide, concerne l'alternative unicité collégialité du juge. Je crois qu'il faut faire attention à l'argument tiré du fait que dans les pays de Common Law, l'unicité du juge fonctionne très bien. On sait que la même institution placée dans un contexte social radicalement différent produit des effets radicalement différents. Le système de l'unicité du juge dans les pays du Common Law est inséparable de l'éminence de la position sociale du juge. Ce statut du juge n'est pas du tout le même en France.
La deuxième observation est toujours d'ordre sociologique et juridique. On a parlé hier du problème de la méconnaissance qu'on pouvait avoir de ce que les citoyens pensent ou croient du juge. Je dois dire que l'exposé du professeur ORSONI m'a fait réfléchir à une chose : c'est qu'il y a des cas où les intéressés, les justiciables potentiels, ne veulent pas du juge. Ce n'est pas parce qu'ils ont peur d'y aller mais fondamentalement ils n'en veulent pas. Ils ne veulent pas, j'allais dire des soi-disant garanties que comporte l'intervention du juge. C'était très frappant pour les comptables publics. Les comptables publics, en tout cas la plupart d'entre eux je crois, ne veulent pas en particulier que le juge des comptes devienne compétent pour apprécier les éléments subjectifs de leur responsabilité. Ce que la logique juridique impose, ils n'en veulent pas parce que probablement l'appréciation du juge serait plus rigoureuse en droit et leur responsabilité serait effectivement susceptible d'être engagée. Et je dois dire aussi que j'avais évoqué cette question avec un avocat général à la Cour des comptes à propos de la publicité de l'audience. A priori , la publicité de l'audience est une belle garantie. Toutefois, les comptables publics, dans leur écrasante majorité, ne veulent pas, mais surtout pas de la publicité de l'audience parce qu'ils veulent régler leurs affaires entre eux et non pas de façon publique. Donc je crois qu'il y a là un élément de sociologie juridique qui est assez intéressant. Il y a des cas où les intéressés ne veulent pas du juge. Ils préfèrent d'autres modes de règlement des litiges ou de leur situation. Je crois que c'est un élément dont il faut tenir compte.
Intervention du Professeur TEITGEN-COLLY
Merci M. le Président. Je voulais revenir sur les ravages du désordre et plus particulièrement sur le ravage tenant aux divergences accidentelles entre les solutions du juge administratif d'une part, et du juge judiciaire d'autre part. Quelle est d'après vous l'importance de ces divergences aujourd'hui encore, et quels sont surtout les mécanismes ? Est-ce qu'il y a des mécanismes informels, quels sont-ils, se situent-ils à tous les niveaux de la juridiction ou simplement sont-ils liés ou tiennent-ils des contacts entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation ?
Réponse du Président Bruno GENEVOIS
Il y avait, lorsque je suis rentré au Conseil d'Etat, le Président de la section du contentieux, Raymond ODENT, qui nous avait délivré une directive disant « si dans une affaire, vous avez le sentiment que cela met en cause une jurisprudence d'ordre judiciaire, il faut que vous preniez contact avec le rapporteur compétent à la Cour de cassation ». Ce mécanisme a fonctionné dans un certain nombre d'hypothèses dans les années 70. Dans la période récente, il y a tout juste un an, le 5 octobre 2005, à la Cour de cassation à l'initiative du Premier Président, mais j'ai immédiatement donné mon accord à l'initiative, on s'est réuni, c'est-à-dire le Président de la section du contentieux et les trois présidents adjoints, et les présidents de chambre, et le Premier président de la Cour de cassation pour débattre de cas où les divergences de jurisprudence étaient pour reprendre la formule du doyen VEDEL sous l'arrêt du tribunal des conflits Moritz de 1954, des « divergences accidentelles et non pas essentielles liées au principe de séparation. Il n'y avait pas de cas très nombreux mais cela a permis un échange très utile, et de mon côté j'ai répercuté sur les sous-sections spécialisées dans tel ou tel domaine les constatations que j'avais pu faire. Il est évident que c'est une bonne chose et il a été entendu que périodiquement on en rediscuterait s'il y avait matière. Parallèlement, j'avais noté que grâce au système de veille juridique, les centres de documentation respectifs ont des échanges en permanence. Le centre de documentation du Conseil d'Etat interroge sur certaines questions la Cour de cassation et réciproquement. C'est empirique mais cela donne de bons résultats et je crois qu'il n'est pas nécessaire formaliser ces échanges.
Intervention du Président Pierre SARGOS
« Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Ces mécanismes informels sont en place. Il n'y a pas de barrière entre le Palais royal et l'île de la cité. Pour prendre un exemple historique qui n'est plus un secret pour personne, lorsqu'il a fallu trancher sur les responsabilités civiles, il y a eu des échanges entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation afin d'aboutir à une solution qui ne fasse pas apparaître des divergences criantes dans le résultat final. A la Chambre sociale, nous avons des échanges également informels lorsque nous avons à statuer par exemple sur une évolution du rôle de la mission l'inspecteur du travail. J'ai pris soin de prendre l'attache au Conseil d'Etat parce qu'en définitif c'est souvent la haute juridiction administrative qui a le dernier mot.
Intervention du Président Guy CANIVET
Pour prolonger un peu la discussion, je voudrais dire deux choses. Si vous regardez les rapports des rapporteurs à la Cour de cassation, vous verrez que sur des questions communes, par exemple des questions de fiscalité, il y a un examen de la jurisprudence du Conseil d'Etat de sorte qu'il y a vraiment une correspondance et même une interaction entre les jurisprudences. Dans un autre domaine, on peut mentionner les relations plus structurées de la Cour de cassation avec les autres systèmes juridiques et notamment avec les systèmes qui fonctionne avec une cour suprême. On s'efforce en effet d'agir avec un front commun et par conséquent d'avoir des relations Conseil constitutionnel, Conseil d'Etat et Cour de cassation pour montrer dans l'ordre international qu'il y a peut-être une séparation des juridictions mais un seul ordre juridique et judiciaire français. Du coup, c'est une vraie démarche d'unification qui est en marche.
Je crois que le moment est venu de clôturer ce débat de cette demi-journée. Je voudrais le faire par deux citations de Victor Hugo. La première tirée de l'homme qui rit qui dit « trancher est signe de halte quand on a le temps on dénoue » et une autre citation de Victor Hugo qui dit « un juge est plus et moins qu'un homme, il est moins qu'un homme car il n'a pas de coeur, il est plus qu'un homme car il a le glaive ». Merci de votre attention.
Présidence et introduction de M. Yves GAUDEMET, Professeur de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas
Mesdames, messieurs, même si le moment n'est pas encore venu, je voudrais adresser mes compliments et mes remerciements aux organisateurs Véronique Labrot, Gilles Darcy et Mathieu Doat, pour ce magnifique colloque. Il ne s'agit plus d'étudier une activité sociale du juge. Il nous faut appréhender son activité institutionnelle. C'est en effet une obligation pour le juge et c'est même le critère qui nous permet de le reconnaître. L'autorité de la chose jugée est le signe de la juridiction. A la différence, la fonction interprétative n'est pas le propre du juge. Tous les juges n'interprètent pas nécessairement. L'interprétation authentique est réservée aux Cours suprêmes. Dans le quotidien de la juridiction, l'interprétation est quelque chose qui n'est pas une fonction absolument nécessaire. Par ailleurs, l'apaisement que doit procurer la procédure juridictionnelle et la résolution du litige, n'est pas aussi nécessaire au procès. L'apaisement peut aussi se produire après, dans un temps diffèrent de l'acte de juger. Quant à la légitimation de la décision, si elle nous paraît éminemment nécessaire, remarquons néanmoins qu'elle est tout de même assez récente. Cette légitimation se construit aujourd'hui par la motivation des décisions de justice. Or, la motivation, à l'échelle de l'histoire du droit et de l'histoire judiciaire, est relativement récente. Les parlements d'Ancien Régime ne motivaient pas nécessairement leurs décisions. Il y avait même des théoriciens pour expliquer que cette motivation pouvait affaiblir l'acte de trancher parce que l'acte de justice se fondait au plus profond dans la compétence sacrée du roi. Celle-ci n'avait pas à se justifier et s'affaiblissait même en se justifiant. Avec le thème de cette matinée, nous sommes donc véritablement dans ce qui signe encore une fois le juge, ce qui caractérise le juge. Il faut décider clair et se pose le problème de l'exécution des décisions de justice. Il faut décider vite et ce sont les questions des procédures d'urgence mais aussi le problème des questions préjudicielles de renvoi entre les deux ordres de juridiction, qui se posent. Je confesse ici que je ne comprends pas pourquoi depuis, sauf erreur de ma part, la loi de 1979 qui prévoyait effectivement une organisation de la question préjudicielle en matière de licenciement économique en fixant des délais pour le juge de renvoi pour statuer et en aidant le plaideur à trouver son juge, cette solution n'a pas été généralisée ? Le système des questions préjudicielles n'a pas toujours existé mais il semble qu'une réforme d'ensemble s'impose aujourd'hui pour simplifier l'accès du justiciable à une décision juridictionnelle. Quoi qu'il en soit, le thème est extrêmement riche et essentiel. Et pour commencer, nous allons aborder avec le professeur Fabrice Melleray, un débat d'actualité et qui a pris une place considérable, celui du commissaire du gouvernement, du sort qui lui est fait ou qui lui sera fait. Cher collègue, merci d'avoir accepté de traiter ce thème avec toutes les qualités qu'on vous connaît. Je pense que vous apporterez à cette question difficile des réponses sinon définitives, du moins qui contribueront à une réponse stabilisée dans le temps.
LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT PARTICIPE À LA FONCTION DE JUGER
(CE, 29 juillet 1998, Esclatine ) : Est-ce si sûr ?
M. Fabrice MELLERAY, Professeur de droit public, Université Montesquieu - Bordeaux IV
Le titre de cette communication surprendra peut-être pour au moins deux motifs.
Le premier pourrait être formulé en soupirant : Encore une intervention sur le commissaire du gouvernement ! Pourquoi ajouter une nouvelle pierre à un édifice déjà si chargé 494 ( * ) ? Que peut-on bien espérer dire d'un tant soit peu original sur cette question 495 ( * ) même s'il est vrai que son actualité a récemment été renouvelée avec l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Martinie c. France du 12 avril 2006 496 ( * ) et le décret du 1 er août 2006 497 ( * ) ?
Le second motif pourrait quant à lui être formulé sur un mode étonné : Mais pourquoi donc poser une question dont la réponse est parfaitement connue ? Le Conseil d'Etat n'a-t-il pas affirmé à propos du commissaire dans son arrêt Esclatine du 29 juillet 1998 « qu'il participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il est membre » 498 ( * ) .
Il nous a pourtant semblé possible de proposer ce thème aux organisateurs de ce colloque. En effet, pour le dire brutalement, nous n'adhérons pas à la formule retenue par l'arrêt Esclatine même si nous comprenons bien dans quel contexte et pour quels motifs elle a été adoptée. Si cette affirmation est stratégiquement explicable ( 1. ), elle est aussi théoriquement fragile ( 2. ) et surtout démentie par le statut patrimonial des conclusions ( 3. ). Tels seront les trois temps de notre tentative de démonstration.
On précisera avant de la développer que les propos qui suivent n'impliquent en aucun cas une adhésion à la jurisprudence strasbourgeoise. Bien au contraire, nous partageons tout à fait (au moins sur le fond) les critiques contenues dans l'opinion partiellement dissidente présentée par le juge Costa et deux de ses collègues au sujet de l'arrêt Martinie c. France 499 ( * ) . Autrement dit, ce n'est pas parce que la ligne de défense adoptée par le Conseil d'Etat ne nous convainc pas sur le point ici évoqué que la position de la CourEDH nous paraît juridiquement pertinente. Et une telle précision liminaire n'est peut-être pas inutile tant la question suscite des réactions vives pour ne pas dire passionnées. Pour le dire avec une pointe d'humour, ce n'est pas parce qu'on ne suit pas l'arrêt Esclatine que l'on est nécessairement un universitaire ne comprenant rien au génie du contentieux administratif.
I. UNE AFFIRMATION STRATÉGIQUEMENT EXPLICABLE
L'arrêt Esclatine est un peu à l'arrêt Kress 500 ( * ) ce que le décret du 19 décembre 2005 501 ( * ) est à l'arrêt Martinie . Autrement dit, il s'agissait pour le Conseil d'Etat de faire preuve de pédagogie afin de tenter de convaincre la Cour européenne des droits de l'homme de ne pas appliquer avec sévérité, dans des affaires alors pendantes, les exigences de l'article 6§1 au commissaire du gouvernement.
Rappelons brièvement le contexte de l'époque. La Cour de Strasbourg considère depuis le début des années 1990, rompant avec sa jurisprudence antérieure 502 ( * ) et se fondant sur la « théorie des apparences », que les modalités d'intervention des ministères publics près les juridictions suprêmes posent problème. Après s'être penché en 1991 sur le cas belge, puis avoir ensuite examiné les situations néerlandaise ou encore portugaise, c'est en mars 1998 les conditions d'intervention de l'avocat général près la Cour de cassation française qui sont remises en cause dans l'arrêt Reinhart et Slimane Kaïd 503 ( * ) .
La Cour européenne semble raisonner sur une logique binaire, considérant pour le dire de manière à peine caricaturale que toute personne intervenant lors de la procédure est soit un juge soit une partie ou à tout le moins est susceptible de devenir « l'alliée objectif » de l'une d'entre elles. Or les ministères publics sont des parties ou peuvent sembler être l'allié de l'une d'entre elles. Il convient donc de leur appliquer le principe du contradictoire. Comment éviter de soumettre les conclusions du commissaire du gouvernement au même sort ? En affirmant nettement qu'il est un juge, cette affirmation étant d'autant plus tentante qu'il n'est pas, à l'inverse des ministères publics, dans une situation de dépendance vis-à-vis de l'exécutif.
C'est effectivement l'option retenue par l'arrêt Esclatine . Le considérant de principe de l'arrêt commence par reproduire quasiment mot pour mot la définition de la mission du commissaire issue de l'arrêt de Section Gervaise de 1957 504 ( * ) (il s'agit pour lui « d'exposer les questions que présente à juger chaque recours contentieux et de faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l'espèce et les règles de droit applicables ainsi que son opinion sur les solutions qu'appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction dont il est membre»). Et le Conseil d'Etat ajoute un peu plus loin pour la première fois la formule ici discutée, déduisant ensuite du fait que l'exercice de la fonction de juger n'est pas soumis au principe du contradictoire que les conclusions n'ont pas à faire l'objet d'une communication préalable aux parties.
Autrement dit, jusqu'en 1998 personne ne soutenait sérieusement en France que le commissaire du gouvernement était une partie au litige. Mais on n'éprouvait pas davantage le besoin de dire qu'il participait à la fonction de juger, considérant au contraire sauf rares exceptions 505 ( * ) qu'il s'agissait d'une institution originale, sorte de symbole du génie national de notre droit administratif et qui ne rentrait pas dans la dichotomie entre juge et parties au litige. La formule de l'arrêt Esclatine ne s'explique dès lors selon nous que par la volonté de convaincre la Cour de Strasbourg, les conclusions du commissaire du gouvernement Didier Chauvaux étant à cet égard particulièrement instructives 506 ( * ) tout comme une étude publiées quelques semaines plus tard par deux éminents membres du Conseil d'Etat, Jean-Claude Bonichot et Ronny Abraham 507 ( * ) , publication d'ailleurs intervenue peu après la nomination de ce dernier comme jurisconsulte du Quai d'Orsay et donc comme représentant de la France devant la CourEDH...
La CJCE va rapidement faire sienne la logique de l'arrêt Esclatine , l'appliquant au cas de l'avocat général communautaire, institution très proche 508 ( * ) de celle du commissaire du gouvernement français. Dans une ordonnance Emesa Sugar du 4 février 2000 509 ( * ) , elle va en effet rejeter la demande d'une partie visant au dépôt d'observations écrites en réponse aux conclusions de l'avocat général. Elle affirme notamment que le rôle de ce dernier « consiste à présenter publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires soumises à la Cour ». On croirait lire l'arrêt Gervaise ...Et la Cour ajoute un peu plus loin : « il ne s'agit donc pas d'un avis destiné aux juges ou aux parties qui émanerait d'une autorité extérieure à la Cour (...) mais de l'opinion individuelle, motivée et exprimée publiquement, d'un membre de l'institution elle-même. L'avocat général participe ainsi publiquement et personnellement au processus d'élaboration de la décision de la Cour et, partant, à l'accomplissement de la fonction juridictionnelle confiée à cette dernière ». Si les mots diffèrent un peu, l'idée est exactement la même que dans l'arrêt Esclatine . L'avocat général participe à la fonction de juger.
Commentant brièvement cette ordonnance, Pierre Delvolvé concluait alors : « On voit mal que la Cour européenne, saisie actuellement d'une instance mettant en cause le commissaire du gouvernement, adopte une position différente de celle de la Cour de justice pour l'avocat général » 510 ( * ) . La CourEDH a très largement confirmé cette prédiction dans son arrêt Kress c. France , reconnaissant que le rôle du commissaire « n'est nullement celui d'un ministère public » et « qu'il présente un caractère sui generis propre au système du contentieux administratif français » (point 69). Elle va ainsi admettre que la pratique de la note en délibéré suffit pour que la non-communication préalable des conclusions aux parties respecte le principe de l'égalité des armes. Elle va uniquement considérer comme contraire aux standards européens la présence du commissaire au délibéré. Commencera alors un débat qui durera cinq ans sur le fait de savoir si les termes présence, assistance et participation au délibéré sont synonymes pour la CourEDH. Et, comme l'on pouvait s'y attendre, cette dernière vient de répondre par l'affirmative dans son arrêt Martinie .
Pour autant, la CourEDH ne se prononce pas sur le fait de savoir si le commissaire participe à la fonction de juger. Et il nous semble qu'une telle réserve est judicieuse, ne serait-ce que parce qu'une telle affirmation est théoriquement fragile.
II. UNE AFFIRMATION THÉORIQUEMENT FRAGILE
Certes, il n'existe pas de définition universelle de la juridiction. Il suffit pour s'en convaincre de constater que les notions de tribunal au sens de l'article 6§1 de la CEDH, de juridiction nationale au sens de l'article 234 TCE 511 ( * ) et de juridiction au sens du droit interne 512 ( * ) ne coïncident qu'imparfaitement. De même, nul n'ignore les controverses sans fin relatives à la définition de l'acte juridictionnel (repose-t-elle sur des critères formels ou matériels 513 ( * ) ?) ou encore la difficulté qu'il y a parfois à distinguer ce qui est normatif et ce qui ne l'est pas dans un jugement 514 ( * ) .
Pour autant, il nous semble qu'une définition minimale et consensuelle de la fonction juridictionnelle peut être proposée. Le vocabulaire juridique de l'Association Henri Capitant propose ainsi la définition suivante : « fonction de juger, mission d'ensemble qui englobe celle de dire le droit dans l'exercice de la juridiction contentieuse (trancher le litige par application du droit)... ». Si l'on applique cette grille d'analyse à la mission du commissaire du gouvernement, il nous paraît évident qu'il n'exerce pas cette fonction juridictionnelle. Comme l'écrit Denys de Béchillon « la fonction de juger suppose un pouvoir de décision (...) juger, c'est décider » 515 ( * ) . Le juge, c'est celui qui tranche le litige et le commissaire du gouvernement ne tranche pas le litige.
Conscient de cette objection, Didier Chauvaux 516 ( * ) y répond de la manière suivante dans ses conclusions sur l'arrêt Esclatine : « Cette affirmation peut paraître inexacte, car les juges, dans chaque affaire, sont ceux dont la voix concourt au règlement du litige. Or le commissaire du gouvernement ne participe à aucun des votes (...) Mais cette abstention s'explique essentiellement par la règle du secret du délibéré qui s'oppose à ce que le sens dans lequel chaque juge a opiné soit rendu public. Elle se trouverait nécessairement méconnue si le commissaire du gouvernement, qui a exprimé publiquement son point de vue, participait ensuite au vote. Il est donc un magistrat qui doit se déterminer comme un juge mais qui, au lieu de participer au délibérer et de voter, expose les données du litige aux autres juges en présence du public » 517 ( * ) . Ce raisonnement nous semble un authentique paralogisme. Car c'est justement parce que le commissaire du gouvernement n'est pas juge qu'il peut exprimer publiquement son analyse du dossier et non l'inverse ! Affirmer qu'il est juge mais que comme il s'exprime publiquement il ne peut pas prendre part à la décision et donc juger est tout de même logiquement bancal...
La fragilité du raisonnement du Conseil d'Etat 518 ( * ) nous paraît de surcroît confirmée par l'étude du statut patrimonial des conclusions.
III. UNE AFFIRMATION DÉMENTIE PAR LE STATUT PATRIMONIAL DES CONCLUSIONS
Il ne s'agit pas ici de revenir sur l'ensemble du statut juridique des conclusions mais uniquement sur une question souvent négligée qui est celle du statut patrimonial des conclusions 519 ( * ) .
Le droit en vigueur a été rappelé dans une récente réponse ministérielle à une question sénatoriale 520 ( * ) et est synthétisé de la manière suivante par le Conseil d'Etat lui-même dans une décision de 2005 rendue suite à l'une des nombreuses requêtes présenté par un justiciable bien connu frappé de « quérulence processuelle » 521 ( * ) : « Considérant que si lors de leur prononcé, les conclusions du commissaire du gouvernement revêtent un caractère public, le texte écrit qui leur sert, le cas échéant, de support n'a pas le caractère d'un document administratif ; qu'il n'est donc pas soumis aux dispositions du titre Ier de la loi du 17 juillet 1978 susvisée, étendues à la Polynésie française par l'article 16 de la loi du 12 juillet 1990, qui sont relatives à la communication des documents administratifs ; qu'il est loisible cependant au requérant comme à toute personne d'en solliciter la communication auprès du commissaire du Gouvernement qui a porté la parole à l'audience, lequel restera cependant libre d'apprécier la suite à donner à une pareille demande » 522 ( * ) . On peut déduire de cette dernière affirmation, suivant en cela René Chapus, qu' « en réalité, et conformément au statut d'indépendance des commissaires du gouvernement, il n'est pas douteux de penser que les conclusions sont la propriété de leurs auteurs, à qui il appartient d'apprécier ce que doit être leur diffusion » 523 ( * ) . Nul n'ignore d'ailleurs que la plupart des commissaires sont en conséquence rémunérés lorsque leurs conclusions sont publiées (parfois à plusieurs reprises...) dans les revues spécialisées.
Une telle situation nous semble doublement problématique. On ne voit tout d'abord pas comment la concilier avec l'affirmation suivant laquelle le commissaire participe à la fonction de juger. Assiste-t-on dès lors à une figure théoriquement surprenante, celle de la privatisation partielle de cette fonction régalienne ? Verra-t-on demain un juge des référés refuser de diffuser une de ses ordonnances ou obtenir des droits d'auteur pour sa publication ? L'arrêt Esclatine conduit donc à l'alternative suivante. Soit ce qu'il affirme est vrai mais alors le commissaire ne peut être le propriétaire des conclusions. Soit ce qu'il affirme est faux et le statut patrimonial des conclusions est autrement plus acceptable.
Pour autant, second problème, il n'est pas sûr que la possibilité pour un commissaire de toucher des droits d'auteur soit pleinement conforme à la législation en vigueur 524 ( * ) . On rappellera en effet les termes de la récente loi du 1 er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information dont l'article 33 insère dans le code de la propriété intellectuelle un article L. 131-3-1 ainsi rédigé : « Dans la mesure strictement nécessaire à l'accomplissement d'une mission de service public, le droit d'exploitation d'une oeuvre créée par un agent de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions ou d'après les instructions reçues est, dès la création, cédé de plein droit à l'Etat ». La question de l'applicabilité de cette prescription aux conclusions nous semble sérieusement se poser.
Quoi qu'il en soit, la mission du commissaire du gouvernement est selon nous, contrairement à ce qu'affirme l'arrêt Esclatine , située non pas au coeur mais bien davantage aux confins de l'office du juge, objet de ce colloque.
Intervention du Président Yves GAUDEMET
Merci beaucoup pour cet exposé dense et très brillant. Vous avez su, sur des questions largement agitées, renouveler l'approche et l'angle d'attaque. Je pense effectivement que d'autres éléments du débat doivent encore être considérés. A la suite du décret de 2006 qui aurait pu être interprété différemment, il nous faut distinguer finalement entre le Conseil d'Etat, les Tribunaux administratifs et les Cours administratives d'appel. Or, la fonction de ces juridictions est identique et donc je pense que là aussi il y a encore des aménagements, des discussions à venir. Je crois que votre communication d'aujourd'hui est là d'un apport très précieux à cet égard. Ce qui est sûr, c'est que le commissaire du gouvernement a été créé en 1831 comme un ministère public et que pendant longtemps d'ailleurs, le rôle qui était affiché à la porte de la section du contentieux portait le nom de ministère public. Il était même indiqué le nom du commissaire du gouvernement. Ensuite on a construit cette idée que le ministère public participait à la fonction de juger. Vous nous avez fait valoir des considérations tout à fait intéressantes de ce point de vue. Merci encore beaucoup pour ce très bel exposé.
Le professeur Maryse Deguergue va nous parler « des influences sur les jugements des juges ». Ce titre me fait penser à une citation de M. Burgelin « l'office du juge participe de l'art d'imaginer le bon jugement mais aussi de celui d'y parvenir entre le temps où la querelle ou la requête est portée à sa connaissance, et le moment où il s'en délivrait lui-même par sa décision ». Il appelait cela : « l'art de la procédure ». Quelles sont les influences qui s'exercent donc pendant ce laps de temps où se construit la décision de justice ? Merci de nous éclairer sur cette question.
DES INFLUENCES SUR LES JUGEMENTS DES JUGES
Mme Maryse DEGUERGUE, Professeur de droit public, Université Paris I Panthéon - Sorbonne
Deux obstacles méthodologiques se dressent avant de pénétrer la zone d'ombre qui précède le jugement.
D'abord, si l'office du juge est essentiellement la fonction de trancher les litiges au service de la justice et du respect des règles de droit, le juge doit remplir cet office en toute neutralité. Cette neutralité est assurée, dans les régimes démocratiques, par la garantie constitutionnelle de l'indépendance des juges qui se déterminent en leur âme et conscience. Dès lors, on peut penser que les juges sont normalement soustraits à toute influence, de quelque ordre qu'elle soit.
Pourtant, neutralité et indépendance, que l'on tiendra pour acquises, n'excluent pas que des influences s'exercent sur les juges, car leur statut est le fruit de l'histoire et leur office se déroule dans un monde « vivant et situé » - celui de la société dans laquelle se nouent les conflits. De sorte que voir la neutralité et l'indépendance comme des armures protégeant les juges des influences serait idéaliste. On peut même soutenir que ces influences sont nécessaires en ce qu'elles permettent une certaine adaptation du droit au fait, et assurent une adhérence des juges à la société à laquelle ils appartiennent.
Ces influences existent : elles sont plus ou moins prégnantes, et donc visibles de l'extérieur, et elles sont évidemment variables selon les époques : à preuve, l'influence de l'Administration était plus forte sur les juges administratifs à l'époque de l'application de la théorie du ministre juge qu'elle ne l'est aujourd'hui, même si une certaine complicité et compétence techniques par rapport à l'Administration active assure toujours à la juridiction administrative l'autonomie et la légitimité par rapport à la juridiction judiciaire.
Hormis la neutralité et l'indépendance des juges, un autre obstacle méthodologique se dresse pour traiter des influences sur les jugements des juges. Envisager l'existence d'influences peut signifier que l'objectivité de leur jugement en droit est remise en cause et que leur subjectivité peut l'emporter sur l'application des règles de droit. De ce fait, l'étude des influences est un sujet qui dérange : oser évoquer la raison d'Etat, la défense de certaines valeurs, l'utilité économique et sociale, voire la pression des groupes d'intérêts n'est pas de bon aloi.
Et pourtant, des influences ne peuvent pas ne pas exister dès lors que la justice est rendue par des hommes. Lorsque les juges exercent « leur capacité décisionnelle de trancher » 525 ( * ) , ils doivent nécessairement interpréter des règles de droit et les adapter aux faits de l'espèce. Ainsi l'interprétation et l'adaptation du droit au fait constituent sans doute les lieux privilégiés du jeu des influences. Du reste, l'existence d'une politique jurisprudentielle - que les observateurs s'accordent à discerner dans l'oeuvre de chacune des juridictions suprêmes - prouve bien que des influences ont pu s'exercer antérieurement à l'adoption de la solution juridictionnelle. Mais la circonstance que des influences peuvent aider les juges à trancher ne remet pas en cause leur indépendance fonctionnelle et leur objectivité à appliquer le droit, même si l'on sait qu'ils contribuent à le construire parfois indépendamment des textes.
L'existence d'influences étant admise, la définition de ce qu'est une influence reste à donner. La chose se conçoit aisément mais elle s'énonce moins clairement. C'est l'action qu'exerce une personne ou une chose sur une autre personne ou une autre chose, selon l'une de ces formules tautologiques qui émaillent tous les dictionnaires.
Au titre de ces actions qui peuvent s'exercer sur les juges, celle des textes applicables au litige et celle de l'argumentation des parties sont évidemment déterminantes. Mais elles ne peuvent pas être les seules, si l'on admet que les juges détiennent aussi - de par leur pouvoir normatif - une parcelle de souveraineté, en dehors même de toute habilitation législative ou constitutionnelle, qui leur permet de réécrire la norme ou de la construire de toutes pièces, et si l'on reconnaît qu'ils peuvent écarter le raisonnement syllogistique et choisir une solution d'abord pour l'argumenter ensuite 526 ( * ) .
Si la définition de l'influence n'est guère éclairante, l'étymologie de l'influence est plus intéressante et ses synonymes encore davantage. Influence vient de « influere » et de « influentia » en latin qui désignent l'action de couler et de pénétrer, au sens figuré dans la pensée, étant observé qu'à l'origine l'influence avait mauvaise réputation, comme en témoigne « l `influenza » qui désigne une épidémie de grippe venue d'Italie en 1743.
Bonne ou mauvaise, l'influence peut être aussi consciente ou inconsciente, subie ou voulue, avouée ou inavouée, assumée ou reniée. Il nous semble réducteur de considérer que l'influence ne peut être que subie 527 ( * ) ; elle peut, à notre sens, être aussi volontairement acceptée dans un but précis qui servira précisément une politique jurisprudentielle. Mais faute de pouvoir retracer les cheminements de la pensée, une typologie des influences en fonction de ces qualificatifs semble impossible à dresser. Plus édifiants sont les synonymes d'influence : autorité, crédit, ascendant, emprise, poids, pression, prestige, tyrannie, synonymes qui conduisent à se demander à quel moment de la procédure se laissent voir les influences et s'il y en a qui sont plus déterminantes que d'autres.
La trace des influences est décelable principalement dans les travaux préparatoires de la décision juridictionnelle, pris au sens large (rapport, conclusions, mémoires), et dans la motivation de la décision juridictionnelle quand elle est suffisamment explicite. L'indice d'une influence consciente est le revirement de jurisprudence dont les motivations peuvent être décryptées dans les conclusions du ministère public ou du commissaire du gouvernement 528 ( * ) . D'ailleurs, si l'institution du commissaire du gouvernement satisfait aux exigences de transparence et contribue ainsi à la qualité et à l'équité du procès administratif 529 ( * ) c'est parce qu'il lève un coin de voile sur les influences qui ont pu emporter la conviction du juge administratif.
Les influences peuvent être diverses et la question de savoir quelle influence a été plus déterminante qu'une autre ne peut être résolue de façon certaine en raison du secret du délibéré et de la discrétion professionnelle à laquelle sont tenus les magistrats. L'influence déterminante ne peut qu'être supposée, sauf si elle est avouée par des commentateurs autorisés issus du sérail. Quant aux influences inconscientes, elles ne peuvent faire l'objet que de spéculations. On voit donc que les influences, pour évanescentes qu'elles puissent paraître, convoquent les différentes composantes de la création du droit par les juges, car elles les aident incontestablement à trancher le litige qui leur est soumis.
En cela, les influences peuvent être considérées comme étant à la source du pouvoir normatif des juges.
Enfin, les influences sont plurielles : elles peuvent être imbriquées, elles peuvent se cumuler ou au contraire se neutraliser. Si on tente de combiner les adjectifs qui caractérisent les influences et les synonymes, une classification tripartite se dessine : il y a probablement des influences d'ordre structurel qui sont plus ou moins subies, il y en a d'autres d'ordre conjoncturel qui sont plus ou moins conscientes, enfin il y a des influences d'ordre rationnel qui sont plus ou moins avouées.
I. LES INFLUENCES D'ORDRE STRUCTUREL PLUS OU MOINS SUBIES
Deux nous semblent particulièrement topiques qui s'expliquent, l'une par l'origine du juge administratif influencé toujours, parfois à son corps défendant, par l'adage « Juger l'administration c'est encore administrer » 530 ( * ) , l'autre par la méthode de juger qui est commune aux deux ordres de juridictions et qui se réfère aux précédents. On évoquera donc l'ascendant de l'Administration et la force du précédent.
A. L'ASCENDANT DE L'ADMINISTRATION
On ne reviendra pas sur une démonstration conduite il y a plus de trente ans et qui demeure, dans une moindre mesure, toujours valable : le juge administratif peut se montrer « protecteur des prérogatives de l'Administration » parce qu'il est plus proche d'elle et plus sensible qu'un autre juge à ses sujétions et à ses servitudes 531 ( * ) .
La survivance de la catégorie des actes de gouvernement prouve bien que le juge s'auto limite par révérence envers une fonction gouvernementale qui n'est rien d'autre que politique et qui sent la raison d'Etat. Certes, la réduction de la catégorie des mesures d'ordre intérieur atteste d'un ascendant de l'Administration en perte d'influence, mais deux illustrations récentes sont de nature à moduler cette appréciation :
- la première a trait à une limitation du droit au recours contre une décision administrative justifiée précisément par la prégnance du pouvoir hiérarchique dans l'Administration. En effet, les agents d'un service administratif ne sont toujours pas recevables à intenter un recours pour excès de pouvoir contre une décision touchant l'organisation ou le fonctionnement de leur service, alors même qu'elle peut préjudicier à leurs droits 532 ( * ) .
- la deuxième illustration concerne la faculté reconnue à l'Administration de se prévaloir d'un autre motif pour justifier a posteriori devant le juge la légalité de sa décision, menacée d'annulation, pour avoir été fondée à l'origine sur un motif entaché d'illégalité. La substitution de motifs à laquelle procèdera le juge - en remplaçant le motif illégal par le motif légal - poursuit deux buts louables : d'abord l'évitement d'une annulation qui peut être mal ressentie par l'Administration ; ensuite éviter la perte de temps et d'énergie, sachant que l'Administration peut toujours reprendre le même acte assorti du bon motif.
Une telle pratique n'en demeure pas moins éminemment contestable pour deux raisons :
D'une part, elle fait fi de l'exigence de la motivation des actes contemporaine à leur édiction, afin de garantir la véracité et la fiabilité des raisons avancées par l'Administration. D'autre part, elle prive l'administré du droit à un réexamen de son dossier, dont il aurait bénéficié si l'annulation avait été prononcée et sa demande de nouveau traitée. Certes, le juge administratif a entouré la substitution de motifs de garde-fous, notamment le respect du contradictoire et la vérification que la substitution ne prive pas l'intéressé d'une garantie essentielle 533 ( * ) . Toutefois, même si la substitution de motifs demandée par l'Administration peut être refusée par le juge, elle s'analyse comme une nouvelle modalité de protection des intérêts de l'Administration. Elle témoigne peut-être d'une certaine propension du Conseil d'Etat « à ne pas indisposer l'administration active » 534 ( * ) . Ne pas l'indisposer c'est aussi la conforter dans ses habitudes, ce à quoi obéit la référence aux précédents.
B. LA FORCE DU PRÉCÉDENT
À lire les observateurs les plus avisés, le juge administratif n'est tenu par aucun précédent jurisprudentiel 535 ( * ) et les juges judiciaires possèdent une « totale liberté théorique à l'égard des précédents jurisprudentiels » 536 ( * ) . À l'appui de ces assertions, deux arguments peuvent être avancés : d'abord, Conseil d'Etat et Cour de cassation seraient pragmatiques et se défieraient de tout esprit de système, ne voulant pas au surplus se lier les mains pour l'avenir ; en outre, les revirements de jurisprudence attesteraient de la faible force du précédent dans notre système romaniste à l'opposé du système anglo-saxon.
Toutefois la force du précédent ne nous paraît pas niable, quel que soit l'ordre de juridiction considéré, pour deux raisons : d'un côté, les juges inférieurs ont tendance à suivre ce qu'a décidé la Cour Suprême, « par inertie et par crainte de voir leur décision réformée » 537 ( * ) ; d'un autre côté, les Cours Suprêmes elles-mêmes ne recourent au revirement de jurisprudence qu'avec la plus grande circonspection. L'importance qui lui est donnée, à juste titre pour l'évolution du droit, tient aussi à ce qu'il est plus visible et plus médiatisé que le respect du précédent, nécessairement feutré et débusqué par les seuls initiés de la jurisprudence.
Par ailleurs, les questionnements récents sur les menaces que font peser les revirements de jurisprudence sur la sécurité juridique faussent la perspective : ce n'est pas leur fréquence qu'il faut induire de la pluralité des études qui leur sont consacrées, mais leur portée toujours perturbatrice de l'ordre juridique par leur caractère à la fois normateur et rétroactif 538 ( * ) . En outre, l'imprécision du concept de revirement de jurisprudence ne permet pas toujours de connaître sa consistance réelle par rapport aux précédents 539 ( * ) .
Il est vrai que la force du précédent est plus subie par les juridictions inférieures et davantage consciente chez les juges des Cours Suprêmes. À preuve, quelques revirements de jurisprudence manqués, que le législateur a parfois dû opérer par un texte qui aurait pu être un « grand arrêt » (R. Chapus). Ainsi, dans la jurisprudence judiciaire, le refus d'admettre le risque thérapeutique afin de ne pas faire peser sur le médecin le poids financier de l'aléa médical 540 ( * ) et, dans la jurisprudence administrative, le refus de simplifier la répartition des compétences juridictionnelles en matière de placement d'office des aliénés 541 ( * ) . Dans le premier cas, le législateur a dû intervenir par la loi du 4 mars 2002 qui assure l'égalité de traitement des malades en instaurant un système d'indemnisation de l'accident médical fondé sur la solidarité nationale, abstraction faite du caractère privé ou public de l'établissement de soins auquel ils ont eu recours. Dans le second cas, le Conseil d'Etat a choisi consciemment de s'en tenir à sa jurisprudence traditionnelle qui réserve à la compétence administrative l'appréciation de la régularité du placement d'office d'un aliéné et à la compétence judiciaire la nécessité du placement et les responsabilités qui en découlent, alors que son commissaire du gouvernement lui avait présenté les mérites d'une évolution du partage des compétences et l'avait invité à saisir le Tribunal des Conflits. Seule une réforme législative pourra venir mettre un terme à cette répartition complexe que le juge administratif suprême maintient malgré les réserves qu'elle suscite.
D'ailleurs et à l'inverse, une des figures de rhétorique des commissaires du gouvernement peut consister à s'appuyer sur la force du précédent pour convaincre la formation de l'opportunité de maintenir la jurisprudence en l'état ou encore plus subtilement à convaincre du bien-fondé d'une évolution en montrant qu'elle s'écarte finalement peu du précédent 542 ( * ) . De ce point de vue, les commissaires du gouvernement peuvent être considérés comme participant effectivement à la fonction de juger, car leurs conclusions influencent nécessairement le sens du jugement finalement rendu, qu'ils soient par ailleurs présents ou non au délibéré, qu'ils y parlent ou qu'ils demeurent muets. Leur influence sur le jugement se produit bien évidemment en amont de celui-ci, mais, si cette influence se rattache aux influences d'ordre structurel, puisque le commissaire du gouvernement appartient à la juridiction saisie, elle est assurément consciente.
II. LES INFLUENCES D'ORDRE CONJONCTUREL PLUS OU MOINS CONSCIENTES
Deux nous semblent répondre à cette qualité : la première influence - celle de la doctrine - paraît moins forte aujourd'hui que par le passé en raison d'une autorité que l'on peut qualifier d'affaiblie. La deuxième influence s'avère plus importante : c'est celle des autres juges, à tel point qu'il ne paraît pas excessif de parler de la pression de la concurrence entre juges.
A. L'AUTORITÉ AFFAIBLIE DE LA DOCTRINE
Il convient de préciser que le critère de l'autorité pour identifier la doctrine et la hisser au niveau des sources matérielles du droit est controversé dans la communauté des juristes. Les termes de la controverse ne peuvent pas être rappelés ici mais, si l'on admet que cette autorité soit théoriquement concevable, force est de reconnaître qu'elle est sensiblement affaiblie depuis une vingtaine d'années pour deux raisons au moins : d'abord cette autorité est diluée par l'extrême foisonnement des auteurs et des écrits doctrinaux, ainsi que par leur hétérogénéité. La traçabilité des idées n'est plus assurée comme du temps de Maurice Hauriou qui a inspiré Romieu pour la gestion privée des services publics ou de Georges Vedel qui se plaisait à rappeler qu'il était à l'origine de la jurisprudence Giry. Par ailleurs, la doctrine issue du Conseil d'Etat (« doctrine officielle » 543 ( * ) pour certains) tend à supplanter la doctrine universitaire, voire à la stériliser, parce qu'elle est placée évidemment à des postes d'observation privilégiée et qu'elle vient enseigner le droit administratif au sein même des universités. À cet égard, la doctrine privatiste semble être dans une meilleure posture, en ce qu'elle ressent moins l'ascendant des magistrats judiciaires et peut donc davantage les influencer 544 ( * ) .
La deuxième raison de l'affaiblissement de la doctrine tient au fait que les grandes cathédrales, comme le service public ou la puissance publique, non seulement ne sont plus à construire, mais encore n'ont plus lieu d'être. Au contraire, les notions dominantes du droit contemporain - concurrence, privatisation, contractualisation - sont déconstructrices du droit administratif et ne suscitent plus des actes de foi et une analyse dogmatique du droit public 545 ( * ) . Au contraire, les mutations actuelles du droit administratif se caractérisent par une dilution de son autonomie et une pénétration croissante du droit privé qui rendent plus que jamais pertinente, mais en sens inverse, l'exclamation « on nous change notre Etat » de Maurice Hauriou, mutations qui exigent assurément une reconstruction.
Par conséquent, l'influence que la doctrine tente d'exercer sur les jugements des juges se borne souvent à préconiser des améliorations techniques dans l'exercice du contrôle juridictionnel : ainsi du contrôle normal sur le choix d'une sanction disciplinaire, du contrôle extrinsèque de l'utilité publique d'une expropriation, de l'invocabilité directe des directives communautaires ou encore, toutes juridictions confondues, de l'aménagement de dispositions transitoires dans les arrêts de revirement pour pallier la rétroactivité de la norme nouvelle.
Cette influence n'est certes pas négligeable, mais elle est ponctuelle, conjoncturelle, et ne ressemble plus à un grand dessein, tant il est vrai qu'aujourd'hui la systématisation doctrinale de la jurisprudence laisse place à une codification des textes qui est apparue plus nécessaire et plus urgente en raison de l'inflation législative et réglementaire. À tel point que l'on peut se demander si la nouvelle fonction de la doctrine dans les décennies à venir ne sera pas de retourner à l'exégèse des textes et si l'influence doctrinale n'est pas déjà plus prégnante dans la préparation des codes que dans la formation de la jurisprudence.
En un mot, les juges semblent plus à l'écoute des autres juges qu'à celle de la doctrine.
B. LA PRESSION DE LA CONCURRENCE ENTRE JUGES
La concurrence entre juges est aussi une idée sujette à controverse tant elle paraît étrangère à l'atmosphère feutrée des Cours Suprêmes. Des termes plus neutres, tels que l'utilisation, l'emprunt ou l'inspiration des concepts et des méthodes d'une juridiction par une autre satisfont mieux l'esprit par l'apaisement qu'ils apportent et la collaboration entre juges qu'ils supposent.
Et pourtant, il y a concurrence dès lors qu'il y a menace et nul ne peut nier que la juridiction administrative ait été attaquée, non seulement dans son identité, mais aussi dans sa légitimité, au point de devoir défendre l'une et l'autre en affermissant sa réputation de protectrice des administrés et plus généralement des citoyens.
Certes, il y a eu des emprunts dénués de toute idée de compétition : par exemple celui de la technique de l'erreur manifeste d'appréciation puisée par le Conseil d'Etat dans la jurisprudence du Tribunal de l'Organisation Internationale du Travail puis reprise du Conseil d'Etat par le Conseil Constitutionnel. En revanche, on ne peut pas dire que l'influence qu'ont exercée les jurisprudences judiciaire et européenne sur le juge administratif ait été totalement fortuite : dans les deux cas, il s'est agi pour la juridiction administrative de lutter contre un déficit d'image : tantôt une réputation de protection des deniers publics qui la faisait engager la responsabilité de l'Administration qu'avec circonspection, mauvaise réputation qui perdure injustement auprès des praticiens, tantôt une propension à laisser se perpétuer l'inégalité des armes entre l'Administration et les administrés dans la procédure administrative contentieuse.
D'où les emprunts conceptuels aux juges judiciaires en matière de responsabilité extra-contractuelle des personnes publiques et un alignement sur l'interprétation de l'article 6-1 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales donnée par la Cour européenne des droits de l'homme.
- concernant les emprunts conceptuels à la responsabilité civile, le recours à la notion de garde d'autrui est révélateur d'une volonté d'alignement du raisonnement du juge administratif sur celui du juge civil afin d'aplanir les divergences entre jurisprudence administrative et judiciaire concernant l'indemnisation des dommages causés par les mineurs placés au titre de l'assistance éducative auprès d'un établissement dépendant d'une personne publique 546 ( * ) .
Or, on peut se demander si le Conseil d'Etat n'a pas ouvert une boite de Pandore car le recours à la notion de garde d'autrui s'est propagé à l'indemnisation des dommages causés par les mineurs délinquants 547 ( * ) et la notion de garde des choses à l'indemnisation des dommages causés accidentellement par un ouvrage public à des tiers au motif que le maître d'ouvrage en a la garde 548 ( * ) . Pourtant, dans tous ces cas, la garde ne constituait pas un passage obligé pour aboutir à l'application d'une responsabilité sans faute, puisque les notions habituelles de risque spécial, de risque social ou encore de charge indue pouvaient être utilisées aux mêmes fins. À vouloir concurrencer le juge judiciaire sur son propre terrain, le juge administratif prend le risque de donner un argument supplémentaire aux tenants de la dévolution de la responsabilité de l'Administration aux juridictions judiciaires.
- concernant la soumission bien connue de la justice administrative aux règles du procès équitable, telles qu'elles sont interprétés par la Cour Européenne des Droits de l'Homme, il faut remarquer qu'en dehors du champ d'application de l'article 6-1, le Conseil d'Etat a été poussé à reconnaître l'existence de principes généraux de la procédure administrative contentieuse applicables à toutes les juridictions administratives, au nombre desquels l'impartialité et le respect des droits de la défense 549 ( * ) . Cette démarche est révélatrice de la volonté, bien compréhensible, du juge administratif de ne pas apparaître en retrait dans le registre de la protection des justiciables. Non seulement, il fait observer scrupuleusement les exigences du procès équitable dans le cadre d'application tracé par l'article 6-1, mais encore il estime être lié par celles-ci en vertu des principes généraux qu'il consacre de façon prétorienne en dehors du champ d'application de cet article. On peut déceler aussi dans cette extension une influence d'ordre rationnel qui veut que toute juridiction, fut-elle spécialisée, statue de façon impartiale en respectant les droits de la défense.
III. LES INFLUENCES D'ORDRE RATIONNEL PLUS OU MOINS AVOUÉES
Si l'office du juge est aussi de trouver l'équilibre entre les intérêts en présence, l'emprise de l'équité et la pondération des intérêts est une influence d'ordre rationnel qui est étrangère à tout sentimentalisme, contrairement à l'image d'Epinal du bon juge de Château-Thierry. Si l'équité est ouvertement sollicitée et acceptée, reconnue, une autre influence d'ordre rationnel, la modernité, l'est moins car elle révèle sans doute une autre tyrannie des apparences.
A. L'EMPRISE DE L'ÉQUITÉ ET « LA PONDÉRATION DES INTÉRÊTS »550 ( * )
Malgré l'adage « Dieu nous garde de l'équité des Parlements », les juges à quelque ordre qu'ils appartiennent, n'ont jamais nié prendre en considération l'équité dans le but de préserver les intérêts de chacun, à la recherche du fameux équilibre de la balance de la justice.
Il est avéré que maints commissaires du gouvernement près le Conseil d'Etat s'y sont référés pour convaincre du bien-fondé de l'élargissement continu de la responsabilité sans faute de la puissance publique (Jean Romieu dans l'affaire Cames et encore tout récemment M. Devys qui, dans ses conclusions sur l'arrêt GIE Axa Courtage, a expliqué que l'état actuel de la jurisprudence était à double titre « inéquitable » pour les victimes et incompréhensible pour le public »). La doctrine a même parlé de « jurisprudence d'équité » 551 ( * ) , ce qui est plus qu'un aveu, une reconnaissance et un hommage. La Cour de cassation tranche dans le même esprit. C'est par souci d'équité envers les victimes d'accidents médicaux qu'elle a fait produire un effet rétroactif à l'obligation d'information pesant sur les médecins, afin probablement de pallier les conséquences inéquitables de son refus de faire entrer l'aléa thérapeutique dans les rapports contractuels existant entre un médecin libéral et son patient. Cependant la justification qu'elle a apportée à cette solution et selon laquelle « l'interprétation jurisprudentielle d'une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés » est difficile à admettre et à faire comprendre, même si elle veut signifier que la norme telle qu'elle a été interprétée en 1998 dans le sens d'une obligation d'information des médecins, même sur les risques exceptionnels, devait être appliquée en 2001 indépendamment de l'époque à laquelle se sont déroulés les faits reprochés au médecin. Equitable pour les victimes, la rétroactivité de la règle jurisprudentielle s'avère redoutable pour les personnes dont la responsabilité est mise en cause 552 ( * ) .
On le voit donc, dans des rapports égalitaires comme le sont les rapports de particuliers à particuliers, l'équité présente un double tranchant : favorable aux uns, elle s'avère défavorable aux autres et c'est à ce point de rupture que « la pondération des intérêts » par le juge doit intervenir. Certes, relève de l'office du juge la mission de faire évoluer la jurisprudence tout en veillant à la sécurité juridique. Cette dernière ne saurait en effet « consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit » 553 ( * ) . Mais la sécurité juridique impose des aménagements raisonnables comme la modulation dans le temps des effets de la chose jugée ou des mesures transitoires dans les lois.
Le juge administratif parle dans le même ordre d'idées de conciliation des intérêts publics et des intérêts privés et, pour le cas particulier des revirements de jurisprudence inéquitables, a trouvé la parade en posant la règle nouvelle le plus souvent dans des arrêts de rejet qui ne l'appliquent pas. C'est encore par des considérations d'équité que le Conseil d'Etat a décidé de moduler l'effet rétroactif de ses annulations contentieuses, lorsque cet effet emporterait « des conséquences manifestement excessives ». Pour décider de la modulation, le juge doit prendre en considération les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et les inconvénients d'une limitation dans le temps des effets de l'annulation 554 ( * ) . Si cet examen le conduit à considérer qu'il est plus raisonnable de limiter dans le temps les effets rétroactifs, le juge pourra prononcer cette limitation et même différer les effets de l'annulation à une date postérieure à sa décision.
La mise en balance des intérêts publics et privés, des avantages et des inconvénients d'une modulation de la rétroactivité montre bien que la décision est orientée en fonction de paramètres qui ne sont pas tous spécifiquement juridiques 555 ( * ) .
B. LE PRESTIGE DE LA MODERNITÉ OU L'AUTRE TYRANNIE DES APPARENCES
Le miroir de la modernité reflète les préoccupations manageriales de la gestion publique soumise à l'efficacité et brouille l'image d'une justice conservatrice, lente allant son train de sénateur avec sérénité. La célérité de la justice et la rentabilité attendue des juges connaît une traduction juridique dans la multiplication des recours préalables obligatoires afin de faciliter la conciliation, dans l'instauration du juge unique dans des contentieux toujours plus nombreux et la suppression de l'appel dans des contentieux considérés comme mineurs.
L'organisation de la justice n'est pas seule affectée, l'office du juge, sa manière de comprendre et de rendre la justice l'est aussi certainement, encore qu'elle soit difficile à mesurer. Dans une société médiatisée et une démocratie d'opinion, les juges sont aussi sensibles à l'image qu'ils donnent à voir : pragmatisme et empirisme rangent la bonne administration de la justice parmi les moyens privilégiés par les deux ordres de juridiction pour montrer qu'ils sont attentifs aux intérêts des justiciables.
L'opportunisme n'en est pas très éloigné non plus quand des commissaires du gouvernement se réfèrent à une triple économie de temps et de charge contentieuse pour l'Administration, le requérant et le juge 556 ( * ) ou se réfèrent à des arguments d'opportunité temporelle 557 ( * ) ou de cohérence interne de la jurisprudence 558 ( * ) .
La modernité, est-ce aussi reconnaître le bien-fondé de la normalisation, quand ce n'est pas la labellisation ? C'est poser la question de savoir si le jugement, indépendamment du traitement quantitatif des dossiers, peut faire l'objet d'une évaluation de qualité. Quant à la productivité, élément essentiel de la modernité, un Vice-président du Conseil d'Etat a rappelé opportunément qu'il était difficile d'en demander toujours plus aux juges 559 ( * ) .
Mais l'office du juge et les influences qui l'inspirent peuvent-ils réellement faire l'objet d'une certification, comme c'est le cas pour le parquet général de la Cour des Comptes certifié ISO 9001-2000 en 2002 ?
La modernité n'a-t-elle pas des limites ?
Intervention du Président Yves GAUDEMET
Si on ôte du mot influence ce qui peut y avoir de péjoratif, l'acte de juger n'est que du droit entouré par un réseau d'influences. Si l'on veut soustraire le juge à toutes les influences, il n'y aura jamais de jurisprudence. Avec cette communication, vous aurez certainement contribué à nous éclairer beaucoup sur ce point et certainement aussi contribué à alimenter le débat qui viendra tout à l'heure. Je crois que ce rôle déclinant de la doctrine a surpris certains d'entre nous. Quant au juge administratif qui souffrirait de déficit d'images, mon sentiment est qu'il se porte plutôt bien. Son image sociale, son image en tant que juge n'est pas si mauvaise aujourd'hui. Sans doute, souffre-t-il d'un déficit d'images ; toutefois, maintenant qu'existent des procédures d'urgence, les choses ont changé.
Mme. Sophie Harnay, je suis heureux et impatient de vous écouter. Votre sujet en effet me rafraîchit. Quand j'étais à l'Institut d'Etudes Politiques, on nous parlait beaucoup de la rationalisation des choix budgétaires puis ce thème a disparu. Personnellement, j'avais toujours pensé que les choix budgétaires étaient rationalisés et qu'ils continueraient à l'être. Avec votre sujet sur la manière dont la rationalité économique traverse la décision judiciaire, vous allez nous rendre plus familier avec ce grand thème de l'économie du droit. Je vous en remercie.
RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE ET DÉCISION JUDICIAIRE
Mme Sophie HARNAY, Maître de conférences en économie, Université de Paris X Nanterre
La rationalité économique est parfois confondue avec une rationalité gestionnaire - ou budgétaire - du système judiciaire et du fonctionnement des juridictions, et appréhendée en conséquence en termes de coût de la justice et des procédures et d'utilisation optimale d'une ressource budgétaire de plus en plus rare, dans le contexte actuel de dépression des finances publiques. L'analyse économique du droit (AED ou Law and Economics anglo-saxon) conçoit, de façon plus large, la rationalité économique dans la décision judiciaire comme une rationalité avant tout individuelle de l'agent judiciaire. Dans cette version, développée essentiellement par l'école de Chicago, l'AED analyse comment, au-delà d'une approche budgétaire, la rationalité économique irrigue et caractérise l'ensemble des comportements judiciaires. 560 ( * ) A l'instar de tout agent économique, le juge est ainsi supposé rationnel et effectuer des choix en allouant des ressources - rares - à des fins efficaces. Sur ce fondement individualiste, l'AED étudie alors l'efficacité d'un droit produit par les juges, essentiellement conçu et considéré dans le cadre jurisprudentiel des régimes de common law . Les critiques adressées à cette approche, émanant aussi bien des économistes que des autres disciplines, sont nombreuses et argumentées, et l'AED a parfois su les intégrer à ses développements les plus récents, dans des mesures diverses. Notre propos ne saurait donc être de rendre compte de façon exhaustive de l'ensemble de ces développements et critiques. Plus modestement, il est de présenter, de façon parfois simplificatrice, une approche économique de la décision judiciaire n'échappant pas elle-même à certaines simplifications, et de souligner certaines difficultés rencontrées par l'AED dans sa démarche.
Ainsi, le modèle de rationalité « standard » utilisé par une grande partie des analyses de l'économie du droit étudie spécifiquement la décision judiciaire en tant que calcul économique rationnel - effectué en tant que tel par le juge de façon implicite ou explicite (section 1). L'hypothèse d'une rationalité individuelle du juge ne garantit pas toutefois la création d'un droit efficace ou « collectivement rationnel », l'exercice des rationalités judiciaires individuelles pouvant entrer en conflit avec une forme d'efficacité sociale (section 2).
I. RATIONALITÉ INDIVIDUELLE ET DÉCISION JUDICIAIRE
L'analyse économique considère l'individu comme rationnel dès lors qu'il met en oeuvre des moyens pour atteindre des fins. Cette définition de la rationalité économique, qui s'inscrit dans la lignée de la définition par Robbins de l'analyse économique comme « la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs », 561 ( * ) est étroitement liée à l'existence d'une contrainte de ressources pour les agents - un choix privant de la possibilité d'en faire un autre - et à la notion de coût d'opportunité. Elle signifie en outre que les individus cherchent le maximum de satisfaction et exploitent donc toujours une occasion d'améliorer leur situation. Sur ces prémisses, l'hypothèse de rationalité optimisatrice est susceptible de s'exercer dans un grand nombre de situations et comportements individuels en dehors du champ strictement « économique ». Aussi l'AED analyse-t-elle la décision judiciaire individuelle comme un choix rationnel du juge, dès lors qu'il s'agit pour ce dernier de gérer au mieux la contrainte de rareté des ressources. A l'instar de tout agent économique, le juge est vu comme sélectionnant parmi l'ensemble des solutions possibles le choix maximisant la différence entre les avantages et les coûts associés. La décision correspondante est alors qualifiée d'efficace. 562 ( * )
L'AED identifie dans la pratique judiciaire plusieurs illustrations de comportements rationnels conduisant à la production de décisions efficaces. Ainsi, depuis les travaux de Calabresi (1961), le choix par le juge du régime de responsabilité optimal est analysé en termes de minimisation des coûts nets - coût du dommage ou de l'accident découlant d'un comportement donné, la définition étant éventuellement étendue à la somme des coûts liés à l'accident proprement dit, du coût de sa prévention et du coût administratif du système judiciaire. En comparant les différents coûts sous les différents régimes de responsabilité, le juge peut déterminer le régime de responsabilité optimal. L'imputation du coût des accidents suivra alors une règle de responsabilité stricte ou limitée selon que les dommages aient été causés respectivement par des risques évitables ou inévitables. La comparaison entre le coût du dommage ou de l'accident découlant d'un comportement donné et le bénéfice social résultant de cette même activité s'inscrit alors dans la logique d'efficacité économique. Le juge est ainsi amené à organiser l'incitation à la prise de précaution et la compensation des victimes, dans un objectif de réduction du coût social des accidents.
Le principe de dissuasion marginale, ou le choix par le juge de graduer les sanctions en fonction de la gravité de l'acte incriminé, constitue une deuxième illustration de la mise en oeuvre par le juge de la rationalité économique dans la prise de décision judiciaire. Dans ce cas de figure, le calcul rationnel du juge le conduit à proportionner l'utilisation de moyens rares (le coût social de la sanction, ainsi que son coût privé, exprimé sous une forme monétaire dans le cas d'une amende ou d'un coût en temps pour une peine d'emprisonnement) aux fins recherchées (le degré de dissuasion socialement requis). L'application du principe de dissuasion marginale assure l'efficacité de la décision judiciaire, en évitant qu'une sanction trop lourde ne s'avère « contre-productive » au regard de l'objectif de dissuasion, et n'incite de ce fait à la substitution de comportements fortement nuisibles à des comportements faiblement nuisibles, dès lors que la sanction encourue serait identique pour les deux types de comportements. En d'autres termes, le juge anticipe rationnellement le calcul économique rationnel de l'agent conduit à arbitrer entre deux types de comportements lui rapportant des gains différents à niveau de sanction égal.
Un troisième exemple d'exercice par le juge d'une rationalité économique est donné par le choix de ne pas sanctionner certains comportements en dépit de leur caractère hors-la-loi, lorsque le coût de les dissuader excède le bénéfice attendu de la dissuasion. Au regard de la rationalité et de l'efficacité économiques, le niveau de dissuasion optimal se définit comme le niveau pour lequel le coût marginal de la dissuasion est exactement compensé par son rendement marginal. Il peut donc différer de la dissuasion parfaite, le calcul économique justifiant en ce sens une tolérance relative de la décision judiciaire.
La liste n'est pas limitative, car l'AED multiplie les exemples et études de cas témoignant de la mise en oeuvre d'une rationalité économique dans la décision judiciaire, qu'elle identifie encore par exemple dans le droit des contrats, avec le principe de l'inexécution efficace, dans le droit pénal et dans de nombreux autres domaines de droit. Au final, la rationalité individuelle du juge - et, plus largement, des agents économiques - est vue comme la condition de la production d'un droit (jurisprudentiel) efficace. L'AED reconnaît certes que le juge peut se heurter à des problèmes de mesure et de calcul dans le cadre de son calcul rationnel et que l'évaluation des coûts et avantages des différentes solutions s'offrant à lui peut être malaisée en situation d'information imparfaite et en univers incertain. Elle considère cependant que cette difficulté n'est ni plus ni moins marquée que pour d'autres décisions économiques plus « traditionnelles », telles que la décision de consommation ou d'investissement. En particulier, le juge peut mobiliser à l'appui de sa décision l'arsenal de méthodes d'évaluation économiques utilisées dans les autres domaines de la décision économique. En définitive, l'AED nie toute spécificité propre à la décision judiciaire. Cette dernière est une décision économique, produite par un agent économique rationnel cherchant à utiliser au mieux des ressources économiques rares, et guidée par la recherche de l'efficacité économique. Prendre une décision, « trancher » entre des intérêts divergents, résulte dans ce cadre de la comparaison des coûts et des avantages associés aux différentes solutions possibles. Si la décision du juge est rationnelle, elle s'effectue à l'exclusion de préoccupations morales, d'équité, de redistribution, ou de reconnaissance symbolique d'un droit sur des droits concurrents - les droits ne possédant dans ce contexte aucune valeur intrinsèque, y compris pour les juges, mais étant considérés uniquement dans leur fonction d'instruments au service de l'efficacité sociale. 563 ( * )
Si les décisions judiciaires individuelles sont rationnelles et guidées à ce titre par la recherche de l'efficacité, on pourrait s'attendre à ce que la somme de ces comportements individuels ait pour conséquence l'efficacité globale du système juridique. Or l'exercice par les juges de leur rationalité individuelle dans leur activité de production de décisions judiciaires peut entrer en conflit avec la rationalité collective du système juridique.
II. LA NON - COÏNCIDENCE ENTRE RATIONALITÉ JUDICIAIRE INDIVIDUELLE ET EFFICACITÉ DU DROIT
Une partie importante des travaux d'analyse économique du droit déduit des comportements judiciaires guidés par la rationalité individuelle que le droit, dans son ensemble, tend à devenir plus efficace. Cette théorie économique de l'efficacité du droit explique cette « marche vers l'efficacité » par le comportement des juges et par leur préférence postulée pour l'efficacité. Sous l'effet de l'action des juges, des règles efficaces se substituent progressivement aux règles inefficaces, au fur et à mesure qu'elles sont contestées devant les tribunaux. Cette version de la théorie de l'efficacité du droit fondée sur les comportements judiciaires est essentiellement développée par le juge Posner. 564 ( * ) L'exercice par les juges de leur rationalité individuelle ne garantit pourtant pas l'efficacité collective du droit, pour plusieurs raisons.
Premièrement, de façon évidente, le droit jurisprudentiel ne constitue pas la source unique du droit. Même dans l'hypothèse où le juge rationnel aurait pour objectif l'efficacité du droit, les domaines de droit régis par des sources juridiques autres que jurisprudentielles n'en seraient pas pour autant marqués par la même recherche d'efficacité. La question de l'influence des groupes de pression sur le processus de décision politique reste ainsi entière, tout particulièrement dans les systèmes où la décision judiciaire remplit une fonction de « législateur interstitiel » destiné à compléter un droit législatif incomplet.
Deuxièmement, si les juges sont des agents économiques « comme les autres », 565 ( * ) ils sont non seulement rationnels mais également et à l'instar de tout agent économique à la poursuite de leur intérêt personnel. L'application par l'AED au juge de l'hypothèse d' homo oeconomicus ne permet alors plus de rendre compte de la préférence rationnelle du juge pour l'efficacité, dès lors que cette dernière peut ne pas coïncider avec son intérêt personnel. 566 ( * ) Par ailleurs, aucune justification rigoureuse ne vient étayer l'hypothèse d'une préférence judiciaire pour l'efficacité. Pour Posner, cette dernière serait ainsi motivée par l'absence d'outils à la disposition du juge pour fonder ses décisions sur des critères alternatifs : parce que les juges manqueraient des outils nécessaires pour poursuivre un objectif de redistribution, leur seul objectif demeurerait finalement l'efficacité. En outre, l'enrichissement par l'AED de la fonction d'objectifs judiciaires, avec la prise en compte d'arguments plus variés, à la fois monétaires et non monétaires - tels le pouvoir, la satisfaction idéologique, le prestige et la réputation - éloigne le comportement judiciaire de la conception idéalisée d'un juge produisant des décisions efficaces. Dans cette perspective, parce que le juge est rationnel, et maximise une fonction d'utilité individuelle complexe, la décision judiciaire peut précisément être partiale et inefficace socialement.
Troisièmement, le volume d'informations que le juge est capable de traiter ainsi que sa capacité de traitement de cette information sont humainement limités. En admettant que le juge poursuive effectivement un objectif d'efficacité économique, la rationalité « réaliste » sur laquelle le juge fonde sa décision ne saurait de ce fait constituer une rationalité optimisatrice parfaite, mais s'apparente plutôt à une forme de rationalité limitée. Rapportée au contexte judiciaire, cette hypothèse de rationalité limitée - qui s'applique à l'ensemble des agents économiques et est abondamment développée par la littérature - invalide sérieusement la théorie de l'efficacité du droit produit par les juges. En effet, dès lors que le juge n'est plus supposé capable de prendre la décision optimale, en raison de son information insuffisante et de ses capacités cognitives limitées, l'idée d'une évolution juridique guidée par les comportements judiciaires perd son fondement. La décision judiciaire individuelle, même rationnelle, ne peut alors plus être parée des vertus de l'efficacité économique.
Les problèmes de coordination des décisions prises individuellement par les juges en accord avec leur rationalité individuelle constituent un quatrième obstacle à l'obtention d'un droit efficace au plan collectif. En effet, une décision judiciaire peut être rationnelle au plan individuel sans l'être collectivement. Ainsi, il est rationnel pour le juge individuellement d'imiter la décision d'un autre juge, dès lors qu'il prend sa décision en information imparfaite et que l'utilisation de l'information contenue dans la jurisprudence existante lui économise certains coûts individuels d'information. Le choix de suivre la jurisprudence résulte alors non pas - ou pas uniquement - de la « qualité » de cette dernière, mais du comportement rationnel d'un juge minimisant les coûts individuels de production de la décision judiciaire. Ces situations de « cascades informationnelles » sont alors à l'origine de phénomènes de lock in ou de verrouillage se traduisant dans le contexte judiciaire par une inertie juridique et le maintien de règles inefficaces dont l'adoption est pourtant rationnelle pour le juge individuellement. 567 ( * )
Au final, l'hypothèse de rationalité individuelle du juge ne semble pas rendre compte de l'ensemble des dimensions de la décision judiciaire. Des comportements judiciaires cohérents avec la rationalité judiciaire individuelle ne conduisent en outre pas nécessairement à l'efficacité du droit présumée par les premiers modèles d'économie du droit. Ainsi, au-delà du débat sur la signification de la notion d'efficacité en économie du droit, la rationalité individuelle ne paraît pas garantir la production d'un droit socialement efficace. Le lien entre rationalité économique et décision judiciaire ne saurait cependant être invalidé sur cette seule base. Aussi, après la contestation des analyses en termes d'efficacité, l'AED se donne-t-elle aujourd'hui comme objectif la construction d'un modèle réaliste de décision judiciaire, mobilisant notamment les avancées récentes des modèles économiques de rationalité.
Intervention du Président Yves GAUDEMET
Merci beaucoup Madame. Vous avez su poser très clairement cet aspect de l'analyse économique du droit appliqué à la décision judiciaire et en même temps prendre, si j'ai bien compris, certaines distances par rapport à cette analyse économique. Vous avez en tous les cas confirmé, un choix parfaitement irrationnel que j'ai fait voici un certain nombre d'années, parce que j'avais commencé des études d'économie et que j'ai continué des études de droit. Je ne suis pas sûr que le droit y ait gagné beaucoup, je suis certain que l'économie n'y a rien perdu. Pour clôturer cette matinée, il ne nous reste plus qu'à écouter Mathieu Doat.
LE JUGEMENT COMME UN RÉCIT
M. Mathieu DOAT, Maître de conférences de droit public, Université de Bretagne Occidentale
L'image familière de l'acte de juger se ramène bien souvent à un mot : trancher. Le juge après avoir mis en balance les intérêts en jeu, coupe avec son glaive le noeud. La déesse Dikê était armée, sans doute pour sanctionner les coupables mais aussi pour trancher et couper droit. Sur un plan judiciaire, c'est l'acte terminal qui clôture une procédure. Après avoir interprété des faits et des textes, après avoir donné la parole aux victimes, aux témoins et écouté la personne soupçonnée, le juge met un point final au débat. Il arrête une situation, tranche en séparant les parties en litige. Le lieu même de la justice, le tribunal, a été organisé autour de la mise à distance des avocats, spectateurs et parties d'une part afin de permettre cette séparation qui différencie nettement la victime du coupable, le légal de l'illégal et surtout afin d'interrompre le litige et le résoudre 568 ( * ) .
La représentation se complique si on cherche à voir au-delà de cette fonction classique du juge pour essayer de dévoiler une autre facette de cet acteur. L'office du juge, qui est sans doute introuvable, ne se réduit pas à un rôle déterminé qui serait écrit par avance. Il faut donc essayer de saisir une part dissimulée de l'oeuvre que réalise cette institution 569 ( * ) . Il faut porter le regard au-delà de l'acte par lequel le juge dé-partage les parties au procès. Avant l'arrêt, il y a le conflit, le différend, la querelle entre des parties. Derrière le jugement, en arrière-plan, il y a une trame, un drame, une histoire dont le juge établi un récit. C'est cette relation entre l'histoire, le récit et le jugement, entendue au sens large que nous chercherons brièvement à dévoiler.
Ce lien entre récit et jugement transparaît si on compare une décision de justice et ce genre littéraire 570 ( * ) . Comme dans tout conte ou roman, on trouve dans une affaire judiciaire une succession d'événements dans le temps, une unité de thème et d'action qui est le plus souvent assurée par le litige entre les parties. On a des personnages qui subissent des transformations. Un enfant est victime d'un accident, ses parents demandent réparation 571 ( * ) . Un salarié perd son travail, un époux s'est évaporé, un accouchement a mal tourné. Le procès examine ces coups de théâtre avec ses rebondissements. Enfin, tout jugement comme tout récit comporte une sorte de morale, que celle-ci soit exprimée ou sous-entendue. Dans tout procès, on ne raconte pas une histoire simplement pour départager un conflit. Au-delà du cas, le jugement doit porter, il doit au moins, comme n'importe qu'elle conte, inciter à la prudence.
Par ailleurs, c'est bien un récit qui est raconté dans un jugement et non une simple histoire. Ce que nous appelons les faits, dans une affaire, ont été toujours reconstruits. La suite chronologique dépend d'une reconstruction abstraite des témoins, victimes, coupables ou tiers. Ainsi, on sait que l'histoire de la Révolution française peut donner lieu à plusieurs récits : l'histoire n'est pas la même si elle est racontée par un témoin direct des événements, par Michelet ou encore celui que l'auteur d'un manuel d'Histoire pour de jeunes élèves » 572 ( * ) . Il en est de même pour n'importe quelle histoire judiciaire. Ce n'est pas une histoire objective qui fait l'objet d'une narration au procès, c'est le produit de plusieurs récits qui se croisent et se contredisent.
Ainsi, on perçoit un lien entre le récit, l'histoire et le jugement. Mais celui-ci apparaît plus nettement lorsqu'on regarde l'ancienne signification du mot histoire. Il dérive du grec historien , qui signifie enquêter afin de dire ce qui était. Avant de devenir avec Hérodote et Thucydide, Histor, qui fait apparaître l'historien en quête de vérité 573 ( * ) , ce mot est utilisé par Homère pour qui l'historien est le juge 574 ( * ) . « L'historien est l'homme qui enquête, et qui en relatant le passé, le soumet à son jugement » 575 ( * ) . Savoir ce qui s'était passé était un acte de volonté, une action par laquelle l'historien soupèse des éléments épars. Il s'agissait moins de connaître le passé avec une raisonnable certitude, mais d'interpréter des évènements, les rapporter à des causes, des raisons ou des facteurs. Il fallait juger des éléments divers avec un apport de l'imagination seule capable de combler les vides et les zones d'ombres de l'histoire.
Ainsi, l'historien était un juge. Aujourd'hui, alors que l'histoire est devenue une science ou du moins une discipline, nous voulons renverser cette formule et montrer que le juge est un historien au sens grec du terme, un conteur qui raconte des histoires, qui construit des récits, qui enquête sur le passé et le soumet à son jugement. Homme de terrain, le juge s'informe, examine des histoires, écoute et vérifie des récits. Sans doute s'agit-il d'une des faces cachées de l'office du juge, jamais aisée à découvrir et dont l'importance varie d'une affaire à une autre, d'une juridiction à une autre, d'une période à une autre, d'un juge, d'un conteur à l'autre.
La difficulté de cette entreprise est de prendre la mesure exacte de cette fonction narrative du juge. Pour cela, on ne s'intéressera pas à la structure et à la grammaire du jugement en établissant des comparaisons avec d'autres types de récit comme le conte ou la fable. Cette approche plutôt interne conduirait surtout à s'intéresser à l'histoire dans un jugement et à sa morphologie 576 ( * ) . Mais l'entreprise serait difficile, d'une part, parce qu'une telle recherche devrait être menée sans aucun doute par des linguistes et d'autre part parce que le juge français, à la différence notamment du juge anglais, est économe en mots.
De plus, il semble que l'on ne prend la mesure de la fonction narrative du juge que si on adopte une approche externe qui porte son attention sur l'interaction entre l'histoire, le récit et le jugement. C'est la mise en récit qui porte les incidents parfois effroyables à une représentation et qui permet ensuite au juge de trouver un dénouement. On ne peut qu'être frappé, à la lecture des jugements, par la transformation des histoires effrayantes en faits édulcorés. Telle est, nous semble-t-il, une des contraintes du juge qui n'est pas un simple spectateur mais qui doit composer une intrigue épurée pour juger. Notre intention est de décrire d'une part la manière dont le récit met en forme une histoire, dans quel ordre, de quel point de vue et comment cette mise en forme permet une compréhension et une préparation du jugement (I) et d'autre part la manière dont le récit met fin à une histoire (II). Le juge en tranchant ne clôture pas seulement un litige, il arrête, au sens juridique et usuel, une histoire petite ou grande.
I. COMPRENDRE PAR LE RÉCIT
Schématiquement, on peut dire que le juge, dans la relation orale ou écrite avec les victimes, les témoins et les présumés coupables, est confronté à un problème immense celui de la compréhension et de la vérité d'une histoire. Il doit examiner un matériau hétérogène, des faits vrais ou imaginaires, entendre des récits historique ou de fiction. On pourrait évoquer ici le contentieux du droit d'asile dans lequel la question de savoir comment entendre ou lire les récits de persécution est centrale 577 ( * ) . La tâche est particulièrement difficile car, bien souvent, les récits historiques se mêlent aux récits de fiction ; les fictions racontées par les victimes sont tellement ancrées dans la réalité, dans la mesure aussi où les faits sont probables, vraisemblables et liés à la vie du demandeur d'asile, qu'il est difficile de faire la part du vrai.
Le juge, pour comprendre une histoire petite ou grande, pour démêler le récit fictionnel du récit historique, doit donc organiser ce matériau hétérogène. Cette histoire n'est compréhensible que par le récit. C'est ce qu'affirme clairement Paul Ricoeur dans son ouvrage Temps et Récits. « Il n'y a de temps pensé que raconté» 578 ( * ) . Pour préparer un jugement, l'histoire, les événements qui font litige doivent être racontés sous la forme d'un récit, temporellement ordonné et reconfiguré.
A. L'ORDRE TEMPOREL DU RÉCIT
Pour qu'il y ait une compréhension d'une histoire, les événements doivent être racontés à l'aide de balises temporelles, chargées de marquer des étapes. Comme l'indique Gérard Genette, le récit se déroule dans un temps qui lui est propre et qui ne correspond pas à la temporalité de l'histoire 579 ( * ) .
Dans le cadre d'un jugement et en reprenant la grille d'analyse de Genette, on peut voir que le juge a généralement au moins deux possibilités de distorsion, afin de favoriser une compréhension logique de l'histoire. Il peut jouer sur l'ordre chronologique et la durée 580 ( * ) .
La première possibilité est de bouleverser l'ordre chronologique des événements. La chronologie n'est pas forcément logique. Or, s'il veut être logique, le juge doit jouer avec la chronologie. Le récit peut commencer au moment du dommage, ensuite, il peut revenir en arrière puis envisager des événements ultérieurs. La logique des rapports entre le début et la fin de l'histoire est au moins aussi importante que la description d'une succession d'événements qui n'ont pas forcément de liens immédiats. Le rapport chronologique est d'autant plus brouillé que certains événements du passé ont un impact encore au moment où le juge énonce les faits, alors que d'autres événements peuvent s'écrire au passé simple pour montrer que le passé est achevé, résolu. Le juge doit donc composer, notamment en jouant sur les temps verbaux et sur les adverbes, pour situer dans une époque un problème Ainsi, derrière de sombres affaires de voisinage, d'insultes et autres scènes médiocres, le juge doit démêler un problème de délimitation d'un terrain dont l'histoire se perd dans la nuit des temps. Les notes, prises au cours d'un entretien avec le juge, sont bien souvent contradictoires. Mais ce dernier doit relater avec rigueur et logique cette extraordinaire collection d'heurts et de malheurs exprimés.
Ce travail de mise en ordre est d'autant plus difficile que le récit construit par le juge et notamment le juge administratif, s'assemble sur la base des « mémoires » des parties. Or, si on entend ce terme au sens usuel, il faut voir que le juge fabrique son récit sur des souvenirs parfois flous, flottants, sensibles à tous les transferts affectifs. Le juge doit faire avec la vie 581 ( * ) , avec ce passé vital des victimes. Pour rendre ces souvenirs objectifs, les traduire en une histoire logique et racontable, il doit les reconstruire. Ainsi en est-il, sans aucun doute, des contentieux qui concernent des durées longues comme celui par exemple du droit de la famille. Pour juger d'un divorce, la connexion des faits doit parfois se détacher des contraintes de la succession si on veut distinguer un récit vraisemblable des histoires relatées par le mari et la femme qui cherchent à se séparer. Il n'est pas rare que les premiers récits des parties soient désavoués ultérieurement car la situation familiale s'est apaisée. Au-delà de l'écoute, l'art du juge est de savoir restructurer des évènements épars, une histoire qui n'est pas avare de batailles, de conflits et de réconciliations, non seulement en la divisant en périodes comme le ferait n'importe quel historien, mais en resserrant l'histoire en la ramassant.
Plus largement, il semble que le juge face à un évènement précis, le réinsère dans une longue durée, car le temps court est capricieux et trompe l'analyse. Mais, à l'inverse, dans un contentieux de longue durée, le juge recherche l'évènement et une structure pour trouver une cohérence dans l'histoire racontée. La réalité du temps de l'histoire importe peu. Il s'agit pour le juge de retracer des trajectoires humaines sur une trame historique.
Le second moyen dont dispose le juge pour rendre compréhensible une histoire est de jouer sur la durée et le rythme du récit. Le juge généralement raconte rapidement une histoire. Il utilise deux mécanismes : tout d'abord l'ellipse, en passant sous silence certains événements, ce qui enveloppe parfois l'affaire d'un certain mystère. Mais surtout, il a recourt au résumé. Une séquence est ramenée à un noyau sans altérer le sens de l'histoire. Dans un jugement, l'histoire est ramassée souvent en quelques lignes ; certains longs événements seront à peine évoqués ; d'autres plus courts (l'accident, le meurtre...) feront parfois l'objet de développements plus importants. A la lecture des chroniques jurisprudentielles, on s'aperçoit que le juge nous livre des « histoires récitatives » que l'on peut dire à haute voix et qui deviennent les récitations des étudiants en droit. On peut même noter qu'il y a une manière d'écrire l'histoire racontée dans une décision de justice qui fait que l'on peut la lire d'avant en arrière et d'arrière en avant. On peut partir des évènements jusqu'à la solution du juge mais on sait aussi qu'on peut lire une décision de justice à rebours, de sa conclusion vers son commencement pour comprendre comment les choses ont « tourné » comme elles l'on fait.
Ainsi, les faits racontés combinent soumission au temps successif et déviance. Les faits bruts n'existent pas : c'est une reconstruction du juge qui doit synthétiser une histoire. La mise en ordre n'est pas toujours repérable. C'est le propre même du récit de masquer les opérations de production c'est-à-dire de codage et de montage. L'explication des faits repose sur l'oubli qu'une instance organise la représentation et en règle la lecture. Lorsqu'on lit un jugement, le lecteur a l'impression que « les évènements sont posés comme ils sont produits, à mesure qu'ils apparaissent. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux mêmes » 582 ( * ) .
Mais le récit n'est pas une représentation mimétique d'une histoire. La réalité des faits n'est pas dans la suite naturelle des événements qui la compose, « mais dans la logique qui s'y expose » 583 ( * ) . Pour vérifier les faits, leur véridicité, il faut les remettre dans l'ordre, afin que l'on puisse saisir les rapports de causalité. L'histoire doit s'enchaîner : le lecteur doit pouvoir dire « après cela, à cause de cela » 584 ( * ) . Le récit est lui-même construit comme une sorte de syllogisme. Il faut faire croire à l'histoire racontée pour en déduire une solution.
B. LA DIMENSION CONFIGURATIONNELLE
Toutefois, au-delà du squelette des événements, reste toujours la question de l'unité de cette histoire, de la configuration. La dimension chronologique des épisodes et la transformation des personnages ne font pas un récit. Il ne suffit pas qu'un lecteur soit capable de suivre une histoire dans ce qu'on peut appeler sa dimension épisodique ; il doit aussi pouvoir saisir ensemble. Suivre le déroulement d'une histoire, c'est déjà réfléchir sur les événements en vue de les embrasser en un tout signifiant. Quant il lit une décision de justice, le lecteur doit savoir en gros de quoi il s'agit. Ce qui va permettre de tirer l'histoire en avant, c'est l'intrigue.
Comme l'explique encore Paul Ricoeur, par rapport à l'histoire, l'innovation principale du récit « consiste dans l'invention d'une intrigue qui est une oeuvre de synthèse : par la vertu de l'intrigue, des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l'unité temporelle. C'est une synthèse de l'hétérogène » 585 ( * ) . L'idée d'intrigue est le pivot d'une décision de justice. Loin d'étudier une histoire, le juge doit s'attacher à l'intrigue sous un angle logique. Une des finalités essentielles du procès est de substituer à des brides d'histoires, souvent inintelligibles et insupportables, une histoire cohérente que victime et présumé coupable puissent reconnaître. Avec ce que le juge appelle les faits, il y a un ensemble d'événements qui forme un noeud qui est paradoxalement agencé 586 ( * ) avec un commencement, un milieu et une fin.
Il y a d'abord un commencement. La perspective historique d'une affaire n'est pas bien sûr ignorée. Mais, le juge n'a pas pour fonction, à la différence de l'historien, de rechercher la provenance essentielle d'un évènement. On peut toujours dans une affaire juridique remonter la chaîne des antécédents. Mais le juge n'est pas là pour revenir sur l'ensemble des évènements passés mais seulement sur ceux qui sont nécessaires dans la succession. C'est en partant d'un fait marquant qu'il débute son récit, pour faire apparaître des éléments précis tout en masquant l'histoire infinie et insaisissable.
Comme dans toute histoire racontée, il y a aussi un milieu agencé. Le juge est confronté souvent à une histoire sans fin qui s'est embrouillée. Elle s'est embrouillée d'une part, parce que les parties se sont brouillées et d'autre part, parce qu'il y a une situation compliquée qui s'est nouée, après des rebondissements et des manoeuvres des personnages. Il y a grâce au récit un changement de distance. Les choses sont schématisées, figurées. Cette configuration va permettre de jouer sur les similitudes entre des affaires ; en composant cette intrigue, le juge va apercevoir le semblable, instaurer des similitudes avec d'autres affaires qu'il a jugées, en rapprochant des termes qui d'abord éloignés apparaissent soudain proches. Ainsi, au-delà de la continuité temporelle, les évènements rapportés par les victimes et les témoins perdent très vite leur singularité pour rendre intelligible l'histoire. Les faits sont à la fois singuliers et non singuliers. Ils parlent d'évènements contingents qui ne sont arrivés que pour ces victimes et il y a des éléments qui les universalisent.
Ce travail de correction et rectification des récits des victimes et des témoins est réalisé bien sûr dans le cadre du contrôle de l'exactitude matérielle des faits. On sait que le juge, et notamment le juge administratif doit vérifier la matérialité et l'exactitude des faits et des allégations 587 ( * ) . Dès ce travail de vérification le juge amorce un passage du particulier au général. Dans le contrôle des récits, il opère des rapprochements avec d'autres histoires déjà jugées. S'il n'est pas question de nier l'originalité de certaines affaires, il faut avouer que le juge a tout intérêt à rechercher l'analogie. L'examen des faits n'est pas une opération détachée ; il procède de la compréhension narrative de l'histoire sans perdre son ambition de rationalité. Le contrôle de l'exactitude des faits demeure au service de l'histoire. Pour suivre une histoire, faut-il encore qu'elle soit acceptable.
Ce mouvement d'universalisation est renforcé aussi par le jeu de la qualification juridique des faits. Mettre des mots sur un évènement n'est pas une opération purement descriptive. Le juge ne donne pas un nom à une chose. Il recherche plutôt, comme l'indique clairement Olivier Cayla, le mot qui « revient » ou que « mérite » la chose 588 ( * ) . C'est en fonction du résultat pratique souhaité qu'il est décidé si un objet mérite cette qualification. La qualification est l'acte configurant par nature qui permet de prendre ensemble des actions de détail, des incidents de l'histoire et de les tirer vers l'unité d'un mot. D'un évènement qui se présente comme la translation d'un bien des mains d'une personne et de la brouille qui a suivi cet acte, il faut bien pouvoir le ramener à un mot ou un ensemble de mots, parler de « vente », de « donation » ou de « vol » 589 ( * ) . Si l'action peut être jugée, c'est qu'elle a été médiatisée par des qualifications qui donnent une direction. Les faits vont être ligotés en utilisant le terme de vol, ce qui permettra de parcourir à nouveau les évènements, « pour définir leur consistance afin de les ordonner sur un trait intensif » 590 ( * ) .
Mais surtout, on peut constater dans un certain nombre d'affaires que la qualification est un des moments clef de l'histoire racontée. Lorsque dans son récit, la Cour de cassation décide de parler de tentative d'extorsion de fonds et non de viol, à propos de la triste histoire d'un jeune garçon qui a été contraint de remettre une somme d'argent alors qu'on l'avait sodomisé avec un bâton, elle confère à l'action une certaine lisibilité qui prépare la solution 591 ( * ) . C'est à la fois un coup de théâtre et l'amorce vers la fin de l'histoire. Ainsi, le pitoyable et l'effrayant se laissent incorporer dans un récit afin de préparer la conclusion.
La conclusion n'est pas logiquement le résultat des étapes antérieures. Dans tout récit, il existe toujours des ruptures dans la linéarité de l'histoire. La conclusion est simplement le point final, lequel à son tour fournit le point de vue, d'où l'histoire peut être restituée afin d'être juger. C'est seulement au terme de ce parcours que le juge pourra dénouer l'histoire et l'arrêter. Apparaît à ce point l'autre fonction du récit : arrêter une histoire.
II. ARRÊTER UNE HISTOIRE PAR LE RÉCIT
Une des fonctions essentielles du juge, on l'a dit, est de trancher un litige et dire le droit, départager et arrêter. Mais que faut-il entendre par ce mot clef du droit « arrêter » ? L'acte de juger a atteint son but lorsque la situation est pacifiée. Le cours normal des choses peut reprendre. La finalité de cet acte fait apparaître quelque chose de plus problématique. On demande au juge de dire le vrai sur une histoire petite ou grande. Il doit non seulement mettre fin à une querelle mais aussi juger d'événements passés aussi complexes que, pour prendre un exemple récent et délicat, le rôle de la SNCF pendant la période de Vichy 592 ( * ) . C'est cette fonction d' historien au sens grec, qu'il nous faut essayer de préciser. Sans pouvoir aujourd'hui, saisir le sens et les implications de cette tâche que le juge accomplit, on voudrait brièvement et dans une ligne toujours générale, dégager deux aspects de cette fonction.
D'une part, en arrêtant un récit, le juge reconnaît une histoire et lutte contre l'oubli. D'autre part, l'arrêt met fin au récit.
A. ARRÊTER UN RÉCIT CONTRE L'OUBLI
Hérodote, dans la première phrase des guerres médiques , nous dit que le but de son entreprise est « de sauvegarder ce qui doit son existence aux hommes, en lui évitant de s'effacer avec le temps ». Aujourd'hui, ce travail de sauvegarde d'une histoire souvent actuelle semble être devenu une des missions du juge. Lorsqu'on est confronté à un litige, il existe une alternative classique. Ou bien on abandonne sans chercher la querelle; ou alors on accepte le contentieux.
On peut en effet adopter une posture hégélienne et dire qu'au bout du compte « l'histoire du monde est le tribunal du monde » 593 ( * ) . Il faut avouer parfois que l'on peut douter de la justice. On peut être tenté d'abandonner volontairement ou involontairement au temps le jugement ultime. D'ailleurs, les juges judiciaires comme administratifs admettent depuis longtemps cette possibilité de désistement dans le cadre de leur procédure 594 ( * ) . Il existe même des hypothèses où les parties n'ont pas le choix. A cet égard, on peut penser au sort de certains actes de l'exécutif, qui bénéficient d'une immunité juridictionnelle et dont le jugement est renvoyé sinon à l'histoire, du moins au politique.
On peut aussi résister à cette tentation d'abandon et espérer dans le juge, dans son autonomie, son indépendance à l'égard des choses. On renonce à la passivité, ce que Kant appelait préjugé 595 ( * ) . L'apaisement de la mémoire des victimes n'est pas dans l'oubli qui prend la forme soit d'une maladie, l'amnésie, soit d'une obligation légale, l'amnistie. Contre l'effacement des traces, on a recours au juge, d'autant plus que certains crimes, ceux contre l'humanité, suspendent le temps de l'histoire. C'est ainsi qu'à l'occasion des procès de Barbie, de Touvier ou encore de Papon, des actes que certains historiens aimaient à dire qu'ils relevaient du tribunal de l'histoire, se sont retrouvés soumis au juge. On a donc espoir dans le jugement car le refus de juger semblerait pire encore.
Le problème aujourd'hui, est qu'on assiste à une sorte de glissement préoccupant entre les fonctions d'historien et de juge. Le juge est pris dans une conjoncture qui l'amène à remplir un office difficile. D'une part, l'histoire est débordée par l'événementiel. L'historien de profession se préoccupe de plus en plus de la mémoire et du temps présent. Sans doute en écho au souci d'une partie de la société qui s'interroge sur des périodes récentes, il s'intéresse à un passé qui ne passe pas 596 ( * ) . Plus particulièrement, le développement de l'incrimination de crime contre l'humanité a contribué encore plus à brouiller le rapport entre l'acte et son contexte historique. Comme l'indique précisément Yan Thomas, le « contexte entre dans la définition du crime, l'historien dans la détermination du contexte, la responsabilité collective dans la responsabilité individuelle, le métier d'historien dans l'office du juge » 597 ( * ) . Or, au-delà de la question délicate des preuves, il manque au juge souvent la distance temporelle, le regard du spectateur qui regarde la scène dans son entier.
D'autre part, aux questions soulevées par cette « France malade de sa mémoire » 598 ( * ) , est venu interférer le législateur, d'abord avec la loi Gayssot de 1990 qui érige en délit la contestation d'un crime contre l'humanité mais aussi par d'autres textes qui accentuent ce mouvement de judiciarisation de l'histoire 599 ( * ) . S'il est parfaitement normal que la représentation nationale formule des déclarations, organise des commémorations et reconnaisse des dettes à l'encontre des victimes, il est plus inquiétant que des lois, votées pour des raisons symboliques, conduisent des historiens devant les tribunaux. On peut comprendre qu'ils soient entendus comme témoins 600 ( * ) ; on peut regretter dans certains cas, qu'ils se retrouvent dans la situation d'accusés 601 ( * ) .
Le juge se retrouve ainsi au premier plan. On fait appel à sa légendaire prudence pour parler de l'histoire encore inachevée, ce que les historiens appellent « le temps brûlant de la passion » 602 ( * ) . On espère trouver dans le juge un spectateur impartial. N'a t-il pas l'habitude d'arrêter des histoires ? On perçoit vite les difficultés. Sans entrer dans la question de la procédure française qui fait du juge bien souvent un acteur dans la recherche de la vérité, il faut voir qu'il est pris à son tour dans l'évènementiel, dans la mousse média. Il est vrai que le magistrat sait normalement déchiffrer l'immédiat ; mais l'événement frappe tout d'un coup. Et puis l'histoire du temps présent est animée par des motivations diverses à la fois qui dépendent du contexte mais aussi plus profondes. Il est certain que, depuis ces vingt dernières années, notre mémoire a beaucoup changé car de nombreuses minorités veulent une reconnaissance et cherchent à trouver une place dans l'histoire commune. Par ailleurs et par delà cette reconnaissance, c'est la recherche de sens qui est en jeu. On veut une vérité. Comme dans tout récit, on veut à la fin une morale. Cette situation nécessite l'apprentissage par le juge d'un travail de déconstruction de l'événement, pour saisir notamment comment les médias produisent de l'événement. Ce travail d'historien fait par le juge nécessite un nouveau regard et de nouvelles méthodes, d'autant plus que par sa fonction, il met fin au récit.
B. FIN DU RÉCIT
C'est sans aucun doute, un des aspects essentiels et problématiques de cette médiation du récit dans le processus qui conduit au jugement. L'histoire qui normalement s'écoule a, avec la mise en récit, un début, un milieu et une fin. Le juge est confronté au fait que l'histoire ne se laisse pas dire directement mais qu'elle requiert la médiation indirecte de la narration. Dès lors quel sera exactement l'office du juge dans cette opération, lorsqu'il doit trancher et du coup mettre fin au récit ? Le juge est dans une situation tragique. Il doit juger, il faut qu'il juge car le refus serait pire encore. Mais du coup, il risque de perdre sa position essentielle de spectateur car d'une manière ou d'une autre il infère dans l'histoire 603 ( * ) . Pour maintenir sa posture de magistrat, il semble qu'il reste en arrière-plan. Pour sauver l'autorité de la décision, il se produit une double opération de retrait : le juge doit rester en arrière et tenir une position neutre et le jugement doit occulter l'histoire et prendre sa distance.
Le juge en effet reste en arrière par rapport à l'histoire. S'il tranche une histoire, il se refuse à être celui qui dit la « vérité » sur la grande Histoire. Comme l'ont indiqué plusieurs tribunaux, il « n'a pas reçu de la loi mission de décider comment doit être représenté et caractérisé tel ou tel épisode de l'Histoire nationale ou mondiale » 604 ( * ) . Il sait que s'il participait directement à dire l'histoire, il ne serait plus vraiment spectateur mais acteur. Or, l'acteur est dépendant des opinions, de ceux qui le regardent. Seul « le spectateur, par définition est impartial : aucun rôle ne lui est assigné » 605 ( * ) . Autrement dit et pour reprendre les mots du juge, « les tribunaux n'ont pas pour mission d'arbitrer et de trancher les polémiques ou controverses qu'ils sont susceptibles de provoquer, de décider comment doit être représentée et caractérisée telle ou telle période de l'Histoire nationale ou mondiale » 606 ( * ) .
Toutefois, par-delà cette précaution rhétorique, juge et historien ne sont pas dans deux sphères séparées. Tout d'abord, si le juge ne contrôle pas l'histoire, il effectue un contrôle « tant sur la manière dont l'historien effectue ses recherches que sur celle dont il écrit l'histoire » 607 ( * ) . Non seulement l'historien ne peut faire l'apologie de certains crimes et délits, mais celui-ci est tout simplement soumis au droit commun de la responsabilité civile 608 ( * ) . Puis surtout, la frontière disparaît dans de nombreuses hypothèses. Le juge ne veut pas arbitrer des controverses historiques mais on peut en déduire tout d'abord qu'il n'hésite pas à arrêter des histoires quotidiennes, qui ne posent pas problèmes. La mise en récit des témoignages, des gestes enregistrés, de cette masse incommensurable de paroles prononcées constitue une micro-histoire. Ainsi, en contrôlant l'exactitude des faits, en vérifiant les preuves qui lui sont soumises, en fabriquant des récits, il fabrique les faits de la petite histoire qu'il soumet à son verdict, c'est-à-dire pour reprendre l'étymologie, à un jugement de vérité. Et enfin, à l'opposé, il ne peut pas, sur certaines périodes historiques sensibles, rester en réserve ce qui le conduirait à un certain relativisme. Comme l'a clairement souligné la Cour européenne des droits de l'homme, il y a des faits clairement établis, comme ceux concernant les événements de la Shoa et on ne peut les soumettre à débat en invoquant le principe de liberté d'expression 609 ( * ) . Le juge du coup sort bien de sa réserve pour fixer les limites du débat historique. Un tel constat ne conduit pas à réduire l'historien au juge mais de montrer l'apport potentiel du juge à l'histoire.
Cela dit, il faut bien avouer qu'il est difficile de saisir exactement l'office du juge dans la construction et l'arrêt des récits, car curieusement, et ce ne peut être un hasard, le jugement se débarrasse de l'histoire. Il se produit en effet dans l'arrêt quelque chose d'assez étonnant : l'histoire est en grande partie évacuée de la décision du juge à la fois pour signifier que la page doit être tournée et pour donner au jugement l'autorité nécessaire. Quoi qu'il en soit, il est difficile d'expliquer ce tour de passe-passe. On peut peut-être se servir d'une remarque de Pierre Legendre pour comprendre ce rapport ambigu du jugement à l'histoire. Dans un de ses premiers livres, l'auteur de « L'amour du censeur » expliquait qu'un des « camouflages pour transformer le texte en autorité », est « d'effacer de l'écrit sa trace d'histoire » de sorte que le « texte s'offre au juriste non comme un fragment historique, lié à telles circonstances, mais sur un mode intemporel et mathématique » 610 ( * ) . Désormais, les faits sont établis et sauf erreur sur l'exactitude matérielle des faits, ils ne peuvent être contestés. En arrêtant l'histoire, en la passant en partie sous silence dans sa décision, il y a une sorte d'opération magique qui vise à rendre intemporel le jugement, tout en essayant de lui donner autorité. Le récit passe au second plan, l'histoire doit être épurée pour que triomphe le raisonnement syllogistique. Réduit à un court récit, l'histoire est subordonnée à une norme antérieure et à une décision qui doit faire autorité.
Toutefois, l'arrêt ne signifie pas qu'il ne se passe plus rien. Avec le jugement, il n'y a pas de fin à l'histoire. Tout d'abord parce que la décision constitue un point de départ pour de nouveaux récits. D'autres personnages apparaissent. Une nouvelle histoire commence pour la victime qui pourra chercher à oublier ou pardonner ; une autre histoire débute pour le coupable surtout si ce dernier est emprisonné.
Et puis surtout, il y a la reconstruction des récits par la doctrine qui va, à nouveau, raconter ces jugements en intégrant le juge dans les récits. Il faudrait montrer que si la doctrine a besoin du juge qui lui donne des histoires à raconter, il est aussi nécessaire à la puissance du juge, que ces arrêts soient mis en récit. Etudiant, on se souvient de l'affaire du Lotus, racontée par d'illustre maître. C'est tout l'office du juge qui fait l'objet d'une narration minutieuse avec une mise en scène, des personnages, un scénario et une intrigue. Derrière l'affaire du temple de Preah Vihear, l'affaire Barcelona Traction, l'affaire Perruche, l'affaire Terrier, un ramasseur de vipères..., on raconte de nouveaux contes qui seront récités par des générations d'étudiants ... Mais là, il s'agit d'une autre histoire.
Intervention du Président Yves GAUDEMET
Merci beaucoup pour cet exposé. Vous avez su dévoiler une autre face de l'office du juge en reposant la question complexe du statut des faits dans un jugement.
En conclusion, je voudrais dire que j'ai été frappé par le fait suivant. Je pensais que une des conventions de ce colloque, était d'étudier « l'office du juge » en général et que l'unité du juge allait ressortir avec sa fonction décisoire lorsqu'il tranche un litige. Or, aujourd'hui, je ne suis plus très sûr de savoir si l'unité du juge existe. Ainsi, l'office du juge pénal, se développe dans un réseau d'influences qui est tout à fait particulier. Des différences se constatent aussi lorsque l'on on envisage les responsabilités des juges lorsqu'ils tranchent un litige. Les cours suprêmes ont vocation à faire la jurisprudence par rapport aux juridictions du fond. Tout cela montre qu'il n'y a pas d'unité du juge et que finalement l'office du juge est tout à fait différent.
Intervention du Président Bruno GENEVOIS
Permettez-moi deux ou trois remarques. Tout d'abord pour dire que je suis d'accord avec Fabrice Melleray et avec l'interprétation qu'il donne de l'arrêt Esclatine qui était destiné à convaincre la Cour européenne des droits de l'homme. En ce qui concerne l'exposé de Mme le professeur Deguergue, celui-ci appellerait de très longs commentaires. Je voudrais simplement souligner deux points qui me séparent d'elle. Sur la pensée du Président Bernard Chenot, ancien vice-président du Conseil d'état : disons simplement que la pensée de Bernard Chenot, est une tendance d'esprit au sein du Conseil d'Etat. Elle n'est pas dominante. On cherche le raisonnement juridique qui conduit à une solution, on ne définit pas a priori , une définition s'imposant au juge. Ma deuxième remarque est pour dire que je ne partage pas non plus la manière dont vous percevez madame, la théorie des actes de gouvernement. Cette théorie correspond au refus du Conseil d'Etat de vouloir s'immiscer dans les rapports entre pouvoirs publics constitutionnels ; elle ne vise pas directement l'administration. Je sais que sur ce point doctrinal on réfléchit beaucoup sur une juridictionnalisation d'un certain nombre d'actes. Et il y a un très bon article d'Elise Carpentier dans le dernier numéro de la revue française du droit administratif à ce sujet. Mais, il semble que c'est au juge constitutionnel de traiter ce type de conflit. Quand on sait ce que juge la Cour constitutionnelle allemande à propos de la décision de dissoudre le Bundestag, le juge est fort embarrassé. Je ne pense pas qu'on puisse vraiment mettre sur le même plan et ranger sous la bannière du poids de l'administration cette théorie particulière. Mise à part cette réserve conceptuelle, je trouve qu'elle a ouvert des perspectives intéressantes sur les influences qui s'exercent sur le juge mais qui appelleraient un trop long débat.
QUATRIÈME PARTIE : LÉGITIMER
Présidence :
M. Jean-Arnaud MAZÈRES, Professeur de droit public, Université de sciences sociales de Toulouse I et M. Pierre-Charles RANOUIL, Professeur d'histoire du droit, Université de Paris 13 (Paris-Nord)
Présidence et introduction de M. Jean-Arnaud MAZÈRES, Professeur de droit public, Université de sciences sociales de Toulouse I
Mesdames, messieurs, il nous faut désormais ouvrir le dernier chapitre de ce colloque qui s'intitule « légitimer ». Depuis le début de ces deux journées, nous avons cheminé au travers de mots à l'infinitif qui sont des impératifs : interpréter, apaiser, trancher. Nous en arrivons aujourd'hui au dernier verbe : légitimer. C'est évidemment un mot essentiel mais dont la signification ne peut être détachée de la question qui anime le colloque, qui tourne autour de la question de la signification de cette expression de « l'office du juge » ; cette question sous-jacente, je crois, n'a pas été suffisamment abordée.
Les organisateurs de cette manifestation auraient pu choisir un titre plus neutre et nous inviter à réfléchir sur le « rôle du juge » ou encore le « statut du juge ». Fort heureusement, ils ont voulu mettre l'accent sur « l'office ». Cette expression ancienne se retrouve déjà dans le Littré. Elle correspond à quelque chose qui n'est pas neutre et qui n'a pas le caractère précis du mot « rôle » par exemple. En fait, il me semble que ce mot renvoie à deux idées qui sont complémentaires et que je voudrais présenter très brièvement avant de donner la parole aux intervenants.
Je crois qu'il y a d'abord dans la notion d'office, une idée de service. Le juge s'intéresse au service qu'il rend en exerçant un office. Derrière cette idée de service, il y a des choses dont on a parlé déjà. Il y a la nécessité de la motivation dont les membres du Conseil d'Etat ici présents ont parlé. Il y a le souci de suivre les décisions dont des arrêts récents ont manifesté l'importance. Il y a peut-être, et là vous reconnaitrez quelqu'un qui est très attaché à la pensée de Maurice Hauriou, quelque chose qui relève de l'idée d'oeuvre : le juge oeuvre à quelque chose. Il y a cette première idée mais il y a aussi, et cela me paraît très important, un mouvement de réflexion du juge sur son propre cheminement, sur son statut, sur sa fonction dans la société actuelle. Le juge n'est plus celui qui, placé au dessus de la société civile, tranche avec l 'imprévatoria brévitas bien connue. Aujourd'hui, il s'interroge sur ce qu'il est dans la société, sur sa propre condition, sur sa place et sur ce que l'on peut attendre de lui. Et donc je crois que la notion d'office n'est pas neutre et qu'il faudrait sans doute réfléchir sur elle et l'approfondir puisqu'elle a marqué notre colloque tout entier depuis le début.
Il nous faut maintenant un peu préciser le mot clef de cette dernière demi-journée : légitimer. La « légitimité » en droit n'a pas bonne réputation chez les esprits rigoureux et rationnels. Elle est un objet flou, une notion molle dont on ne maîtrise pas totalement le sens. Qu'est-ce que légitimer ? La réponse effectivement est certainement difficile. Bien sûr, on peut se référer aux analyses tout à fait classiques de Max Weber sur les trois grandes légitimités dont la légitimité rationnelle, légale qui est la légitimité des temps modernes. Ce qu'on dit moins souvent et qu'on découvre à la lecture de Max Weber, est que pour ce grand auteur, la légitimité est une notion qui se rattache à ce qu'il appelle la domination et qu'il distingue de la puissance. La puissance, c'est imposer sa volonté, sa propre volonté même contre des résistances. La domination, dit-il, requiert la possibilité de trouver des personnes déterminées, prêtes à obéir à un ordre. Donc, dans la légitimité, il y a cette idée de soumission volontaire, d'adhésion, de confiance peut-être. A partir de là, on peut se demander en quoi l'office du juge peut consister à légitimer. Qu'est-ce que légitimer ? En quoi et comment l'office du juge peut-il être la légitimation, la légitimation de quoi ou de qui ? Tout cela reste très problématique. Très brièvement, je pense qu'il y a dans cette légitimité un fondement profondément ambigu. On pourrait dire que le juge a une légitimité qui serait celle justement que Max Weber dénomme rationnelle/légale. Dans cet accouplement, il y a pas mal de questions qui se posent car le rationnel n'est pas nécessairement le légal et le légal n'est pas forcément le rationnel. Il faut arriver à une combinaison des deux perspectives : la rationalité générale et la légalité. Mais on peut dire qu'effectivement, sous cette double étiquette rationnelle-légale le juge est celui qui légitime lorsque, comme il a été déjà dit aujourd'hui, il tranche et dit le droit. Chacun connaît la phrase tellement banale, banalisée de Montesquieu « le juge est la bouche de la loi ». Lorsqu'on parle de légitimité, on parle nécessairement d'autre chose aujourd'hui. C'est-à-dire, on émet l'hypothèse que le juge a une relation avec un monde qui est différent de celui du rationnel légal et qui est celui du peuple tout entier. Chacun sait que le juge statut au nom du peuple français. Est-ce qu'il s'agirait d'un rapport de représentation ? Et qu'est ce que représenter le peuple ? Et qu'est-ce que le peuple ? Question redoutable aussi bien lorsqu'on se demande ce qu'est la représentation que ce qu'est le peuple lui-même. En tout cas, apparait là une contradiction fondamentale me semble t-il, entre le principe, qui est tellement souvent évoqué de l'indépendance du juge et ce rapport de représentation : comment le juge peut-il être représentant et en même temps indépendant ? Le représentant ne peut pas être indépendant puisqu'il est l'expression de la volonté de celui qui lui a confié un mandat. Et je pense que dans cette question qui peut paraître très abstraite, il y a tout de même une interrogation fondamentale sur précisément le statut du juge en tant qu'il est légitime. Le juge représentant, c'est une question, je crois, qui mériterait d'être approfondie. Sans plus tarder et parce qu'une fois de plus j'ai été trop bavard, je donne la parole au Doyen Etien.
FAUT-IL RÉFORMER LE CONTRÔLE DE LA CONSTITUTIONNALITÉ DE LA LOI EN FRANCE ?
M. Robert ETIEN, Doyen de la Faculté de Droit et de Sciences politiques et sociales de l'Université Paris 13
Je voudrais ici faire part, pour commencer, de deux appréhensions et d'un doute:
Deux appréhensions :
1) Traiter un sujet délicat et d'avoir presque des regrets de l'avoir proposé à mon ami Gilles Darcy.
2) D'aborder le contrôle de constitutionnalité dont le thème a été étudié à plusieurs reprises par d'éminents chercheurs qui ont sans doute beaucoup plus de légitimité que moi pour aborder la question de la justification du contrôle de constitutionnalité en France sous la V ème république 611 ( * ) .
Le doute : tout simplement de ne pas être à la hauteur de la tâche et « de plaider » dans le cadre de « l'office du juge », les circonstances atténuantes.
« Il est plus urgent de combattre le chômage et de rendre espoir à nos banlieues que de disperser l'énergie de la classe politique remettant en cause une république dont le fonctionnement se compare plus qu'honorablement à celui des précédentes... Le propre des démocraties assagies est la stabilité de leurs règles institutionnelles, même lorsque celles ci ne sont pas sans défaut » 612 ( * ) . Ainsi s'exprimait Pierre Mazeaud lors d'une célèbre présentation des voeux du Conseil constitutionnel au Président de la République. Le cadre est posé : il existe des urgences qui ne sont sans doute pas celles qui consistent à « remettre en cause une république ». Pourquoi dès lors vouloir réformer le contrôle de la constitutionnalité des lois en France !
Cette interrogation en apparence simple, pose en fait des questions multiples et complexes : celles de la justification de ce contrôle tel qu'il existe actuellement, de sa légitimité 613 ( * ) , de savoir s'il faut réformer ce mode de contrôle et si oui pourquoi et de quelle manière le réformer 614 ( * ) .
La question de la réforme en tant que telle porte naturellement semble-t-il sur des problèmes spécifiques compte tenu des réactions qui peuvent exister et qui a fait dire à beaucoup qu'en France « il serait impossible de réformer » 615 ( * ) . En ce qui concerne spécifiquement le contrôle de constitutionnalité des lois en France il existe ce double paradoxe.
D'une part, l'histoire de l'évolution du contrôle de constitutionnalité en France montre une grande hostilité de la tradition républicaine de concevoir un contrôle de la loi 616 ( * ) . D'ailleurs le contrôle tel qu'il est actuellement est un contrôle qui préserve en partie le principe de « l'immutabilité » de la loi puis qu'il intervient « a priori » et avant la promulgation de la loi. Le système anglo-saxon qui consiste à permettre au juge ordinaire de contrôler la constitutionnalité de la loi n'a jamais été véritablement pris en considération 617 ( * ) .
D'autre part, le contrôle s'est auto réformé par le biais du conseil lui même et il n'est pas inintéressant ici de constater que le juge constitutionnel a joué un rôle clé en matière de réforme de ce contrôle. Quand on parle d' « office du juge » peut-être faut il aussi prendre cet élément en compte 618 ( * ) . Ce contrôle donne, d'une certaine manière, entière satisfaction 619 ( * ) . Le Conseil constitutionnel a su développer une jurisprudence qui fait non seulement autorité mais unanimité ou peu s'en faut 620 ( * ) . Il est une institution qui est apparue comme le gardien et défenseur des libertés fondamentales et des droits de l'homme. De plus aucun évènement comme par exemple « l'affaire d'Outreau » à propos du fonctionnement de la justice n'est venu justifier la nécessité d'une réforme du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Les tentatives de réformes des années 1990 sur « la saisine citoyenne » et la possibilité d'un contrôle par voie d'exception ont montré à la fois leur limite et ont renforcé la cohérence du système français de contrôle de constitutionnalité 621 ( * ) . S'il l'on commence à parler de révision constitutionnelle et la transformation de la 5 ème république voire la création d'une sixième 622 ( * ) en ces périodes d'échéances électorales, les priorités de modifications constitutionnelles montre que la réforme du contrôle de constitutionnalité des lois n'est qu'une incidente.
La doctrine d'ailleurs sur ce point est quasiment unanimiste pour reconnaître le bien fondé, la valeur et la qualité du contrôle de constitutionnalité des lois en France. Les débats ont été nombreux sur les fondements, l'évolution de ce contrôle, l'analyse des décisions et de la jurisprudence constitutionnelle, la place du Conseil constitutionnel et du droit constitutionnel dans la vie politique, le développement de la démocratie constitutionnelle avec ses deux corollaires : « l'Etat de droit » et « le constitutionnalisme », mais au fond peu de critiques remettant en cause le contrôle de constitutionnalité en lui-même 623 ( * ) .
Du coup les projets de réforme sont « maigrichons » et surtout épisodiques.
En dehors évidemment de la possibilité de supprimer purement et simplement ce contrôle ou de permettre aux juges ordinaires d'exercer ce contrôle on retrouve toujours les mêmes points mineurs à propos d'une réforme...
- L'impartialité des membres du conseil compte tenu de leur nomination. L'argument a été souvent couvert par l'indépendance effective des juges (mandat de 9 ans non renouvelable, « le devoir d'ingratitude 624 ( * ) » dont parle Robert BADINTER, l'alternance, la cohabitation qui ont favorisé dans les nominations un pluralisme d'opinions).
- La possibilité de permettre à propos d'une question préjudicielle d'évoquer pour un citoyen l'exception d'inconstitutionnalité 625 ( * ) (proposition de réforme toujours refusée).
- Le contrôle des lois postérieures qui aboutit à un contrôle a posteriori et qui laisse circuler des lois qui non seulement n'ont pas été contrôlées, mais qui ne sont pas nécessairement conformes à la constitution (cf. proposition constitutionnelle du sénateur Gélard) 626 ( * ) .
- Le danger d'un gouvernement des juges (danger limité compte tenu des nominations, de l'alternance, et de la possibilité qui existe toujours, pour l'ensemble des institutions, de refuser de saisir le Conseil) 627 ( * ) .
A regarder de plus près, la réforme en la matière ne semble pas être une priorité, même en cette période pré-électorale. Par exemple les propositions concernant la 6 ème république d'Arnaud Montebourg et Bastien François préservent en grande partie le principe du contrôle actuel (reconnaissance d'un progrès en matière de défense des libertés (contrôle a posteriori, saisine ouverte aux citoyens, membres de la cour élus à la majorité des deux tiers par l'Assemblée nationale, instaurer les opinions dissidentes... 628 ( * ) ).
La question posée par cet article se situe dans la perspective de ce colloque consacré à « l'office du juge » à propos de la légitimité du contrôle de constitutionnalité des lois en France.
Evidemment, il serait simple de répondre par « oui » ou par « non » et la réponse qui s'impose compte tenu de la réalité serait tout simplement de dire que le contrôle a fait ses preuves et qu'il n'est pas nécessaire de le modifier.
Toutefois, si ce mécanisme donne dans l'ensemble satisfaction pourquoi vouloir le réformer ? Evidemment, pour l'auteur de cette intervention il serait facile de répondre non à la question posée par cet article et ainsi il en aurait terminé avec le sujet à traiter...
Le parti pris 629 ( * ) est celui de la nécessité d'une réforme qui s'impose compte tenu d'un certain nombre d'incohérences qui résultent du brouillage de la hiérarchie des normes du fait d'une part du développement des normes communautaires et internationale et d'autre part de la reconnaissance d'une normativité locale. Deux points seront donc abordés :
I. LES RÉTICENCES A RÉFORMER
Le contrôle de la constitutionnalité des lois en France est un contrôle qui s'est transformé (A) et un contrôle qui dans l'ensemble donne satisfaction (B).
A. UN CONTRÔLE QUI S'EST TRANSFORMÉ
Le contrôle de la constitutionnalité des lois s'est transformé au cours des temps suivant des étapes bien précises. Cette transformation s'est faite essentiellement sous l'office du juge, les tentatives de réforme de ce contrôle n'ayant pas abouti.
1) Les différentes étapes de la transformation et de l'évolution 1971-1974, 1981-1986, 1993-1997, 2002.
La tradition française est hostile à tout contrôle de la constitutionnalité des lois. La loi expression de la volonté générale et du peuple souverain ne peut-être remise en cause que par la représentation du peuple ou par le peuple lui même 630 ( * ) . L'existence d'une institution chargée d'examiner la conformité de la loi à la constitution est une innovation de la Vème république 631 ( * ) . Elle avait pour but de permettre que soient sanctionnées les atteintes que le parlement pourrait porter à la répartition des compétences qu'instaurait la constitution de 1958 en ses articles 34 et 37. Le Conseil devait ainsi jouer le rôle de gardien auquel le gouvernement pouvait faire appel au cas où le législateur aurait voulu sortir du domaine dans lequel il était désormais confiné. Le Conseil apparaît comme le régulateur de la vie politique entre le parlement et le gouvernement. Il limite le potentiel débordement du législatif sur l'exécutif 632 ( * ) .
La première grande étape fut la fameuse décision du 16 juillet 1971 633 ( * ) par laquelle le Conseil constitutionnel intègre le préambule de la constitution comme norme de référence constitutionnelle ce que l'on appellera plus tard « le bloc de constitutionnalité » 634 ( * ) . Désormais la totalité du préambule de 1958 avec la déclaration de 1789, le préambule de 1946 avec les principes fondamentaux reconnus par les lois de la république et la mention des principes politiques économiques et sociaux mentionnés dans le préambule de 1946 sont une source inépuisable de textes et de principes auquel le Conseil constitutionnel va faire référence de plus en plus 635 ( * ) . La réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974 636 ( * ) , permettant à 60 députés ou 60 sénateurs de saisir le Conseil, donne naturellement un droit à l'opposition 637 ( * ) qui ne va pas se priver d'utiliser cette possibilité, pour remettre en cause la constitutionnalité de la loi votée par la majorité. L'alternance de 1981 638 ( * ) , les trois cohabitations de 1986 à 1988, de 1993 à 1995, puis de 1997 à 2002 639 ( * ) vont permettre la mise en place d'un contrôle de constitutionnalité qui respecte le constitutionnalisme et favorise l'Etat de droit. Dans sa composition la venue au pouvoir de la gauche en 1981 et 1988 va atténuer les critiques concernant la nomination des membres du Conseil par le Président de la république, le Président du Sénat et le Président de l'Assemblée nationale qui à certaines époques peuvent être de la même tendance politique. 640 ( * ) Ce système très sophistiqué qui s'est crée au fur et à mesure a permis aussi au Conseil de se crédibiliser vis à vis de la majorité et de l'opposition, mais aussi vis à vis de la droite et de la gauche. En 1981, la décision « nationalisation » 641 ( * ) est exemplaire. Le conseil refuse de juger les intentions du législateur, mais annule le texte car il considère que le système d'indemnisation ne répond pas aux exigences de l'article 16 de la déclaration de 1789 pour une indemnisation « juste et préalable ». Il en profite pour confirmer un mécanisme artificiel de contrôle, « l'erreur manifeste d'appréciation » 642 ( * ) qu'il pourra ensuite utiliser pour censurer d'autres textes législatifs. La décision « privatisation » qui porte sur une loi contraire à celle de 1982 permet une nouvelle fois au Conseil de ne pas effectuer un contrôle politique en ne remettant pas en cause les objectifs du législateur 643 ( * ) Le changement de majorité, la cohabitation vont crédibiliser l'institution constitutionnelle. De même l'utilisation du type de décision rendue : décision de non conformité totale, décision de non conformité partielle, décision de conformité et décision sous réserve d'interprétation. La décision de non conformité partielle souvent utilisée permet de mettre dos à dos : majorité et opposition et ainsi de renforcer la crédibilité du conseil constitutionnel. 644 ( * )
2) Le refus de réformer
A part la réforme constitutionnelle de 1974, il n'y a pas eu de modification du texte de 1958 concernant le contrôle de constitutionnalité des lois. Il est assez symptomatique de remarquer que le contrôle de constitutionnalité des lois en France s'est construit au fur et à mesure et que cette construction est avant tout l'oeuvre non pas du constituant, mais bien celle du juge constitutionnel. Pour un colloque consacré à l'office du juge cette remarque est prépondérante d'autant plus que le contrôle tel qu'il existe donne en grande partie satisfaction 645 ( * ) . En fait, il a fallu trouver un équilibre entre le principe de l'immutabilité de la loi et la nécessité d'un contrôle efficace 646 ( * ) . Le refus de l'exception d'inconstitutionnalité, c'est à dire le fait de permettre à l'occasion d'un procès de demander qu'un texte législatif ne soit pas appliqué, n'a pas été formalisé. La réforme est annoncée dans une déclaration du chef de l'Etat le 14 juillet 1989, puis en conseil des ministres le 28 mars 1990. La réforme vise à autoriser un justiciable qui estimerait contraire à la constitution un texte législatif qui lui serait appliqué par une juridiction à soulever une exception d'inconstitutionnalité. Si cette demande avait été considérée comme fondée par les juges, elle aurait été renvoyée devant le conseil par les juridictions suprêmes de chaque ordre 647 ( * ) . Le texte n'aboutira pas suite à des modifications substantielles du Sénat. Le rapport Vedel du comité consultatif pour la révision de la constitution remis le 15 février 1993 prévoyait cette possibilité 648 ( * ) . Un nouveau projet de loi constitutionnelle qui porte à la fois sur la modification des règles de saisine du conseil, sur le conseil de la magistrature et sur la responsabilité pénale des ministres est déposé au Sénat le 11 mars 1993 649 ( * ) . En première lecture, le Sénat vote la suppression des dispositions modifiant le titre VII, relatif au Conseil constitutionnel. L'assemblée nationale suit le Sénat sur ce point et les dispositions relatives au titre VII sont définitivement écartées de la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993. La réforme de grande envergure qui devait avoir lieu disparaît 650 ( * ) . Elle paraissait pourtant justifiée. 651 ( * )
Le comité présidé par Pierre Avril le 4 avril 2002 fera un certain nombre de propositions en matière de réformes constitutionnelles spécialement sur la responsabilité pénale du chef de l'Etat, mais ne reviendra pas sur la possibilité d'ouvrir la saisine aux justiciables 652 ( * )
B. UN CONTRÔLE QUI, DANS L'ENSEMBLE, DONNE SATISFACTION
Même s'il apparaît nécessaire de corriger quelques aspects du fonctionnement du contrôle de constitutionnalité, la quasi totalité des juristes 653 ( * ) s'accorde sur le bien fondé de ce contrôle 654 ( * ) qui permet au conseil d'être garant des droits et des libertés et protecteur de la démocratie constitutionnelle.
1) Le Conseil, protecteur des droits et des libertés 655 ( * )
Le Conseil constitutionnel a considérablement étendu le domaine des normes constitutionnelles de référence. L'extension du « bloc de constitutionnalité » a entraîné des décisions du Conseil constitutionnel qui portent essentiellement sur la protection des droits et des libertés. La liste est longue et exhaustive. A partir de la décision de 1971, le Conseil constitutionnel a inclus dans les normes constitutionnelles le préambule de 1958. Celui-ci fait une référence explicite à la déclaration de 1789, qui évoque plus particulièrement les droits et libertés individuelles comme le droit d'aller et venir, le droit de propriété et ses atteintes, le droit au respect de la vie privée, la liberté de communication des pensées et des opinions, le principe d'égalité 656 ( * ) . Le préambule de la constitution de 1946 porte lui moins sur des libertés individuelles, mais sur des principes plus économiques et sociaux. En ce qui concerne, « les principes fondamentaux reconnus par les lois de la république » tirés des lois de la IIIème république, ils ont été particulièrement mis en avant par le Conseil. Au bout du compte, la liberté de réunion, la liberté d'enseignement, la liberté de culte, le droit syndical, l `égalité entre les hommes et les femmes, le principe de la protection sociales de certaines catégorie de personne, le droit de percevoir une indemnisation en période de chômage 657 ( * ) donne au juge constitutionnel des outils de contrôle efficace. Enfin, l'intégration de la charte de l'environnement de 2004 658 ( * ) dans le préambule de la constitution de 1958 a poursuivi l'oeuvre d'extension avec la protection du droit de l'environnement en consacrant la promotion du développement durable et le principe de précaution.
Le Conseil constitutionnel s'est appuyé essentiellement sur l'ensemble de ces textes et a poursuivi sa longue activité sur la protection des droits et des libertés. 659 ( * ) Aujourd'hui la source est inépuisable. Elle coule à flot et déverse des décisions qui renforcent les protections existantes, en élargissant le domaine des droits et des libertés. La constitutionnalisation des droits et des libertés en France est une oeuvre considérable qui s'est faite au coup par coup, décision par décision et n'est toujours pas terminée. Toutefois, l'édifice solide présente un dispositif de protection et d'efficacité considérable. Cette construction harmonieuse qui se trouve dans le droit fil des fondements historiques de la révolution française et de la France « mère des libertés » est essentiellement jurisprudentielle. 660 ( * )
2) Le Conseil garant de la démocratie constitutionnelle 661 ( * )
Les fondements de la démocratie sont connus à la fois en ce qui concerne ses origines et ses caractéristiques. Sa définition : « le gouvernement du peuple en corps » et ses difficultés de mise en application ont amené toute une série de précisions et de débats particulièrement riches 662 ( * ) . Le régime représentatif 663 ( * ) est venu ainsi rendre secours aux difficultés que connaît l'exercice de la pratique démocratique. La démocratie constitutionnelle est venue, comme consécration.
Régulateur du bon fonctionnement des pouvoirs publics, point d'équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif, le contrôle de la constitutionnalité des lois se situe dans la perspective de l'Etat de droit 664 ( * ) et du constitutionnalisme 665 ( * ) . Il permet de fixer la loi dans le cadre de la hiérarchie des normes 666 ( * ) . Cette sécurité de disposer de normes supérieures de référence qui sont connues au préalable, fondamentales et immutables permet d'insérer la loi dans un cadre constitutionnel plus vaste qui préserve et garantit le fonctionnement de la démocratie. La dépendance de la loi à l'égard de la constitution protège le cadre juridique de tout arbitraire. Cette protection est d'autant plus forte que le peuple souverain est à l'origine de la formation et de la transformation des règles constitutionnelles. Le conseil dans cette perspective veille à la fois au respect de la norme constitutionnelle et à la conformité de la loi à ces règles supérieures. Ce montage particulièrement sophistiqué de l'existence d'une norme supérieure et de dépendance de normes inférieures favorise l'Etat de droit et permet le développement d'une démocratie avancée et apaisée... 667 ( * ) Dans sa tâche, le Conseil a su maintenir les équilibres entre les différentes institutions de la V ème république : le Parlement, l'Exécutif, la place du chef de l'Etat, les relations gouvernement-parlement, celles entre la majorité et l'opposition. Cette attitude équilibrée et mesurée du Conseil dans tous les secteurs a renforcé sa crédibilité et sa légitimité. « La nouvelle figure de la démocratie est consacrée 668 ( * ) . L'objectif de la démocratie constitutionnelle est atteint » 669 ( * ) .
II. LA NÉCÉSSITÉ DE RÉFORMER LE CONTRÔLE DE LA CONSTITUTIONNALITÉ DE LA LOI
Le contrôle de la constitutionnalité de la loi qui s'est effectué depuis 1958 a montré une constante évolution tant en ce qui concerne la loi qui s'est affaiblie que la constitution qui s'est élargie.
A. L'ÉVOLUTION DE LA PLACE DE LA LOI DANS LA HIÉRARCHIE DES NORMES
La loi a perdu de sa superbe tant en ce qui concerne sa qualité que sa qualification
1) la qualité de la loi : la dégénérescence de la loi
Le principe de l'immutabilité 670 ( * ) de la loi est remis en cause. La loi expression de la volonté générale, la loi émanation du peuple souverain, la loi parfaite, inattaquable a connu des érosions 671 ( * ) . La loi permanente, générale, impersonnelle est en train de disparaître, elle est devenue un moyen pour le Gouvernement de faire appliquer le programme politique sur lequel il a été élu 672 ( * ) . Les lois sont alors éphémères, contradictoires et généralement mal faites. Du coup le principe même d'un contrôle a priori avant la promulgation se trouve remis en cause. Depuis la décision du 23 août 1985 « la loi est l'expression de la volonté générale dans le respect de la constitution ». Il s'agit là désormais d'une véritable dépendance de la loi à l'égard de la constitution et de sa remise en cause. L'inflation législative 673 ( * ) , phénomène bien connu a eu pour conséquence là aussi de multiplier les lois et de réduire leurs qualités. Dans les voeux qu'il adresse au Président de la république le 3 janvier 2005 Pierre Mazeaud, Président du Conseil constitutionnel, mais aussi comme il se qualifie lui même de « grognard de la république », souligne la dégradation de la qualité de la loi. La loi doit être claire, précise et normative. Or il constate de plus en plus, la « malfaçon législative, la loi qui bafouille, le manque de clarté et d'intelligibilité de la loi ». Dans la décision du 29 décembre 2005 sur la loi de finances pour 2006 le Conseil n'a pas hésité à déclarer une disposition inconstitutionnelle visant à plafonner le montant de certains avantages fiscaux, au motif qu'elle était inintelligible pour le citoyen sur le fondement de l'article 14 de la déclaration de 1789 selon lequel « tous les citoyens ont le droit de constater par eux mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée » : la loi ne peut renvoyer à la loi ultérieure, la loi comprend souvent des dispositions non normatives mais déclaratives, 674 ( * ) qui apparaissent plus comme un rite incantatoire que comme un texte qui énonce des règles. De plus en plus on assiste à la dégénérescence de la loi en instrument de la politique spectacle. Dans un colloque sur la loi, qui a eu lieu dans les murs du Sénat, le professeur Terré soulignait à juste titre que les sources du droit désormais n'était plus la constitution, la loi, les règlements, la jurisprudence mais que les sources du droit aujourd'hui sont les pressions médiatiques, l'opinion publique, la rumeur, la rue et qu'il faudra bien un jour enseigner tout cela à nos étudiants de première année de droit.
Une autre difficulté est la multiplication des sortes de lois.
2) La qualification de la loi : la multiplication des différentes sortes de lois
Les différentes sortes de lois se multiplient. Si les ordonnances et les règlements d'assemblées sont automatiquement examinés par le Conseil, si les lois ordinaires sont étudiées suite à une saisine du conseil, en revanche échappent à l'examen de constitutionnalité : 1) Les lois référendaires 675 ( * ) 2) Les lois constitutionnelles 676 ( * ) 3) Les lois déjà promulguées, mais le conseil a atténué cette impossibilité en acceptant de contrôler une loi déjà promulguée à l'occasion d'un contrôle a priori fait sur la loi nouvelle qui modifie la loi promulguée. 677 ( * ) 4) les ordonnances de l'ancien article 92 (dispositions transitoires visant à mettre en place le nouveau régime) et notamment les ordonnances organiques de 1958-1959, car la compétence du conseil constitutionnel sur ces textes n'était pas prévue.
Aujourd'hui la question se pose de manière très simple : de quelle loi parle-t-on ? La loi n'est plus simplement le texte national adopté par le parlement. La terminologie a considérablement étendu le concept de loi. On parle à propos de la Nouvelle Calédonie de « lois de pays » et de l'examen systématique par le Conseil constitutionnel des textes en forme législative émis par le territoire néo-calédonien suite à la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 qui crée deux nouveaux articles 76 et 77 formant le titre XIII. Le caractère irréversible du transfert confère à l'autorité délibérante un pouvoir normatif autonome, suite à la signature de l'accord de Nouméa du 5 mai 1998 et de l'accord de Matignon de 1988. 678 ( * ) N'est ce pas un premier pas en avant dans la poursuite de la décentralisation ? « La réforme Raffarin » avec la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la république 679 ( * ) parle de la reconnaissance de « règlements locaux » mais ne s'agit-il pas en fait d'une évolution irréversible et d'une véritable dénaturation du règlement ? Ne faudra-t-il pas parler un jour de « lois locales » qui devront évidemment être conformes à la constitution 680 ( * ) . La modification des structures d'outremer avec les régions et départements et les collectivités d'outremer va dans ce sens. De nombreuses décisions rendues par les collectivités d'outre mer ressemblent à de véritables lois locales. L'Italie et l'Espagne pourtant Etats unitaires n'hésitent pas à intégrer la notion de lois locales à propos des provinces, et des régions autonomes 681 ( * ) .
Un mouvement nouveau s'amorce depuis un grand nombre d'années sur le contrôle de la loi de manière préjudicielle ou par voie d'exception devant les tribunaux. La dénaturation de la loi est en marche.
B. LA CONSTITUTION À GÉOMÉTRIE VARIABLE682 ( * ) : LA NORMATIVITÉ CONSTITUTIONNELLE
1) L'extension du bloc de constitutionnalité
A l'origine la norme constitutionnelle de référence était réduite. Jusqu'en 1971, elle comprenait ainsi uniquement les articles de la constitution sans tenir compte du préambule 683 ( * ) . A partir de cette date le préambule est intégré comme norme à valeur constitutionnelle. Du coup, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le préambule de 1946 font partie intégrante des références constitutionnelles 684 ( * ) . La loi constitutionnelle du 1 er mars 2005 a introduit dans le préambule de la constitution de 1958 un nouveau texte intitulé : La Charte de l'environnement 685 ( * ) . Puisant au fur et à mesure dans le préambule, source inépuisable de principes et d'objectifs de valeur constitutionnelle 686 ( * ) , le Conseil constitutionnel a dégagé de nouveaux principes qui se sont imposés au cours des temps. Alors, compte tenu de leur multiplicité, l'identification de l'ensemble des principes à valeur constitutionnelle apparaît peut-être encore pire que les douze travaux d'Hercule 687 ( * ) . Certes la norme constitutionnelle doit s'adapter à l'évolution des temps et doit prendre en compte les nouvelles caractéristiques de notre société, mais il est difficile de valoriser un référentiel constitutionnel dont on ne connaît pas exactement le contour et à géométrie variable plutôt extensive. Du coup cette extension du domaine constitutionnel peut apparaître excessive et disproportionnée, d'autant plus que Conseil constitutionnel est le seul maître en la matière 688 ( * ) . La sécurité constitutionnelle nécessite une délimitation bien définie et déterminée des normes constitutionnelles de référence. Il en va de la crédibilité de la norme constitutionnelle elle même.
2) Les traités, l'international, l'Europe
Il est banal de rappeler que de nouvelles normes internationales de plus en plus nombreuses, apparaissent et doivent s'intégrer dans le cadre de la hiérarchie des normes. La mondialisation est un phénomène global et semble-t-il irréversible qui après le domaine économique occupe désormais la dimension juridique. La France juridiquement se trouve complètement intégrée non seulement à la normativité internationale mais aussi à la normativité européenne 689 ( * ) . Les normes internationales et les normes européennes non seulement prennent de plus en plus d'importance, mais se trouvent en conflit avec les normes nationales. Deux questions importantes semblent dominer le problème : la question du contrôle de constitutionnalité des traités 690 ( * ) et du contrôle de conventionalité.
Le contrôle de constitutionnalité des traités est prévu par le titre VI de la Constitution de 1958 intitulé : « Des traités et accords internationaux » . Celui ci précise en son article 54 que « si le Conseil constitutionnel, saisi a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après révision de la Constitution ». Cet article, modifié en 1992 691 ( * ) , permet au Conseil constitutionnel d'examiner si les dispositions d'un engagement de droit international ou de droit communautaire imposent, avant son intégration dans l'ordre juridique français, une modification de la Constitution 692 ( * ) . En agissant de cette manière, le Conseil ne statue donc pas sur la loi de ratification, mais sur le traité lui-même.
Dans la décision n° 1992-308 DC du 9 avril 1992 dite « Maastricht I » 693 ( * ) , le Conseil décide que l'institution de la monnaie unique, la création d'une citoyenneté européenne imposent une révision de la Constitution. 694 ( * ) Le Conseil constitutionnel de la même manière censura, le 13 août 1993, une disposition de la loi portant sur l'immigration, en application des conventions de Schengen, au motif qu'elle portait atteinte au principe à valeur constitutionnelle du droit d'asile, consacré par le préambule de 1946 695 ( * ) .
Un contrôle similaire interviendra pour la ratification du traité d'Amsterdam, comme pour celle du Traité établissant une Constitution pour l'Europe. La décision 2004-505 DC sera ainsi à l'origine de la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 696 ( * ) . Dans la décision dite "Interruption volontaire de grossesse" le Conseil ne s'estime pas compétent, pour contrôler la conformité d'une loi aux stipulations d'un traité ou d'un accord international 697 ( * ) . Il justifie cette position par une différence de nature entre le contrôle de constitutionnalité des lois (prévu à l'article 61), qui lui revient, et le contrôle de conventionalité des lois (art. 55) qui est « relatif et contingent ». Pour le Conseil en 1975, « une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution ». 698 ( * ) Il a ainsi implicitement puis explicitement habilité les juridictions dites ordinaires à connaître de la conventionalité des lois 699 ( * ) .
En ce qui concerne le contrôle de constitutionnalité du droit communautaire dérivé : dans la décision du 9 avril 1992, le Conseil précise que l'ordre juridique communautaire est un ordre juridique propre, qui n'appartient pas à l'ordre institutionnel de la République française. Fidèle à la jurisprudence du 30 décembre 1976, il dénie toute spécificité au droit communautaire, contrairement à la position tranchée de la Cour de Justice des Communautés 700 ( * ) .
La question de savoir si le Conseil constitutionnel contrôle ou non la constitutionnalité du droit communautaire dérivé est importante puisque plus de la moitié des normes dans l'ordre juridique interne sont aujourd'hui du droit communautaire. Dans une décision 2004-496 DC du 10 juin 2004, le Conseil se déclare incompétent pour contrôler la constitutionnalité de lois qui sont la transposition de directives inconditionnelles et précises, sauf lorsque cette transposition heurte une disposition spéciale et expresse de la Constitution. La décision 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité Etablissant une Constitution pour l'Europe 701 ( * ) qui confirme la décision du 10juin 2004 est majeure à plus d'un titre: elle consacre la primauté de la Constitution française sur le droit de l'Union 702 ( * ) .
Finalement, le contrôle de la constitutionnalité des lois s'est imposé en France selon un cheminement régulier et une détermination continue du conseil lui même qui en fait est le principal acteur des modalités de contrôle de la constitutionnalité des lois en France. Si dans l'ensemble ce contrôle donne pour une grande part entière satisfaction il convient tout de même d'anticiper les difficultés qui pourraient se présenter. Si pour nous la menace d'un Gouvernement des juges ne se pose réellement pas en revanche il nous semble que le principe des nominations des membres du conseil avec une majorité disposant de la majorité présidentielle et des majorités à l'Assemblée nationale et au Sénat pourraient entraîner des conséquences sur la politisation du conseil. Les projets d'intervention des assemblées parlementaires ne sont pas complètement satisfaisants 703 ( * ) . Il faudrait en matière de réforme introduire le projet reconnaissant aux citoyens par voie d'exception la possibilité de poser devant le Conseil la question de l'inconstitutionnalité d'une loi 704 ( * ) . Si le contrôle doit rester préventif, il est certain que la remise en cause de la loi, la constitutionnalisation du droit, l'internationalisation de la normativité, la prise en compte de la normativité locale, l'évolution de la démocratie vont entraîner de profondes modifications dont il faudra naturellement tenir compte et plutôt que d'attendre, il faudra anticiper. Pour reprendre l'expression du Président Mazeaud « le propre des démocraties assagies est la stabilité de leurs règles institutionnelles, même lorsque celles ci ne sont pas sans défaut ».
Intervention du Président Jean-Arnaud MAZÈRES
Merci à M. le Doyen ETIEN pour cet exposé tonique où il a dû ramasser en peu de temps beaucoup d'idées. Je dirai juste un mot. Effectivement, je pense que le problème est celui d'une éventuelle adoption en France d'une exception d'inconstitutionnalité. Je rappellerai que dans une note de bas de page, Maurice HAURIOU disait qu'il était toujours dangereux qu'il y ait un organisme centralisé de contrôle de constitutionnalité de la loi et que le mécanisme d'exception d'inconstitutionnalité avait l'avantage du pluralisme des positions et des décisions juridictionnelles. On peut donc se demander si l'extraordinaire pouvoir d'auto-transformation du Conseil constitutionnel, qui se régénère au fur et à mesure que le temps passe, au fond, paradoxalement, ne rend pas plus difficile le fait d'adopter un autre système. Le Conseil constitutionnel eu-t-il été rigide, enfermé dans le rôle qu'on lui avait d'abord attribué, aurait-il été plus facile de dire « il faut changer quelque chose ». Mais comme il s'adapte, comme il se transforme, comme il a ce pouvoir presque biologique de s'adapter aux changements de circonstances et de sociétés, du coup, la réforme qui ferait qu'il serait dessaisi pour un autre système est plus difficile. Cependant, je parle ici sous la surveillance du professeur Dominique Rousseau, à qui je confie la parole.
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EN QUESTION
M. Dominique ROUSSEAU, Professeur de droit public, Université de Montpellier I
Ce n'est pas l'affaire Outreau qui pose la question de la légitimité du juge. L'affaire Outreau pose la question, j'y reviendrai, des pressions des autres cités - politiques, morales, hiérarchiques, médiatiques,... - sur la cité judiciaire qui empêchent cette dernière d'exercer en toute indépendance sa fonction de jugement judiciaire et produisent, comme à chaque fois qu'elles sont trop fortes, des « affaires ». La question de la légitimité de l'office du juge se pose depuis que chacun découvre derrière la fiction du juge bouche de la loi, la réalité « politique » ou normative de l'acte de juger. Ce qui est engagé, en effet, dans l'acte de juger, c'est le pouvoir de finir la loi. Le parlement commence la loi en écrivant les mots, le juge la finit en transformant ces mots en normes. Tant que le juge était pensé comme un pouvoir d'application ou d'exécution de la loi mettant en oeuvre un raisonnement syllogistique, la question de sa légitimité ne se posait pas : il était le serviteur d'un programme dont la maîtrise ne lui appartenait pas mais revenait aux élus du peuple. Dès lors qu'il s'affirme comme pouvoir normatif aussi sinon plus « authentique » que le parlement, il était inévitable que lui soit renvoyée la question « de quel droit ? ». Le parlement tire de l'élection sa légitimité à poser les mots du droit, mais d'où les juges tirent-ils leur légitimité à transformer ces mots en normes ?
De leur indépendance ! Qui n'est pas revendication corporatiste. Qui est, comme l'est l'indépendance pour les professeurs d'université, pour les médecins, pour les journalistes, pour les artistes et, plus généralement, pour toutes les professions, la garantie pour les citoyens que la décision judiciaire est juste parce que prise à l'abri des pressions de toutes sortes. La légitimité du juge dépend donc d'une organisation de la justice qui permet de croire qu'un juge peut rendre effectivement ses décisions hors des influences de l'opinion, de la politique, de sa hiérarchie,... Sans avoir la prétention, ni le temps, de balayer ici tous les éléments constitutifs d'une justice indépendante, qu'il soit permis d'attirer l'attention sur deux sujets importants : la position constitutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature et l'unité du corps.
I. LA POSITION CONSTITUTIONNELLE DU CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
Le Conseil Supérieur de la Magistrature est aujourd'hui dans le corps du Roi. Le Palais de l'Alma, où il siège, est propriété de l'Elysée ; le Secrétariat Général du C.S.M. est choisi et nommé par le Président de la République ; ce dernier est le Président du C.S.M. et son vice-président est le Garde des Sceaux ; le C.S.M. se réunit au moins une fois par trimestre à l'Elysée sous la présidence du Chef de l'Etat,... Matériellement, symboliquement, le C.S.M. n'est pas une autorité constitutionnelle autonome - à l'inverse du C.S.A. par exemple - constitutionnellement il fait partie de l'organe présidentiel dans sa fonction de gardien de l'autorité judiciaire. L'article 64 de la Constitution énonce clairement que le Président de la République est « le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature ». Cette position du C.S.M. en porte des conséquences pratiques préjudiciables au fonctionnement démocratique de l'Institution judiciaire. Qu'il me soit permis d'évoquer quelques souvenirs personnels. A la fin de l'année 2002, la commission des lois du Sénat, qui travaillait sur le projet de loi relatif aux juges de proximité fait parvenir au C.S.M. une lettre invitant un de ses membres à venir exposer les enjeux de la création d'une nouvelle juridiction composée uniquement de magistrats non professionnels au regard de l'indépendance de l'autorité judiciaire et du statut des magistrats. Alors que le C.S.M. s'apprêtait à donner une réponse positive à cette invitation, il lui fût rappelé qu'il n'avait pas d'existence propre et indépendante de celle du Président de la République et qu'en conséquence il ne pouvait déférer à l'invitation du Sénat puisque le C.S.M. c'est le Président de la République et qu'en application du principe de la séparation des pouvoirs, la Haute Assemblée ne peut entendre le Chef de l'Etat. Ou encore, en février 2006, le C.S.M. suggère au Président de la République de rappeler le cadre constitutionnel à l'intérieur duquel la commission parlementaire Houillon peut enquêter sur le travail juridictionnel du juge Burgaud. Réunis à l'Elysée à cette occasion, les membres du C.S.M. entendent le Chef de l'Etat leur dire qu'il ne peut accéder à cette demande sous peine d'être accusé d'ingérence dans les affaires parlementaires et de porter ainsi atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Par cette réponse, le Président de la République pointait la contradiction dans laquelle les dispositions constitutionnelles l'enferment : comme garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, il aurait été de son devoir de rappeler ce cadre constitutionnel, mais comme Chef de l'exécutif, il ne pouvait effectivement le faire sans mettre à mal la séparation des pouvoirs exécutif et législatif.
Cette situation crée à l'évidence un malaise et entretient le doute sur la réalité de l'indépendance du judiciaire à l'égard du politique. Il convient donc de lever ce doute en sortant le C.S.M. du corps du Roi en faisant du C.S.M. une autorité constitutionnelle en charge seule de la garde de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Cette rupture impliquerait un changement dans la composition du Conseil. Puisque ce dernier serait en charge de la Justice et que la Justice est rendue au nom du peuple, les non-magistrats devraient être majoritaires au sein du Conseil. Si les magistrats continuaient à être élus par leurs pairs, les non-magistrats, qui devraient posséder des titres et une expérience juridique, pourraient être élus par l'Assemblée nationale à la majorité des 3/5. Le Conseil devrait en conséquence, changer également de dénomination pour devenir Conseil Supérieur de la Justice. Symboliquement, ce changement signifierait et exprimerait la position du Conseil dans la nouvelle architecture constitutionnelle des pouvoirs, une position à l'intersection des autres pouvoirs. Le pouvoir exécutif s'exprime et s'incarne dans l'Elysée et Matignon ; le pouvoir législatif dans le Palais Bourbon et le Palais du Luxembourg ; le pouvoir judiciaire dans la Cour de Cassation. Le Conseil Supérieur de la Justice n'est pas, ne doit pas être l'expression et l'incarnation de la Magistrature ou de l'institution judiciaire ; il doit devenir une institution constitutionnelle chargée de faire respecter par les autres institutions, par les autres pouvoirs, la sphère de production autonome du jugement judiciaire. Et, il conviendrait sans doute qu'il puisse jouer ce rôle aussi à l'égard des pouvoirs économiques, financiers, religieux, syndicaux, médiatiques qui pèsent ou cherchent à peser sur l'indépendance de l'autorité judiciaire.
Ainsi recomposé et redéfini institutionnellement, ce Conseil pourrait se voir attribuer les compétences lui permettant d'accomplir sa fonction de gardien de l'indépendance de la justice au regard de tous les autres pouvoirs. Compétences par exemple sur la formation des magistrats et donc sur l'Ecole Nationale de la Magistrature puisque le Conseil constitutionnel a fait, de la qualité de cette formation, une garantie du principe d'indépendance de la justice, de la qualité des décisions rendues, de l'égalité devant la justice et du bon fonctionnement de l'institution judiciaire. Compétences encore sur les nominations des magistrats, et donc sur la direction des services judiciaires, en conférant au Conseil un pouvoir de proposition pour les nominations de tous les magistrats, siège et parquet. Compétences enfin sur le régime disciplinaire des magistrats, et donc sur l'inspection générale des services judiciaires, pour connaître et sanctionner les manquements éventuels d'un magistrat dans le processus ayant conduit à la décision juridictionnelle.
Cette dernière compétence est aujourd'hui au coeur d'une réflexion sur la réforme du statut de la magistrature. Il doit être clairement établi que si le principe d'indépendance de l'autorité judiciaire interdit que la responsabilité disciplinaire d'un magistrat puisse être engagée pour le contenu de sa décision juridictionnelle, en revanche, il n'interdit pas qu'elle soit engagée pour le processus ayant conduit à cette décision. La distinction peut paraître délicate à établir ; elle est sans doute mais elle est aussi capitale pour la préservation de l'indépendance de la fonction de poursuivre et de la fonction de juger. Cette distinction sera d'autant plus importante à maintenir lorsque, dans une perspective d'ouverture démocratique, les justiciables pourront mettre en cause directement la responsabilité des magistrats, selon des modalités à définir, devant le Conseil Supérieur de la Justice.
II. L'UNITÉ DU CORPS DES MAGISTRATS
Vieille question que celle de la coexistence au sein du corps judiciaire des magistrats du parquet chargés, sous l'autorité hiérarchique du Garde des Sceaux, de mettre en oeuvre la politique pénale du gouvernement, et des magistrats du siège chargés, sous l'autorité des principes d'indépendance, d'impartialité et d'égalité des armes, de trancher les litiges. Deux métiers suffisamment différents pour justifier, selon certains, la sortie des parquetiers du corps des magistrats pour en faire des préfets judiciaires. Deux métiers suffisamment liés à l'exercice de la justice pour défendre, selon d'autres, le maintien de l'unité du corps, l'indépendance des magistrats qui décident des poursuites étant aussi importante pour la qualité de la justice que celle des magistrats qui jugent. Vieille question donc, relancée aujourd'hui par le projet de loi de lutte contre la criminalité organisée qui modifie considérablement les relations de pouvoir entre parquet et siège. Désormais en effet, pour toutes les infractions commises en bande organisée, le rôle du juge d'instruction, magistrat du siège, est marginalisé ; plutôt que d'ouvrir une instruction, le procureur est invité à mener lui-même l'enquête avec l'aide de la police et de la gendarmerie. Et pour ce faire, la loi renforce ses moyens : la durée de l'enquête de flagrance passe de 8 à 16 jours et, pour l'enquête préliminaire - dont la durée n'est pas limitée - il pourra faire effectuer des opérations d'infiltration, placer des micros et caméras dans les lieux publics et privés, ordonner des perquisitions de nuit et des écoutes téléphoniques, toutes mesures qui, en l'état actuel du droit, ne peuvent être décidées que par le juge d'instruction. En d'autres termes, la finalité de la loi est de réduire la saisine de ce magistrat du siège qui a pour mission d'instruire à charge et à décharge et devant lequel s'est progressivement instauré un véritable débat contradictoire avec les avocats. D'inquisitoriale la procédure pénale devient ainsi accusatoire : le parquet instruit les affaires, le siège contrôle par la voie du juge des libertés et de la détention qui autorise les mesures d'enquête demandées par le procureur. Et l'avocat disparaît puisque la loi ne prévoit son intervention qu'au moment de l'ouverture « officielle » de l'instruction devant le juge de l'instruction ; avant, il s'agit « seulement » d'une enquête préliminaire et la procédure est secrète et non contradictoire.
Poursuivant cette logique de renforcement des pouvoirs du parquet, la loi fait même des procureurs des juges. Adaptant le système américain du « plaider coupable », la loi prévoit en effet que si une personne reconnaît avoir commis un ou plusieurs délits punis d'une peine d'emprisonnement d'une durée inférieure ou égale à cinq ans, le procureur peut lui proposer, en présence de son avocat, une peine qui, s'il l'accepte, est soumise à l'homologation du juge des libertés et de la détention. Où comment, aux motifs de désengorger les tribunaux et d'aller vers une justice simple et rapide, on passe du présumé innocent au plaidé coupable, on supprime pour les victimes le moment réparateur du procès, on écarte la gêne du contradictoire et des droits de la défense, et on marginalise les juges du siège. Car, au bout de cette réforme, l'exercice de la justice passe entre les mains des magistrats du parquet, le juge des libertés et de la détention étant réduit à contrôler les mesures d'enquête demandées par le procureur et à valider la peine proposée par le procureur et acceptée par la personne ayant plaidé coupable.
Dès lors, la question de leur statut redevient centrale. Investis de tels pouvoirs d'instruction et de jugement, les procureurs doivent pouvoir bénéficier d'une totale indépendance qui se décline principalement dans la procédure de leur recrutement et du déroulement de leur carrière. Ce qui exclut d'en faire des préfets judiciaires nommés par le Gardes Sceaux et soumis à son autorité hiérarchique. Ce qui n'exclut pas de les faire sortir du corps judiciaire pour les constituer en corps indépendant relevant pour leur carrière d'un Conseil supérieur du parquet et pour leur action d'un Procureur général de la République désigné par l'Assemblée nationale à la majorité des trois cinquième et responsable devant elle. Ce qui n'exclut pas non plus le maintien de l'unité du corps judiciaire mais impose alors que la procédure de nomination de tous les magistrats du parquet, procureurs généraux compris, soit calquée sur celle en vigueur pour les magistrats du siège. Pendant longtemps, l'argument qui, au regard de l'exigence démocratique se voulait décisif était le suivant : l'unité du corps permet de faire bénéficier les membres du parquet de l'indépendance des magistrats du siège. Mais, toujours au regard de l'exigence démocratique, cet argument se retourne aisément : l'unité du corps permet de limiter l'indépendance des magistrats du siège par l'impossibilité de donner aux membres du parquet le même statut. Il convient aujourd'hui de sortir de ce piège, la coexistence au sein d'un même corps de la logique administrative, celle du parquet, et de la logique constitutionnelle, celle du siège, était sans doute possible tant que l'institution judiciaire n'était pas conçue comme un pouvoir social et politique. Aujourd'hui, cette coexistence fait souffrir le principe démocratique.
D'autres sujets auraient mérité d'être discutés car ils déterminent le caractère indépendant et donc légitime de la justice. Par exemple, le mode d'exercice de la fonction de juger qui doit faire une place plus grande à la publicité des débats, à l'argumentation motivée des décisions, et aux opinions dissidentes dans la mesure où la confiance dans la décision, dans sa légitimité dépend de la qualité et de la transparence du processus de production de la décision de justice. Par exemple encore, la responsabilité des juges dans l'exercice de leur fonction dont la mise en oeuvre ne doit plus être réservée à la hiérarchie judiciaire mais ouverte aux justiciables. L'enjeu, en effet, est de construire un espace indépendant de production du jugement judiciaire. Cette construction n'est jamais acquise ; elle s'est faite naguère contre le lynchage de l'opinion ; elle doit aujourd'hui toujours être consolidée contre les nouvelles formes d'intrusion. Au risque de nouvelles « affaires »...
Intervention du Président Jean-Arnaud MAZÈRES
Je voudrais simplement remarquer que votre formule selon laquelle « le Conseil supérieur de la magistrature est le corps du roi » est très belle, en même temps très provocatrice et au fond pas tellement étonnante, puisqu'aujourd'hui, le pouvoir du Président de la république est dans la ligne directe du pouvoir royal. L'image d'Epinal du roi rendant la justice sous un chêne, hante encore notre système judiciaire. On est parti du roi juge. Maintenant certains disent que c'est le juge-roi. Il y aurait un renversement. Le renversement est-il vraiment réel ? Ou n'a-ton pas à la fois le juge-roi et le roi-juge ? Je laisse la question en suspens. Elle mériterait sans doute pas mal de réflexions que nous n'avons pas le temps de conduire et je cède immédiatement la parole au professeur Denys Simon.
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
M. Denys SIMON, Professeur à l'Université de La Réunion
A la fin de l'année dernière, M. Schlussel, Chancelier de la République d'Autriche et président en exercice du Conseil s'en prenait vigoureusement à la Cour de justice des Communautés européennes en pointant quatre décisions récentes, relatives respectivement au rôle des femmes dans l'armée allemande 705 ( * ) , à l'accès des étudiants étrangers dans les universités autrichiennes 706 ( * ) , au régime d'intégration des pertes des filiales étrangères dans le bénéfice imposable de sociétés britanniques 707 ( * ) et aux sanctions pénales en matière d'environnement 708 ( * ) , ces quatre prises de position illustrant selon lui une forme particulièrement grave de « gouvernement des juges ». Il proposait dans la foulée, ayant semble-t-il rencontré une oreille attentive du côté des gouvernements allemands et danois, d'instituer une instance supérieure pour « légitimer » le comportement de la Cour de justice 709 ( * ) . On peut d'ailleurs se demander quel pourrait bien être le statut d'un gardien des gardiens ou d'un juge des juges...
C'est dire que les angoisses récurrentes à l'égard du gouvernement des juges ont la vie dure. On se souvient des diatribes de Michel Debré demandant la suppression de la Cour qui avait eu l'insigne audace de se mêler de l'application du traité Euratom ou des réactions suscitées en son temps par l'arrêt AETR 710 ( * ) . Plus récemment la reconnaissance par la Cour de la possibilité d'inscrire dans une directive des sanctions pénales en cas d'atteintes graves à l'environnement 711 ( * ) a suscité le vote d'une résolution à l'Assemblée nationale, critiquant l'interprétation extensive donnée par la Commission de la portée de l'arrêt de la Cour 712 ( * ) .
La question sous-jacente est évidemment celle de la légitimité du juge communautaire.
Il est souhaitable de réfléchir à cette question de manière dépassionnée, au-delà des controverses éternelles sur l'activisme judiciaire. Comme le disait Antoine Garapon dans le numéro de Pouvoirs consacré aux juges en 1995 713 ( * ) « Il faut reprendre cette question du juge moins en termes tranchés (soit un positivisme radical, soit le « gouvernement des juges », soit le syllogisme, soit l'arbitraire) qu'en termes réalistes et nuancés », et le déroulement de ce colloque montre que c'est possible.
Il faut préciser en premier lieu que la problématique de la légitimité du juge communautaire n'est pas par essence différente des questions qu'on se pose à cet égard à propos des juridictions internes. Nature de l'opération interprétative, choix des méthodes d'interprétation, autorité des décisions de justice, relations du juge avec le constituant ou avec le législateur, ces paradigmes de la fonction juridictionnelle bien connus du droit interne ne sont pas étrangers au droit communautaire. La mise en cause de la légitimité du juge communautaire est souvent formulée dans les mêmes termes que les reproches d'activisme juridictionnel opposés à la Cour suprême des Etats Unis ou au Conseil constitutionnel français. Par parenthèse, on peut noter que les accusations de gouvernement des juges dont la pratique serait illégitime 714 ( * ) dépendent souvent de désaccords sur le fond des décisions : la contestation de la légitimité des décisions de la Cour suprême a été le fait des progressistes à propos de la jurisprudence hostile à la politique interventionniste de Roosevelt, puis des conservateurs quand il s'est agi des décisions anti-ségrégationnistes ; il est à peine besoin de rappeler qu'il en est de même à propos des décisions du Conseil constitutionnel français 715 ( * ) . Mais ce constat sociologique ne modifie en rien l'existence de la question fondamentale du statut de l'instance juridictionnelle par rapport au jurislateur, qui dans le constitutionnalisme moderne est doté d'une légitimité démocratique liée à son investiture populaire, directe ou indirecte, et à sa responsabilité politique alors que le juge n'est ni démocratiquement élu ni politiquement responsable 716 ( * ) .
Cette formulation montre immédiatement que si l'interrogation sur la légitimité du juge est commune à tous les systèmes juridiques, elle revêt néanmoins dans le système de l'Union européenne une dimension spécifique : il est clair en effet que la légitimité de celui qui dit le droit par rapport à celui qui fait le droit est rendue plus complexe à appréhender quand la fonction d'édiction des normes est partagée entre une logique institutionnelle et une logique interétatique. Il ne s'agit pas seulement d'un équilibre horizontal entre le législateur et le juge, il s'agit également d'un équilibre vertical entre les Etats membres et la Cour.
Une seconde originalité doit être immédiatement relevée sous forme de paradoxe : d'une part, la légitimité d'une juridiction internationale, créée par un traité, est par hypothèse plus fragile que celle des juridictions nationales, appuyées sur une histoire séculaire, dont l'autorité est a priori incontestable ; d'autre part, cette juridiction créée un peu par hasard, alors qu'elle ne figurait pas dans les premiers projets de traité CECA 717 ( * ) , a de l'avis unanime joué un rôle moteur, voire déterminant dans la construction juridique européenne 718 ( * ) . Comment la Cour de justice « a-t-elle été en mesure d'occuper une place aussi importante, alors que la tradition européenne, héritée de la philosophie des Lumières, s'oppose au principe d'un gouvernement des juges ? » 719 ( * ) Comment expliquer que ses décisions, fussent les plus audacieuses, n'aient à quelques exceptions près, jamais été remises en cause par les autres institutions ou par les Etats membres ? Comment saisir cette légitimité conquise et stabilisée dont peut se prévaloir le juge communautaire ?
Je voudrais tenter de répondre à ces questions en analysant successivement le processus par lequel le juge communautaire a conquis et consolidé sa légitimité et les techniques de légitimation dont use la Cour afin de garantir la pérennité de sa fonction.
I. LA CONSTRUCTION DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
La légitimité du juge communautaire n'est pas un donné, mais un construit. Sans doute plus que les juridictions internes, les juridictions internationales ont besoin d'affirmer et de solidifier une légitimité qui ne leur est pas acquise a priori . Certaines demeurent sous la dépendance des Etats, qui leur consentent parcimonieusement une compétence toujours limitée et souvent remise en cause à la première décision qui heurte les intérêts jugés fondamentaux des Etats souverains. D'autres peinent à s'affirmer comme de véritables juridictions, comme en témoignent les efforts remarquables de l'organe de règlement des différends de l'OMC ou sont ignorés par les Etats qui leur préfèrent d'autres modes de règlement, comme le montre la situation actuelle du Tribunal international du droit de la mer.
Le juge communautaire a donc du s'imposer comme l'organe judiciaire exclusif habilité à dire le droit sur la base des traités instituant ces objets juridiques non identifiés que sont la Communauté puis l'Union européenne. Si l'on relit dans cette perspective la jurisprudence de la Cour depuis sa création, on constate que cette quête de légitimité est passée d'une part, par l'affirmation de sa fonction de gardien d'un ordre juridique autonome et d'autre part, par la justification de sa mission juridictionnelle spécifique.
A. LA LÉGITIMITÉ DE GARDIEN DU TEMPLE
Même si cela n'est pas toujours apparu aux yeux des spécialistes du droit communautaire, je suis convaincu que le processus de légitimation de la Cour de justice est d'abord dérivé de l'affirmation de l'autonomie et de la cohérence de l'ordre juridique communautaire 720 ( * ) .
Dès 1956, l'Avocat général Lagrange affirmait que
« le traité dont la Cour a pour mission d'assurer l'application, s'il a bien été conclu sous la forme des traités internationaux et s'il en est un incontestablement, n'en constitue pas moins, du point de vue matériel, la charte de la Communauté, les règles de droit qui s'en dégagent constituant le droit interne de cette Communauté » 721 ( * ) .
Le lien entre la mission de la Cour et la nature de l'ordre juridique dont elle a la garde est ici explicite. L'Avocat général définit le droit communautaire comme le droit interne de la Communauté et du même coup érige la Cour en juge interne de cette Communauté d'un genre nouveau.
La construction -- alors que le traité n'en dit mot -- de la théorie de l'effet direct et de la primauté du droit communautaire, en coupant le cordon ombilical entre l'ordre communautaire et l'ordre international, allait du même coup transformer une juridiction -- internationale dans son origine -- en juridiction interne d'un système juridique spécifique et donc simultanément conférer une place centrale, incontournable, au juge communautaire comme artisan de la construction systématique d'un ordre à la conquête de sa cohérence et de son autonomie. C'est en ce sens que les célèbres arrêts Van Gend en Loos et Costa/ENEL sont les arrêts fondateurs de l'édifice juridique inédit constitué par le droit né des traités, mais aussi les arrêts fondateurs de la légitimité du juge chargé de faire respecter la logique de cet ordre en devenir et de protéger le temple contre les menaces de destruction externe et de dissolution interne 722 ( * ) .
Il suffit de rappeler les formules célèbres que tout le monde a en tête :
« la Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement les Etats membres, mais également leurs ressortissants » 723 ( * ) .
ou encore :
« à la différence des traités internationaux ordinaires, le Traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des Etats membres lors de l'entrée en vigueur du traité et qui s'impose à leurs juridictions; qu'en effet, en instituant une communauté de durée illimitée, dotée d'attributions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d'une capacité de représentation internationale, et plus précisément de pouvoirs réels issus d'une limitation de compétence ou d'un transfert d'attributions des Etats à la Communauté, ceux-ci ont limités, bien, que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes » 724 ( * ) .
La répétition incantatoire de la formule magique a contribué à la formation d'un véritable mythe, ou, pour parler comme Bourdieu, à fonctionner comme « une parole créatrice, qui fait exister ce qu'elle énonce » 725 ( * ) . Toutes proportions gardées, on peut être tenté d'opérer un rapprochement avec l'affirmation de la spécificité du droit administratif sur la base mythologique de l'arrêt Blanco, qui a incontestablement fondé le droit administratif comme droit distinct du droit privé, mais aussi contribué à asseoir la légitimité contentieuse du Conseil d'Etat.
On pourrait multiplier les exemples qui illustrent ce lien étroit entre l'affirmation de l'autonomie du droit communautaire et la responsabilité éminente qui incombe à la Cour de justice à cet égard. Pour n'en retenir qu'un seul, dans son avis relatif à l'Espace économique européen 726 ( * ) , le juge communautaire a refusé l'assimilation de l'accord instituant l'EEE au traité CE, en dépit de l'identité matérielle des dispositions en cause. La Cour estime en effet, comme on l'a très bien dit, que « le premier ne se différencie pas d'une convention internationale classique puisqu'il ne crée que des droits et des obligations entre les parties et n'opère aucun transfert de droits souverains à une organisation internationale, le second se caractérise par l'institution d'un ordonnancement juridique complexe. Cette différence essentielle devait convaincre la Cour de justice à estimer que, dans sa forme initiale, la conclusion de l'accord EEE risquait de mettre en péril l'autonomie de l'ordre juridique communautaire et de compromettre la capacité de la Communauté de réaliser ses objectifs » 727 ( * ) .
Ultérieurement, l'affirmation de la nature constitutionnelle des traités permettra à la Cour de s'ériger en juge constitutionnel, chargé de veiller au respect de la « constitution interne de la Communauté » 728 ( * ) . La Cour s'auto-proclame le gardien du droit de la Communauté européenne, définie comme une
« communauté de droit en ce que ni ses Etats membres ni ses institutions n'échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu'est le traité » 729 ( * ) .
Bien avant qu'il soit question de l'élaboration d'un traité établissant une constitution pour l'Europe, la Cour avait ainsi conclu à la dimension constitutionnelle de la construction communautaire 730 ( * ) et avait implicitement renforcé sa propre légitimité comme juge constitutionnel.
On pourrait poursuivre la démonstration en montrant comment la jurisprudence relative à la délimitation des compétences entre la Communauté et les Etats membres 731 ( * ) , à l'affirmation du caractère irréversible du transfert de compétences, au jeu du principe de loyauté communautaire, sont allés de pair avec une légitimation croissante de la Cour elle-même 732 ( * ) .
De même, la construction jurisprudentielle audacieuse, sur la base des principes généraux du droit communautaire, du corpus jurisprudentiel relatif à la protection des droits fondamentaux, a incontestablement renforcé la légitimité du juge, qui est apparu, dans le silence relatif des traités originaires, comme le véritable rempart des droits individuels à l'égard des abus éventuels du législateur ou de l'administration communautaires. Habilement, la Cour a su justifier sa créativité juridictionnelle en invoquant les emprunts effectués à partir des instruments internationaux de protection des droits de l'homme, et en particulier de la Convention européenne des droits de l'homme, mais aussi des traditions constitutionnelles des Etats membres, avant de fonder plus directement son raisonnement sur le concept de Communauté de droit et sur l'exploitation intensive des dispositions protectrices des droits fondamentaux introduites lors des révisions successives des traités constitutifs.
Enfin la même démonstration pourrait être opérée dans les domaines plus techniques du droit économique communautaire. La jurisprudence relative à la libre circulation des marchandises, à la libre circulation des travailleurs, au droit d'établissement, à la libre prestation des services, au droit de la concurrence, aux aides publiques, aux activités de service public, permettrait de montrer comment les prises de position de la Cour, outre qu'elles ont contribué à générer les principaux progrès de l'intégration, ont simultanément placé le juge dans une position d'arbitre entre les exigences impératives d'intérêt général et la libre circulation ou entre la défense de l'intérêt général et la logique d'un marché concurrentiel. Sanctionnant aussi bien les excès de la Commission que les tentatives désintégratrices des Etats membres, le juge communautaire est ainsi apparu comme le détenteur légitime de la garantie du respect des équilibres voulus par les auteurs des traités.
Sans doute peut-on trouver des explications à cette intensité de la fonction jurisprudentielle au sein de l'ordre juridique communautaire dans les particularités des traités eux-mêmes. Conçus comme des traités-cadres, les textes constitutifs de l'Union européenne comprennent en particulier un nombre particulièrement élevé de notions juridiques floues, de concepts juridiques indéterminés, de standards 733 ( * ) , qui laissent par définition à l'interprète une mission de co-déterminateurs du sens 734 ( * ) et donc de co-créateurs de la norme issue de l'énoncé polysémique inscrit dans les traités de base 735 ( * ) .
Ce processus de légitimation n'a évidemment été possible que parce que la Cour pouvait s'appuyer sur un statut et une mission juridictionnelle spécifique.
B. LA LÉGITIMITÉ ISSUE DE LA MISSION SACRÉE DE DIRE LE DROIT
Il est évident que l'instance juridictionnelle créée par les traités communautaires « se singularise à bien des égards par rapport à tout ce qu'on avait jusque là imaginé et pratiqué dans la vie internationale » 736 ( * ) . En vertu de l'article 220 TCE,
« La Cour de justice et le Tribunal de première instance assurent, dans le cadre de leurs compétences respectives, le respect du droit dans l'interprétation et l'application du présent traité ».
Cette définition extrêmement large de la mission générale du juge communautaire, combinée avec le faible volume des limites à la justiciabilité des litiges, cantonnées aux piliers non communautaires (PESC, JAI), se traduit par un certain nombre de caractères qui confèrent indéniablement à la Cour le statut de pouvoir judiciaire dans le système juridique communautaire.
On rappellera d'abord que la juridiction de la Cour est obligatoire : la compétence de la Cour n'est pas subordonnée au consentement des Etats, qui a été exprimé une fois pour toutes lors de la conclusion des traités.
En deuxième lieu, la juridiction de la Cour est exclusive : les différends relatifs à l'interprétation et à l'application du droit communautaire ne peuvent être soumis à d'autres modes de règlement des différends 737 ( * ) .
En troisième lieu, la juridiction de la Cour est accessible aux recours individuels.
Enfin, les décisions de la Cour sont revêtues de l' autorité de chose jugée et de la force exécutoire dans l'ordre interne des Etats membres 738 ( * ) .
A côté de cette légitimité formelle découlant de son statut, la Cour dispose d'une légitimité fonctionnelle, qui procède de la pluralité de ses missions contentieuses.
En effet, il est tout d'abord évident que la Cour de justice exerce les fonctions d'une juridiction internationale , en tant qu'elle statue sur les différends entre Etats membres et sur la sanction des manquements des Etats membres à leurs obligations conventionnelles.
Mais la Cour est également investie des missions d'une juridiction constitutionnelle dans l'ordre communautaire : elle statue à la manière d'une cour suprême fédérale sur la délimitation des compétences entre la Communauté et les Etats membres ; elle est aussi le régulateur du fonctionnement des pouvoirs, dans la mesure où elle fait respecter la répartition des pouvoirs entre les institutions telle qu'elle est prévue par la charte constitutionnelle de base ; elle veille enfin au respect de la constitution communautaire lors de la conclusion d'accords internationaux, grâce à une procédure consultative qui reproduit mutatis mutandis le dispositif de l'article 54 de la constitution française.
En troisième lieu, le juge communautaire est le juge administratif de l'Union européenne. Il est chargé du contrôle de légalité des actes des institutions, de la mise en oeuvre de la responsabilité de la puissance publique communautaire, et, par l'intermédiaire du TPI puis du Tribunal de la fonction publique récemment créé, du contentieux des fonctionnaires et agents.
En quatrième lieu, et c'est sans doute son rôle le plus productif, la Cour exerce la fonction d'une juridiction régulatrice , chargée d'assurer l'application uniforme du droit dans l'ensemble du territoire de l'Union, à la manière d'un juge de cassation, même si la technique retenue est celle d'une collaboration juridictionnelle avec les tribunaux nationaux grâce au mécanisme des questions préjudicielles.
Pour être exhaustif, il faudrait ajouter, même si heureusement cette fonction trouve plus rarement à s'exercer, que la Cour de justice est également l'équivalent fonctionnel de la Haute Cour de justice ou de la Cour de justice de la République, comme en témoigne l'arrêt récemment rendu dans l'affaire Cresson 739 ( * ) .
Cette polyvalence fonctionnelle fait véritablement de la Cour de justice l'organe appelé à dire le droit, le lieu d'où parle le droit, d'autant plus qu'elle peut être saisie à travers un arsenal de voies de recours sans précédent : recours directs en annulation, en carence ou en responsabilité, exception d'illégalité, recours en constatation de manquement, renvois préjudiciels en interprétation ou en appréciation de validité, procédures consultatives constituent un « système complet de voies de recours et de procédures » 740 ( * ) , comme elle le constate elle-même, dont elle infère le cas échéant la possibilité de reconnaître sa compétence au-delà des attributions expresses opérées par les traités, au nom de la Communauté de droit, qui suppose qu'aucun acte n'échappe au contrôle juridictionnel 741 ( * ) .
C'est ainsi que sur la base des compétences étendues qui lui étaient attribuées, la Cour s'est érigée en un véritable pouvoir judiciaire, omniprésent et légitime.
II. LES INSTRUMENTS DE LA LÉGITIMATION DU JUGE COMMUNAUTAIRE
La légitimité d'une instance juridictionnelle est toujours un mystère, irréductible à des explications univoques, indissociable de justifications axiologiquement connotées, et insaisissable sans prise en compte de considérations concrètes, intégrant des dimensions de sociologie judiciaire. Le processus par lequel le sens attribué à la norme par l'interprète authentique au sens kelsénien du terme sera accepté comme conforme à la norme fondamentale qui informe l'ensemble du système juridique suppose, comme l'a souvent noté Michel Troper, le « choix rationnel de la cohérence ». C'est cette cohérence revendiquée qui permettra au juge communautaire de légitimer sa capacité à dire le droit sans être accusé de faire le droit aux lieux et places du législateur ou, pire encore, du constituant, c'est-à-dire des Etats qui demeurent, comme le dit le juge constitutionnel allemand, « die Herren der Verträge », les « les maîtres des traités ». S'il est vrai que la Cour de justice, comme tout interprète, est co-déterminatrice de la norme, elle ne peut produire de la norme que pour autant que le sens attribué à la norme est légitimé. Cette légitimation passe par la cohérence interne de ce qu'il est convenu d'appeler la jurisprudence mais aussi dans le contexte de superposition d'ordres juridiques qui caractérise la construction communautaire par la cohésion externe d'un droit intégré au droit des Etats membres.
A. LA COHÉRENCE INTERNE
Consciemment ou non, le juge communautaire s'est toujours efforcé de rendre ses prises de position interprétatives acceptables parce qu'elles apparaissent justifiées. La solidité de la motivation des arrêts, dont la contrepartie est évidemment une longueur qui surprend toujours le juriste français, habitué au laconisme souverain des juridictions internes, vise précisément à expliciter le raisonnement par lequel la solution est censée s'imposer comme la seule conforme au respect des traités 742 ( * ) . L'usage de l'argumentation par accumulation, laquelle ne craint pas de multiplier des motifs qui pour d'autres juges, seraient considérés comme surabondants, voire comme des obiter dicta étrangers à la ratio decidendi, a une vocation pédagogique 743 ( * ) , se rattachant à la logique de l'argumentation chère à Perelman, mais dont la fonction légitimante est évidente. A cet égard, il ne faut jamais oublier que les décisions du juge communautaire sont destinées à convaincre des « destinataires » imprégnés de cultures juridiques différentes, habitués à des raisonnements juridiques parfois radicalement opposés comme entre les pays de common law et les pays de droit romano-germanique ; par ailleurs, le juge communautaire doit « vendre » un droit nouveau, distinct des droits nationaux, parfois difficile à saisir compte tenu du provincialisme juridique et du statomorphisme inconscient qui peuplent l'habitus juridique des modèles nationaux.
L'appréhension des motifs du raisonnement judiciaire est également facilitée, au moins devant la Cour, par la présence des avocats généraux, dont les conclusions souvent très fouillées contribuent pour une grande part à la légitimation de la solution finalement retenue par le juge. A cet égard, le recours systématique au droit comparé, à la confrontation des mécanismes et règles relevant de l'ordre juridique des différents Etats membres, à ce mouvement dialectique entre les exigences propres du droit communautaire et les dispositifs spécifiques des droits nationaux contribue à crédibiliser le raisonnement juridictionnel et à justifier les solutions retenues par la Cour de justice 744 ( * ) . Des considérations plus pragmatiques, telles que l'origine professionnelle des juges, le retour de ceux ci dans leur corps d'origine, le choix des référendaires, l'institution des lecteurs d'arrêt, la qualité, notamment dans le domaine du droit comparé, du service de recherche et documentation, le secret du délibéré et l'absence d'opinions individuelles ou dissidentes, ou encore le fait que le délibéré se déroule en français, renforcent à des degrés variables mais de manière indéniable la capacité technique des arrêts de la Cour à justifier la solution adoptée 745 ( * ) . On peut également signaler le rôle joué par la doctrine, qui présente certaines originalités par rapport à d'autres branches du droit, peut-être parce qu'en droit communautaire, pour reprendre la jolie formule de Maryse Deguergue, il reste encore des cathédrales juridiques à construire...
Au-delà de ces considérations, qui pourront apparaître aux yeux de certains comme superficielles, il faut ajouter deux ordres de facteurs de cohérence apparente de la jurisprudence qui contribuent au processus de légitimation.
L'élément premier -- et sans doute le plus déterminant -- est lié aux méthodes d'interprétation du juge communautaire. Contrairement à certaines idées reçues, la Cour de justice ne privilégie pas en permanence les techniques interprétatives dites téléologiques, en faisant prévaloir les buts des traités sur la lettre des textes. Toutes les études approfondies de la démarche interprétative de la Cour de justice montrent qu'elle combine toutes les techniques d'interprétation sans exclusive mais de manière très éclectique, y compris l'interprétation littérale la plus classique. Ce qui marque en revanche l'originalité du processus interprétatif communautaire, c'est la constance de ce qu'on a pu appeler l'interprétation systématique 746 ( * ) . Les dispositions soumises au juge sont toujours replacées dans le contexte global de l'intégration européenne, articulées par rapport à la logique interne de la construction d'ensemble, ce qui conduit à une interprétation extensive des facteurs cohérents avec la perspective de développement de l'Union et à une interprétation restrictive des germes d'incohérence, conçus comme des exceptions par rapport à la lecture systématique des traités. Cette démarche herméneutique, qui pourrait être illustrée par de multiples exemples 747 ( * ) , aboutit ainsi à légitimer progressivement des solutions qui auraient pu apparaître inacceptables si elles avaient été posées en dehors de ce mode de raisonnement global. En d'autres termes, la Cour s'efforce de faire sienne la définition de l'interprète donnée par Paul Ricoeur : « le dire de l'herméneute ne peut être que le re-dire qui réactive le dire du texte » 748 ( * ) . L'activité interprétative de la Cour de justice se présente ainsi comme visant à révéler aux Etats membres ce qu'ils sont censés avoir voulu lors de la conclusion des traités, à leur opposer un principe de cohérence, à les prendre en quelque sorte aux mots qu'ils ont inscrits dans leurs engagements conventionnels, même s'il arrive évidemment que cette volonté prêtée aux founding fathers soit quelque peu réinterprétée sinon reconstruite...
Le second élément, qui a été moins souvent analysé, est constitué par l'usage des précédents dans la motivation des arrêts. La Cour procède en effet à un auto-référencement systématique, faisant appel à sa jurisprudence antérieure pour donner une apparence de continuité qui légitime la solution retenue, même si parfois les auto-citations masquent mal un infléchissement sensible...On n'est pas très éloigné de la contrainte narrative de Dworkin, la légitimité de la solution étant présentée comme le fruit d'une sédimentation régulée des interprétations convergentes. Les revirements explicites, relativement exceptionnels, font l'objet d'une motivation particulièrement soignée, destinée, comme on dirait dans les pays où s'applique strictement la règle du stare decisis , à occulter l'« overruling » derrière les apparences d'un « distinguishing » extraordinairement subtil.
Cette mécanique, qu'on ne peut, dans le cadre de cette intervention, que signaler sommairement, accrédite l'image d'une homogénéité rassurante qui contribue à légitimer la cohérence de la jurisprudence. Elle n'a pas échappé aux observateurs les plus attentifs du raisonnement judiciaire. Le Premier Président Canivet constatait ainsi que « la méthode d'interprétation originale du droit communautaire par la Cour de justice, fondée sur l'éclectisme des méthodes interprétatives -- téléologiques, textuelles, subjectives, pragmatiques -- marque profondément le juge national, comme la motivation des décisions, faite de rigueur et de précision d'exposé, d'explication du raisonnement, de rappels jurisprudentiels, et joue un rôle pédagogique incontestable, en même temps qu'elle sert de référence d'explicitation de la motivation » 749 ( * )
B. LA COHÉSION EXTERNE
La légitimité du juge communautaire procède également de l'adhésion à sa jurisprudence qui est le fait à la fois des juridictions nationales et des autorités politiques des Etats membres.
En premier lieu, l'originalité du système juridique communautaire se manifeste par la mise en place d'une véritable collaboration juridictionnelle entre le juge communautaire spécialisé (CJCE et TPICE) et le juge communautaire de droit commun, c'est-à-dire l'ensemble des tribunaux nationaux. C'est évidemment le mécanisme du renvoi préjudiciel qui a permis le développement de cette coopération judiciaire d'un genre inédit. Deux facteurs techniques expliquent principalement ce processus.
D'une part, le partage des fonctions entre le juge de renvoi et la Cour de justice aboutit à confier au juge communautaire la responsabilité de donner une réponse abstraite à une question d'interprétation ou de validité du droit communautaire, en laissant aux juridictions nationales le soin d'appliquer ce jugement en droit aux faits de l'espèce. Même s'il ne s'agit pas d'arrêts de règlement, l'autorité de la formulation abstraite prend des allures de généralité qui s'impose avec un poids tout particulier aux juridictions nationales.
D'autre part, l'autorité attachée aux arrêts préjudiciels, qui ne se confond pas avec une autorité de chose jugée traditionnelle, s'analyse comme une autorité de chose interprétée, le sens du texte communautaire, tel que déterminé par la Cour de justice s'incorporant en quelque sorte à la norme interprétée. On sait en effet que l'arrêt interprétatif ne s'impose pas uniquement à la juridiction auteur de la question, ou aux juridictions d'appel ou de cassation saisie de la même affaire, mais est revêtue dans une large mesure d'une valeur erga omnes , en ce sens que l'ensemble des juridictions de l'ensemble des Etats membres ne peuvent plus retenir une interprétation différente. Soit elles appliquent purement et simplement la solution dégagée par la Cour de justice, soit elles sont obligées de solliciter à nouveau la Cour par un nouveau renvoi préjudiciel. Ce mécanisme a à l'évidence pour conséquence de conforter la légitimité des solutions retenues par le juge communautaire, qui seront appliquées de manière générale par l'ensemble des instances juridictionnelles des Etats membres comme étant le droit.
Certes, on pourrait objecter à cette analyse que la pratique a connu certaines hypothèses de rébellion de la part de certaines juridictions nationales, au point qu'on a pu parler de « guerre des juges ». On peut évoquer à cet égard les réticences du Conseil d'Etat français ou du Bundesfinanzhof allemand à propos de l'effet direct des directives, ou encore les résistances du Conseil d'Etat concernant l'effet dans le temps des arrêts préjudiciels, ou encore les variations de la jurisprudence des cours constitutionnelles allemande et italienne concernant les droits fondamentaux. Mais ces situations demeurent marginales, et les statistiques démontrent que les décisions préjudicielles de la Cour de justice sont fidèlement appliquées dans 95 % des cas, ce qui par parenthèse est sensiblement supérieur au taux d'exécution des arrêts des juridictions administratives par l'administration. On peut ajouter que dans les hypothèses où le taux d'inexécution ou de retards d'exécution est plus élevé -- ce qui est le cas pour les arrêts de constatation de manquement -- ce sont les Etats membres eux-mêmes qui ont décidé d'introduire à l'occasion du traité de Maastricht, des sanctions pécuniaires sous forme d'amendes ou d'astreintes pour assurer le respect des décisions de la justice communautaire. Or la bonne exécution des décisions juridictionnelles est incontestablement l'un des instruments de mesure de la légitimité d'une juridiction.
Si l'on s'écarte des considérations purement juridiques, il est frappant de constater que progressivement, le dialogue des juges entre juge national et juge communautaire a créé une culture juridique commune. Selon le Premier Président de la Cour de cassation, la procédure du renvoi préjudiciel a fonctionné comme « un moyen d'inaugurer un mécanisme de co-édition de la règle jurisprudentielle qui permet d'associer étroitement le juge national à l'édification d'un système juridique nouveau » grâce à ce qu'il appelle un « sentiment d'appartenance à une fonction judiciaire commune » 750 ( * ) . Sans doute est-ce la raison pour laquelle, comme le notait un ancien président de la Cour de justice, « l'Europe des juges s'est constituée dans un délai record » 751 ( * ) . S'est ainsi créée une communauté interprétative « à l'intérieur de laquelle s'objective toute une représentation de l'espace public européen fondée sur le droit » 752 ( * ) qui contribue incontestablement à la légitimation du juge communautaire. La même démonstration pourrait être faite à propos des rapports entre la Cour de Luxembourg et celle de Strasbourg. Après une phase de tension qu'on a pu caractériser par la formule « Je t'aime, moi non plus » 753 ( * ) , les deux juridictions vivent désormais leurs relations sur un mode apaisé, et concourent à leur manière à la légitimation d'un ordre public européen, qui par ricochet légitime leur propre fonction.
Cette légitimité peut être illustrée par une dernière considération. La jurisprudence de la Cour de justice a été globalement bien acceptée à la fois par les institutions communautaires (le « législateur » communautaire) et par les Etats membres. Il est vrai que le juge communautaire, contrairement à certaines idées reçues, a pris grand soin de faire preuve, beaucoup plus souvent qu'on ne le dit, de « judicial self-restraint ». C'est ainsi que la Cour a refusé de remettre en cause la volonté du pouvoir constituant, par exemple en jugeant que l'adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l'homme ou l'extension de la recevabilité des recours individuels 754 ( * ) ne pouvait être opérée que par une révision des traités constitutifs et non par une révision judiciaire subreptice et illégitime. De même, la Cour s'efforce de respecter la marge d'appréciation dont dispose le législateur communautaire dès lors que le traité lui reconnaît un pouvoir discrétionnaire 755 ( * ) . Plus généralement, la Cour prend indéniablement en considération le « seuil de tolérance » des Etats membres, qui lui apparaît comme un « cran d'arrêt » à la liberté de l'interprète, pour parler comme Roland Barthes 756 ( * ) . Elle est consciente, comme le notait l'un de ses membres, que « en définitive, la jurisprudence des cours suprêmes ne peut produire d'effet que si elle est « acceptée » par les intéressés sur la base d'un large consensus » 757 ( * ) .
Quand le juge communautaire adopte une position jugée audacieuse, il se trouve qu'en règle générale elle est prolongée par la Commission et acceptée par les Etats membres. On en veut pour preuve la solution rendue dans le célèbre arrêt Cassis de Dijon , qui a donné lieu à une communication de la Commission à l'origine de la nouvelle approche en matière d'harmonisation, elle-même entérinée par les Etats membres à travers les dispositions de l'Acte unique européen. De même, la récente jurisprudence sur la faculté d'insérer dans une directive la détermination précise des sanctions pénales qui doivent être appliquées par les autorités nationales en cas d'atteintes graves à l'environnement a fait l'objet d'une communication de la Commission 758 ( * ) , allant d'ailleurs au-delà de la position de la Cour de justice, mais qui a conduit, comme cela avait été indiqué plus haut, l'Assemblée nationale française à adopter une résolution favorable à l'utilisation de la clause-passerelle prévue par les traités pour communautariser le dispositif de sanctions.
Indirectement, la légitimité reconnue, même si ce n'est pas toujours avec enthousiasme et spontanéité, à la jurisprudence de la Cour de justice, est révélée par l'extrême rareté d'intervention du législateur ou du constituant pour bloquer les velléités expansionnistes du juge. Les validations législatives sont un problème en droit interne, mais pas en droit communautaire. Quant à l'intervention des Etats membres en leur qualité d'auteurs des traités, elle est rarissime : on ne peut guère citer que le « protocole Barber » inséré à l'occasion d'une révision des traités pour tenir en échec la jurisprudence développée sur la base de l'arrêt Barber 759 ( * ) en matière de pensions de retraites.
On peut donc constater que la légitimité du juge communautaire s'appuie sur ce qu'on a pu appeler le « paradoxe de l'acquiescement » 760 ( * ) : la création du droit par le juge est ainsi légitimée par l'acceptation émanant aussi bien des institutions communautaires que des gouvernements, des parlements et des juridictions nationales.
La légitimité du juge communautaire pourrait donc finalement s'exprimer dans les termes utilisés par Derrida pour expliquer à des juristes américains sa vision du sens en droit et du rôle du juge :
« Pour être juste, la décision d'un juge (...) doit non seulement suivre une règle de droit, mais elle doit l'assumer, l'approuver, en confirmer la valeur par un acte d'interprétation réinstaurateur, comme si, à la limite, la loi n'existait pas auparavant, comme si le juge l'inventait lui-même à chaque cas » 761 ( * ) .
Présidence et introduction de M. Pierre-Charles RANOUIL, Professeur d'histoire du droit à l'Université de Paris 13 (Paris-Nord)
Je voudrais commencer ma présidence par quelques mots pour expliquer un peu sur quoi repose la légitimité du juge. Les historiens savent sans difficulté que le juge détient une parcelle de souveraineté, car comme le disait LOISEAU, il a une parcelle d'Etat. La difficulté est que nous ne savons pas de qui il la détient. Est-ce une légitimité emprunté ? N'est-il que le reflet d'un autre pouvoir ? A partir de là, on se demande pourquoi il est juge et sur quoi repose son pouvoir de juger. On a eu au fond deux réponses. La première, qui est celle vers laquelle actuellement on se dirige, conduit à dire : sa légitimité est son indépendance. Il n'en a pas d'autre. Il est vrai que sous l'Ancien Régime, on aurait pu dire cela. Les magistrats étaient indépendants, car titulaires d'office. Depuis, cela n'est plus vrai. Alors que nous sommes salle Clémenceau, il me revient une anecdote. Le Premier juge Courtois disait : « Clémenceau remarquait à propos des juges, il n'y a qu'un magistrat indépendant en France, c'est le Président de la Cour de cassation et encore, s'il est Grand-croix de la Légion d'honneur ». Et je pourrais ajouter que Clémenceau pensait que les Premiers présidents exerçaient là leurs dernières fonctions. Autrement dit, si on a l'indépendance on est renvoyé par un jeu de miroirs à la fameuse question « qui t'a fait Duc ? » ou « qui te fera duc ? ». Et le juge ne peut même pas répondre « qui t'a fait roi ? ». Il reste alors une autre justification qu'on vient d'évoquer, c'est celle du consensus, c'est celle du contrat judiciaire que passe le justiciable avec son juge. Pourquoi pas ? Mais alors cela nous renvoie à un autre système qui n'est pas le système français actuel. C'est celui où il y aurait non seulement une autorité judiciaire mais un pouvoir judiciaire qui serait exercé par d'autres que ceux qui exercent l'exécutif et le législatif.
Quoi qu'il en soit, et sans aller plus loin dans nos réflexions, il nous reste à entendre nos trois intervenants. Le premier, M. Denys de Béchillon, aborde, comme à son habitude, la question de front et de manière générale. Le second, M. Eric Desmons, fera un détour par l'histoire des idées et je ne peux qu'être sensible à cette approche. Le troisième, M. Roland Ricci, s'attachera à l'étude d'un juge nouveau pour un historien du droit. Je leur cède immédiatement la parole.
COMMENT LÉGITIMER L'OFFICE DU JUGE762 ( * ) ?
M. Denys de BÉCHILLON, Professeur de droit public, Université de Pau
Il nous faut placer notre réflexion sous le signe du plus grand doute. Doute au sujet des limites exactes d'une telle question (I), mais aussi doute au sujet des réponses que l'on ambitionne de lui apporter (II).
I. LES DOUTES QU'IL FAUT AVOIR AU SUJET DES LIMITES EXACTES DE LA QUESTION
A - Bien sûr, la question qui nous est ici posée ne suppose pas que l'on dise si le juge est effectivement légitime à faire ce qu'il fait ou veut faire.
Une telle ambition supposerait qu'il soit possible de s'accorder sur une définition objective de la légitimité. Et il faudrait pour cela qu'il existe une place objective, elle aussi, d'où il soit possible de statuer à ce propos.
Or l'on sait bien que cela n'existe pas. Plus exactement, ce qui existe de plus sérieux dans ce registre - la volonté du Constituant de faire du juge une « autorité » et non un pouvoir, de même que la volonté de l'auteur du Code civil de cantonner l'office du juge entre le déni de justice et l'arrêt de règlement - ne nous est d'aucun secours. Rien de tout cela n'est effectivement utilisable pour dire si un juge est légitime à faire telle ou telle chose bien précise.
Le reste - tout le reste - des prétentions à dire de haut la légitimité ou l'illégitimité du juge, n'est qu'illusion. C'est toujours sur la base d'une surdétermination idéologique ou politique, consciente ou pas, que s'élèveront les voix de la prétendue « vérité » dans ce domaine.
Bref, pour aborder notre sujet, nous devrions tout faire pour éviter de dire si, oui ou non, le juge est légitime.
Pourtant, je ne suis pas sûr que nous puissions éviter de le faire. Que nous le voulions ou non, nous sommes condamnés à nous référer, toujours, à une sorte de point fixe, éminemment subjectif. Prenons un exemple. Ma conviction, toute personnelle, est que le juge, dans un système de droit moderne, n'est légitime que lorsqu'il fait du droit, c'est-à-dire lorsqu'il s'efforce à tenir le plus loin possible de lui-même toute tentation à statuer pour la défense d'un autre ordre de normativité -moral ou religieux, par exemple. Mais vous observerez avec moi que cette position n'a rien d'universel, et par là même, rien d'objectivement assuré. Le parti jusnaturaliste , par exemple, s'établit sur des bases exactement inverses. Il faut donc en tirer les conséquences. Les « conseils » que je serai amené à formuler pour accroître la légitimité du juge seront nécessairement imprégnés par ma conviction au sujet du type de légitimité dont le juge doit être revêtu. Ils ne feront pas l'économie d'un certain degré d'assujettissement aux croyances qui sont les miennes. Bref, en même temps que j'aurais mis en garde contre le risque de confondre la définition de la légitimité et la définition des moyens de la renforcer, j'aurai ruiné toute mon ambition à ne pas mêler ces registres.
B - Bien sûr, la question n'est pas de savoir s'il faut que le juge soit légitimé. Cela reviendrait à faire ici tout autre chose que de la « science » : à avancer l'idée - toute politique - selon laquelle il faut, ou non, conférer au juge plus de titres à agir, au détriment du politique ou des capacités d'autorégulation du corps social. S'ajoute à cela que l'on peut émettre les plus grands doutes sur la pertinence d'un « il faut » qui se voudrait général et sans attache particulière à des situations ou à des problèmes effectivement posés. Il ne faut sûrement pas en soi et toujours légitimer plus, ou mieux, toutes les activités et toutes les entreprises des juges.
Pourtant, je ne suis pas sûr de pouvoir ici m'abstraire de l'idée que l'on peut faire mieux et qu'il faudrait faire mieux en matière de légitimation de l'office du juge.
La raison en est simple. Nous ne savons plus, et depuis longtemps, fabriquer solidement la légitimité de l'action publique par le seul recours à l'élection et à la représentation. Et le contrôle juridictionnel des lois a amplifié le phénomène dans d'immenses proportions, puisqu'il a fait advenir un pouvoir plus grand encore que celui du représentant de la Nation.
Le droit et le juge ont donc pris une place croissante dans l'économie générale de nos sociétés, et ils l'ont prise contre l'empire de la légitimité élective. Il est donc forcément utile, pour qui pense que nos sociétés gagnent à conserver des systèmes de référence un tant soit peu sécurisants et pacifiants, que la légitimité de celui qui se trouve installé tout en haut du Panthéon symbolique soit solidement ancrée. Pour autant que le juge occupe désormais tout ou partie de cette place, il est donc - socialement - souhaitable que sa légitimité soit plus solidement étayée qu'elle ne l'est aujourd'hui.
C - La question est seulement de savoir comment le juge doit s'y prendre pour apporter à son action un surplus de ce qui sera perçu comme de la légitimité.
Là encore, en première analyse, les choses dont apparemment très claires et très simples. Elles tiennent en deux idées.
D'une part, le mandat qui m'est ici confié consiste à me transformer - et vous avec moi - en conseillers politiques ou publicitaires, en nous mettant en tant que de besoin dans la peau du juge considéré.
D'autre part, nous avons à n'aborder la question de la légitimité que par le plus petit bout possible : celui de la représentation que le corps social se fait des limites acceptables de la fonction de juger. Nous avons à nous intéresser au quantum de légitimité perçue, et rien de plus.
Mais de nouveau, la place du doute est immense.
D'une part, la place du conseiller est plus ambiguë qu'il n'y paraît. Elle peut consister à prescrire de faire ce qui semble bon, ou ce qui semble efficace. Or la contradiction potentielle est très vive entre ces deux pôles :
- La subjectivité d'où je ne parviens pas à éviter de parler m'incline par exemple à penser qu'il est bon, pour le juge, de cultiver une grande ascèse rhétorique : de renoncer aux grands mots vides de sens ou chargés de trop de sens divers, tout simplement parce qu'ils ne rendent raison de rien. La « dignité de personne humaine », par exemple, est de ceux là, qui permet alternativement de proscrire ou de défendre l'idée d'une libre disposition, par chacun, de son propre corps. Il me paraîtrait donc souhaitable qu'un juge soucieux de fonder jusqu'au bout ses verdicts en raison - et par là même soucieux de légitimer son action dans et par cette même raison - n'use de ce terme qu'avec la plus grande parcimonie et, en tout état de cause, qu'au prix d'un grand luxe de définition de ce qu'il entend dire par là...
- Cela dit, si l'on conçoit de conseiller le juge de manière brutalement efficace, au sens où l'on se bornerait à faire en sorte que son action soit le plus facilement reçue, et de la manière la plus immédiate, il est à peu près évident qu'il vaut mieux lui dire le contraire. L'enflure rhétorique, la mobilisation des plus grandes images, fût-ce hors propos, produit en pratique des effets proprement magiques dont il serait dommage de se priver. Le nain de Morsang-sur-Orge s'est vu condamner, dans un enthousiasme assez général, à ne plus pouvoir gagner sa vie comme il l'entendait librement, parce que le Conseil d'État a eu le génie de placer sa décision sous les espèces scintillantes de la dignité de la personne humaine. Sous ce rapport, mieux vaudrait donc que le juge, à l'instar du personnel politique, ne se prive pas de faire vibrer la corde sensible.
D'autre part, il n'est pas si facile de prétendre agir de manière effective sur les représentations de la justice. Encore faudrait-il, pour cela, les connaître. Or cet objectif est très loin de se trouver à portée de la main dans un pays qui ne pratique la recherche en sociologie du droit que de manière extrêmement limitée. A fortiori dans le domaine du droit public, où elle est à peu près complètement anecdotique.
Par ailleurs, on peut aisément se douter que la représentation qu'une personne se fait ou non de l'office légitime du juge varie considérablement d'un contexte ou d'une situation à l'autre. Il faudrait déjà se demander si la représentation que l'on cherche à objectiver est abstraite et, pour ainsi dire, de nature purement politique ou si, tout au contraire, elle est celle d'un justiciable en situation, engagé dans un procès, etc.
Soit dit par parenthèse, cela nous impose, ici, de demeurer sur les plus grandes arrêtes. Nous sommes condamnés à en rester à un niveau de généralité très élevé, et donc à un degré d'imprécision et d'approximation qui ne l'est pas moins.
D - Peut-on lutter contre la perception du juge comme illégitime ?
Ce n'est pas si sûr.
Prenons un exemple, et partons des enseignements de l'histoire. Il est évident que la tradition française pousse à ne pas faire confiance au juge. La Constitution n'est pas autrement orientée, puisqu'elle affecte de le reléguer dans le registre de « l'autorité » pour lui refuser le « pouvoir ». Quant au discours général du droit - qui est d'ailleurs largement celui du juge - il file dans la même direction : l'interprétation est présentée comme un acte de connaissance du sens vrai du texte, entre les mains d'un juge « bouche de la loi ». L'office du juge se donne ainsi comme un acte de véridiction ou peut s'en faut. Or tout cela, contre les apparences, se vérifie très dangereux pour la légitimation du travail juridictionnel. La mise en scène du juge comme connaisseur et diseur de la vérité, notamment, l'expose, devant la déception ou la colère de tous ceux à qui sa décision déplaît inévitablement - y compris loin au-delà du cercle des parties - à se voir reprocher le mensonge ou l'erreur. Le discours dominant dans notre pays a créé ainsi un type d'attente qui ne peut jamais être satisfaite rationnellement. La déconsidération de l'office du juge - par exemple sur le mode de l'accusation d'avoir gouverné, ou sur celui d'avoir jugé « à tort » - s'inscrit bel et bien dans le droit fil du moyen historiquement choisi pour protéger et sanctuariser cet office. La logique voudrait donc que l'on fasse tout pour renverser la vapeur. Pour légitimer mieux le juge, il faudrait éduquer les masses. Les initier à la « vraie » nature, constructive, de l'interprétation, les faire grandir dans leur perception des choses : renoncer à l'idée même de vérité juridique, leur faire comprendre ces bizarreries procédurales dont elles ne saisissent pas immédiatement le bien-fondé (comme par exemple la présence au délibéré du Commissaire du Gouvernement, dont je persiste à penser qu'elle est souhaitable), accepter que l'insécurité soit consubstantielle à la vie juridique...
Mais je crains fort, cela dit, qu'une telle entreprise éducative présente des difficultés immenses. Peut-on vraiment éduquer le justiciable ? Par quelles voies ? Jusqu'où ? Peut-on aisément le faire renoncer à un système de croyance aussi intuitif que celui qui fait du juge le détenteur de la vérité ? Peut-on raisonnablement croire en la possibilité de reforger de fond en comble l'armature du sentiment subjectif de justice ou d'injustice tel que partagée par une immense majorité de la population, pour lui faire accepter autre chose, qui soit à la fois plus réaliste, plus raisonnable et beaucoup plus sérieusement fondé ? C'est douteux, et ce doute ne doit pas quitter celui qui se donne pour mission de légitimer l'office du juge. Si l'on doit proposer des éléments de solution, c'est avec d'infinies précautions et un grand luxe de modestie.
II. LES DOUTES QU'IL FAUT AVOIR SUR LA PORTÉE EXACTE DES RÉPONSES
A. PLUS DE RAISON, MOINS D'AUTORITÉ
De prime abord, rien n'est plus légitimant que l'explication. Motiver, abandonner l' imperatoria brevitas , donner à comprendre ce que l'on fait, s'expliquer toujours... Il y a là bien plus qu'un programme pour amateurs de postmodernité : plutôt une quasi-évidence de pur bon sens pour qui constate la réticence croissante des personnes à se voir, au sens strict, gouvernées.
L'on peut même admettre qu'il y a une vraie vertu à prôner la motivation scrupuleuse et ouverte des jugements lorsque - comme c'est mon cas - on est tout à fait dépourvu d'illusions sur la violence de l'interprétation et l'irréductible part d'arbitraire - ou, si l'on préfère, de souveraineté politique - que suppose (presque) toujours la décision de juger. Il est plus que probable que les temps ont changé, que la légitimité du juge ne peut plus être purement statutaire, ne serait-ce que parce que, selon toute vraisemblance, il n'existe plus aucune personne - physique ou morale -, aucune institution, aucune fonction dont la légitimité perçue est (ou demeure) complètement et efficacement assise sur son seul statut. Tous les pouvoirs (politique, médical, religieux peut-être) sont aujourd'hui sommés de se justifier, et par là même de contribuer à ce que leur légitimité soit construite. Précisément parce qu'elle n'est plus, ou en tout cas plus complètement, donnée.
Et puis, s'il en faut encore, on peut observer que l'un des pays - les États-Unis d'Amérique - dans lequel le pouvoir des juges est le plus immense et le mieux admis n'est autre que celui dans lequel ils rendent les décisions les plus détaillées. D'aucuns diraient les plus bavardes.
Tout cela va de soi.
Pourtant, et de nouveau, mieux vaudrait demeurer prudent. Tout n'est pas dicible dans un jugement. Il s'en faut de beaucoup. À commencer - mais en ne s'y arrêtant pas - par ce qui n'affleure pas, ou pas complètement, ou pas toujours, à la conscience du juge lui-même. Il est évident que, dans de nombreux cas - au moins ceux des hard cases si tant est que cela existe - une part de la décision échappe à la pure détermination juridique. Autre chose entre en ligne de compte (l'économique, le social, le moral, etc.), dont il ne peut pas être rendu raison dans un jugement, à peine de saper le fondement même de l'office du juge, à savoir la présupposition selon laquelle il statue en droit.
Aussi bien faut-il aussi se montrer méfiant à l'endroit des motivations judiciaires les plus détaillées. Car elles peuvent très facilement s'offrir comme un excellent moyen de dissimulation tout autant que de clarté. Mitch Lasser a très bien expliqué cela, récemment, devant la Cour de cassation. Je crois que sa conférence sera prochainement éditée sur le site Internet de la Haute-juridiction, et je vous conseille vivement de la lire sur ce point.
On ne peut pas tout dire, dans un jugement, et certainement pas tout ce que l'on pense des raisons de juger ceci plutôt que de cela. S'y efforcer au mieux, s'imposer l'ascèse ? Certes. Mais on ne fera jamais l'économie du gramme de mauvaise foi ou d'inconscience qu'il faut pour demeurer inscrit dans les affaires humaines. Aucun jugement, jamais, ne sera complètement transparent sur les raisons qui le font être ce qu'il est.
Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Je suis fondamentalement persuadé que le Conseil d'État, par exemple, a fait faire d'immenses progrès à la vie juridique au cours de ces dix ou quinze dernières années en exigeant de lui-même une densité d'explication qu'il ne pratiquait pas (ou pas assez) jusqu'alors. Entendons simplement que cela ne suffira jamais à lui apporter toute la légitimité dont il pourrait avoir envie. Quoi qu'il fasse.
B. PLUS DE CONTRADICTION, MOINS DE VÉRITÉ
Et si le juge se légitimait d'autant mieux qu'il exposait sa perplexité ? Les questions juridiques sont difficiles, les solutions sont indécises. Et puis c'est bien parce que la vérité n'est pas de ce monde que les parties se trouvent, là, au tribunal, pour faire trancher leur querelle. Le fait qu'elles se soient affrontées jusques là, en y mettant autant d'énergie et de peine, devrait montrer toujours que le doute était permis.
Ne serait-ce pas ramener les jugements dans les limites les plus acceptables de la raison humaine que de le montrer tel qu'il est : le résultat de ce qui, à cet instant et dans ces conditions, est apparu à son auteur comme le moins mauvais arbitrage possible entre toutes les solutions concevables ? Ni plus, ni moins.
Et ne serait-ce pas montrer cela au mieux que de laisser aux membres de la formation de jugement la possibilité de dire, individuellement et de manière séparée, ce qu'ils pensent au fond de la solution retenue ?
On peut très sérieusement le penser. L'opinion dissidente est, sans aucun doute, un moyen des plus crédibles pour imposer au juge l'ascèse dont je parlais tout à l'heure. S'exposer, lorsque l'on rédige un jugement, à se voir contesté ou démenti par certains de ceux qui ont participé à la délibération ne peut que pousser à donner à la sentence les meilleurs étayages rhétoriques, le plus ferme ancrage, la plus grande solidité juridique...
Néanmoins, je confesse volontiers mon trouble. L'opinion séparée m'apparaît, en son principe, comme l'une des voies les mieux assurées pour tendre à cette espèce d'optimum de maturité que j'appelle de mes voeux. Renoncer à la magie de la vérité, éduquer le peuple à la fragilité des sentences, faire croître, encore et toujours, la dépendance des oeuvres du juge à la raison et à l'explication... Tout cela va bien dans le sillage de l'opinion dissidente. Que l'on pourrait autoriser également au Conseil constitutionnel, à la Cour de cassation et au Conseil d'État.
Je crains pourtant que la chose ne soit pas facilement praticable dans un pays où les juges ne sont pas nommés à vie. L'individualisme judiciaire américain - celui qui fait un juge Holmes, par exemple - a ceci de précieux qu'il met chaque membre de la juridiction dans une situation d'engagement et de responsabilité personnelle propice au sérieux et à la facilité. Mais encore faut-il que tout converge pour créer, précisément, de la responsabilité devant la fonction, et donc un degré incandescent d'indépendance. Dit autrement, le juge prêt à user utilement de l'opinion séparée ne peut se concevoir que somptueusement indifférent : à son passé, à ses fidélités - en particulier en regard de ceux qui l'on fait ce qu'il est - à son futur, à sa carrière... Et comme il n'existe guère de saints hommes, je crains que cela ne se puisse faire que dans cette sorte d'opulence américaine, qui fait du magistrat un justice, mis à l'abri de tout et rendu fonctionnellement capable d'assumer, s'il en a le goût, son individualité sans arrière-pensées.
Cela n'est pas facile à faire en France, tout au moins dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire tant qu'une véritable Cour suprême n'y sera pas spécialement instituée :
- Le mandat, au Conseil constitutionnel, ne s'y prête ni par sa durée ni par les conditions de nomination des membres. Leur caractère politique est trop exclusif et insuffisamment tempéré par des procédures de confirmation. Je pense au demeurant, avec Guy Carcassonne, que l'institution de hearings parlementaires en France ne donnerait rien de bon. Nos parlementaires sont trop prompts à administrer la récompense ou la punition. Et la culture d'indépendance agressive dont les sénateurs américains sont capables, par-delà les clivages, n'est vraisemblablement pas aussi vivace de notre côté de l'Atlantique. Mieux vaudrait faire homologuer les nominations par une sorte d'autorité indépendante, chargée, en particulier, de s'assurer de la compétence technique des pressentis. Mais nous sommes encore bien loin du bout de la route pour en arriver là.
- Quant aux Cours supérieures des ordres administratif et judiciaire, elles seraient paradoxalement mieux préparées et mieux protégées, peut-être. Mais il faudrait trouver un moyen d'y neutraliser toute attente, en terme de carrière, qui puisse surdéterminer l'attitude individuelle du juge. Et cela ne va pas de soi.
Bref, l'institution, ici et maintenant, d'un système vertueux d'opinions séparées tient un peu de la quadrature du cercle. Il n'est vraiment pas évident qu'il y ait là un moyen sûr et confortable de légitimer l'office réel de nos juges.
C. PLUS DE RÉALITÉ, MOINS D'ABSTRACTION JURIDIQUE
Postulant qu'un juge soucieux de légitimer son action dans le monde ne saurait probablement se situer hors du monde, il est attirant de l'inciter à faire entrer toujours plus de réalité empirique dans la construction de ses jugements. Le droit pur - si tant est que cela ait un sens - ne suffit pas.
Là encore, la vertu de la chose est quasiment patente. Nous l'avons beaucoup défendue, avec le groupe de travail animé par Nicolas Molfessis, à propos de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. Le Conseil d'État avait aussi promu une préoccupation du même ordre, dans son génial arrêt AC, à propos des effets de jugements d'annulation. On ne peut plus admettre que le juge ne dispose pas du pouvoir de prendre ouvertement en ligne de compte certains effets réels, économiques et sociaux, de ses décisions, à l'heure de les prendre. Je n'ai pas besoin d'insister là-dessus.
Qu'on me permette simplement - et j'en terminerai pas là, faute de temps - de conserver un point d'interrogation ou de nuance sur l'aptitude fonctionnelle des juges à faire nécessairement ce que l'on attend (ou que l'on espère) d'eux à cet égard. Un des plus grands dangers d'une certaine vulgate, au sujet de « l'économie du droit », aura peut-être été de faire croire qu'il était facile, et techniquement possible sans préparation particulière, à des magistrats formés au seul sein des facultés idoines, de s'improviser sachant en matière économique, comptable ou gestionnaire, et de tirer enseignement immédiat de ce savoir là dans la construction de leurs jugements. Je pourrais d'ailleurs dire exactement la même chose en matière de santé mentale ou plus largement de psychisme humain, voire de fonctionnement réel des sociétés. Ces choses appellent des compétences véritables si l'on veut qu'elles puissent être intégrées utilement, c'est-à-dire sans supercherie majeure. Et ces compétences posent en elles-mêmes leur lot de problèmes : comment les acquérir ? Comment les remettre en question ? Comment et jusqu'où les solliciter de l'extérieur du prétoire ? J'en passe. Tout cela ne peut pas se régler sur un coin de table.
Décidément, il n'est pas facile de légitimer l'office du juge.
Intervention du Président Pierre-Charles RANOUIL
Merci M. Denys de Béchillon pour cet exposé passionnant et stimulant au regard des réactions qu'il a su provoqué.
Question du Président Bruno GENEVOIS
J'ai déjà eu l'occasion d'avoir un bon nombre de débats avec le Professeur de Béchillon notamment à l'occasion de rencontres entre le Conseil d'Etat et la faculté de droit de Pau et des pays de l'Adour. Il y a un point sur lequel je me sépare tout de même de lui, c'est quand il vient contester ou dire finalement : « plus de contradictoire, moins de vérité ». Je crois qu'une des justifications de l'autorité de la chose jugée découle du débat contradictoire. L'un ne va pas sans l'autre. C'est un élément qu'a très bien démontré Mme le Professeur Frison-Roche dans sa thèse sur le principe du contradictoire d'ailleurs. Les deux ne doivent pas s'opposer. Au contraire, les deux convergent dans notre tradition juridique. Je suis légitime dans ma fonction de juger. Je suis légitime pour trancher le litige parce que j'ai été éclairé en particulier par le débat contradictoire entre les deux parties. Merci.
Réponse du Professeur Denys de BÉCHILLON
Je ne suis pas en désaccord avec ce qui vient d'être dit. Il me semble que, même si la contradiction est une façon de parvenir à la vérité, il ne faut pas trop en espérer sinon on risque d'avoir une vision du procès habermasienne qui est peut-être un peu angélique. Je crains qu'on ne puisse pas faire complètement l'économie d'une réflexion sur la perception par le corps social de ce qu'est la vérité du jugement même s'il y a un très haut niveau de respect du contradictoire dans la procédure. Quand on interroge de manière empirique les gens, on se rend compte qu'on est très loin de ces considérations. Toute la culture juridique française a été construite sur une ambivalence formidable. D'un côté on refuse au juge le pouvoir. On en fait une simple « autorité » en essayant de le dévaluer en regard des autorités politiques. Et de l'autre, on veut faire croire qu'il est détenteur de la vérité sur la signification de la loi. Le problème est que les gens ne sont pas prêts à entendre l'existence d'une vraie contradiction entre par exemple deux significations possibles de la règle si on ne leur dit pas qu'il n'y a pas de vérité. Or, tout est fait pour leur faire croire en l'existence de cette vérité. Je suis bien sûr convaincu du fait que le contradictoire permet d'arriver à la moins mauvaise solution possible. Mais je crains que cela ne suffise pas à transformer la perception que le corps social peut avoir de la vraie signification d'une décision de justice qui n'est pas la vérité mais un choix, certes étayé, instruit en raison, contradictoirement débattu, mais un choix, c'est-à-dire finalement un choix politique et non la vérité des choses. Cependant vous n'aimez pas le mot politique comme vous n'aimez pas le mot arbitraire M. le Président, ce qui est d'ailleurs, très largement, votre droit.
JUGER LES LOIS
(Commentaires sur le chapitre VI du livre I de
«
De la démocratie en Amérique »)
M. Eric DESMONS, Professeur de droit public, Université de Paris 13 (Paris-Nord)
Comment peut-on être américain ? C'est tout l'étonnement de Tocqueville lorsqu'il aborde l'examen du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis, l'inscrivant d'emblée dans le champ du politique, aux antipodes de la tradition française, rétive à une telle topographie : "Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine aux Etats-Unis, c'est l'organisation judiciaire, écrit Tocqueville. Il n'y a pour ainsi dire pas d'événement politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge » ; et il en conclut naturellement qu'aux Etats-Unis le juge est une des premières puissances politiques. Lorsqu'il vient ensuite à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamais s'introduire dans les affaires publiques que par hasard ; mais ce hasard « revient tous les jours ». Un juge qui fait ouvertement de la politique et qui n'en reste pas moins strictement un juge, cantonné dans sa fonction... La raison que Tocqueville invoque pour expliquer cette originalité - cette énigme - est donnée en des termes restés célèbres : « Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est revêtu d'un immense pouvoir politique. D'où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont pas ? La cause est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ils ont permis de ne point appliquer les lois qui leur apparaîtraient inconstitutionnelles »...
Ce court texte n'apprendra rien de plus que ce qui est déjà largement connu du contrôle de constitutionalité des lois - et plus largement du système judiciaire - aux Etats-Unis. Outre le fait que ces propos pourraient constituer un excellent commentaire des conclusions du juge Marshall sous la décision Marbury v. Madison, ils présentent néanmoins un intérêt non négligeable du point de vue de l'histoire des doctrines : celui de mettre en miroir le modèle américain de justice constitutionnelle avec ce que sera, plus tard, le modèle kelsenien. Car avec près d'un siècle d'avance, Tocqueville livre une critique du système à venir des cours constitutionnelles, anticipant sur les griefs qui leur sont parfois faits, tout comme il pressent ce qu'est devenue aujourd'hui la fonction judiciaire dans son ensemble : une activité consubstantielle à un nouveau type de vie démocratique.
Décrivant ce que nous nommons le contrôle de constitutionnalité des lois par voie d'exception, Tocqueville rend raison d'un tel contrôle, aux Etats-Unis, par l'articulation du principe de la suprématie de la constitution entendue comme norme juridique (« la première des lois ») et de ce qu'il nomme « l'essence même du pouvoir judiciaire », propre à la culture juridique anglo-saxonne : Pour Tocqueville, l'office du juge - en vertu de ce qu'il qualifie de « droit naturel du magistrat » - est de dire le droit ; en conséquence, le droit est d'abord ce que dit le juge. Ceci peut donc lui imposer, pour résoudre un litige, de se rapporter à la constitution, puisque celle-ci a le statut de règle de droit positif la plus élevée dans la hiérarchie des normes. Ainsi, le juge américain est un juge qui, tout en restant dans le cadre de ses attributions judiciaires, ne peut pas ne pas faire politique, car la bonne administration de la justice le conduit naturellement à contrôler le travail du législateur, comme organe de l'Etat, et à faire prévaloir la constitution sur une loi qui lui serait contraire. En conséquence, le juge est bien « amené malgré lui, sur le terrain de la politique ». C'est donc la nature juridique de la constitution articulée à ce « droit naturel du magistrat » qui justifient le contrôle de constitutionnalité de la loi et qui donnent au juge, par ricochet, un rôle politique.
Le statut de la constitution comme loi suprême est d'ailleurs parfaitement tangible, souligne Tocqueville : c'est la claire distinction formelle faite par les Américains entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués - « le principe même des constitutions américaines » - qui l'atteste et qui permet techniquement au juge d'opérer le contrôle de constitutionnalité des lois. Il apparaît en effet dans les formes qui président à son établissement que la constitution est « une oeuvre à part », celle du peuple souverain, qui « oblige les législateurs comme les simples citoyens », et qui ne peut être modifiée que selon des procédures spécifiques. Rien de tel en France à la même époque où la charte ne prévoit aucune procédure de révision constitutionnelle ; rien de tel non plus en Angleterre ou la constitution est souple et où le pouvoir législatif se confond avec le pouvoir constituant. Ces différences dans la conception même du constitutionalisme influent, selon Tocqueville, sur les droits et devoirs du corps judiciaire pour en réduire la portée. Ainsi, s'il était reconnu aux tribunaux français la possibilité de désobéir aux lois au motif de leur inconstitutionnalité, alors ils détiendraient en vérité le pouvoir constituant, puisque « seuls ils auraient le droit d'interpréter une constitution dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et domineraient la société »... En refusant de reconnaître un tel pouvoir aux juges, Tocqueville est conscient que, de facto , il revient à l'organe législatif, délesté de tout contrôle, de changer la constitution. Mais ceci est à son goût encore préférable : à tout le moins, les membres du parlement représentent encore (bien qu' « imparfaitement » précise Tocqueville) la volonté du peuple. Enfin, en Angleterre, il est impossible de concevoir un contrôle de constitutionnalité des lois, puisque les lois comme la constitution émanent du même organe et sont formellement identiques.
Les Américains, en faisant de la constitution « la première des lois », qui ne saurait être « modifiée par une loi » (ordinaire), ont donc permis au pouvoir judiciaire de se rapporter à elle. Puisque la fonction du juge est de dire le droit, il est alors normal qu'une loi ordinaire soit écartée d'un litige au motif qu'elle contrevient à la constitution. Ceci tient toujours, explique Tocqueville, « à l'essence du pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales celles qui l'enchaînent le plus étroitement » 763 ( * ) . Mais ce n'est qu'en attaquant la loi que par des moyens judiciaires, à l'occasion de litiges particuliers, que le juge rend acceptable la dimension politique de son office : « Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théorique et générale ; s'il avait pu prendre l'initiative de censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la scène politique ; devenu le champion ou l'adversaire d'un parti, il eût appelé toutes les passions qui divisent le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge attaque une loi dans un débat obscur et sur une simple application particulière, il dérobe en partie l'importance de l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a pour but que de frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard ». C'est, a contrario , le futur modèle de la cour constitutionnelle ( et du contrôle abstrait ) qui est ici dénoncé, comme étant à la fois partisan, outrageusement spectaculaire - pour ne pas dire tapageur - et produisant des effets radicaux sur la loi, toujours mal acceptés par le législateur (il est d'ailleurs curieux qu'en France la culture légicentriste se soit accommodée d'un tel modèle de justice constitutionnelle. Ou alors faut-il supposer que le soupçon porté sur le juge judiciaire et l'aura entourant la loi était tels qu'une solution aussi radicale s'imposait). Ce pouvoir de judicial review propre au juge américain est démocratiquement légitime pour une dernière raison : anticipant sur la fameuse théorie de l'aiguilleur, Tocqueville estime que la puissance du juge n'est jamais absolue, puisque « la nation peut toujours, en changeant sa constitution, réduire les magistrats à l'obéissance ». Bien sûr, dans le cadre d'un contrôle par voie d'exception, les lois ne sont pas annulées : elles sont simplement écartées du commerce juridique pour l'affaire en cours. Néanmoins, explique Tocqueville, le refus d'un juge d'appliquer une loi lui fait perdre sa force morale et la multiplication des procès la fait peu à peu tomber dans l'impuissance : elle succombe sous les « coups répétés de la jurisprudence ». Ce sont donc plutôt les conséquences de ce traitement judiciaire des lois inconstitutionnelles qui sont politiques : au regard de l'évolution de la jurisprudence dans le temps, soit « le peuple change sa constitution », soit la « législature rapporte sa loi ». Pour le dire autrement, le juge, exerçant son office, provoque soit l'intervention du pouvoir constituant (pour mettre la constitution en accord avec la loi), soit celle du pouvoir législatif (pour prendre acte de la volonté du peuple et voter une loi en conformité avec la volonté du peuple telle qu'elle s'exprime dans la constitution).
À ce point - et c'est la grande intuition de Tocqueville -, le juge américain entre de plain-pied dans le jeu du système représentatif en concurrence avec la représentation parlementaire. Le corps judiciaire joue, par ses prérogatives et de manière diffuse, le rôle que Wilson attribuera plus tard à la Cour Suprême : celui d'une « assemblée constituante en session perpétuelle », ou, selon la formule d'Arendt commentant cette formule, d'un « pouvoir constituant continu » 764 ( * ) . Mais tout en actualisant ce pouvoir constituant, le juge ne perd pas sa qualité d'autorité judiciaire et c'est cela qui fait sa force. Tocqueville y insiste à plusieurs reprises : La puissance judiciaire américaine répond en effet aux critères habituellement retenus pour être qualifiée ainsi : Le juge n'intervient qu'à l'occasion d'un litige, il se prononce sur « des cas particuliers et non sur des principes généraux », enfin, il n'a jamais l'initiative de sa saisine. C'est donc en respectant scrupuleusement les caractères propres à sa fonction qu'il entre sur le terrain de la politique sans commettre d'abus de pouvoir, puisque c'est toujours l'intérêt particulier dont il doit assurer la défense, sous peine de déni de justice, qui est à l'origine d'une censure de la loi : « Il (le juge) ne juge la loi que parce qu'il a à juger un procès, et il ne peut s'empêcher de juger le procès. La question politique qu'il doit résoudre se rattache ainsi à l'intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser de la trancher sans faire un déni de justice. C'est en remplissant les devoirs étroits imposés à la profession du magistrat qu'il fait l'acte du citoyen ». Cette obligation de juger sous peine de déni, en opérant au besoin un contrôle de constitutionnalité de la loi, fait alors du magistrat le relais politique - le mandataire ? - du citoyen ; ou plutôt, il donne au plaideur une étoffe citoyenne en assurant par la voie judiciaire sa représentation politique, lui permettant de provoquer un contrôle des actes de ses élus. Autant dire que le juge représente devant le législateur un membre du souverain constituant et qu'il actualise à cette occasion la volonté de ce dernier « à partir d'un fait positif et appréciable, puisqu'il doit servir de base à un procès »... La discrétion et la permanence de ce contrôle de constitutionnalité diffus s'opposent en la forme à l'exercice de la souveraineté législative qui agit par fulgurances à partir d'une autorité centralisée et publiquement repérable. Le contrôle juridictionnel des lois par voie d'exception est en revanche constant et plus anonyme. Le juge, par transitivité, semble dès lors s'y faire l'artisan de ce que Pierre Rosanvallon nomme une « démocratie de surveillance » 765 ( * ) .
On trouve dans cette analyse qui met en miroir le citoyen-plaideur, le juge et le législateur, les prodromes de certaines doctrines contemporaines relatives à la fonction de la justice constitutionnelle, entendue dans le cadre d'une théorie renouvelée de la démocratie. La conception traditionnelle de la démocratie, reposant sur l'identification des gouvernés et des gouvernants, aurait en effet aujourd'hui atteint ses limites : cette identification serait une simple idée de la raison, attestée par l'introuvable démocratie directe. Règnerait en réalité la confusion - au demeurant inévitable dès lors que l'on accepte de considérer que la multitude ne saurait se gouverner elle-même... - du peuple et de ses représentants. Ainsi - vieille leçon hobbésienne -, la volonté du peuple n'existerait pas en dehors de celle de ses représentants. Or, cette démocratie, nécessairement représentative, serait vécue par les gouvernés comme une usurpation, une aliénation. Le juge constitutionnel, restaurant un espace entre gouvernants et gouvernés, médiatisant le contrôle des gouvernés sur les gouvernants, serait seul en mesure de corriger cette tendance, se faisant ainsi l'écho des aspirations de la société civile face au monde traditionnel de la représentation politique. Il tendrait à figurer un nouvel ordre représentatif concurrentiel, brisant le monopole parlementaire : se plaçant entre le peuple - ou les communautés qui le composent - et ses représentants élus, il mettrait à jour un nouveau monde démocratique 766 ( * ) ... Outre le fait que les progrès démocratiques devraient dès lors se mesurer à l'aptitude des institutions à démultiplier les organes de médiatisation de la contestation politique ( et pourquoi s'arrêter en chemin ? ), ceci suppose la foi en un dogme : celui d'une certaine infaillibilité des juges en leur commerce, incarnant une forme de raison éthique et communicationnelle 767 ( * ) , qui donnerait sa qualité démocratique aux décisions politiques. Le juge produirait ainsi « une définition de la démocratie qui le légitime » 768 ( * ) se caractérisant par un régime « d'énonciation concurrentiel de la volonté générale » 769 ( * ) . Mais ce faisant, on peut craindre de ne faire que reporter sur le corps judiciaire - fonctionnant comme un nouveau clergé 770 ( * ) - les qualités placées jadis dans le législateur ( l'infaillibilité), en pariant sur les seules contraintes liées aux conditions d'interprétation et d'énonciation du droit par les juges, pour éventuellement brider leurs excès. De là peut-être le regain de l'idée d'une responsabilité des juges. L'État de droit - la planète des sages - n'a pas encore livré toutes ses potentialités...
Intervention du Président Pierre-Charles RANOUIL
Merci M. Eric Desmons pour votre communication. Ce détour par la pensée de Tocqueville me semble essentiel car il permet de percevoir la complexité de la fonction représentative du juge. Malheureusement, le temps nous manque pour engager une discussion et je donne immédiatement la parole au Professeur Roland Ricci.
LA LÉGITIMATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL : UN LÉGISLATEUR DÉRIVÉ GARDIEN DES VALEURS DE LA DÉMOCRATIE
M. Roland RICCI, Professeur de droit public à l'Université de Bretagne Occidentale
Depuis l'apparition des sociétés humaines, l'action des instances de jugement s'est heurtée à une résistance instinctive des individus cherchant à préserver leur indépendance vis à vis d'un pouvoir exerçant une contrainte sur leur libre-arbitre. Ce n'est qu'à la suite d'un long processus de socialisation que s'est constituée une culture reconnaissant la nécessité de mettre en place des autorités juridictionnelles dont la fonction est de garantir la paix sociale au nom de la justice. Pour autant le pouvoir juridictionnel ne s'est pas affranchi des réactions négatives à son encontre, elles n'ont été que tempérées par l'acceptation d'une contrainte justifiée par la préservation de la structure sociale. Cette pondération de la défense de l'intérêt personnel par la poursuite d'un intérêt général a permis de rendre légitime l'action oppressive des juridictions. C'est une conséquence directe du consentement d'une partie largement majoritaire des membres du groupe social à la limitation de leurs pulsions individuelles pour instaurer un ordre public. L'arrivée du juge constitutionnel dans le paysage institutionnel des démocraties modernes a réactivé des réactions négatives vis à vis du pouvoir normatif des juridictions chargées du contrôle de constitutionnalité des lois. En contrepartie, l'installation des juridictions constitutionnelles a imposé une redéfinition de la légitimation de la fonction juridictionnelle adaptée à ces nouveaux contentieux.
Toutefois, les constructions antérieures du concept de légitimité n'ont pas été abandonnées. Tout au contraire, la question de la légitimation du juge constitutionnel renvoie aux origines du processus de légitimation qui est installé depuis longtemps dans les sociétés humaines. En effet la formulation des résistances à l'avènement du contrôle de constitutionnalité doit beaucoup à l'affirmation d'un défaut de légitimité des juges en charge de ce contrôle.
La notion de légitimité se situe sur un plan différent de celui de la légalité et ne concurrence pas les conditions de la validité des actes juridiques. Elle a trait à l'assentiment qu'un groupe social doit nécessairement accorder à la mise en place d'un pouvoir politique exerçant une action coercitive notamment par l'exercice de la fonction juridictionnelle. Faute de cet assentiment il en résulterait une situation de contestation systématique des décisions, débouchant sur des affrontements et rendant impossible la mise en oeuvre d'un principe de légalité. Au sein d'un groupe social donné, il ne saurait y avoir de stabilité durable sans légitimité des autorités juridictionnelles.
Le processus de légitimation n'est jamais acquis de manière définitive, il doit être renouvelé constamment car l'adhésion des individus demeure liée à des processus intellectuels et affectifs qui sont susceptibles d'évoluer en fonction de l'environnement social. En corollaire, cette instabilité a donné naissance, de la part des autorités juridictionnelles, à un désir de légitimation ressenti comme une condition indispensable au bon exercice de la fonction juridictionnelle.
Ce désir de légitimation n'a pas toujours eu la forme que nous lui connaissons, notamment en raison de la nature des autorités qui exerçaient la fonction juridictionnelle dans les sociétés antiques. Le processus de légitimation ne saurait être appréhendé sans la connaissance des archétypes de la légitimation (I). Cela nous permettra de mettre en évidence les éléments fondamentaux qui ont façonné ce concept dans l'histoire sociale.
Il ne s'agit pas pour autant d'une recherche uniquement historique car il existe une étroite correspondance entre ces archétypes et la situation actuelle. En effet, ces archétypes ont été intériorisés par les membres du corps social au moyen de la mise en place d'un « sur-moi-de-la-culture » 771 ( * ) qui a fourni le support des processus actuels. Dès lors la question de la légitimité du juge constitutionnel, fréquemment soulevée dans les controverses juridiques et politiques, ne saurait échapper à l'influence de ces archétypes. Il n'en demeure pas moins qu'il est indispensable de réexaminer la question de la légitimation à la lumière des exigences nouvelles des démocraties constitutionnelles.
Cela ne signifie nullement qu'il faille rompre avec les fondements de ce processus mais, au contraire, qu'il faut en développer la portée en rapport avec les finalités des organisations sociales contemporaines : il faut renouveler et enrichir la compréhension du processus de légitimation (II). Ce n'est qu'à ce prix que nous pourrons éviter des régressions aussi soudaines qu'incontrôlables agitant le corps social et empêchant le bon exercice de la fonction juridictionnelle.
I. LES ARCHÉTYPES DE LA LÉGITIMATION : LES ORIGINES DU DÉSIR DE LÉGITIMATION
Le processus de légitimation du juge peut se décrire comme la rencontre entre, d'une part, la satisfaction des conditions nécessaires pour qu'un groupe social accepte un pouvoir juridictionnel, et, d'autre part, la volonté des autorités juridictionnelles d'obtenir l'assentiment des membres du corps social. Néanmoins, la recherche de l'assentiment n'a pas toujours été une préoccupation majeure des autorités juridictionnelles. Elles se sont fréquemment appuyées presque exclusivement sur le pouvoir politique qu'elles détenaient.
L'examen des diverses configurations rencontrées tout au long de l'évolution de notre civilisation met en évidence une différenciation progressive en deux catégories de situations : en premier lieu, la recherche à titre principal de l'accord des individus pour désigner et parfois contrôler les autorités juridictionnelles ; en second lieu, l'invocation d'une autorité supérieure, distincte du pouvoir politique, et reconnue par le groupe social.
Dans le premier cas il s'agit de coller à l'expression de la volonté populaire par l'utilisation d'un processus démocratique, caractérisant ainsi la légitimation démocratique qui s'est progressivement substituée au recours à l'autorité du pouvoir politique (A). Quant au second cas, il recouvre les situations où l'on recherche l'appui d'une autorité extérieure et supérieure à la volonté des individus. Elle se traduit par la référence à des normes supérieures morales ou juridiques qui s'imposent aux institutions comme aux individus : il s'agit alors de la légitimation par l'application de normes suprêmes (B), car elles prévalent sur l'ensemble des normes d'un système juridique et jouissent d'une légitimité incontestable.
Bien sûr, les manifestations des processus de légitimation n'apparaissent pas nécessairement comme ressortissant exclusivement à l'une ou l'autre de ces catégories. Il arrive fréquemment que l'on cherche à combiner, dans des proportions variables, ces deux modes de légitimation. Ce fut le cas lors de la Révolution française de 1789 et, pour cette raison, il s'avère opportun de mettre en évidence la conception révolutionnaire de la légitimation (C) qui a profondément marqué notre pratique politique et juridique.
A. DE L'APPUI DE L'AUTORITÉ POLITIQUE À LA RECHERCHE DE LA LÉGITIMATION DÉMOCRATIQUE
L'élaboration d'un processus de légitimation démocratique est le fruit d'une longue évolution. Pendant longtemps il n'est pas apparu pertinent, dans les sociétés antiques, de légitimer le pouvoir juridictionnel autrement qu'en le considérant comme un démembrement du pouvoir exercé par l'autorité suprême au sein du groupe social. Ce fut notamment le cas en Egypte 772 ( * ) et en Mésopotamie 773 ( * ) .
Toutefois, dans ces sociétés, par commodité, les souverains se sont adjoints des conseils et ont délégué une partie substantielle de leurs pouvoirs juridictionnels afin de régler les affaires de moindre importance. Dès lors on a assisté à la coexistence entre, d'une part, un pouvoir juridictionnel suprême, exercé soit directement par le souverain, soit sous son contrôle, et, d'autre part, une justice de proximité confiée à des notables locaux. En général ces notables n'étaient pas des magistrats professionnels et occupaient des fonctions administratives 774 ( * ) . Il n'y avait donc pas de monopole des juridictions publiques 775 ( * ) mais une fonction de juger nettement différenciée. Si le pouvoir normatif ressortissait à l'autorité du souverain, les juges de proximité réglaient les affaires privées en n'exerçant pas une fonction juridictionnelle pleine et entière. Ces juges de proximité avaient tendance à s'abriter derrière la recherche d'une conciliation entre les parties et, pour justifier leurs décisions, ils invoquaient des lois supérieures (divines) ou avaient recours à des rites décisoires 776 ( * ) .
Le processus de légitimation de la fonction de juger ne se distinguait pas de celui de l'autorité du souverain. Cette autorité supérieure, lorsqu'elle n'était pas exercée, faisait place à la recherche de la médiation d'une autre autorité ou encore à une conception de la fonction juridictionnelle proche de l'arbitrage.
La question de la légitimation, dans ses rapports avec les sujets de droit, allait changer avec l'avènement de la civilisation grecque. C'est l'apparition de la polis ou cité qui a constitué le point d'inflexion caractérisant la culture grecque. Elle s'est accompagnée d'une nouvelle conception de l'exercice de la souveraineté dans laquelle les questions d'intérêt général étaient désormais soumises à la discussion devant un public : « Le contrôle constant de la communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures de l'Etat. (...) Elles ne s'imposent plus par la force d'un prestige personnel ou religieux ; elles doivent démontrer leur rectitude par des procédés d'ordre dialectique » 777 ( * ) .
On est passé d'une structure pyramidale de la société, dont le roi occupait le sommet, comme dans les royaumes mycéniens, à un ordre social qui n'était plus sous la dépendance du souverain ou d'un personnage exceptionnel. Cette métamorphose a été observée dans l'Etat spartiate, où l'ordre était premier par rapport au pouvoir 778 ( * ) , et s'est ensuite manifestée par la mise en place de la démocratie dans la cité athénienne.
La naissance de la démocratie en Grèce est indissociable de la consécration de la loi et de l'égalité, instruments dressés contre la tyrannie 779 ( * ) . Elle est l'aboutissement, au VIe siècle avant J.-C., de l'évolution d'une tradition égalitaire très ancienne, que l'on observait même dans la noblesse militaire, et qui avait établi, pour la première, fois une équivalence entre la qualification guerrière et le droit de participer aux affaires publiques. Par la suite, cette équivalence n'a plus été remise en question 780 ( * ) : « En dépit de tout ce qui les oppose dans le concret de la vie sociale, les citoyens se conçoivent, sur le plan politique, comme des unités interchangeables à l'intérieur d'un système dont la loi est l'équilibre, la norme l'égalité 781 ( * ) ».
L'installation du régime démocratique a été le fruit de l'action de réformateurs audacieux tels que Solon, Clisthène et Périclès, qui ont eu une influence décisive sur la construction de l'idéal démocratique.
Sur le plan des institutions juridiques, les différentes réformes, ont abouti à la création, au sein du démos , groupe autonome d'environ trente mille citoyens 782 ( * ) , de juridictions populaires auxquelles fut graduellement transféré le pouvoir juridictionnel qui était auparavant exercé par les archontes en même temps que le pouvoir politique783 ( * ). Ainsi a été mise en place, de manière systématique, la pratique d'une justice populaire confiée à des citoyens-jurés, tirés au sort, soumis au serment, et recevant une allocation pour cette charge 784 ( * ) . De la sorte, Périclès a instauré une séparation entre les compétences administratives et judiciaires 785 ( * ) au profit de juridictions populaires placées hors d'atteinte du pouvoir des anciens magistrats, les archontes. Cela a eut pour effet de façonner un idéal de la légitimation de la fonction juridictionnelle qui fut ensuite transféré, avec nombre de distorsions, du contexte des cités de la Grèce antique à celui la période révolutionnaire du XVIIIe siècle.
Pour autant, la culture politique au temps des Lumières ne s'appuyait pas uniquement sur la légitimation démocratique. Elle reconnaissait également une légitimation provenant de l'invocation de normes suprêmes car extérieures au champ des normes législatives de droit commun. Là encore, l'origine de ce processus s'avère très ancienne et nous renvoie à l'archétype de la légitimation par l'application de normes suprêmes.
B. LA LÉGITIMATION PAR L'APPLICATION DES NORMES SUPRÊMES
Dans les sociétés antiques, les lois fondamentales étaient adossées à des « mythes de souveraineté » 786 ( * ) . La société grecque ne fait pas exception et, avant que la philosophie ne s'occupe de résoudre les questions relatives aux origines, on y observait une théogonie présentant de nombreuses convergences avec les mythes babyloniens 787 ( * ) . Ainsi, les premières lois avaient une origine divine avant que, progressivement, la loi acquière son indépendance vis à vis des mythes fondateurs pour devenir le produit de la seule raison humaine 788 ( * ) .
Il n'en demeure pas moins qu'un événement d'une importance singulière est venu renouveler le rapport des hommes avec la Loi divine. Il s'agit de la naissance de la civilisation judéo-chrétienne, fondée sur la révélation progressive d'une législation d'origine divine. Le contenu de cette Loi la place hors de portée de la création humaine. On assiste en effet à une succession d'alliances entre le Dieu créateur et un peuple qu'il a choisi de distinguer au sein des populations existantes, avant que cette alliance soit étendue à l'ensemble de l'humanité 789 ( * ) .
Du point de vue juridique, l'épisode capital est constitué par l'alliance avec le peuple Hébreu grâce à la médiation de Moïse car elle s'accompagne du « don de la Loi » : le Décalogue. Cet événement ne saurait être cantonné dans la sphère religieuse, au sens qui lui est conféré aujourd'hui, car il a eu un impact décisif sur le statut des normes extérieures au champ de la création normative par les autorités sociales. Notamment, pour ce qui concerne le processus de légitimation des autorités juridictionnelles, l'importance du Décalogue s'avère double. Il constitue tout d'abord un texte empreint d'une grande autorité qui confère à l'organe qui l'applique avec discernement une légitimité certaine. Par ailleurs, le don de la Loi fut précédé, dans l'ordre biblique des textes, par la nomination des juges devant mettre en oeuvre le texte sacré, les associant de la sorte à son prestige.
Si le texte même du Décalogue a eu un impact décisif sur le processus de légitimation, il le doit tout autant à ses caractéristiques formelles qu'à son contenu.
Selon ses caractéristiques formelles, le Décalogue est un texte émanant de la plus haute autorité qu'il soit possible d'envisager d'un point de vue humain. Compte tenu du statut reconnu au Créateur tout au long de l'histoire de notre civilisation, cela a contribué à élever le statut des normes qui en émanent. Même si, pour nos contemporains, ce processus de légitimation est beaucoup moins efficient, il a pourtant produit des effets conséquents depuis de nombreux siècles. Par ailleurs, il faut reconnaître à l'autorité divine qui est révélée dans la Bible une permanence qui tranche avec les créations humaines. Aujourd'hui cette autorité est encore reconnue par un nombre non négligeable d'individus. De la sorte le Décalogue jouit d'un double statut : il constitue l'archétype des législations suprêmes édictées et appliquées tout au long de la civilisation judéo-chrétienne, et, dans le même temps, il continue de produire des effets directs en étant reçu par un nombre substantiel d'individus, soit directement, soit par l'intermédiaire de législations qui y font référence. Le prestige du Décalogue a ainsi contribué à renforcer la légitimité des autorités qui l'ont appliqué et a servi de modèle au processus de légitimation par le recours à des normes suprêmes.
Le contenu du Décalogue est également remarquable car il a marqué l'histoire de nos sociétés en instaurant le principe intangible du respect de tout être humain. Si l'on cherche l'origine des droits de l'homme on ne peut qu'aboutir au Décalogue : aucune autre législation générale n'institue des obligations telles que les interdictions de tuer, de commettre l'adultère, de voler, de porter des faux témoignages et de convoiter les biens de son prochain 790 ( * ) . Dès lors, il devient évident qu'il ne s'agit pas d'un texte destiné à satisfaire des désirs humains, analogues à ceux que la psychologie révélera ultérieurement. Tout au contraire le don de la Loi révèle une volonté de transformer les relations entre individus de manière à ce que chacun puisse avoir le droit de jouir de l'existence. En cela le Décalogue est apparu comme incarnant l'espoir des hommes en un avenir meilleur, ce qui a augmenté d'autant la force de légitimation de ces normes suprêmes.
Cette force de légitimation s'est également communiquée aux juges chargés de l'appliquer. Le processus de transfert de la légitimité des normes suprêmes a été accru par les circonstances de l'institution de ces juges. En effet les chapitres 19 et 20 du livre de l'Exode sont consacrés, respectivement, à la théophanie au cours de laquelle la promesse de l'alliance entre Dieu et son peuple est relatée (chapitre 19), puis (chapitre 20) à la proclamation du Décalogue. Or la fin du chapitre 18, précédant les deux chapitres consacrés au don de la Loi, porte sur l'institution des juges.
Jethro, le beau-père de Moïse, était venu le trouver et lui donnait le conseil suivant : « «Tiens-toi à la place du peuple devant Dieu. Instruis-les des décrets et des lois, fais-leur connaître la voie à suivre et la conduite à tenir. Mais choisis-toi parmi tout le peuple des hommes capables, craignant Dieu, sûrs, incorruptibles, et établis-les sur eux comme chefs (...). Ils jugeront le peuple en tout temps. Toute affaire importante, ils te la déféreront et toute affaire mineure, ils la jugeront eux-mêmes. (...)» Moïse suivit le conseil de son beau-père et fit tout ce qu'il lui avait dit 791 ( * ) ».
Il existe par conséquent un lien direct entre l'institution des juges, chargés d'appliquer les décrets et les lois divines, et la révélation du contenu de la Loi sous sa forme la plus sacrée : le Décalogue. Tout était mis en place pour que le processus de légitimation des juges par l'invocation de normes suprêmes fasse dorénavant partie intégrante de la culture transmise de génération en génération. C'est ce que confirme, après un saut de plusieurs siècles, l'analyse de la conception de la légitimation adoptée par les révolutionnaires de 1789.
C. LA CONCEPTION RÉVOLUTIONNAIRE DE LA LÉGITIMATION : UN DOUBLE PROCESSUS DE LÉGITIMATION
Si les révolutionnaires de 1789 sont réputés avoir adhéré à un processus de légitimation fondé sur la représentation de la volonté nationale, instaurant de la sorte une légitimation démocratique (2°), le mode de légitimation qu'ils ont retenu fait également appel à l'application de normes suprêmes (1°).
1°) Le recours à des normes suprêmes
Le lien entre le don de la Loi à Moïse et la période révolutionnaire de 1789 nous est suggéré par le vicomte de Mirabeau 792 ( * ) qui, dans la séance de l'Assemblée nationale constituante du 20 août 1789 consacrée à la discussion du préambule de la Constitution, a proposé de placer à la tête de la Loi fondamentale le Décalogue, qu'il qualifiait d'« ouvrage du plus grand des législateurs » 793 ( * ) . Ses propos expriment les contrastes d'une période féconde, qui a tenté de concilier les deux processus de légitimation que nous avons rencontrés, et dont la relecture positiviste a souvent dénaturé les apports.
L'intervention du vicomte de Mirabeau pourrait être interprétée comme l'expression d'une conviction personnelle sans correspondance avec la situation de l'époque. Ce n'est pourtant pas ce qui ressort des débats de la Constituante où la question de la référence au Créateur n'a pas été contestée lors de la confection de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
C'est d'abord le projet de déclaration discuté dans le sixième bureau de l'Assemblée nationale, présenté le 12 août 1789, qui indiquait que les représentants du peuple français se réunissaient « en présence du suprême législateur de l'univers 794 ( * ) ».
Ensuite l'abbé Grégoire a déclaré dans la séance du 18 août 1789 : « L'homme n'a pas été jeté au hasard sur le coin de terre qu'il occupe. S'il a des droits, il faut parler de celui dont il les tient ; s'il a des devoirs, il faut lui rappeler celui qui les lui prescrit. Quel nom plus auguste, plus grand, peut-on placer à la tête de la déclaration, que celui de la divinité, que ce nom qui retentit dans toute la nature, dans tous les coeurs, que l'on trouve écrit sur la terre, et que nos yeux fixent encore dans les cieux ? » 795 ( * ) .
Sa position fut confortée par les propos précités du vicomte de Mirabeau ainsi que par les débats au cours desquels ils furent prononcés. En effet, juste avant l'intervention du vicomte de Mirabeau, le député Fos de Laborde avait proposé un préambule dans lequel les représentants de la nation adopteraient la Constitution « après avoir invoqué l'Etre suprême » 796 ( * ) . Son intervention fut immédiatement approuvée par le député Duquesnoy et le comte de Virieu qui affirma être touché par l'invocation de l'Etre suprême car la nature est « un mot vide de sens, qui nous dérobe l'image du créateur pour ne considérer que la matière ». Le comte de Virieu proposa à son tour un préambule qui s'achevait par la phrase suivante : « Voulant enfin consacrer, au nom du peuple français et en présence de l'Etre suprême, les droits imprescriptibles de tout citoyen » 797 ( * ) .
C'est à ce moment que le vicomte de Mirabeau est intervenu en lisant, après avoir proposé l'insertion du Décalogue, un court préambule à la Déclaration construit autour des termes de sûreté, propriété, liberté 798 ( * ) . Après cette lecture le député Chasseboeuf de Volney a suggéré une autre forme de préambule axé sur les circonstances qui ont rendu nécessaire une déclaration des droits. C'est à ce moment que : « Plusieurs membres insistent pour qu'on mette dans le préambule ces mots : en présence de l'Etre suprême ; d'autres observent que la présence de l'Etre suprême étant partout, il est inutile de l'énoncer 799 ( * ) ».
L'échange a alors porté sur cette question : faut-il ou non mentionner le nom de l'Etre suprême dans le préambule de la Déclaration ? Le débat fut très court et s'est circonscrit entre l'évêque de Nîmes Cortois de Balore et les députés Mougins de Roquefort (Draguignan) et Pellerin de la Buxière (Orléans).
Cortois de Balore a ainsi déclaré : « C'est une idée triviale, a-t-on dit, que l'homme tient son existence de Dieu. Plût à Dieu qu'elle le fût encore davantage, et qu'elle ne fût jamais contestée ! Mais quand on fait des lois, il est beau de les placer sous l'égide de la Divinité » 800 ( * ) . Les députés Mougins et Pellerin ramenèrent alors la discussion aux faits historiques en indiquant : « que les législateurs de Rome, de la Russie et de l'Amérique ont invoqué l'Etre suprême dans les premières pages de leur code» 801 ( * ) .
Les différents projets de préambule ont ensuite été relus et le choix des députés s'est porté sur le projet rédigé par le comité des cinq 802 ( * ) , corrigé par Desmeuniers conformément à la teneur du débat. Le préambule a été repris presque à l'identique, les modifications apportées étant pour l'essentiel formelles avec un ajout substantiel dans sa dernière phrase :
- version du comité des cinq : « En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare des articles suivants : ... »
- version définitive adoptée le 21 août 1789 : « En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen » 803 ( * ) .
La référence à l'Etre suprême n'a pas été la seule expression maintenue. Un autre passage significatif du texte du comité des cinq, tiré de l'ensemble des projets débattus, a été gardé. Il s'agit de la mention des « droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ». Tous les projets présentés après le 4 août 1789 ont fait référence à des droits issus de la nature, insérés dans la sphère sociale, et devant être préservés de toute modification. La protection de ces droits imposait dès lors de les placer hors d'atteinte des pouvoirs politiques 804 ( * ) .
Les débats devant la Constituante nous révèlent ainsi un processus de légitimation par l'invocation d'une norme suprême, extérieure au système juridique, dont l'application donne naissance à un texte normatif placé au sommet du système de droit positif, et ne pouvant à l'avenir être remis en cause par le législateur. Pour autant la recherche d'une légitimation démocratique n'est pas absente des débats. Elle est le produit conjoint des efforts des révolutionnaires pour théoriser l'intervention du pouvoir constituant, ainsi que pour construire une fonction législative adossée à l'expression de la volonté générale.
2°) Le renouvellement de la légitimation démocratique
On oppose fréquemment la démocratie au système représentatif en relevant de profondes différences qui seraient liées à la poursuite de finalités bien distinctes. C'est oublier la distinction entre modalités d'exercice de la souveraineté et formes de gouvernement 805 ( * ) , la démocratie ressortissant à la première catégorie et le gouvernement représentatif à la seconde. Par conséquent, le choix du système représentatif n'implique pas nécessairement l'abandon de la démocratie 806 ( * ) . C'est pourquoi les députés de la Constituante, bien qu'attachés à mettre en place un régime représentatif, n'ont pas pour autant abandonné la recherche d'une légitimité démocratique.
Le désir de recourir à la légitimation démocratique est manifeste dans la manière dont les constituants ont tenté d'obtenir la participation des citoyens à formation de la « volonté générale ». Cette détermination a contribué à créer les conditions nécessaires à l'implantation durable d'un désir de légitimation auquel le juge constitutionnel a été par la suite confronté.
La recherche de la légitimité démocratique est illustrée par les discussions autour de la rédaction de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui proclame que « La loi est l'expression de la volonté générale. » On a fait dire beaucoup de choses à cet article qui ne reflètent pas la teneur des débats à l'Assemblée nationale. Si le contenu des échanges ayant conduit à l'adoption de la Déclaration n'impose aucune contrainte juridique à l'organe appliquant ce texte, il révèle toutefois la conception révolutionnaire de la légitimation démocratique.
Les discussions à la Constituante se sont déroulées sur le projet présenté par le sixième bureau de l'Assemblée et sur celui du comité des cinq chargé de résumer le travail relatif à la Déclaration des droits de l'homme de du citoyen. Leurs contributions à l'élaboration du futur article 6 étaient les suivantes :
-sixième bureau -Article 12 : « La loi étant l'expression de la volonté générale, tout citoyen doit avoir coopéré immédiatement à la formation de la loi » 807 ( * ) .
-comité des cinq -Article 5 : « La loi étant l'expression de la volonté générale, doit être générale par son objet, et tendre toujours à assurer à tous les citoyens la liberté, la propriété et l'égalité civile » 808 ( * ) .
Par rapport à la rédaction que nous connaissons, « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. », la principale différence est le lien existant, dans les projets, entre deux propositions alors que, dans la version définitive, on trouve deux phrases pouvant s'entendre indépendamment. C'est plus particulièrement la première phrase « La loi est l'expression de la volonté générale. » qui est interprétée comme révélant la conception révolutionnaire de la loi.
Selon les projets : c'est parce que la loi doit être l'expression de la volonté générale que tout citoyen doit contribuer à sa formation et qu'elle doit être générale par son objet. Il s'agissait donc, toujours selon les projets, d'une volonté d'instaurer une légitimation démocratique de la fonction législative en imposant le recours au peuple ainsi qu'un objet général. La question se pose alors de la raison pour laquelle le lien de condition à conséquence a disparu. La teneur des débats devant l'Assemblée nationale constituante nous fournit la réponse.
L'examen du texte du futur article 6 de la Déclaration s'est déroulé le lendemain de l'adoption du préambule, le 21 août 1789. Les travaux ont commencé par la discussion des articles 7 à 10 du projet du comité qui portaient sur la définition de la liberté et l'objet et la fonction de la loi. Au cours des débats, la question de la définition de la loi a été alors abordée et a suscité plusieurs propositions.
Le député Martineau a présenté plusieurs articles dans lesquels on trouvait la formule suivante « La loi est une convention des citoyens réunis ; elle se forme par la volonté générale. » Ces articles ont fait l'objet de nombreuses approbations. En revanche les propositions du député Camus ont été rejetées, « Les lois n'étant que des conventions faites par la société, chaque citoyen doit y concourir par lui-même ou par ses représentants. » Celle de Target a subi le même sort : « Art. 1-La loi est l'expression de la volonté générale ; elle seule peut commander par l'organe des magistrats, et tous les citoyens y sont soumis. Art. 2-Tous les citoyens ont le droit de coopérer médiatement ou immédiatement à sa formation » 809 ( * ) .
La discussion a ensuite repris sur l'égalité devant la loi et l'admissibilité des citoyens aux emplois publics. Aucun accord n'avait été trouvé jusqu'à ce que Talleyrand-Périgord, l'évêque d'Autun, propose un article unique : « La loi étant l'expression de la volonté générale, tous les citoyens doivent concourir personnellement ou par représentation à sa formation ; elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont susceptibles de toutes les places, de tous les emplois publics, selon leur capacité » 810 ( * ) .
Cet article a recueilli l'assentiment de l'Assemblée qui a demandé à voter. Les députés devaient se prononcer sur chacun des projets, celui de Talleyrand-Périgord étant le dernier. Mais Barnave a fait adopter une motion qui demandait l'examen en priorité du projet de Talleyrand-Périgord 811 ( * ) . A ce moment Mounier a proposé quatre amendements successifs portant sur la dernière phrase et concernant l'admissibilité des citoyens aux emplois publics. Les amendements ont été mis au vote et les deux premiers ont été adoptés ce qui a provoqué notamment le remplacement de « susceptibles » par « admissibles » après une controverse sur l'expression « selon leur capacité ». Sont ensuite ajoutés les mots « sans distinction de naissance ».
C'est alors qu'éclate un incident de séance car un député, suivi par une partie de l'Assemblée, avait contesté la procédure d'adoption des amendements qui se serait déroulée sans discussion 812 ( * ) . Cela a provoqué une réaction vigoureuse de Lally-Tollendal qui s'est opposé à ce que la minorité mécontente puisse provoquer le retrait d'un amendement dont le vote avait été régulièrement obtenu. Il a également proposé un sous-amendement destiné à remplacer l'expression « sans distinction de naissance » par celle-ci : « sans autre distinction que celle de leurs talents et de leurs vertus ».
Nous nous reportons au compte rendu des Archives parlementaires qui indique : « Ce sous-amendement passe à la presque unanimité, après quoi l'on va enfin aux voix sur la rédaction de M. l'évêque d'Autun. Elle est admise à l'unanimité avec les amendements, en ces termes : «La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation. ...» » 813 ( * ) C'est-à-dire la rédaction que nous connaissons et qui fait partie de notre droit positif.
Il ne s'agit pas, bien sûr, de contester la valeur juridique du texte de l'article 6 de la Déclaration. Toutefois, si l'on cherche à connaître la conception révolutionnaire de la loi il est indispensable de ne pas s'en tenir à la rédaction du texte et de se reporter aux conditions de son adoption. Celles-ci montrent que la coupure du lien entre les deux premières phrases est purement contingente et qu'elle résulte d'une modification intervenue au moment de la rédaction des interventions pendant les débats. Par conséquent les changements dans la rédaction mise aux voix, puis adoptée, ne provient pas d'une décision de l'Assemblée. Il en résulte que les révolutionnaires n'avaient pas souhaité conférer à la loi un statut privilégié découlant uniquement de ses caractéristiques formelles. Ils avaient au contraire lié ce statut au fait que la loi devait nécessairement bénéficier d'une légitimation démocratique pour acquérir son statut juridique.
Nous pouvons en conclure que les constituants de 1789 ont retenu, à côté de la légitimation par la norme suprême, une légitimité démocratique qui repose sur la nécessité pour le peuple de concourir à la formation de l'acte législatif. Cette exigence de la présence active du peuple peut également s'observer dans les travaux relatifs à l'établissement du pouvoir judiciaire814 ( * ) qui ont été repris dans la Constitution de 1791 dont un article disposait : « Le Pouvoir Judiciaire est délégué à des juges élus à temps par le peuple. » 815 ( * )
Le projet de Sieyès relatif à l'institution d'un « Jury constitutionnaire » n'ayant pas reçu un accueil favorable, le juge constitutionnel n'est arrivé que beaucoup plus tard dans le paysage institutionnel. Néanmoins, il a dû composer avec le désir de légitimation, réaffirmé par les révolutionnaires de 1789, ainsi qu'avec la légitimité renforcée de l'acte législatif telle qu'elle a été façonnée sous la IIIe République. Dès lors le juge constitutionnel ne pouvait tirer sa légitimité que d'un nouveau concept de légitimation forgé au moment de la création des cours constitutionnelles. Toutefois ces procédés de légitimation, bien qu'ayant rempli leur office en permettant l'installation des juridictions constitutionnelles, présentent de nombreux inconvénients. Il convient donc d'examiner l'opportunité de leur renouvellement au regard du développement du contentieux constitutionnel dans les démocraties contemporaines.
II. LA LÉGITIMATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL : LE NÉCESSAIRE RENOUVELLEMENT DU CONCEPT DE LÉGITIMATION
La mise en oeuvre du contrôle de constitutionnalité en France s'est heurtée à la conception de la loi adoptée par la doctrine française du 19eme siècle. Bien que fondée sur une lecture erronée des idées de 1789, cette conception opposait la légitimité démocratique, dont jouissait la loi, à l'absence de légitimité démocratique d'un juge nommé par les autorités politiques.
A cet égard la réaction de Raymond Carré de Malberg à la contribution de Hans Kelsen 816 ( * ) lors du débat qui s'est déroulé en 1928 à l'Institut International de Droit Public sur la question de la sanction juridictionnelle des principes constitutionnels est emblématique : « Or du moment que les constituants de 1789-1791 partaient de l'idée que, par le Parlement, c'est la nation elle-même, faite de la totalité de ses membres civiques, qui légifère, ils entraient dans une voie qui devait logiquement les conduire à écarter toute possibilité de discussion et de recours tendant à infirmer les lois, fût-ce pour cause d'inconstitutionnalité. Le souverain est toujours égal à lui-même. Que le corps national des citoyens soit idéalement représenté par une Constituante ou par la Législature ordinaire, c'est toujours, en définitive, le même maître qui opère. Et parce que cette maîtrise ne comporte pas de variations suivant le nom, législatif ou constituant, sous lequel elle s'exerce, il n'est aucunement concevable, en raison, qu'une tierce autorité quelconque puisse être appelée à s'interposer entre le souverain, auteur de la Constitution, et un législateur qui, à son tour, ne fait qu'un avec ce même souverain. » 817 ( * )
Pour justifier l'instauration du modèle européen de justice constitutionnelle il a fallu construire une légitimité appuyée sur des théories permettant de concilier la fonction juridictionnelle des juges constitutionnels avec les modèles traditionnels de légitimation. Ce processus constitue une légitimation théorique du juge constitutionnel.
Dans le système juridique français, cette légitimation théorique a dû être fortement sollicitée pour pouvoir être adaptée aux spécificités françaises. Toutefois le développement du contentieux constitutionnel a mis en lumière les limites de cette légitimation théorique ce qui en impose l'actualisation au regard des principes fondamentaux dégagés par la pratique juridictionnelle (A).
Le renouvellement du concept de légitimation du juge constitutionnel ne saurait pour autant s'affranchir de la demande de légitimation démocratique. Néanmoins, dans le cadre de la justice constitutionnelle, la recherche d'une légitimation démocratique ne peut fournir de solution aux questions particulières que soulève le contentieux constitutionnel. Dès lors le recours à la légitimation démocratique ne saurait s'affranchir des limites qu'elle recèle (B) notamment parce que ce processus ne peut assurer la protection des droits et libertés fondamentaux.
C'est pourquoi les juges constitutionnels, à l'image des constituants de 1789, ont diversifié le concept de légitimation en ayant recours à la légitimation par des normes suprêmes déduites de l'instauration d'un régime de démocratie constitutionnelle : l'existence d'un « pouvoir-devoir » 818 ( * ) de préserver les valeurs juridiques rattachées à la Loi fondamentale (C).
A. L'ACTUALISATION DE LA LÉGITIMATION THÉORIQUE
L'installation des juges constitutionnels dans le paysage des démocraties européennes a nécessité la construction d'une légitimation théorique justifiant l'étendue des pouvoirs conférés à une autorité non élue et, par conséquent, dépourvue de légitimité démocratique.
Cette légitimation a été élaborée par l'inventeur du modèle européen de justice constitutionnelle, Hans Kelsen, puis reprise par la suite notamment par Charles Eisenmann 819 ( * ) et les constitutionnalistes français. Les deux théories les plus utilisées pour concilier le contrôle de constitutionnalité des lois avec le régime des démocraties représentatives sont les théories du « législateur négatif » et celle dite de « l'aiguilleur » 820 ( * ) .
La première présente l'action du juge constitutionnel comme limitée à la soustraction de normes de rang législatif et la seconde, dérivée de la première, analyse l'intervention des juridictions constitutionnelles comme destinée à indiquer la procédure à suivre pour adopter la norme contrôlée. Ces deux théories sont liées car c'est uniquement parce que l'action du juge constitutionnel se limite à une intervention législative négative qu'elle peut être décrite comme indiquant la procédure à suivre. Si le juge intervenait de manière positive sur la norme législative, il deviendrait impossible de s'en tenir au modèle de l'aiguilleur car la finalité de l'intervention ne serait plus uniquement d'ordre procédural.
Or, l'analyse du contentieux constitutionnel devant les juridictions européennes chargées du contrôle de constitutionnalité des lois montre l'incapacité de la théorie du législateur négatif à expliquer les interventions normatives des juges constitutionnels. Il faut en effet élargir la perspective et ne pas se cantonner au modèle français dont les aspects rudimentaires dénotent parmi les modalités du contrôle exercé par les autres juridictions constitutionnelles européennes.
La mise en oeuvre du contrôle de constitutionnalité a posteriori, soit par saisine directe exercée par les citoyens, soit par voie d'exception au cours d'un litige, a donné naissance à un contentieux sans commune mesure avec celui qui se déroule devant le Conseil constitutionnel. Les données recueillies scellent l'invalidation de la théorie du législateur négatif 821 ( * ) qui ne revêt plus qu'un intérêt historique, mais figure encore parmi les justifications avancées par certains auteurs.
L'invalidité de la théorie du législateur négatif s'explique aisément. La saisine par voie d'exception du juge constitutionnel lui impose de trancher des questions normatives complexes qui ne peuvent être résolues par la simple annulation, notamment parce qu'il serait dangereux de paralyser une législation en matière pénale. Les juges sont alors amenés à opérer un tri parmi les interprétations des dispositions en vigueur et parfois à rectifier ces interprétations dans l'attente d'une intervention des assemblées législatives. Les juridictions procèdent également à des aménagements en remplaçant certaines dispositions législatives, dans le respect des objectifs formulés par le législateur, afin de rendre les textes déférés conformes à la Constitution. Ces interventions demeurent limitées à des circonstances spécifiques et ne visent pas à déposséder le législateur de ses compétences. Elles sont justifiées par la fonction de « gardien de la Constitution » confiée aux juridictions constitutionnelles.
En conséquence, l'action des juges constitutionnels ne peut être décrite que par une autre théorie, celle du « législateur dérivé ». Les juridictions constitutionnelles exercent une fonction de « législateur dérivé », qui est toujours successive à l'intervention du législateur et sur un objet déjà déterminé par les choix du législateur parlementaire. Pour autant, il n'y a pas de concurrence entre la fonction du législateur parlementaire et celle du juge constitutionnel mais complémentarité. Leur prétendue concurrence ne repose que sur la confusion des éléments politiques et juridiques présents dans l'exercice de ces deux fonctions 822 ( * ) .
La création de normes est une activité juridique, la fonction législative, même si elle utilise la création de normes, est une activité principalement politique. Le fait que la juridiction constitutionnelle et le législateur parlementaire utilisent la technique de la création normative ne doit pas masquer les différences de nature des fonctions qu'ils exercent.
En effet le législateur parlementaire jouit d'un pouvoir d'appréciation discrétionnaire de l'opportunité de ses interventions. En revanche, dès lors qu'il choisit d'instituer une norme, il ne peut s'affranchir du complexe de limites découlant des prescriptions de la Constitution. Quant au juge constitutionnel, il ne contrôle pas directement la fonction exercée par le législateur parlementaire, ce contrôle ressortit au contrôle politique et se trouve lié, dans les démocraties, à la procédure élective. La juridiction constitutionnelle contrôle la conformité de la législation produite par le Parlement à la Charte fondamentale. Ce dernier contrôle n'est qu'indirectement politique, dans la mesure où il affecte le résultat d'une action politique, mais il n'a pas de finalité politique. Il se réalise par une série d'actions juridiques qui débouche parfois sur la création de normes nouvelles.
Nous pouvons d'ailleurs remarquer que la saisine a priori du Conseil constitutionnel est de nature a entretenir la confusion entre les fonctions juridique et politique pour au moins deux raisons. La première est, d'évidence, la proximité immédiate entre les débats politiques et la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel qui fait de celle-ci une arme destinée à prolonger les affrontements partisans. La seconde provient de la nature du contrôle a priori qui place le juge dans une position intenable car il doit anticiper les significations qui seront conférées au texte contrôlé, sans pouvoir prévoir les interactions liées à la succession des contextes normatifs. Il en résulte que le caractère nécessairement arbitraire de ce travail de « divination » normative est alors fréquemment interprété comme résultant d'une prise de position politique.
La légitimation théorique du juge constitutionnel ne peut donc s'appuyer sur des théories invalidées par la pratique juridictionnelle. Au surplus le prétendu antagonisme entre démocratie et contrôle de constitutionnalité repose sur une conception de la loi, expression de la volonté générale, dont la légitimité a elle-même été construite par référence à l'acception révolutionnaire de la loi.
Or nous avons précédemment mis en évidence le caractère erroné de cette interprétation des conceptions de 1789. Par conséquent, il nous faut renouveler le concept de légitimation de la fonction juridictionnelle des cours constitutionnelles autour des deux axes qui se sont dégagés, la légitimation démocratique et la légitimation par l'invocation de normes suprêmes. Toutefois, au moment de tenter d'identifier les fondements d'une légitimité démocratique du contrôle de constitutionnalité, il est indispensable de prêter attention aux limites inhérentes à ce procédé de légitimation en matière de justice constitutionnelle.
B. LES LIMITES DE LA LÉGITIMATION DÉMOCRATIQUE
L'argumentation portant sur la légitimation du juge constitutionnel est très souvent faussée dès l'origine par l'adoption de la prémisse selon laquelle, dans l'histoire constitutionnelle française, il existerait « l'idée, inscrite dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et jamais contestée à l'époque contemporaine, que la loi est l'expression de la volonté générale » 823 ( * ) . Mais nous avons établi que l'intention des constituants n'a jamais été de faire de la loi un acte « sacré » parce qu'il émanait de la volonté générale. Au contraire, il s'agissait de créer les conditions pour que les citoyens participent, directement ou par représentation, à l'élaboration de cet acte de volonté nouveau pour le droit français. Le rejet de cette prémisse va nous permettre de montrer qu'il n'y a pas de contradiction entre légitimation démocratique et contrôle de constitutionnalité. Néanmoins ce procédé de légitimation ne peut être utilisé sans limites en matière de justice constitutionnelle en raison de son défaut de pertinence pour assurer la protection des droits fondamentaux.
La réflexion des constituants de 1789 était rendue nécessaire par le fait qu'ils se sont trouvés face à une tradition de l'Ancien régime où la loi était un acte de souveraineté qui excluait le peuple de son élaboration. Le souci de la légitimation démocratique a donc conduit les députés de la Constituante à instaurer un processus de confection de la loi qui y associe le peuple. C'est de là que découle la relation entre expression de la volonté générale et nécessité de la participation des citoyens afin d'établir une légitimité démocratique. Cette relation apparaît clairement dans les débats aux Etats généraux puis à l'Assemblée nationale, qu'il s'agisse de l'adoption de la Constitution ou de la confection de la loi.
En premier lieu, il faut mentionner la motion adoptée par les Etats généraux, le 17 juin 1789, à la suite de la « révolution » des députés du Tiers Etat qui ont estimé qu'ils incarnaient la Nation française. Parmi les cinq motions qui ont été mises à la délibération 824 ( * ) , c'est la motion de l'abbé Sieyès qui a été adoptée. Ce texte comporte le passage suivant : « De plus, puisqu'il n'appartient qu'aux représentants vérifiés de concourir à former le voeu national, et que tous les représentants vérifiés doivent être dans cette Assemblée, il est encore indispensable de conclure qu'il lui appartient, et qu'il n'appartient qu'à elle, d'interpréter et de présenter la volonté générale de la nation » 825 ( * ) . La représentation de la volonté générale est ensuite qualifiée, dans la même délibération, comme étant « une et indivisible » afin d'établir qu'« aucun des députés, dans quelque ordre ou classe qu'il soit choisi, n'a le droit d'exercer ses fonctions séparément de la présente Assemblée » 826 ( * ) .
En second lieu, les travaux de l'Assemblée nationale, consacrés à l'élaboration de la Constitution, ont débuté par la mise en place, le 7 juillet 1789, d'un « comité chargé de la distribution des matières sur l'objet de la Constitution » 827 ( * ) . Le 9 juillet suivant, Mounier a présenté à l'Assemblée le « rapport du comité chargé de préparer le travail de la constitution » dans lequel on découvre l'extrait suivant : « Quand la manière de gouverner ne dérive pas de la volonté du peuple clairement exprimée, il n'a point de constitution ; il n'a qu'un gouvernement de fait qui varie suivant les circonstances, qui cède à tous les événements. » 828 ( * )
Les constituants, s'ils ont ainsi mis en place une légitimation démocratique de la Constitution, n'ont pas pour autant appliqué ce processus de légitimation à toute intervention du peuple ou à tout acte adopté à la suite de la manifestation de la volonté générale. Tout au contraire, l'intention des constituants de ne pas considérer la loi ordinaire comme un acte de souveraineté est attestée par les débats aux Etats généraux puis à l'Assemblée nationale. Leur argumentation est fondée sur la distinction, explicite dans les diverses délibérations, entre volonté constituante et volonté législative ou, formulé d'une autre manière, entre pouvoir constituant et pouvoir constitué.
Tout d'abord, il faut revenir sur la motion précitée de l'abbé Sieyès par laquelle les Communes se sont reconnues Assemblée nationale. Il ne faudrait pas y voir une conception absolue de la représentation nationale dont tout acte constituerait un acte de souveraineté. En effet Sieyès est à la fois le grand théoricien de la distinction entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués ainsi que du recours au procédé représentatif. Son ouvrage « Qu'est-ce que le Tiers Etat ? » 829 ( * ) avait été écrit, publié et diffusé avant la Révolution. Il y exposait notamment la théorie de la représentation de la volonté nationale par le Tiers Etat, volonté constituante, à laquelle les pouvoirs constitués étaient soumis. Ces principes étaient connus de tous et ont été par la suite réaffirmés par Sieyès devant l'Assemblée nationale 830 ( * ) . C'est sur le fondement de ces principes que les mandats impératifs ont été rejetés le 8 juillet 1789 831 ( * ) .
Il nous faut ensuite retourner vers le rapport précité du « comité chargé de la distribution des matières sur l'objet de la Constitution ». Dans son intervention devant l'Assemblée nationale, Mounier, au nom du comité, a déclaré : « Nous distinguerons, Messieurs, parmi les objets qui nous sont recommandés, ce qui appartient à la constitution, et ce qui n'est propre qu'à former des lois. Cette distinction est facile ; car il est impossible de confondre l'organisation des pouvoirs de l'Etat avec les règles émanées de la législation. Il est évident que nous devons nous considérer sous deux points de vue différents, en nous occupant du soin de fixer cette organisation sur des bases solides. Nous agirons comme constituants, en vertu des pouvoirs que nous avons reçus : en nous occupant des lois, nous agirons simplement comme constitués » 832 ( * ) .
Par conséquent, lorsque le Conseil constitutionnel affirme que la loi votée « n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » 833 ( * ) , il ne sollicite pas à l'excès les textes et demeure fidèle, sur ce point, aux conceptions des rédacteurs de la Déclaration. La Haute juridiction aurait ainsi pu fermer la parenthèse sur les conceptions de la loi des IIIe et IVe Républiques, au demeurant dépourvues de fondement solide. Malheureusement la décision n° 92-313 DC, relative à la loi autorisant la ratification du traité sur l'Union européenne 834 ( * ) , est venue réitérer ces confusions. Le Conseil constitutionnel y affirme que la Constitution ne visait, dans son article 61, que « les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple français à la suite d'un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel au titre de l'article 60, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale ». De la sorte, la juridiction constitutionnelle s'avère incapable de distinguer entre les différentes fonctions d'une institution là où les constituants de 1789 avaient séparés les fonctions constituante et législative de l'Assemblée nationale. La Constitution de la Ve République est très claire sur ce point : la compétence attribuée par l'article 11 est une compétence relative à la confection d'une loi ordinaire. Le peuple n'intervient pas comme constituant mais comme pouvoir constitué.
Alors que la conception de la légitimation démocratique introduite en 1789 dans le droit français, limitée sur plusieurs points, laissait la place libre à l'introduction du contrôle de constitutionnalité des lois, la question de la légitimation du juge constitutionnel est en général fort mal posée. Notamment, la décision précitée du Conseil constitutionnel, maintient une opposition artificielle entre légitimation démocratique et contrôle de constitutionnalité. Nous nous trouvons devant l'alternative suivante : soit s'en tenir à l'argumentation élaborée par la doctrine à partir des circonstances politiques des IIIe et IVe Républiques, fondée sur une lecture erronée des conceptions révolutionnaires 835 ( * ) ; soit revenir à la conception attestée par les débats de 1789 et adoptée par les juridictions constitutionnelles européennes ainsi qu'aux Etats-Unis d'Amérique pour justifier le contrôle de constitutionnalité.
La seconde branche de l'alternative s'impose en raison de sa conformité aux principes du constitutionnalisme qui attribuent au peuple le pouvoir constituant originaire, et distinguent pouvoir constituant et pouvoirs constitués. La conception de la légitimation démocratique, en 1789, était associée au constitutionnalisme. Elle plaçait la Constitution au dessus de la loi qui est l'expression d'une volonté générale constituée et non constituante. Il en résulte qu'en assurant le respect de la volonté générale constituante, le juge constitutionnel n'a pas besoin de légitimation démocratique propre. Il tire sa légitimité de la fonction qu'il exerce en assurant la protection de la représentation de la volonté générale constituante : la Constitution.
Dès lors, la légitimation démocratique directe du juge constitutionnel a perdu de sa pertinence en raison du recours au procédé constituant : la représentation de la volonté constituante par la Constitution a pour contrepartie la légitimation conséquente de tout organe assurant son respect et sa prééminence. Il n'y a pas d'opposition entre légitimité démocratique et contrôle de constitutionnalité mais complémentarité. Toutefois, le « gardien de la Constitution » ne saurait tirer sa légitimité, même indirecte, du seul lien avec la volonté populaire. En effet, comme l'avaient aperçu les constituants de 1789, la Constitution est un document particulier dont le contenu ne se limite pas à recueillir l'expression de la volonté générale constituante à un moment donné. Si la volonté constituante était recueillie sans condition, à tout moment, rien ne pourrait empêcher le processus de légitimation démocratique de justifier l'adoption d'un régime dégénérant en tyrannie.
L'acte constituant, même s'il est un acte de souveraineté, s'insère dans une tradition juridique et recueille un certain nombre d'éléments provenant de la culture juridique nationale. Une nouvelle fois, les constituants de 1789 ont montré l'exemple en refusant de faire table rase des conceptions antérieures. Ils ont ainsi permis d'introduire dans le nouveau droit public des éléments de la culture juridique nationale qui sont venus conférer à la Constitution une légitimité d'une autre nature, analogue à la légitimation par le recours à des normes suprêmes. Ces éléments proviennent de la tradition juridique élaborée et transmise au cours de l'histoire des institutions. En corollaire cette légitimation par l'application de normes suprêmes est transférée sur le gardien de la Constitution, le juge constitutionnel. Toutefois, une telle légitimation se trouve assortie de l'obligation, qui incombe alors au juge constitutionnel, de préserver les valeurs juridiques contenues dans la Loi fondamentale.
C. LE « POUVOIR-DEVOIR » DE PRÉSERVER LES VALEURS JURIDIQUES CONTENUES DANS LA LOI FONDAMENTALE
Les inconvénients inhérents à la légitimation démocratique proviennent de limites techniques. D'une part, les normes constitutionnelles ne permettent de conditionner que le contenu de la loi ordinaire et non les actes émanant du pouvoir constituant originaire 836 ( * ) . D'autre part, le recours au procédé de légitimation démocratique n'entraîne pour la Constitution que des contraintes formelles quant à sa validité : la participation du peuple à l'acte constituant. Ces contraintes ne permettent pas de conditionner le contenu de la Constitution de manière à lui permettre d'offrir des garanties suffisantes pour les citoyens, principalement celles de ne pas être soumis à un régime tyrannique.
Les constituants de 1789 étaient pleinement conscients de ces difficultés. C'est la raison pour laquelle ils avaient décidé de placer la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en tête de la Constitution afin qu'elle en conditionne le contenu à partir de l'identification de normes issues du droit naturel. La stratégie de justification adoptée en 1789 constitue toujours un élément pertinent pour la légitimation du juge constitutionnel car, comme nous l'avons établi, sa légitimité provient de sa fonction de gardien de la Constitution. Il en résulte deux conséquences. En premier lieu la légitimité du juge constitutionnel est une légitimité dérivée, qui découle de celle de la Constitution (1°). En second lieu c'est en assurant au mieux la garantie juridictionnelle de la Loi fondamentale que le juge constitutionnel légitime sa présence et sa fonction au sein des pouvoirs constitués. Le bon exercice de cette fonction impose non seulement d'assurer la prééminence des normes constitutionnelles, mais également de dégager et d'appliquer les normes supérieures qui protègent les droits fondamentaux. Cela revient à garantir, en toutes circonstances, les droits de la personne humaine en plaçant leur protection hors d'atteinte du constituant originaire (2°).
1°- La légitimité du juge constitutionnel est une légitimité dérivée de celle de la Constitution
Le point de départ du processus de légitimation du juge constitutionnel est donc la légitimation de la Constitution. Pour en cerner les caractéristiques, il s'avère pertinent d'examiner le processus de légitimation de la Constitution adopté en 1789 car, non seulement l'origine du constitutionnalisme européen se situe précisément à cette période, mais encore la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen fait partie de notre droit positif.
Là encore, le « rapport du comité chargé de préparer le travail de la constitution » nous fourni de précieuses indications. La prémisse de la réflexion des députés de la Constituante était la définition d'une Constitution qui, selon le comité : « n'est autre chose qu'un ordre fixe et établi dans la manière de gouverner ; que cet ordre ne peut exister, s'il n'est appuyé sur des règles fondamentales, créées par le consentement libre et formel d'une nation ou de ceux qu'elle a choisis pour la représenter. Ainsi une constitution est une forme précise et constante de gouvernement, ou, si l'on veut, c'est l'expression des droits et obligations des différents pouvoirs qui le composent » 837 ( * ) .
Si la satisfaction de l'exigence de légitimation démocratique a été obtenue par l'attribution au peuple du pouvoir constituant originaire, une autre forme de légitimation de la Charte fondamentale a été utilisée : l'invocation de principes supérieurs, extérieurs à la Constitution, et qui s'imposent à elle. C'est ainsi que le comité chargé de la distribution des matières sur l'objet de la Constitution indiquait que « rien n'est plus directement opposé à une constitution que le pouvoir despotique » 838 ( * ) et que « jamais les lois ne seront exécutées, tant qu'on n'aura pas détruit le pouvoir arbitraire par une forme précise de gouvernement » 839 ( * ) .
Les constituants ont alors déterminé des moyens, relatifs au contenu de la Constitution, permettant d'éviter la mise en place d'un régime despotique : « Plaçons dans le corps de la constitution, comme lois fondamentales, tous les vrais principes. Répétons-les encore pour leur donner une nouvelle force, s'il est vrai qu'ils aient déjà été prononcés» 840 ( * ) .
Le comité a ensuite établi les conditions à respecter pour que la nouvelle Constitution permette d'atteindre les objectifs fixés. Les constituants ont ainsi affirmé : « Pour qu'une constitution soit bonne, il faut qu'elle soit fondée sur les droits des hommes, et qu'elle les protège évidemment ; il faut donc, pour préparer une constitution, connaître les droits que la justice naturelle accorde à tous les individus. Il faut rappeler les principes qui doivent former la base de toute espèce de société, et que chaque article de la constitution puisse être la conséquence d'un principe. Un grand nombre de publicistes modernes appellent l'exposé de ces principes [dans] une déclaration des droits » 841 ( * ) .
Ce passage est essentiel car il explique les liens que les constituants ont entendu établir entre la Constitution et la Déclaration des droits. Cette dernière était indissolublement liée à la Loi fondamentale en explicitant le contenu « des droits naturels inaliénables et sacrés de l'Homme » 842 ( * ) et conditionnait la validité de la Constitution au respect des « principes qui doivent former la base de toute espèce de société ». Le fait que les députés du comité chargés de préparer le travail de la Constitution aient indiqué la nécessité absolue de connaître les droits que la justice naturelle accorde à tous les individus, montre que la légitimation démocratique ne saurait à elle seule assurer la protection de chacun des membres du corps social. La décision de protéger leurs droits trouve sa source dans une norme supérieure extérieure au droit positif, la justice étant « une volonté perpétuelle et constante de rendre à chacun de qui lui est dû » 843 ( * ) .
Les transformations sociales que nous avons vécues depuis la Révolution n'ont en rien affecté ces principes : l'obligation de protéger les droits des membres d'un corps social en toutes circonstances nécessite toujours un engagement dont la source se trouve à l'extérieur du système juridique et hors d'atteinte du processus de légitimation démocratique. Il est aujourd'hui habituel de nier, au nom du positivisme, toute influence extérieure au processus formel de création du droit au sein d'un système juridique. La conséquence de cette position est le renoncement à la garantie des droits des membres du corps social, leur protection étant abandonnée à l'appréciation contingente des constituants.
Dès lors, la légitimation de l'action constituante passe par le recours au processus de légitimation démocratique accompagné de l'engagement de respecter les droits de la personne humaine, tels que la culture juridique les a dégagés au cours des siècles. Nous avons établi que la légitimation du juge constitutionnel était une légitimation dérivée, provenant de celle de la Constitution. En conséquence, c'est en assurant non seulement le respect des normes de la Loi fondamentale, mais également celles qui expriment les obligations qui s'imposent au constituant afin de garantir les droits des individus, que la juridiction constitutionnelle assure sa propre légitimation. Si le cas français nous renvoie à la Déclaration de 1789 pour encadrer l'action du constituant originaire, le premier texte dans l'histoire de l'humanité à avoir institué une protection universelle de la personne humaine est le Décalogue, la révélation de la Loi à Moïse. Par la suite, au sein de leurs cultures juridiques, de nombreux états ont adopté des valeurs et principes analogues afin de garantir les droits fondamentaux. Ces valeurs et principes n'étant pas toujours explicites, la légitimité du juge constitutionnel est indissociable de son engagement à assurer la protection des personnes en dégageant les normes suprêmes qui garantissent cette protection en toutes circonstances.
2°- Le juge constitutionnel doit assurer la protection de la personne humaine en toutes circonstances
Le fait que la légitimité du juge constitutionnel soit non seulement associée à sa fonction de gardien de la Constitution mais également à la protection des droits fondamentaux impose une redéfinition de la fonction juridictionnelle des juridictions constitutionnelles. La garantie juridictionnelle de la Constitution ne suffit pas pour assurer en toutes circonstances la protection des droits de la personne humaine.
En effet, si le juge constitutionnel veut satisfaire pleinement le désir de légitimité existant dans nos systèmes juridiques, il ne doit pas se contenter d'assurer la suprématie des normes constitutionnelles, il doit également protéger les fondements juridiques de la Loi fondamentale, à savoir les principes et valeurs qui justifient et conditionnent son adoption. Dans le système juridique français, ces principes sont formulés dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Dans d'autres systèmes juridiques, ces principes sont soit explicitement contenus dans la Charte fondamentale, soit implicitement associés au régime de démocratie constitutionnelle notamment par l'entremise de la protection des droits fondamentaux.
S'il désire protéger la personne humaine, le juge constitutionnel est tenu d'identifier le complexe de normes associé à ce type de régime. L'étude des contentieux devant les juridictions constitutionnelles a mis en évidence un corpus constitutionnel révélant une typologie des normes constitutionnelles se répartissant en trois catégories, les règles, principes et valeurs.
La première distinction s'opère entre règle et principe. En effet derrière chaque règle se trouve un principe, qu'il soit ou non énoncé, car : « Des principes pratiques sont des propositions renfermant une détermination générale de la volonté, à laquelle sont subordonnées plusieurs règles pratiques. Ils sont subjectifs ou forment des maximes, quand la condition est considérée par le sujet comme valable seulement pour sa volonté ; mais ils sont objectifs et fournissent des lois pratiques, quand la condition est reconnue comme objective, c'est-à-dire comme valable pour la volonté de tout être raisonnable» 844 ( * ) .
L'analyse du fonctionnement de l'entendement humain proposée par E. Kant permet d'expliquer les modalités de création des normes juridiques, actes de volonté générés par cet entendement. Les normes qualifiées de règles sont subordonnées, au sein d'un ordre juridique donné, à la signification objective des « principes pratiques », c'est-à-dire aux « lois pratiques ». Il appartient aux juridictions constitutionnelles, qui sont les autorités chargées de l'interprétation authentique des Chartes fondamentales, d'identifier ces principes de l'ordonnancement normatif.
Les nécessités du contrôle de constitutionnalité des lois ont amené les juges constitutionnels à mettre en évidence une troisième catégorie de normes juridiques : les valeurs juridiques. Les valeurs juridiques sont des normes idéales, dans le sens de concepts idéels, constituant les références ultimes qui permettent d'orienter un système juridique en servant de fondement à l'énonciation de ses principes constitutifs.
La fonction de ces valeurs juridiques au sein du contentieux constitutionnel débouche sur la mise en place d'un « système de limites juridiques essentielles » 845 ( * ) . Cette qualification est adaptée aux modalités de leur mise en oeuvre. En effet l'action de ces normes repose sur l'instauration d'obligations négatives : les valeurs s'opposent à toute tentative de les remettre en cause alors que, par ailleurs, elles n'imposent pas un mode de réalisation préalablement déterminé. Il est possible de dégager un modèle de l'application des valeurs juridiques dans le contentieux constitutionnel.
En premier lieu, pour qu'une valeur juridique intervienne comme paramètre du contrôle de constitutionnalité, il faut que le législateur lui porte atteinte car, dans le cas contraire, il n'existe pas d'obligation de l'appliquer. Ce n'est que dans cette situation et, uniquement en fonction de cette situation, que le juge constitutionnel détermine la manière dont la valeur juridique, qui voit ses prescriptions contredites, doit être mise en oeuvre : le juge formule alors la règle juridique appliquant cette valeur à l'espèce considérée.
Ensuite, pour vérifier la conformité de la législation contrôlée à la valeur juridique concernée, le juge procède à la confrontation de cette loi avec la règle juridique appliquant la valeur juridique au cas concret qui lui est soumis. Pour ce faire il utilise les principes logiques de subsomption ou du rapport de condition à conséquence 846 ( * ) . A chacune des étapes, le juge constitutionnel est amené à justifier le raisonnement qui l'amène à adopter une interprétation donnée, et, sans être lié de manière absolue par ses décisions précédentes, il est tenu de donner les raisons d'une interprétation différente.
Enfin, la place prééminente assignée à une valeur en conflit avec une autre est relative. En effet, elle dépend des autres valeurs concernées par le conflit ainsi que de la situation juridique à laquelle elles s'appliquent. Même si deux valeurs de même « puissance normative » sont en conflit dans deux situations juridiques différentes, la valeur prééminente dans la première situation peut être amenée à s'incliner devant la seconde dans la deuxième situation. Dans ce cas les valeurs juridiques sont toutes des normes juridiques valides, et, malgré la position hiérarchique supérieure de l'une par rapport à l'autre, cela ne débouche pas sur l'annulation de la norme inférieure, car cette hiérarchie matérielle intervient entre des normes qui ne tirent pas leur validité du rapport qui les relie, mais de leur appartenance à la catégorie formelle des normes constitutionnelles 847 ( * ) .
L'identification et la défense des valeurs constituent une fonction cardinale des régimes de démocratie constitutionnelle. Elle constitue le corollaire de la reconnaissance du pouvoir constituant du peuple. L'exercice de cette fonction ressortit à la compétence du juge, gardien de la Constitution, qui protège ainsi les valeurs adoptées par le peuple, constituant 848 ( * ) . Il importe peu que les valeurs soient explicitement consacrées par la Loi fondamentale dès lors qu'elles sont implicitement mais nécessairement associées au régime de démocratie constitutionnelle et à la protection de la personne humaine. Cette fonction révèle de la sorte, à travers l'activité interprétative entendue comme un acte de volonté, un important pouvoir créateur utilisé par les juges constitutionnels pour assurer la prééminence des valeurs juridiques et trancher les conflits entre ces valeurs en faisant prévaloir les valeurs essentielles sur d'autres moins fondamentales.
En raison de l'exercice de cette fonction, les juridictions constitutionnelles bénéficient d'une légitimation dérivée. Le juge constitutionnel respecte les deux processus de légitimation identifiés : la légitimation démocratique, en assurant le respect de la volonté du peuple ; la légitimation par l'application de normes suprêmes, par l'observation des valeurs, système de limites juridiques essentielles. Au coeur de ce système figure la protection de la personne humaine.
Les juridictions constitutionnelles ont ainsi le « pouvoir-devoir » d'imposer le respect des droits fondamentaux de la personne humaine. L'accomplissement de cette obligation est précisément la source de leur légitimité. Il serait en effet erroné de se contenter de la seule légitimité démocratique de la Constitution qui peut conduire, sous la pression d'événements politiques contingents, à ce qu'une majorité du groupe social choisisse de porter atteinte au droits fondamentaux. Il incombe alors aux juges constitutionnels de ne pas céder à la démagogie qui s'analyse comme la satisfaction des pulsions individuelles exacerbées et identifiées à un objet commun. Tout au contraire, les juridictions constitutionnelles doivent conforter et défendre les valeurs associées à un régime de démocratie constitutionnelle, fondé sur la protection conjointe des droits fondamentaux et de l'intérêt général du groupe social.
Le pouvoir d'agir de la sorte est attribué aux juridictions constitutionnelles en raison du processus qui est à l'origine des démocraties constitutionnelles. C'est la raison de leur existence, indispensable au bon fonctionnement de ces régimes démocratiques. Le processus se trouve parfaitement illustré par le cas français : les conditions de l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen montrent qu'il ne peut y avoir de démocratie constitutionnelle sans engagement initial de respecter la personne humaine, obligation qui doit être au centre du système juridique ainsi constitué. Ce respect ne peut être assuré par une conception uniquement positiviste de la fonction juridictionnelle des juridictions constitutionnelles. A la légitimation dérivée démocratique il est indispensable d'associer la légitimation par le respect des normes suprêmes, reconnues comme droits naturels inaliénables et imprescriptibles de la personne humaine comme cela a été mis au jour par les révolutionnaires de 1789.
CONCLUSION
En guise de conclusion, Mme le Professeur Jacqueline Morand-Deviller et les éditions Montchrestien nous ont autorisés à reproduire l'article ci-dessous 849 ( * ) .
REGARD ELLIPTIQUE SUR L'OFFICE DU JUGE
M. Gilles DARCY, Professeur de droit public, Université Paris 13 (Paris-Nord)
« Sujet de conversation toujours renouvelé » 850 ( * ) , il conviendrait avant toute chose de ne pas le définir... Il serait présent dans notre sphère juridique comme une fonction non identifiable, indéterminée, connue de tous, mais avec d'insondables variances que porteraient en eux l'Homme, l'espace et le temps. Ainsi échapperait-il à toute évocation unifiée en combinant ces infinies représentations chronologiques ou diachroniques. Pour parler bref, l'office du juge nous emmènerait 851 ( * ) , à pas comptés, de « l'être inanimé » de Montesquieu 852 ( * ) ou de Beccaria 853 ( * ) , à l'absence de choix, dû au syllogisme de Duguit 854 ( * ) puis à l'autonomie du juge et enfin au gouvernement des juges 855 ( * ) ... et réciproquement...ou tout à la fois...
Comme l'indique en termes analogues Georges Wiederkehr dans la préface qu'il donne d'une remarquable thèse : « Si tout le monde s'accorde sur la formule « dire le droit et trancher les litiges », c'est parce qu'on ne réfléchit guère à sa signification ou que chacun lui en prête une différente, celle qui lui convient » 856 ( * ) . Peut-être est-ce la sagesse des auteurs de ne pas faire de propositions dont on ne retiendrait, en définitive, que fort peu de compte ou est-ce dû à leurs grandes précautions de ne pas la rechercher ? Et de manière très récente, Messieurs Donnât et Casas, Maîtres des Requêtes au Conseil d'Etat, adoptent à leur tour une position d'expectative. Ils la considèrent comme « une notion globale, rétive à la définition et aux frontières ». D'où cette conception que le juge lui-même se fait « de son métier » 857 ( * ) . Il n'y aurait donc pas, en toutes branches du droit, de tournure officielle, reconnue. De ceci, on en a la quasi certitude.
Cependant la candeur de l'esprit n'a, hélas, pas de limites. Partir d'une improbable définition pour le cas échéant la refonder théoriquement est, croit-on, la seule vertu assignée à toute recherche dont la preuve fait défaut. Pour M. René Chapus dont l'autorité n'est point contestable, l'office du juge statuant au fond, « est le seul qu'il y ait lieu de définir ». Aussi propose-t-il d'y voir « le rôle mais également le devoir du juge » 858 ( * ) . Cette présentation est quelque peu ciblée par la négation du formalisme et prend pleine conscience de l'évolution enregistrée sur laquelle il convient de réaliser une dérisoire investigation. Tout ce qui sera démontré est bien entendu source de relative prudence.
La position sémantique du terme introduit, au seul plan du discours juridique, une profonde imprécision. Il n'y a pas de semblable théorie, même fort générale, même facteur d'infinies contestations pareilles à celles des personnes, des biens, de la propriété, du domaine, de l'acte, de la responsabilité... voire de l'exécutif ou du législatif. Et ce concept est, à l'instar de tant d'autres, polysémique 859 ( * ) . Le langage est ambigu, équivoque, plurivoque mais ce n'est nullement dû à un phénomène pathologique car ceci correspond à son mode de fonctionnement 860 ( * ) , à la linguistique structurale 861 ( * ) . Car « toute philosophie est d'abord une critique de la langue » 862 ( * ) .
Laissons parler Paul Valéry : « Quand on s'interroge sur le sens d'un mot -ce qui est l'attitude du faiseur de dictionnaire, du philosophe ou du critique... - on est conduit inconsciemment à inventer un sens idéal et faux. Car premièrement, on considère le mot isolé et deuxièmement, on refuse le sens de ce mot qu'on a observé dans l'usage immédiat et qui paraît incomplet, absurde ou comme une pétition de principe. On suppose que chaque mot a un sens à la disposition d'un esprit assez puissant et subtil pour l'atteindre » 863 ( * ) . Encore faut-il, façon de surenchère, bien s'entendre sur l'expression réunissant trois locutions.
1° D'abord celle qui fixe l'étendue donc la limite du champ de la recension, c'est le juge (latin judex). Pris de manière générique et abstraite 864 ( * ) , par delà l'aspect collégial ou non de ses organes, par-delà la place qu'il occupe dans la hiérarchie 865 ( * ) , par delà le domaine de compétences et par delà la dualité probable de juridictions, il signifie l'entité, celui qui est doté d'un pouvoir juridictionnel, celui qui a la capacité de juger, de rendre un jugement frappé de l'autorité de chose jugée. Dans un bel article, M. Robert Jacob, analysant l'acte de juger dans l'histoire lexicale 866 ( * ) , indique que le mot jugement, issu du latin judicium, a connu un avènement étrange. Loin de connaître comme les autres langues romanes une dérive donnant Giudizzo (Italie) ou Guico (Espagne) « il a construit un lexème a priori inutile et donc improbable (issu dufrench laiv), en accolant un suffixe nominal au radical du verbe juger » (judicare) 867 ( * ) . Mais le parcours se réalise historiquement de façon plus complexe en deux étapes dont une seule survivra. La première période fut aux Xe et XIe siècles l'adoption en langue française vernaculaire d'un dérivé du terme latin judicium avec le mot "jouise". Il procédait certes de la parole humaine, cependant il était entièrement absorbé par l'ordre du divin. Ses caractéristiques (au féminin ou au masculin) est qu'il conjugue à la fois la justice transcendante et immanente parce qu'il procède d'un seul et même juge, qu'il se situe dans "l'ordre de l'action et du spectacle, qu'il se voit" 868 ( * ) et qu'il a une allure impersonnelle, en quelque sorte objectivée 869 ( * ) . Cet effacement inéluctable du "jouise" aux XIIIe et XVe siècles est dû à un recul de l'ordalie de l'épreuve judiciaire (qui n'était pas seulement un système de preuve mais une figure idéale de jugement 870 ( * ) ) et à la rationalisation de la procédure. D'où l'émergence de cette seconde phase d'abord imbriquée qui est marquée par le remplacement progressif mais décisif du jouise par le jugement... Ainsi se trament sur une longue séquence les figures de l'Etat moderne où le jugement sera immanent, sera entendu, sera à la fois issu de quelqu'un, prononcé sur un groupe ou un individu, mais toutefois il sera irrévocable et impersonnel car provenant du Roi ; bien sûr que la lexicologie sert de seule trace à la culture sociale à l'époque féodale 871 ( * ) ... L'un des deux termes à jamais disparu gardera encore quelques séquelles. Le jouise, imprégné du système de l'ordalie conservera encore la trace dans le mot supplier qui s'exprimera de manière générique dans le vocable douleur 872 ( * ) . Et surtout c'est après la fin du mot jouise, au mot de juger ou au substantif juge, qu'il appartiendra de "recomposer... l'unité du champ sémantique" employé indifféremment à propos de Dieu ou des hommes » 873 ( * ) .
L'on doit à Colbert, en 1663, une Instruction pour les maîtres des requêtes et les commissaires des parties dans les provinces qui, bien que ne traitant pas de manière directe de la haute magistrature « annonce le passage d'une monarchie judiciaire à une monarchie administrative » contenant en toute circonstance les quelques 70 000 officiers de judicature ou de finance 874 ( * ) .
On trouve chez Tocqueville 875 ( * ) un aperçu de la conception dominante : « Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples est de servir d'arbitre... Le deuxième caractère de la puissance judiciaire est de se prononcer sur des cas particuliers et non sur des principes généraux... Le troisième caractère est de ne pouvoir agir que quand on l'appelle ou, suivant l'expression légale, quand elle est saisie »
2° Le terme « du » sert ici 876 ( * ) à établir les rapports entre les deux mots également abstraits, à marquer la détermination, la qualité partitive de ce qui est observé. Oui, mais qui préside à cet « office » ? Est-ce le droit positif ? Est-ce la doctrine ? 877 ( * ) Est-ce le juge lui-même ? 878 ( * )
3° Reste enfin à décoder le terme « office ». Ainsi que le suggère Paul Ricoeur 879 ( * ) , le secours du dictionnaire s'avère fort utile. Avec quelques distinctions, il résulte des Littré, Furetière et Grand Robert que le mot « Office », qui vient du latin « officium » servit d'abord à indiquer tant pour les personnes que les choses, le rôle qui leur est assigné, la charge qu'ils doivent remplir. C'est donc en terme de service que l'expression fut, d'abord dans un premier temps, utilisée 880 ( * ) . Puis elle prit au XVIIe siècle, sans déroger au sens d'emploi, une consistance plus permanente. D'où l'idée de propriété et vente des offices, de vénalité des offices, c'est-à-dire, sous l'Ancien Régime, un système dérogatoire de l'hérédité qui réside dans la faculté d'aliéner sa charge pérenne contre une somme d'argent. C'est encore l'idée d'appartenance qui règne au XIXe siècle dans l'octroi par l'autorité publique, de la qualité, jadis courante, d'officier, comme par exemple les officiers ministériels. Cette oscillation vit le terme employé, en quelque sorte, de manière générale, comme de plein droit (mise à la retraite d'office, le juge souligne d'office un moyen d'ordre public, l'avocat est commis d'office, faute d'être choisi par le plaideur). On eut dès lors le constat d'un signe possédant plusieurs sens - celui de charge plus ou moins imposée, celui de bureau (le foreign office), celui de la pièce où se prépare le service, celui de l'office divin qui régit l'ordre religieux ou les cérémonies par exemple funèbres, celui au pluriel de conciliation de médiation donnant naissance aux bons offices et celui dépourvu de définitions juridiques spécifiques qui désigne nombre d'établissements publics. « La variété des usages conceptuels » le passage d'une signification à l'autre » sans ordre lexicographique mais « de façon si habile » que « la dérivation paraît s'écouler comme un flux continu de significations » 881 ( * ) . L'idée matrice, l'univocité, c'est celle de servir.
Aussi, si flou et vague qu'il soit, l'office du juge, c'est d'abord la fonction de juger 882 ( * ) . Or qui le détermine ? Est-ce une fonction pleine de neutralité ? Le juge ne serait en d'autres termes que « la bouche de la loi » par une relecture après deux cent cinquante ans de Montesquieu 883 ( * ) ou est-ce alors une fonction de création du droit ? En d'autres termes, on retrouve le traditionnel débat entre la fonction d'application et d'élaboration de la règle. Dépassons ce problème en l'intériorisant, le jugement est une opération avant tout intellectuelle 884 ( * ) . Comme le soulignait Thomas de Quincey, « juger, c'est... subsumer une proposition sur une autre, c'est rapporter les moyens à la fin » 885 ( * ) . Juger est un acte de l'esprit 886 ( * ) . Il appartient à la pensée où la raison poursuit sa quête de signification. Il est tentant d'expliquer ce besoin par l'unique motif que le penser est le préalable indispensable pour décider ce qui sera et pour évaluer ce qui n'est plus 887 ( * ) . Ce n'est ni par induction ni par déduction que l'on parvient au jugement 888 ( * ) . Il n'a que peu de rapport avec les opérations logiques structurales. Il est donc interruptif de tout l'enchaînement scientifique causal car il dissocie pour mieux trancher. La conscience, elle, ne juge pas. C'est la raison 889 ( * ) qui, avec ses facultés régulatrices, vient avec l'aide du jugement pour lui assigner sa propre manière d'agir, de faire à une époque donnée. Le jugement n'est pas un monolithe. Il se forme d'incertitude tempérée par le pouvoir inquisitorial d'un juge pour aller jusqu'à la certitude. Et comme le dit Roger Perrot, « au dogme de l'intelligibilité inspirée s'est substituée l'autorité de chose jugée » 890 ( * ) .
Avec la doctrine de l'indépendance qui est source d'autonomie et également de contrainte sociale 891 ( * ) ..., il est aussi extrêmement délicat que d'imaginer la justesse et surtout de rendre la Justice. De quelle Justice s'agit-il ? L'office du juge peut se dépeindre de manière abstraite, comme source d'homogénéité et d'harmonie. C'est alors universellement - et contradictoirement - pour l'opinion publique un juge que l'on critique, que l'on craint, que l'on plaint et que l'on respecte tour à tour. Il interprète, il concilie, il présente, il tranche, il apaise et en appliquant la règle de droit 892 ( * ) avec les vertus de la connaissance, de la motivation, voire de l'équité 893 ( * ) . L'office du juge est d'abord perçu par le juge (1ère partie) puis c'est peut-être le juge (2e partie) qui le conçoit.
I. L'OFFICE EST PERÇU PAR LE JUGE
Percevoir son office est le rôle premier du juge. C'est chose de l'intellect que la perception. Il reçoit certes ses pouvoirs dans un système qui repose sur l'encadrement... Il lui incombe donc de juger l'affaire qui lui est soumise - par des moyens de droit - sous peine de se rendre coupable d'un déni de justice (art. 4 du Code civil) 894 ( * ) . Le contrôle qu'il exerce est doté de compétence technique et il est déclenché par la victime du comportement de l'administration. Le juge doit être saisi d'une requête. Il ne peut intervenir d'office. Le déclenchement du contrôle juridictionnel suppose l'existence d'une prétention articulée par un requérant qui y a intérêt, dans un certain délai.
En d'autres termes, le procès est l'affaire des parties. D'une part, le juge doit être saisi par un demandeur qui assortit sa requête de conclusions principales précisées qui sont l'expression de sa revendication initiale ou de conclusions subsidiaires et accessoires (frais irrépétibles par exemple). D'autre part, le déroulement de l'instance appartient au seul jeu des parties. Par souci de logique, les moyens présentés, qu'ils soient de droit ou de fait, sont le résultat d'articulation rationnelle des arguments (par illustration dans le recours pour excès de pouvoir, l'incompétence, le vice de forme ou de procédure, la violation de la loi ou le détournement de pouvoir). Le juge ne saurait dépasser le cadre qui s'impose à lui. Il ne peut se prononcer que sur ce qui lui est demandé, ni, bien sûr, accorder une indemnité supérieure à celle sollicitée par le requérant. Cette interdiction de statuer ultra petita, outre le pouvoir d'interprétation qu'a le juge des conclusions et des moyens, trouve sa limite dans les moyens d'ordre public. Ils sont d'une dimension telle que le juge méconnaîtrait la règle de droit qu'il a pour mission de faire respecter si la décision rendue la négligeait. Il en va ainsi par exemple des règles de délai, de la compétence, du champ d'application de la loi, de l'impossibilité de condamner une personne publique à une somme qu'elle ne doit pas ou de la violation de la chose jugée et de la responsabilité sans faute. Depuis le décret du 22 janvier 1992, en réaction contre l'affaire Epoux Gevrey 895 ( * ) , les juridictions administratives à compétence générale sont tenues, après avoir soulevé le moyen d'ordre public, d'inviter les parties à présenter leurs observations. Même si les parties ne les ont pas invoqués, il appartient au juge de traiter de tels moyens. Toutefois, il ne peut les invoquer que s'il conclut à leur adoption.
Ce principe s'assortit également, en sens contraire, de l'interdiction de statuer infra petita. Cela signifie que le juge a l'obligation « d'épuiser définitivement tout pouvoir juridictionnel en statuant sur toutes les conclusions présentées devant » 896 ( * ) lui. Il ne peut s'en remettre à un expert de la mission de dire le droit à sa place. De même ne saurait-il s'abstenir des conclusions émises dans les mémoires sans encourir la censure du juge supérieur 897 ( * ) .
Il a également l'obligation de statuer sur l'ensemble des moyens de la requête. Cependant, sur ce point, son pouvoir varie en fonction du sens donné au recours. S'il le rejette au fond, il doit avoir examiné l'ensemble des moyens invoqués. S'il fait droit à la requête, il lui suffit alors de ne retenir qu'un seul des moyens pour obtenir l'annulation de la décision attaquée 898 ( * ) . C'est ce que l'on appelle « l'économie de moyens » qui laisse la doctrine insatisfaite laissant certains moyens dans l'ombre la plus totale 899 ( * ) .
Le juge ne peut bien entendu examiner que des moyens de droit et il ne peut motiver sa décision que par des considérations d'ordre juridique et non par des arguments de nature politique, d'opportunité, d'efficacité ou d'équité. Sa décision est revêtue de l'autorité de chose jugée. Ainsi donc, la contrainte pesant sur le jugement est déterminée par les textes supérieurs. Cet encadrement, ce carcan, s'impose. Il ne peut en sortir que par la possibilité énigmatique de renverser la charge de la preuve, par le droit de ne pas répondre à des demandes portant sur la tenue de mesures d'instruction (expertise, visite de lieux, production de documents 900 ( * ) ) ou par l'art de l'interprétation.
Les théoriciens du droit et du langage ont marqué un réel intérêt pour les conceptions de l'interprétation 901 ( * ) .
Hans Kelsen considère qu'elle est à la fois acte de volonté et acte de connaissance 902 ( * ) tandis que Michel Troper, partisan d'une théorie réaliste voit, dans l'interprétation, un acte créateur, un acte de pouvoir 903 ( * ) . L'interprétation administrative connaît depuis quelques années des développements certains à propos précisément des circulaires où elle parvient à se détacher de l'approche strictement contentieuse.
Détachée, par souci d'autonomie, de l'École de l'Exégèse, l'interprétation au contentieux a été fort réservée à se canaliser. Il faut dire que dans cette matière « les textes ne sont pas inexistants mais au contraire trop nombreux, sans logique, fruit d'une stratification historique que l'on ne cherche plus à rationaliser »904 ( * ). Le droit administratif est sporadique. C'est au juge, par l'interprétation, de lui donner jurisprudentiellement une part d'harmonie. Après Hauriou et Duguit la cherchant dans l'explication du lien causal ou Jèze et Carré de Malberg la trouvant dans la hiérarchie des normes, rempart de toute légalité, la définition fut donnée entre autre par le Présisent Odent, dans une optique toute procédurale 905 ( * ) , empreinte du Traité d'Edouard Laferrière 906 ( * ) . C'est la distinction entre le texte clair et le texte obscur qui forge le raisonnement juridictionnel relatif à l'interprétation. Lorsqu'il est source de clarté, son sens ne prête guère à discussion et le juge administratif ne « se livre à aucune fantaisie interprétative » 907 ( * ) . Il l'applique. En revanche, s'il est obscur, s'il prête à contestation sérieuse, alors là, l'interprète joue son rôle. Ce véritable oxy-moron qui naît de la savante ambiguïté des termes clair et obscur, joue dans grammaire, la sémantique, la syntaxe, le sens et la contradiction entre deux termes ayant même portée juridique 908 ( * ) . Cette pseudo-qualification remplit donc un rôle prolifique, dans les conditions de recevabilité du juge administratif ou d'incompétence du juge judiciaire.
Il y a une reconstitution de l'acte ou de la règle à appliquer dont seul le juge apprécie la nécessité et l'opportunité 909 ( * ) . Sur ce point, si un texte est clair, sa clarté n'exclut pas une redéfinition de son champ d'application 910 ( * ) car chaque règle est affectée d'une certaine part d'indétermination 911 ( * ) . L'interprétation juridictionnelle, c'est le choix opéré par le juge. Ce choix obéit à un peu de syllogisme de construction, un peu de volonté pour compenser l'objectivité et accéder à la garantie de l'intérêt public, un peu de « l'extra-logique » 912 ( * ) , un peu de technique juridique et de rhétorique, pour parvenir à un but, qui est peut-être la proportionnalité 913 ( * ) .
L'interprétation est, selon J.-J. Bienvenu, « une stylistique » 914 ( * ) qui, faite de raisonnement à la fois déductif et implicitement inductif, feint de donner une image uniforme. C'est le cas du contentieux de l'interprétation devant le juge administratif ou de la juridiction nationale dans l'interprétation des traités ou encore à partir de 1998, dans l'hypothèse du renvoi préjudiciel au juge communautaire. Mais comme l'a très justement montré notre auteur, la validité de la théorie suppose que soit déchiffrée l'opération d'interprétation distincte de l'opération d'application, au plan externe (les antinomies entre deux lois ou les lacunes) comme au plan interne. En d'autres termes au moment même où le juge tente de réaliser le mécanisme juridictionnel en se demandant si la situation litigieuse était prévisible, il l'applique, ou imprévisible, il l'interprète 915 ( * ) . Elle réclame de plus une sous-distinction entre le contentieux ordinaire et le contentieux de l'interprétation, c'est-à-dire celui qui s'analyse « comme le choix entre deux rapports de compatibilité également vraisemblable » 916 ( * ) . Cependant, même si elle est cohérente, l'auteur la juge inadaptée, parce que d'abord elle néglige « une interprétation secrète » qui se vérifie dans tout acte juridictionnel 917 ( * ) et ensuite elle intervient « à l'occasion de chaque litige ».
Le droit administratif, faut-il le redire, est fonctionnel, finaliste et téléologique. Il part de la connaissance pour aller via une interprétation forte vers renonciation.
II. L'OFFICE CONÇU PAR LE JUGE
Au fond, si l'on veut dépeindre à grands traits les modifications de la place du juge administratif dans la société actuelle depuis trente ans, on peut dire que d'abord, on a, sous la menace de l'encombrement, touché à sa structure avec, entre autres, l'instauration des cours administratives d'appel au nombre de huit, qu'ensuite on est passé à une redéfinition radicale de son champ de vision du droit, en poussant son investigation au-delà des actes annulés, au-delà de la condamnation, pour s'assurer, sur requête, que l'administration exécute bien la décision prise (par injonction ou astreinte) et qu'enfin on a transformé profondément les référés de manière à donner rapidement, provisoirement et par ordonnance, plus d'assurance immédiate aux justiciables. Il est vrai cependant que ces réformes s'accompagneront de la possibilité d'avoir en première instance un juge unique (loi du 8 février 1995), de la réduction des appels (décret du 24 juin 2003) 918 ( * ) et d'une sorte de revalorisation des avocats, tout se passant comme si parfois le juge préférait les rapports entre personnes initiées. Certes, comme par le passé, la juridiction contrôle mais dans une perception renouvelée car sa maîtrise est plus large et correspond davantage au souci de concilier la sécurité et la légalité juridique. Tout nous semble contenu dans ce dernier point. Le juge a une autre conception de la juridicité. L'illégalité n'est plus de façon très abstraite réprimée. On ne sanctionne plus de manière toute arbitraire le défaut de légalité par l'annulation. C'est un droit vivant construit par le juge agissant. Même s'il ne paraît pas achevé, il est fait non de revirements brutaux mais d'atténuations, d'évolutions que le juge tente de prévoir. On est à la fois proche du rôle juridictionnel et de la portée jurisprudentielle avec des jugements qui peuvent être, dans leurs dispositifs soit rétroactifs soit non rétroactifs. Toutefois c'est peut-être un leurre.
Dans un ouvrage fort connu qui recense les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, le phénomène est relaté par l'expression « le nouvel office du juge » 919 ( * ) . Cette formule dénote bien le caractère récent de la formule. Quoique.
De quand date le nouvel office en droit administratif ?
La première mention de la locution, on la trouve, dit-on, dans l'arrêt ElBahi relatif à la substitution de base légale 920 ( * ) . Un arrêté de reconduite à la frontière d'un étranger est pris de manière illégale sur la base d'un article de la loi du 2 novembre 1945 tandis qu'un autre article de la même loi rendait cette conclusion légale. Le juge procède de sa propre initiative à ce simple changement de label au vu des pièces du dossier qui lui sont soumises, après avoir informé les parties (art. R. 611-7 du CJA). Mais ce système demeure une simple faculté, le juge n'étant pas tenu d'y recourir. C'est une forme de liberté reconnue qui peut incontestablement déboucher sur l'arbitraire. Cependant comme toute illégalité ne conduit pas nécessairement à l'annulation, il s'agit d'une conception plus réaliste du droit fondée sur des considérations de bonne administration de la justice qui évite une annulation anticipée rétablie par la suite au nom d'une autre légalité provenant du même texte. L'annulation rigide purement doctrinale, teintée de pédagogie cède le pas à une autre compréhension de la règle applicable 921 ( * ) .
Toutefois, le juge administratif ne s'immisce-t-il pas dans les fonctions d'administrateur ?
C'était précisément le problème soulevé par la jurisprudence sur la substitution de motifs où l'on voit le Conseil d'État affiner son rôle de l'arrêt Canavaggia (1948) à l'arrêt Dame Perrot (1968). Inutile de rappeler que c'est un même homme rapporteur dans l'un puis commissaire du gouvernement dans l'autre (Jean Kahn) qui a le mieux perçu la faiblesse du premier. Celui-ci conduisait par le jeu des présomptions à toujours considérer la décision invalidée, comme déterminante alors qu'ensuite, le juge seul se demandait dans son for intérieur si la décision supporterait une annulation. Donc dans l'arrêt Canavaggia la décision est toujours annulée alors que dans Perrot, elle est quasi constamment validée. Autrement dit, dans l'hypothèse où la décision administrative est fondée sur plusieurs motifs et où il s'avère que l'un ou certains d'entre eux sont irréguliers, le juge, loin de rechercher si le motif était surabondant ou déterminant, va se demander si l'administration aurait pris le même acte en se fondant sur le seul (ou les seuls motifs) légaux 922 ( * ) . C'est un pur changement de perspective. Le juge se met à la place de l'administration active, se substitue en quelque sorte à elle pour dire ce qu'aurait dû être sa position. Ce rôle ne peut qu'apparaître comme « révolutionnaire » 923 ( * ) en matière de recours pour excès de pouvoir. Tout en conservant ce type de raisonnement, le Conseil d'État énonce que l'administration a le loisir, en première instance comme en appel, de faire valoir devant le juge de l'excès de pouvoir un autre motif de droit ou de fait, différent de celui indiqué 924 ( * ) . On le voit, en dehors de la cassation, on statue sur une base qui peut paraître plus stable puisqu'elle peut se voir modifier jusqu'à la décision finale. Certes, le pouvoir du juge est facultatif mais il s'étend implicitement au plein contentieux puisque le jugement ne se fonde plus « sur les pièces du dossier » mais « sur l'instruction ».
Cette méthode, pour le moins efficace, est placée sous le sceau de l'extrême réalité. Comme l'a dit Mme de Silva dans ses conclusions « II en résultera une triple économie de temps et de charge contentieuse : pour l'administration, pour le requérant et pour le juge. Il nous paraît, en définitive, raisonnable de ne pas annuler, même si le bon motif n'a pas été trouvé à temps » 925 ( * ) . Il n'en demeure pas moins que la décision peut continuer à s'élaborer devant le juge, ce qui est loin d'attester en amont du bon travail de l'administration et ne l'invite guère à la sévérité avec elle-même. Ce d'autant que dans l'échelle des charges, ce n'est pas l'administration principalement concernée mais ses services du contentieux qui rétabliront la bonne motivation. C'est une affaire de juristes entre eux. Le procès perd indéniablement de son équilibre en lésant l'administré par trop prisonnier de la vertu morale antérieure de l'annulation. Même si elle est illusoire...
La troisième illustration qui vient naturellement à l'esprit, c'est l'arrêt d'Assemblée Association AC ! rendu le 11 mai 2004 926 ( * ) . L'office du juge dépasse le cadre du procès pour aller résolument au point de l'exécution de décisions de justice. On veut limiter au maximum l'effet « déstabilisant » de celles-ci en pensant que tout doit s'harmoniser sous le couvert du principe communautaire de confiance. Ceci conduit le Conseil d'État, à titre exceptionnel, à ne pas considérer que l'annulation pour recours pour excès de pouvoir ferait que l'acte serait censé ne jamais avoir existé. Contrairement à l'affaire Rodière 927 ( * ) , l'annulation est rétroactive, le juge modèle dans le temps les effets de l'annulation ou du rejet 928 ( * ) qu'il prononce compte tenu « des graves incertitudes pesant sur la situation des cotisants ou de l'effet du droit communautaire929 ( * ) ou du droit de l'environnement ». Ainsi le juge ne perd-il pas de vue l'intérêt général qu'il porte en lui 930 ( * ) . Témoin la non-application de la jurisprudence Association AC ! lorsqu'aucune raison ne le justifie 931 ( * ) . Le cas nous interroge : l'office du juge, mais c'est uniquement la perception de ce que doit être la légalité qui change sous la pression de l'intérêt général se déplaçant, se remodelant 932 ( * ) .
La légitimité raisonnée est peut-être la seule à fragiliser l'idée que l'on peut avoir du droit. Où est le juste ? Est-ce dans une forme de rigueur toute artificielle ? Ou est-ce plus profondément, dans chaque situation, eu égard à la sinuosité d'interprétation du doute ? L'absence de certitude n'est autre chose que le doute, doute qui génère le référé suspension mais doute qui imprime aussi les prémisses des jugements au fond, jusqu'à la définitive certitude à un moment donné...
«Où manque le doute, manque aussi le savoir » 933 ( * ) . Comme le suggérait à l'évidence Madame le Professeur Jacqueline Morand-Deviller dans ses cours, ses conférences ou ses multiples et beaux écrits qui environnent toujours notre pensée. Si le doute survient, ainsi « Messieurs, Justice sera Fête attendu que...» 934 ( * ) .
* 1 Essai sur la rhétorique, le langage et le style, éd.Jordi, Domaine Romantique, 2004, p.24.
* 2 Voir de Madame Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès, le Livre de poche, 2004 où quelques expressions sont reprises à l'éminente helléniste dans ce bref récit.
* 3 Thomas de Quincey, op.cit. p.42.
* 4 NCPC, art. 12.
* 5 C. civ, art. 4 ; NCPén, art 434-7-1.
* 6 C. civ art. 5
* 7 NCPCiv, art.4.
* 8 NCPC, art 7
* 9 NCPCiv, art 12
* 10 NCPCiv, art 12
* 11 CE, Ass., 6 févier 2001, SA Entreprise Razel Frères Le Leuch, RFDA 2001, n°5, concl. Seban.
* 12 CEDH, 1er Mars 1990, JDI 1991, 773, obs. P. Tavernier.
* 13 Cass Ass. Plénière, 6 novembre 1998, Bull civ Ass Plén., n°4.
* 14 CAA Bordeaux, formation plénière, 18 novembre 2003, M. B. n° 02BX0018, AJDA 8 décembre 2003, p.2229.
* 15 NCPCiv, art. 341
* 16 CPP, art 668 et s.
* 17 NCPCiv, art 47
* 18 CPP, art.679, 681, 686
* 19 Ces thèses sont exposées plus longuement ds TROPER Michel, Le droit, la théorie du droit, l'État, Paris, PUF, 2001, p. 69s. Pour une critique : PFERSMAN Otto, Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l'interprétation, ds. RFDC n° 50, 2002, p. 279 & s. Avec une réplique de Michel Troper et PFERSMAN Otto, Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie. Réponse à Michel Troper, RFDC n° 52, 2002.
* 20 FEREJOHN John & PASQUINO Pasquale, Rule of democracy and rule of law in José María Maravall & Adam Przeworski (Eds.), Democracy and the rule of law (pp. 242-260). Cambridge, UK: Cambridge University Press, 2003.
* 21 « We are not final because we are infallible, but we are infallible only because we are final » (opinion concordante dans l'affaire Brown v. Allen, 344 U.S. 443 (1953).
* 22 C.E., 17 févr. 1950, Dame Lamotte.
* 23 Ze'ev Segal, Court recognizes gays' right to inherit partner's property, Haaretz, 15/11/2004.
* 24 Newdow v. U.S. Congress, 292 F.3d 597, C.A.9 (Cal.),2002. June 26, 2002. Cette décision a plus tard été annulée par la cour suprême des Etats-Unis pour des raisons de procédure (540 U.S. 1159, 157 L.Ed.2d 1203).
* 25 BverfG, Urt. V. 24.4.1985 - 2. BvF 2/83 u.a. dans NJW 1985, Heft 27, p. 1519.
* 26 12 mai 2000. Cf. NYT du 13/5/2000. Le président de la cour suprême a été depuis démis de ses fonctions (Le Monde 15.03.07).
* 27 À propos de la révision de la constitution par la voie de l'article 11, De Broglie déclare au cours du conseil des ministres du 19 septembre 1962 : "personne n'a parlé du pouvoir d'interprétation de la constitution par le Président de la République. C'est un pouvoir fondamental et, au moins implicitement, inclus dans la constitution. C'est justement dans les cas où les juristes sont divisés entre eux que le Président de la République doit user de ce pouvoir. Il a les moyens de le faire ne faisant appel au peuple souverain, suivant le droit qui lui en est expressément reconnu. Il constate les discussions entre juristes. Il donne son sentiment, et le peuple tranche" (PEYREFITTE Alain, C'était de Gaulle, Paris, Fayard, 1994.p.230).
* 28 ZOLLER, Elizabeth (sous la dir.), Marbury v. Madison 1803-2003, Paris, Dalloz, 2003.
* 29 United Misrahi Bank Ltd v. Migdal Village, Supreme Court (Israel). C.A. 6821/93, 49(4) P.D.221 (1995). Des extraits de cette décision exceptionnellement longue figurent dans l'ouvrage de DORSEN N., ROSENFELD M., SAJO A., BAER S., Comparative Constitutionalism. Cases and Materials, St. Paul, MN, Thomson West, 2003.
* 30 NINO Carlos, Introduzione all'analisi del diritto, Giappichelli (Analisi e diritto), Torino,1996.
* 31 V. la jurisprudence de la cour suprême de l'Inde, notamment I.C. Golak Nath & Ors. vs. The State of Punjab & Ors.: AIR 1967 S.C. 1643, (1967) 2 SCJ 486) ; Kesavananda Bharati vs. The State of Kerala ; AIR 1973 S.C. 1461, (1973) 4 SCC 225) ; Minerva Mills Ltd. v Union of India (1980) 3 SCC 625. Cf. HIDAYATULLAH, M., Constitutional Law of India, Liverpool, Lucas Publications, 1986, p. 20s ; Verma,S. K. and Kusum Kumar (eds), FIFTY YEARS OF THE SUPREME COURT OF INDIA: ITS GRASP AND REACH, New Delhi: Oxford University Press, 2003 ; en français : SAINT-HUBERT Mesmin, La cour suprême de l'Inde, gardienne de l'ordre constitutionnel démocratique, Dijon, thèse, 2006.
* 32 Décision n° 2005-512 DC, 21 avril 2005, cf. CHAMPEIL-DESPLATS Véronique, N'est pas normatif qui peut. L'exigence de normativité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ds. Cahiers du Conseil constitutionnel n°21, 2006.
* 33 V. supra note 10.
* 34 TROPER Michel, Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnel, ds. ZOLLER, E. (sous la dir.), Marbury v. Madison 1803-2003, Paris, Dalloz, 2003, pp. 215s.
* 35 V. supra note 12.
* 36 Les idées de l'auteur faisant l'objet de cette analyse critique sont celles qu'il a exprimées dans l'article intitulé « Une théorie réaliste de l'interprétation » publié dans le livre lui-même intitulé « Dossier Théories réalistes du droit », dans lequel Olivier Jouanjan a réuni des textes notamment de Eric Millard, Hans Kelsen, Herbert L. A. Hart et Michel Troper, Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, Nouvelle série n° 4, 2000, Presses universitaires de Strasbourg, pp. 50-68. Ce même texte forme également le chapitre V du livre de M. Troper, « La théorie du droit, le droit, l'Etat », Coll. Léviathan, PUF, 2001, pp. 69-84. Toutes les citations de l'auteur sont tirées de ce texte, sauf indication contraire.
* 37 V. « Théorie des contraintes juridiques », sous la direction de M. Troper, V. Champeil-Desplats, Ch. Grzegorczyk, Coll. `La pensée juridique', Bruylant, LGDJ, 2005. p. 2
* 38 O. Pfersmann, Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l'interprétation, Revue française de droit constitutionnel 2002, pp. 279-334, et publié déjà in P. Comanducci, R. Guastini (eds.), Analisi e diritto 2001. Ricerche di giurisprudenza analitica Torino, Giappichelli, 2002, pp. 231-284, republié in Revue française de droit constitutionnel 2002, pp.789-836.
* 39 Réplique à Otto Pfersmann, Revue française de droit constitutionnel, 2002, pp. 335-354.
* 40 Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie. En réponse à Michel Troper, Revue française de droit constitutionnel 2002, pp.758-787.
* 41 Sur cette argumentation, V. D. de Béchillon, « L'ordre de la hiérarchie des normes et la théorie réaliste de l'interprétation, réflexions critiques. In Revue de la recherche juridique 1994 n° 1, p. 247.
* 42 V. article précité , in M. Troper, Théorie du droit, le droit, l'Etat, p. 82.
* 43 Bull., IV, n° 150, p. 105, JCP 1992, II, 21339, note David, DF 1992, 30, 1547, note Tixier et Lamulle, RJF 5/92, n° 758.
* 44 Intervention ou plutôt exclamation lors du colloque sur « Les lois fiscales rétroactives face au principe de sécurité juridique », organisé au Sénat le 10 novembre 1995 et publié dans DF nov. 1996 (n° spécial) (V. p. 21).
* 45 Article 10-II de la loi de finances pour 1990.
* 46 Pour un exemple récent : CE 29 déc. 2004, M. Almayrac et autres, Rec., 465, AJDA 2005, p. 427, chron. Landais et Lénica, Dr. adm. 2005, n° 42, RFDA 2005, p. 586, concl. Sthal.
* 47 Par exemple, dans son article 1er, l'ordonnance du 17 juin 2004 qualifie de contrats administratifs les contrats de partenariat qu'elle institue.
* 48 La distinction entre qualification et définition est claire dans son principe. Une chose est d'énoncer les éléments constitutifs d'une catégorie, autre chose d'affirmer l'appartenance de tel objet à cette catégorie. Mais il se rencontre des cas limites. Par exemple, certaines dispositions, renonçant à déterminer la substance d'une notion, se bornent à énumérer les objets qu'elle comprend; ainsi, cas topique, l'article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle qui dresse une liste de biens devant être considérés comme « oeuvres de l'esprit », susceptibles d'être protégées par le droit d'auteur. On peut voir dans cette sorte de prescription une qualification des objets en cause ou un type de définition par énumération ou « en extension ». M. Van HOECKE, Définitions légales et interprétation de la loi, Droit et société, 1988, n° 8, p. 95.
* 49 V. notamment, G. CORNU, Les définitions dans la loi, in Mélanges dédiés à Jean Vincent, Paris, Dalloz 1981, p. 77 ; G. CORNU, Les définitions dans la loi et les textes réglementaires, in RRJ 2005, n° spéc., p. 2173 ; M. Van HOECKE, Définitions légales et interprétation de la loi, préc. ; D. TRUCHET, Les définitions législatives, in La confection de la loi, PUF, 2005, p. 193.
* 50 De l'interprétation des lois par le législateur, RDP 1908, p. 456, spéc., p. 476.
* 51 La non-rétroactivité des lois et l'interprétation des lois, RDP 1910, p. 764, spéc., p. 772
* 52 V. notemment les études précitées de J. BARTHELEMYet L. DUGUIT ainsi que les références données par P. ROUBIER, Le droit transitoire (conflits des lois dans le temps), Dalloz et Sirey 1960, pp. 252-253.
* 53 Cf. E. FATôME et J. MOREAU, note sous CE, 4 juil. 1986, Berger, D., 1986, p. 1990 ; E. FATôME, A propos de la distinction entre les établissements publics à caractère administratif et les établissements publics à caractère industriel et commercial, in Mélanges René Chapus, Montchrestien 1992, p. 171.
* 54 Compte rendu sténotypique in Travaux de la commission de réforme du Code civil, 1948-1949, Sirey 1950, p. 277 et s.
* 55 Travaux de la commission de réforme du Code civil, 1948-1949, op. cit., p. 296.
* 56 CE, sect. 18 déc. 2002, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 15ème éd. 2005, n° 118.
* 57 Travaux de la commission de réforme du code civil, 1948-1949, op. cit., p. 297.
* 58 Op. cit., p. 252.
* 59 Sur ces questions v. l'ensemble du numéro 18 de la revue Droits consacré à la qualification et, tout spécialement, l'ouverture de O. CAYLA, ainsi que la thèse celui-ci, La notion de signification en droit. Contribution à une théorie du droit naturel de la communication, Paris II, 1992.
* 60 G. CORNU a justement insisté sur la normativité des définitions légales : « Toute définition légale a, par origine, une valeur positive. En elle-même, la définition légale est une règle de droit ; elle constitue une norme juridique, un énoncé de droit positif ». in Les définitions dans la loi, art. préc., n° 21. Cela est d'ailleurs tout aussi vrai des définitions jurisprudentielles.
* 61 Par exemple, on oppose classiquement les lois interprétatives « par nature » à celles qui le sont par la volonté du législateur.
* 62 V. esquissant cette perspective à propos de la qualification législative des établissements publics, E. FATôME, La détermination du caractère des établissements publics, AJDA 2001, p. 222, spéc. p. 225.
* 63 La dénégation jurisprudentielle de la qualité d'ouvrage public aux pistes de ski (CE, sect., 12 déc. 1986, Rebora, Rec. p. 281 ; AJDA, 1987, p. 354, concl. BONICHOT ; CJEG 1987, p. 601, concl., note RICHER ; D 1987, somm., p. 343 ; Petites affiches 6 mars 1987, p. 4, note Moderne ; Rev. adm. 1987, p. 35, note TERNEYRE) en donne un exemple topique, qui ne peut s'expliquer que par la volonté de ne pas appliquer aux accidents de ski le régime de la responsabilité pour dommages de travaux publics.
* 64 Le mot est de Ph. JESTAZ, La qualification en droit civil , Droits, n° 18, 1993, p. 45
* 65 Pour en être tout à fait sûr, il faudrait se livrer à une étude un peu systématique de l'élaboration des qualifications légales ; cela n'est possible que pour celles qui résultent de la loi, les seules pour lesquelles on dispose de travaux préparatoires.
* 66 Relative aux définitions légales, l'assertion de G. CORNU (op.cit., n°20) selon laquelle « le législateur... n'est pas nécessairement en communication - ni en souci de coordination - avec l'ensemble de l'univers juridique » est aussi pertinente (peut-être même plus encore) pour les qualifications légales.
* 67 Pour exemple, ROUBIER, op. cit., pp. 252-253
* 68 Dans ce sens, p. ex., semble-t-il., CE, ass., 7 juil. 1989, Soc. Cofiroute, RJF 10/89, n° 1170, DF 1990, 11, 553, concl. P. MARTIN (l'arrêt relève qu'il ressort des travaux préparatoires qu'en usant du terme interprétatif le législateur a entendu conférer aux dispositions en cause un effet rétroactif).
* 69 V. T. BONNEAU, La Cour de cassation et l'application de la loi dans le temps, PUF 1990, qui note (p. 265) : « Qu'est ce qui permet... d'affirmer que le législateur n'a voulu qu'une rétroactivité simple alors qu'il a qualifié la loi d'interprétative ? ».
* 70 V. toutefois suscitant un doute à cet égard, CC décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001 et l'étude de E. FATôME, La détermination du caractère des établissements publics, préc. note 20.
* 71 CE, sect. 9 juil. 1997, Agence nationale pour la participation des employeurs à l'effort de construction, AJDA 1997, p. 701, concl. ARRIGHI de CASANOVA (bien que la loi ait qualifié cette agence d'établissement public industriel et commercial, l'arrêt reconnaît un caractère administratif au service public qu'elle gère).
* 72 Traité des contrats administratifs, LGDJ 1983, n° 91 et 99.
* 73 Abrogée par l'article 7 de l'ordonnance du 21 avril 2006 édictant la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, cette disposition est aujourd'hui reprise en substance par l'article L. 3331-1 dudit code.
* 74 V. A. de LAUBADERE, P. DELVOLVE, F. MODERNE, Traité des contrats administratifs, LGDJ 1983, n° 211.
* 75 V. Traité des contrats administratifs, LGDJ 1983, op. cit., loc. cit. et la jurisprudence citée.
* 76 Par exemple, L. RICHER, Droit des contrats administratifs, LGDJ, 5ème éd. 2006, n° 145 et la jurisprudence citée.
* 77 Par exemple, R. CHAPUS, Droit administratif général, tome 2, Montchrestien, 15ème éd. 2001, n° 485 et s.
* 78 Pour un exposé complet de la question, v. E. FATôME, A propos de la distinction entre les établissements publics à caractère administratif et les établissements publics à caractère industriel et commercial, op. cit., p. 185 et s.
* 79 V. notamment, CC, déc. n° 876150 L du 17 mars 1987, Rec., p.32 ; déc. n° 89-162 L du 5 déc. 1989, Rec., p.100.
* 80 V. E. FATÔME, op. cit., p. 186.
* 81 CE, 4 juil. 1986, Berger, D. 1988, p. 1990, note J. MOREAU et E. FATôME ; CE , 6 févr. 1987, Maurice, JCP 1988.II.20971, note C. GUETTIER; TC, 26 oct. 1987, Centre français du commerce extérieur, JCP 1988.II.21042, note J. DUFAU; TC 23 oct. 1989, M. Marescaux, Dr. adm. 1990, n° 5 ; TC, 19 févr. 1990, Espie, AJDA 1990, p. 468, concl. B. STIRN.
* 82 Op.cit., p. 188.
* 83 Sur cette question, on se permettra de renvoyer le lecteur, pour de plus amples développements, à J. PETIT, Les conflits de lois dans le temps en droit public interne, LGDJ 2002, n° 651 et s.
* 84 V. notamment la décision n° 91-98 DC du 24 juil. 1991, Rec., p. 82.
* 85 TA Strasbourg, 9 avr. 1997, Caisse régionale de Crédit agricole Mutuel d'Alsace, DF 1997, 50, 1303, concl. J. MIET ; CAA Bordeaux, 22 févr. 1994, Banque populaire Centre-Atlantique, RJF 4/94, n° 398 ; CAA Lyon, 17 mai 1995, Caisse régionale de crédit agricole de Savoie, DF 1995, 28, 1501.
* 86 Par exemple, à propos de la compatibilité d'une loi interprétative avec l'article 6 ConvEDH, Cass., Ass. Plén., 23 janv. 2004, Bull. 2004, III, n° 2, p. 2.
* 87 FRYDMAN B., Le sens des lois, Bruylant Bruxelles et LGDJ Paris, 2005, n° 1, p. 15.
* 88 C. C. n° 2004-492, 2 mars 2004, JCP 2004, II, 10048.
* 89 FRYDMAN B., op. cit. supra note n°1, p. 662.
* 90 VANDERLINDEN J., Le juriste et la coutume : un couple impossible ? (bis) ou A propos de Méthode d'interprétation et sources, contrepoint au départ d'une image française de la loi et du juge, in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 55.
* 91 Crim. 17 juin 2003, Bull. n° 122 ; D. 2004, p. 92, note DANIEL et somm., p. 312, obs. GOZZI ; JCP 2003, II, 10146, note ROULOT ; Dr. pén. 2003, comm. n° 96, obs. VERON ; AJ Pénal 2003, p. 25.
* 92 GENY F., Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Paris, 1899, p. 87.
* 93 JESTAZ PH., François GENY : une image française de la loi et du juge, in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 37.
* 94 SERVERIN E., L'actualité de François Gény du point de vue de la méthode, in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 363.
* 95 GENY F., Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Paris, 1899, t. 1, p. 72.
* 96 GENY F., op ; cit. supra note n° 6, t. 2, p. 212.
* 97 JEANDIDIER W, J.-Cl. Pénal, art 111-2 à 111-5, fasc. 20, Interprétation de la loi pénale, n° 1.
* 98 CARDOZO B., Juge à la Cour suprême des Etats-Unis, cité par FRYDMAN, B., motto et p. 671.
* 99 CICERON, Traité des lois, Paris, 1968, p. 45.
* 100 BECCARIA : « Seules les lois peuvent déterminer les peines et les délits et que ce pouvoir ne peut résider que dans la personne du législateur qui représente toute la société unie par le contrat social ».
* 101 Article 5 DDHC 1789 : « Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu'elle n'ordonne pas ».
* 102 Article 8 DDHC 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires et nul ne peut être puni qu`en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée ».
* 103 C.C. 10-11 octobre 1984, R.S.C. 1985, p. 609.
* 104105 C.C. 18 janvier 1985, D. 1986, p. 426.
* 106107 Article 111-3 C.P. : « Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi, ou pour une contravention dont les éléments ne sont pas définis par le règlement. Nul ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi, si l'infraction est un crime ou un délit, ou par le règlement, si l'infraction est une contravention ».
* 108 C ;E.D.H. 24 AVRIL 1990, Kruslin et Huvig c/ France, D. 1990, p. 353, note PRADEL J.
* 109 CARBONNIER J., Essai sur les lois, p. 334.
* 110 SAVERIO NISIO S., Jean Carbonnier - Regards sur le droit et le non-droit, Dalloz, L'esprit du droit, 2005, p. 152.
* 111 Idem.
* 112 LAFAY F., La modulation du droit par le juge. Etude de droit privé et de sciences criminelles, P.U.A.M. 2006, p. 556.
* 113 MAZEAUD P., La loi ne doit pas être un rite incantatoire, JCP 2005, actu., 70.
* 114 C. Const. 2004-492 DC du 2 mars 2004, JO 10 mars 2004, p. 4637.
* 115 LAZERGES C., De la fonction déclarative de la loi pénale, RSC 2004.
* 116 MATHIEU B., Le Conseil constitutionnel censure les lois trop « verbeuse : à propos de Cons Const. 21 avril 2005 sur la loi « avenir de l'école », JCP 2005, actu., 250.
* 117 DEBOVE F., L'overdose législative, Dr. pén. 2004, études n° 28.
* 118 ATIAS C., Une autre culture constitutionnelle : le respect de la loi, D. 2006, tribune, p. 1321.
* 119 ZARKA J.-C., A propos de l'inflation législative, D. 2005, point de vue, p. 660.
* 120 MBONGO P., De « l'inflation législative » comme discours doctrinal, D. 2005, point de vue, p. 1300.
* 121 DREAN-RIVETTE I., L'article 132-24, alinéa 2 : une perte d'intelligibilité de la loi pénale ?, AJ Pénal 2006, p. 117.
* 122 MONTESQUIEU, De l'esprit des lois, Garnier Frères, Paris, 1961, p. 171.
* 123 BAUDOT O., Harangue à tous les magistrats qui débutent 1947, in L'éthique du juge, PEZARD A., Petites Affiches 1995, n° 113, 20 septembre 1995.
* 124 JUST G., Interpréter les théories de l'interprétation, L'Harmattan, 2005, p. 12
* 125 GENY F. : Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Paris, 1899.
* 126 FRYDMAN B., Le projet scientifique de François Gény , in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique , Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 213
* 127 DE PALMARI A., La norme juridique et la libre recherche scientifique : une analyse critique de l'oeuvre de François Gény , in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 233.
* 128 Idem.
* 129 THOMASSET C. et LAPERRIERE R., François Gény, la libre recherche scientifique et la nature des choses », in « François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 271.
* 130 RANOUIL V. L'autonomie de la volonté, naissance et évolution d'un concept, Paris, P.U.F., 1980.
* 131 CARBONNIER J., Essai sur les lois, Defrénois, Paris, 1995, p. 278.
* 132 CARBONNIER J., Sociologie juridique, PUF, 2004, p. 319.
* 133 Crim. 27 nov. 2002, D. 2003, p. 2406, note SEGONDS M. ; JCP 2003, II, 10093, note JEANDIDIER W.
* 134 DE LAMY B., J-Cl. Pénal des affaires, Notions fondamentales, fasc. 3, n° 8.
* 135 RAYNAUS Ph., La loi et la jurisprudence, des Lumières à la Révolution française, Archives de la philosophie du droit, 1985, T. 30.
* 136 FRYDMAN, B., op. cit. supra note n° 1, n° 136.
* 137 BECCARIA, Des délits et des peines, §4.
* 138 Raisonnement tiré de l'excellent schéma de B. FRYDMAN, op. cit. supra note n°1, n° 134.
* 139 DELISLE, Traité de l'interprétation juridique, Paris, Delamotte, 1849, T. II, p. 334 et 556.
* 140 Idem, p. 577.
* 141 Crim. 8 mars 1930, D. 1930, 1, p. 101, note VOIRIN.
* 142 MERLE R. et VITU A., Traité de droit criminel, T 1, Cujas 1997, n° 169.
* 143 DEBOVE F, op. cit. supra note n° 28.
* 144 Crim. 24 novembre 1983, D. 1984, 1, jp., p. 465.
* 145 VASSEUR M., D. 1981, I.R., p. 353.
* 146 GAVALDA Ch. et STOUFFLET J., Chronique de droit bancaire, J.C.P. 1984, 14152, n° 149.
* 147 CABRILLAC M. et TEYSSIE B., R.T.D.com. 1981, p. 334.
* 148 BOUZAT P., R.S.C. 1982, p. 619.
* 149 Crim. 24 novembre 1983, J.C.P. 1985, II, 20450, note CROZE H.
* 150 C.A. Lyon 20 avril 1982, R.S.C. 1984, p. 515, obs. BOUZAT P.
* 151 CAZALS J., note sous T. corr. Troyes 27 avril 1976, D. 1977, p. 122.
* 152 BOUZAT P., R.S.C. 1977, p. 341.
* 153 CORLAY P., Réflexions sur les récentes controverses relatives au domaine et à la définition du vol, J.C.P. 1984, I, 3160.
* 154 LARGUIER J., L'abus de distributeur de billets par le titulaire d'un compte insuffisamment approvisionné ne peut-il pas être pénalement incriminé?, J.C.P. 1982, I, 3061.
* 155 SOUSI-ROUBI B., note sous Cour d'appel de Lyon 20 avril 1982, D. 1982, jur., p. 538.
* 156 Crim. 21 avril 1964, Bull. n° 121.
* 157 Idem, n° 170.
* 158 Crim. 26 avril 1988, Bull. n° 178, D. 1990, note FENEAUX, R.S.C. 1989, p. 111, obs. LEVASSEUR G.
* 159 C.A. Poitiers, 20 nov. 1901, l'affaire de « la séquestrée de Poitiers, D. 1902, 2, p. 81.
* 160 Crim. 18 novembre 1837, Bull. n° 405.
* 161 Crim. 27 janvier 1898, DP 1899, 1, p. 327.
* 162 Crim. 23 mai 1908, DP 1909, 1, p. 166.
* 163 GARRAUD R. : Droit pénal spécial, T. 6, p. 106.
* 164 GARCON E. : Code pénal annoté, art. 379, n° 9.
* 165 CORLAY P. : Réflexions sur les récentes controverses relatives au domaine et à la définition du vol, JCP 1984, I, 3160.
* 166 Crim. 15 juin 1939, Bull. n° 128 ; Crim. 5 mars 1941, Gaz. Pal. 1941, 1, p. 285 ; Crim. 17 janvier 1946, Bull. n° 22 ; Crim. 21 avril 1964, Bull. n° 120 ; Crim. 28 mai 1975, Bull. n° 138 ; Crim. 8 janvier 1979, Bull. n° 13 ; Crim. 17 décembre 1980, Bull. n° 351 ; Crim. 11 juin 1990, Bull. n° 238 ; Crim. 8 février 1993, Bull. n° 65.
* 167 Crim. 30 novembre 1977, Bull. n° 381.
* 168 CA Grenoble 15 février 1995, Gaz. Pal. 1996, jur., p. 171, note LATRY-BONNART C.
* 169 Crim. 15 juin 1939, Bull. n° 128 ; Crim. 5 mars 1941, Gaz. Pal. 1941, 1, p. 285 ; Crim. 17 janvier 1946, Bull. n° 22, Crim. 10 février 1977 , Bull. n° 57 ; Crim. 8 janvier 1979, D. 1979, p. 509, note CORLAY ; Crim. 17 décembre 1980, Bull. n° 351 ; Crim. 11 juin 1990, Bull. n° 238 ; Crim. 8 février 1993, Bull. n° 65, RSC 1994, p. 112, obs. BOUZAT.
* 170 HELIE F., Leçons sur les Codes pénal et d'Instruction criminelle, préface dans Boitard, p. XIII.
* 171 DI MARINO G., Le recours aux objectifs de la loi pénale dans son application, RSC 1991, p. 505.
* 172 JEANDIDIER W., op. cit. supra, note n°, n° 26.
* 173 LAFAY F., La modulation du droit par le juge. Etude de droit privé et de sciences criminelles, T. II, P.U.A.M., 2006, p. 492.
* 174 JESTAZ Ph., La jurisprudence, réflexions sur un malentendu, D. 1987, chron., p. 11
* 175 LAFAY F., La modulation du droit par le juge. Etudes de droit privé et sciences criminelles, PUAM, 2006, n° 700.
* 176 HERZOG-EVANS M., Bug juridique et crédits de réduction de peine, AJ Pénal 2006, p. 207.
* 177 STASIAK F., De l'art d'interpréter la loi : l'article 721 alinéa 1er du Code de procédure pénale, AJ Pénal 2006, p. 210.
* 178 C. cas. avis 3 avril 2006, n° 006 00039, non-publié.
* 179 MOULY J., Du prétendu homicide de l'enfant à naître, RSC 2005, p. 47.
* 180 GARCON E. Théorie du Code pénal, T. 3, éd. Cosse et Marchal, 1861-1863, n° 1213.
* 181 Crim. 30 juin 1999, Bull. n° 174 .
* 182 Ass. Plén. 29 juin 2001, Bull. crim. n° 165.
* 183 CEDH 8 juillet 2004, Vo c/ la France, D. 2004, p. 2456, note PRADEL J. ; JCP 2004, II, 10158, note LEVINET M. ; D. 2004, p. 2801, note SERVERIN E. ; RSC 2005, p. 135, obs. MASSIAS F.
* 184 Crim. 25 juin 2002, Bull. n° 144.
* 185 MOULY J. Du prétendu homicide de l'enfant à naître, RSC 2005, p. 47.
* 186 Rapport de la Cour de cassation 2001, Documentation française, 2002, p. 510.
* 187 Crim. 30 juin 1999, Bull. n° 174.
* 188 Ass. Plén. 29 juin 2001, Bull. n° 165.
* 189 Crim. 25 juin 2002, Bull. n° 144.
* 190 Crim. 4 mai 2004, Bull. n° 108 .
* 191 PRADEL J. La mort du foetus, le délit d'homicide involontaire et les hésitations de la Cour de cassation, sous Crim. 4 mai 2004, D. 2005, p. 3097.
* 192 Crim. 2 décembre 2003, Bull. n° 230.
* 193 Rapport de la Cour de cassation 2001, Documentation française, 2002, p. 510.
* 194 L'amendement proposé par M. Garraud, lors de la discussion de la loi sur les nouvelles formes de la criminalité du 9 mars 2004, a été voté en deuxième lecture à l'Assemblée Nationale. Il créait un article 223-11 contenant l'incrimination du délit d'interruption involontaire de grossesse et reprenant la structure légale de l'incrimination d'homicide involontaire : « Toute personne qui a créé par maladresse, inattention, inobservation des obligations prévues par la loi ou le règlement et dans les conditions de l'article 121-3 CP l'interruption involontaire de grossesse, sera puni d'un an d'emprisonnement. Si l'interruption de la grossesse est due à la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité, il encourt deux ans d'emprisonnement ». Des associations soutenues par des mouvements radicaux ont déclenché une campagne médiatique contre cette nouvelle incrimination en soutenant qu'elle était destinée à reconnaître une personnalité juridique au foetus et à interdire l'interruption volontaire de grossesse. Devant la mobilisation massive de certains mouvements et les menaces d'attaquer la constitutionnalité du texte avancé en « cavalier », le Garde des Sceaux s'est engagé à supprimer cet amendement devant le Sénat. La mesure a été retirée, mais les parlementaires, ainsi que le Gouvernement ont précisé leur souhait de créer une incrimination à l'occasion d'une loi spécifique. Aucune proposition d'incrimination de l'interruption involontaire de grossesse n'a vu le jour depuis.
* 195 ROUJOU DE BOUBEE G., Grandeur et décadence de l'interprétation stricte (très brèves observations à propos de l'homicide par imprudence du foetus, in Ruptures, mouvements et continuité du droit, Autour de Michelle Gobert, Economica 2004, p 195.
* 196 MASCALA C., Le dérapage en droit pénal des affaires, D. 2004, p. 3050.
* 197 CA Rouen 22 septembre 1999, JCP 2000, IV, 2736.
* 198 Crim. 10 janvier 2006, Bull. n° 11 ; D. 2006,chron., p. 1068, note PROTHAIS et p. 1096 ; D. 2006, pan. dr. pén., p. 1649, obs. MIRABAIL ; Dr. pén. 2006, comm. n° 30, obs. VERON ; RSC 2006, p. 319, obs. MAYAUD.
* 199 CA Colmar 4 janvier 2005, D. 2005, p. 1069, note A. PAULIN, L'amour se donne et se reprend, pas le sida ... malheureusement !
* 200 Crim. 2 juillet 1998, Bull. n° 211.
* 201 Crim. 18 juin 2003, Bull. n° 127 ; D. 2004, p. 1620, note REBUT et somm., p. 2751, obs. MIRABAIL ; D. 2005, p. 195, note PROTHAIS ; JCP 2003, II, 10121, note RASSAT ; Dr. pén. 2003, comm. n° 97, obs. VERON ; RSC 2003, p. 781, obs. MAYAUD.
* 202 DANET J., La prescription de l'action publique : quels fondements et quelle réforme ?, AJ Pénal 2006, p. 285.
* 203 Crim. 12 novembre 1858, Bull. n° 267.
* 204 Crim. 26 mars 1957, Bull. n° 283.
* 205 Crim. 31 mai 1951, JCP 1951, II, 6417, note COLOMBINI.
* 206 Crim. 7 juillet 2005, Bull. n° 206 ; D. 2005, p. 2998, note DONNIER ; JCP 2005, II, note LEBLOIS-HAPPE ; Dr. pén. 2005, comm. n° 132, obs. ROBERT ; AJ Pénal 2005, p. 370, note LEBLOIS-HAPPE ; RSC 2006, p. 82, note AMBROISE-CASTEROT : dans le cadre de l'incrimination de tromperie.
* 207 Crim.4 janvier 1935, Gaz. Pal. 1935, I, p. 353.
* 208 Crim. 16 mars 1970, D. 1971, p. 497, note J-M R.
* 209 LECUYER G., La clandestinité de l'infraction comme justification du retard de la prescription de l'action publique, Dr. pén. 2005, études n° 14.
* 210 Crim. 11 février 1981, Bull. n° 53.
* 211 Crim. 27 novembre 1958, Bull. n° 698.
* 212 Crim. 28 janvier 1959, Bull. n° 71.
* 213 Crim. 26 février 1990, Dr. pén. 1990, comm. n° 191, obs. VERON.
* 214 CA Versailles 24 novembre 2004, RSC 2005, obs. OTTENHOF ; AJ Pénal 2005, p. 115, obs. REMILLIEUX.
* 215 Crim. 29 octobre 1984, Bull. n° 323.
* 216 Crim. 7 mai 2002, Dr. pén. 2002, comm. n° 104 (1er arrêt), obs. VERON.
* 217 Crim. 23 mai 2002, Dr. pén. 2002, comm. n° 104 (2ème arrêt), obs. VERON.
* 218 Crim. 1er décembre 1955, Bull. n0 534, D. 1956, p. 451, note LARGUIER.
* 219 Crim. 27 juin 2001, Bull. n° 164, Dr. pén. 2001, comm. n° 129, obs. ROBERT ; RSC 2002, p. 339, obs. RENUCCI.
* 220 Crim. 7 mai 2002, Bull. n° 107 ; Dr. Pén. 2002, com. n° 104 (1er arrêt), obs. VERON.
* 221 Crim. 23 mai 2002, Dr. pén. 2002, comm. n° 104 (2e arrêt), obs. VERON.
* 222 MASCALA C., Le dérapage en droit pénal des affaires, D. 2004, p. 3050.
* 223 Crim. 30 avril 2003, Dr. pén. 2003, com. n° 119, obs. VERON.
* 224 C.A Poitiers 20 nov. 1901, D. 1902, II, p. 81.
* 225 Crim. 28 janvier 2004, D. 2005, p. 1290, note REBUT.
* 226 Crim. 7 septembre 2005, Dr. pén. 2005, comm. n° 175, obs. ROBERT ; RSC 2006, p. 331, obs. REBUT.
* 227 ROBERT, idem.
* 228 JAMIN CH., François Gény, d'un siècle à l'autre, in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique , Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 3.
* 229 TANCELIN M., Pour en finir avec le mythe de la modernité de Gény, in François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, op.cit., p. 373.
* 230 SAVATIER R., Cours de droit civil, 2e éd., LGDJ, 1947, p. 11.
* 231 RIPERT G. et BOULANGER J., Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, 1950, p. 48.
* 232 MAZEAUD L. et MAZEAUD J. et CHABAS F., Leçons de droit civil, Montchrestien, 1983, p. 102
* 233 CORNU G., Droit civil, Montchrestien, 1990, p. 140.
* 234 GHESTIN J. et GOUBEAUX G., Traité de droit civil. Introduction générale, LGDJ, 1994, p. 389.
* 235 ROLLAND L., Les abstractions logiques et les pratiques juridiques comme sources de droit », in « François Gény, mythe et réalités ; 1899-1999 centenaire de « Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Essai critique, Les Editions Yvon Blais Inc., Dalloz, Bruylant Bruxelles, 2000, p. 161.
* 236 LAFAY F., La modulation du droit par le juge. Etude de droit privé et de sciences criminelles, P.U.A.M. 2006, p. 514.
* 237 Crim. 5 septembre 1990, Bull. n° 313, D. 1991, p. 13, note ANGEVIN, JCP 1991, II, 21269, note RASSAT, Gaz. Pal. 1991, 1, p. 58, note DOUCET, RSC 1991, p. 348, obs. LEVASSEUR.
* 238 RASSAT : « Droit pénal spécial », Précis Dalloz, 2006, n° 517.
* 239 Crim. 11 juin 1992, Bull. n° 232, D. 1993, p. 117, note RASSAT, JCP 1993, II, 22043, note GARE, RSC 1993, p. 330 et 780, obs. LEVASSEUR.
* 240 Crim. 21 octobre 1998, Bull. n° 274, D. 1999, jp., p. 75, note MAYAUD, JCP 1998, II, 10215, note MAYER.
* 241 Crim. 3 mars 2001, Juris Data n° 011717.
* 242 Ass. Plén. 8 juillet 2005, Bull. n° 1 ; D. 2005, IR, p. 2242 ; D. 2006, panorama de droit pénal, p. 1654, obs. MIRABAIL.
* 243 C.C. n° 99-419 du 9 novembre 1999, relative au PACS, D. 2000, somm., p. 424, obs. S. GARNERI.
* 244 MAYER D., La pudeur du droit face à l'inceste, D. 1988, chron. p. 33.
* 245 ROMAN D., Le corps a-t-il des droits que le droit ne connaît pas ? La liberté sexuelle et ses juges : étude de droit français et comparé, D. 2005, chron., p. 1508.
* 246 PORCHY M.-P., Les silences de la loi - un juge face à l'inceste, Hachette, 2003.
* 247 Proposition de loi n° 1896 déposée par M. Ch. ESTROSI le 4 novembre 2004 à l'Assemblée Nationale.
* 248 Rapport parlementaire remis au Garde des Sceaux par M. le député ESTROSI le 27 juillet 2005.
* 249 Voir supra le viol.
* 250 Crim. 4 février 2004, Dr. pén. 2004, comm. n° 105, obs. VERON : l'autorité ne découle pas du seul constat d'un lien de parenté entre le prévenu et sa victime (ici, grand-oncle). Les juges doivent la rechercher dans les éléments de fait qui établissent un exercice réel d'une autorité à l'égard de la victime.
* 251 Crim. 7 décembre 2005, Bull. n° 326 ; D. 2006, IR, p. 175 et panorama de droit pénal, p. 1655, obs. GARE ; AJ Pénal 2006, p. 81, obs. SAAS ; Dr. pén. 2006, comm. n° 31, obs. VERON ; RSC 2006, p. 319, obs. MAYAUD.
* 252 CEDH 7 octobre 1988, Salabiaku c/ France, RSC 1989, p. 167, obs. PETTITI et TEITGEN.
* 253 Crim. 29 mars 2006, AJ Pénal 2006, p. 310, obs. ROUSSEL.
* 254 Crim. 27 novembre 1996, Bull. n° 431.
* 255 LIBCHABER R., Une doctrine de la Cour de cassation, RTDCiv. 2000, p. 197.
* 256 Ass. Plén. 29 novembre 1985, Bull. Civ. 1985, n° 10.
* 257 Crim. 15 mai 1990, BACHA, JCP 1991, I, 21541.
* 258 FRYDMAN B., Le sens des lois, p. 205.
* 259 DEMOLOMBE, Cours de Code civil, Paris, Durand, 1865, p. V.
* 260 JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, Paris, Sirey, 1929, p. VII.
* 261 CARBONNIER J., Flexible droit. Textes pour une sociologie du droit sans rigueur , L.G.D.J., Paris 2001, p. 21.
* 262 CARBONNIER J., Essai sur les lois, p. 328.
* 263 Loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001, JO 26 juin 2001, p. 10119.
* 264 GARRON F., l'interprétation des normes supra-législatives en matière pénale, RSC 2004, p. 773.
* 265 IDOT L., RSC 2005, p. 148.
* 266 Ass. Plén. 10 octobre 2001, La Cour de cassation et le statut pénal du Président de la République (à propos de l'arrêt de l'Assemblée Plénière du 10 oct. 2001), DELALOY G., Dr. pén. 2002, étude n° 1.
* 267 Le principe s'applique aux lois de fond visant les incriminations et les peines, à l'exception de mesures de sûreté reposant sur la dangerosité de l'individu et nullement sur sa culpabilité : C.C. 8 déc. 2005, 2006, jur., p. 966, note ROUVILLOIS F.
* 268 Crim. 30 janvier 2002, Bull. n° 16 ; Dr. Pén. 2002, comm. n° 43, obs. VERON ; RSC 2002, p. 581.
* 269 Soc. 7 janvier 2003, D. 2004, jp., p. 1761 : « la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable prévu par l'article 6 CEDH, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence immuable, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit ».
* 270 Communiqué, D. 2004, rapp., p. 3148.
* 271 HEUZE V. A propos du rapport sur les revirements de jurisprudence. Une réaction entre indignation et incrédulité, JCP 2005, I, 130.
* 272 Idem.
* 273 Ch. RADE, De la rétroactivité des revirements de jurisprudence, D. 2005, chron., p. 988.
* 274 Idem.
* 275 CE, 11 mai 2004, AJDA 2004, p. 1183, chron. C. Landais et F. Lenica.
* 276 2e Civ. 8 juillet 2004, D. 2004, jp., p. 2956.
* 277 MORVAN P., Le revirement de jurisprudence pour l'avenir : humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon, D. 2005, chron., p. 247.
* 278 CEDH 22 nov. 1995, C.R. contre RU, série A, n° 335 BC. Le revirement aboutissant à ériger un acte en infraction ne rméconnaît pas l'article 7 CEDH dès lors que l'incrimination nouvelle « constitue une étape raisonnablement prévisible » de l'évolution de la loi, car les juges ne font que « parachever une tendance perceptible dans l'évolution de la jurisprudence ».
* 279 CEDH Grande Chambre 22 mars 2001, Streletz, Kessler et Krenz c/ Allemagne : une condamnation est justifiée si les agissements constituaient « une infraction définie avec suffisamment d'accessibilité et de prévisibilité par les règles du droit international relatives à la protection des droits de l'homme ».
* 280 DROSS W., « la jurisprudence est-elle seulement rétroactive ? (à propos de l'application dans le temps des revirements de jurisprudence), D. 2006, chron., p. 472.
* 281 MORVAN P., Le revirement de jurisprudence pour l'avenir, humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon, D. 2005, chron., p.247.
* 282 DROSS W., op. cit. supra note n°.
* 283 DI MARINO G., op. cit. supra note n°.
* 284 BONNEAU Th., Variations sur la jurisprudence « Source du droit triomphante mais menacée », in « Ruptures, mouvements et continuité du droit, Autour de Michelle Gobert , Economica 2004, p. 127.
* 285 Crim. 25 juin 1958, D. 1958, p. 693.
* 286 MAYAUD Y., Ratio legis et incrimination, RSC 1983, p. 597.
* 287 Le traducteur traître
* 288 F. RIGAUX, La loi des juges, éd. O. Jacob, 1997, p. 233.
* 289 Y.AGUILA, Cinq questions sur l'interprétation constitutionnelle, RFDC, 21, 1995, p.13.
* 290 H. KELSEN, Théorie pure du droit, 2° éd., trad. C. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. 454.
* 291 D'autant que la compétence consultative de la Cour est quasi-inexistante (art. 47).
* 292 M.MELCHIOR, Notions "vagues" ou "indéterminées" et "lacunes" dans la Convention européenne des droits de l'homme, in Mélanges G.Wiarda, Carl Heymanns Verlag, 1988, p.411.
* 293 Opinion dissidente jointe à l'arrêt Golder c/Royaume-Uni, 21 février 1975, A. 18, p.52.
* 294 Affaire Golder, Rapport de la Commission, 1 juin 1973, série B, vol. 16, p.40.
* 295 Nous empruntons ces deux expressions à F.Matscher, Quarante ans d'activités de la Cour européenne des droits de l'homme, RCADI, 1997, t.270, p. 338.
* 296 P.ROLLAND, Le contrôle de l'opportunité par la Cour européenne des droits de l'homme, in D.ROUSSEAU et F.SUDRE (dir), Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l'homme, STH, 1990, p.70.
* 297 Sur l'interprétation de la CEDH, voir notamment : F.MATSCHER, Idéalisme et réalisme dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme in Mélanges R. Ryssdal, 2000, p. 881 ; F. Ost, Originalité des méthodes d'interprétation de la Cour edh, in M. DELMAS-MARTY, Raisonner la raison d'État, puf, 1989, p. 405 ; P. ROLLAND, Le contrôle de l'opportunité par la Cour edh, in D. ROUSSEAU et F. SUDRE (dir.), Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l'homme, sth, 1990, p. 47 et L'interprétation de la Convention, in Le juge administratif français et la cedh, RUDH, 1991, p. 280 ; F. SUDRE, À propos du dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits de l'homme, JCP G, 2001, I, 335 ; F. SUDRE (dir.), L'interprétation de la cedh, Bruylant, « Droit et justice », no 21, 1998; P. WACHSMANN, Les méthodes d'interprétation des conventions internationales relatives à la protection des droits de l'homme, in sfdi, La protection des droits de l'homme et l'évolution du droit international, Pedone, 1998, 157.
* 298 P. WACHSMANN, op cit, p.171.
* 299 Voir, F. MATSCHER, Les contraintes de l'interprétation juridictionnelle, in F. SUDRE (dir.), L'interprétation de la cedh, préc., p.20.
* 300 Loizidou c/Turquie, 23 mars 1995, § 93, in F. SUDRE, J-P. MARGUENAUD, J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, A. GOUTTENOIRE, M. LEVINET, Les Grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, PUF, « Thémis », 4° éd., 2007, cité GACEDH, n°1.
* 301 F. MATSCHER, préc.
* 302 La Convention de Vienne fait référence à la fois à l'interprétation textuelle, l'interprétation systématique et l'interprétation téléologique mais place au premier rang l'interprétation textuelle (en ce sens, P-M.DUPUY, Droit international public, Dalloz, 7°éd., 2004, n°308).
* 303 L'interprétation finaliste de l'article 6 § 1 conduit la Cour dans l'affaire Golder à consacrer le droit d'accès à un tribunal (infra).
* 304 F. OST, op cit, p. 424.
* 305 M. TROPER, Le problème de l'interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle, in Recueil d'études en hommage à Charles Eisemann, éd. Cujas, 1975, p. 147.
* 306 Sur cette notion, voir C.PICHERAL, L'ordre public européen. Droit communautaire et droit européen des droits de l'homme, La Documentation française, coll. « Monde européen et international », 2001 ; F. SUDRE, L'ordre public européen, in M.-J. REDOR (dir.), L'ordre public : Ordre public ou ordres publics. Ordre public et droits fondamentaux, Bruylant, coll. « Droit et justice », no 29, 2001, p. 109.
* 307 Open Door et Dublin Well Woman, 29 octobre 1992, § 72, GACEDH n°70.
* 308 On se reportera à la thèse de Fl. JACQUEMOT, Le standard européen de société démocratique, Faculté de droit de Montpellier, collection thèses, tome 4, 2006.
* 309 Voir, P.WACHSMANN, La prééminence du droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, in Mélanges J.Schwob, Bruylant, 1997, p.241 ; L. MILANO, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2006..
* 310 Selon l'expression de Y. AGUILLA, op cit, p. 44.
* 311 JCP G, 2002, I, 157, no 7, chron. F. Sudre.
* 312 Voir aussi, C. Goodwin c/Royaume-Uni, 11 juill. 2002, Gr. Ch. § 74-75, GACEDH, no 43).
* 313 Sur cette question, voir F. SUDRE, À propos du dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits de l'homme, JCP G, 2001, I, 335.
* 314 Sur cette question, voir notre ouvrage, Droit européen et international des droits de l'homme, PUF, coll. « Droit fondamental », 2006, 8° éd., n°265.
* 315 Il en va ainsi de l'article 8, à propos duquel la Cour affirme qu'à l'obligation de ne pas porter atteinte au droit garanti « peuvent s'ajouter des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale » (Marckx, 13 juin 1979, § 31, GACEDH n°49.
* 316 Dans cet arrêt, la Cour juge qu'un droit à une prestation d'assurance maladie est un droit « civil » au sens de l'article 6 § 1.
* 317 J-P. COSTA, La Cour européenne des droits de l'homme : un juge qui gouverne ? , in Etudes en l'honneur de Gérard Timsit, Bruylant, 2004, 67.
* 318 P. Wachsmann, La volonté de l'interprète, op cit, p.37.
* 319 Sporrong et Lönnroth, 23 septembre 1982, GACEDH, n°58.
* 320 Ainsi, les droits sociaux : Gaygusuz, 16 septembre 1996, D. 1998, 438, note J-P. Marguénaud et J. Mouly.
* 321 « Les Hautes Parties contractantes s'engagent à organiser ... des élections libres » (MATHIEU-MOHIN et CLERFAYT, 2 mars 1987, GACEDH 3°éd, n°62).
* 322 En dernier lieu, le droit de ne pas être tenu en esclavage ou servitude (Siliadin, 26 juillet 2005, JCP G 2005, II, 10142, note F. SUDRE; GACEDH n°16.
* 323 Voir, F. SUDRE (dir.), Le droit au respect de la vie privée au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, Bruylant-Némésis, « Droit et justice », n°63, 2005..
* 324 Belilos, 29 avril 1988, A. 132, note G. COHEN-JONATHAN, RGDIP 1989, 273
* 325 Loizidou, 23 mars 1995, préc.
* 326 Open Door, 29 octobre 1992, GACEDH n°70.
* 327 Matthews, 18 février 1999, GACEDH 3°éd, n°68.
* 328 Mamatkulov et Askarov, 4 février 2005, Gr. Ch., RGDIP 2005, 421, obs. G. COHEN-JONATHAN; RTDH 2005-64, 799, obs. P. FRUMER.
* 329 M. TROPER, Justice constitutionnelle et démocratie, RFDC 1990, p. 45 et ss.
* 330 Sunday Times c/Royaume-Uni, 26 avril 1979, § 61, GACEDH, n°57.
* 331 Voir, F. SUDRE, La recherche de principes de procédure communs aux Etats membres de l'Union européenne. Rapport introductif, in Cour de cassation, Les principes communs d'une justice des Etats de l'Union européenne, Actes du colloque des 4-5 décembre 2000, La Documentation française, 2001, p.27.
* 332 Par exemple, dans l'affaire Draon (Draon c/France, 6 oct. 2005). Selon les requérants l'insuffisance du système de compensation des charges particulières découlant du handicap de leur enfant portait atteinte à leur droit au respect de la vie familiale. La Cour se retranche commodément derrière le principe de subsidiarité, mobilisé pour la circonstance, pour considérer que le législateur dispose d'une importante latitude que une question de politique générale telle que l'organisation du régime de compensation et qu'il n'a pas, en l'espèce, outrepassé la marge d'appréciation importante dont il dispose (§ 115).
* 333 MATHIEU-MOHIN et CLERFAYT, 2 mars 1987, GACEDH 3°éd, n°62.
* 334 Dr. fam., 2005, comm.. 234, note A. GOUTTENOIRE et M. LAMARCHE ; JCP G, 2006, I, 109, n°11, obs. F. SUDRE.
* 335 La Cour constate qu'un grand nombre d'Etats parties (c'est le cas de la France, art. 164 1° C. civ.) ont une législation similaire (§ 36).
* 336 G. CANIVET, in G. COHEN-JONATHAN et L. PETITIi (dir.), La réforme de la Cour européenne des droits de l'homme, Bruylant-Némésis, coll. « Droit et justice », 2003, n°48, p.75.
* 337 Philippe GERARD, François OST, Michel van de KERCHOVE (dir.), Fonction de juger et pouvoir judiciaire, Public. des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1983.
* 338 Editions Michel Houdiard, coll. Les sens du droit, 2006.
* 339 La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme, in Les usages sociaux du droit, Publications du CURAPP, PUF, 1989 ; Écrire, se taire... Réflexion sur la doctrine française in Le droit antisémite de Vichy, Le Genre Humain, n° 30-31, Le Seuil, 1996.
* 340 CE, 12 juin 2006, Gisti et autres.
* 341 La demande portait, plus exactement, sur « la question de savoir si, en vertu si, en vertu de l'ensemble des règles de droit relatives à l'entrée et au séjour en France des personnes de nationalité étrangère non ressortissantes de l'Union européenne, résidant en France mais dépourvues de titre de séjour, disposent du droit de voir régulariser leur séjour du seul fait qu'elles se trouvent dans l'une ou l'autre des situations suivantes : - être parent d'un enfant né en France après le 1er janvier 1994 ; - s'être vu refuser le statut de réfugié [par l'OFPRA] ; - être conjoint ou enfant d'un étranger résidant en France ; - avoir un proche parent (autre que le conjoint ou les parents) résidant en France ; - résider sur le territoire français depuis plusieurs années ; - être entré sous le couvert d'un visa de court séjour aujourd'hui expiré ». Aucune de ces hypothèses, bien entendu, n'implique de droit au séjour
* 342 CE, Avis, 15 avril 1996, Mme Doukouré, RFDA 1996, p. 808, concl. Ph. MARIN.
* 343 CE, Ass. 30 nov. 2001, M. de la Défense et M. de l'Économie, des finances et de l'industrie c/ Diop. Rec. CE ; AJDA 2001, p.1039.
* 344 CE, 18 juillet 2006, Gisti
* 345 La Halde, elle, a bien constaté la persistance, dans le nouveau dispositif, de discriminations fondées sur l'origine ou la nationalité (Délib. n° 2007-44 du 5 mars 2007), mais ses avis n'ont pas de portée contraignante.
* 346 L. AYNES, L'obligation de loyauté, Arch. Philos. Droit, t. 44, 2000, p.195.
* 347 Bull. civ., I, n° 241 ; D. 2005, 2470, note M.A. BOURSIER, D 2006. Pan. 548, obs. P. JULIEN et FRICERO, RTDciv 2006, 151, obs. R. Perrot, Dr et procédures 2006, 35, note N. FRICERO.
* 348 M.E. BOURSIER, Le principe de loyauté en droit processuel, Nouvelle bibliothèque de thèses, Dalloz, 2003.
* 349 Peut-être est-ce précisément l'une des vertus de la procédure de référé que de rompre cette distance par l'introduction de l'oralité.
* 350 V. F. SAINT-BONNET, L'Etat d'exception, PUF, coll. "Léviathan", 2001.
* 351 Sur les effets dérogatoires de l'évidence quels que soient les domaines dans lesquels elle intervient, V. J.-P. BOURGOIS, L'erreur manifeste d'appréciation. La décision administrative, le juge et la force de l'évidence, Paris, L'espace juridique, 1988 ; J.-F. CESARO, Le doute en droit privé, Paris, Ed. Panthéon-Assas-LGDJ, 2003 ; B. PETIT, L'évidence, RTDC 1986, p. 85 ; F. SAINT-BONNET, L'Etat d'exception, op. cit.
* 352 G. CORNU, Vocabulaire juridique, PUF : "Qualité dont est paré le fait ou le raisonnement qui, portant en lui révélation de son existence ou de son bien-fondé, vaut preuve de lui-même et dispense d'autre preuve ou d'autre démonstration" ; Le Robert : "Caractère de ce qui s'impose à l'esprit avec une telle force qu'il n'est besoin d'aucune autre preuve pour en connaître la vérité, la réalité".
* 353 Sur ce point, J.-F. CESARO, Le doute en droit privé, op. cit., p. 395.
* 354 Sur ce point, T.-X. GIRARDOT, Le retour de la loi écran devant le juge des référés, AJDA 2006, p.1878.
* 355 F. SAINT-BONNET, Droit de résistance et Etat d'exception, in O. CAMY et D. GROS (dir.), Le droit de résistance à l'oppression, le droit contre le droit (actes du colloque de Dijon des 12 et 13 décembre 2002) , Paris, Seuil, coll. "Le genre humain", 2005, p. 225.
* 356 C'est ce qu'expriment les propos de Martignac, cités par F. SAINT-BONNET (L'Etat d'exception, op. cit., p. 377) : "Les nécessités réelles se sentent et ne se controversent pas".
* 357 J.-F. CESARO, Le doute en droit privé, op. cit., p. 402 s.
* 358 CE, 12 juill. 2006, req. n° 276058.
* 359 J.-F. CESARO, Le doute en droit privé, op. cit., p. 402 s.
* 360 CE, 25 août 2005, Cne de Massat, Rec. p. 386 et p. 1034. Avec les jugements de série (facilités par le décret n° 2005-911 du 25 juillet 2005), la reconnaissance du "déjà jugé" constitue même un mode de jugement. Les vertus de tels jugements pour les parties ne sont pas nécessairement apaisantes, en ce qu'ils peuvent laisser le sentiment que leur cas particulier n'a pas été apprécié.
* 361 L. TOUVET et J.-H. STAHL, Etendue du contrôle de cassation exercé par le Conseil d'Etat sur les arrêts rendus par les cours administratives d'appel, AJDA 1995, p. 109. V. également, J. NORMAND, Le contrôle de l'illicéité manifeste du trouble par la Cour de cassation, RTDC 1997, p. 216.
* 362 Telle est la règle. Elle souffre toutefois de certaines exceptions. Ainsi, le juge du référé-liberté n'a pas hésité à se reconnaître compétent pour "préciser, à titre provisoire, le sens et la porté" des dispositions d'un règlement communautaire (CE, 18 oct. 2006, Me Djabrailova, AJDA 2006, p. 2352, note M. GAUTIER).
* 363 Ainsi que l'écrivait le commissaire du gouvernement J. BAUDOIN à propos de l'erreur manifeste d'appréciation, "l'évidence ne se prouve pas, elle se constate. L'illégalité doit ainsi, si l'on ose dire, être prise sur le fait", concl. sur, CE, 6 nov. 1970, Sieur Guyé, RDP 1971, p. 524.
* 364 Sur ce point, V. les développements de F. SAINT-BONNET sur "le discours de l'évidence", L'Etat d'exception, op. cit., p. 354 s.
* 365 Ainsi, à propos des conclusions de G. BRAIBANT sur l'affaire Maspéro, R. DRAGO relève : "le fait que le commissaire du gouvernement ait consacré de longs passages de ses conclusions pour démontrer l'erreur manifeste qu'aurait commise le ministre de l'Intérieur est la preuve qu'elle n'était pas manifeste...", note sur CE, ass., 2 nov. 1973, Sté Librairie François Maspéro, JCP 1974, II, 17642. Dans un autre domaine, à propos des ordonnances "d'exception" prises sous la Restauration, F. Saint-Bonnet souligne le caractère singulièrement démonstratif et étayé du discours tenu par le garde des Sceaux pour justifier l'atteinte à la légalité ordinaire. Les opposants à Charles X seront, eux, beaucoup plus lapidaires pour en appeler à "l'évidente nécessité" de la résistance, car, comme l'écrit F. SAINT-BONNET, "l'évidence n'a pas à être prouvée et ne peut l'être, la déclarer suffit : elle doit apparaître en quelques formules fortes qui mettent en lumière l'égarement du pouvoir", L'Etat d'exception, op. cit., p. 327.
* 366 Ainsi que l'écrit S. RIALS, "le manifeste, autre nom de l'évident, semble postuler, lorsqu'il qualifie une notion, son accessibilité, sinon à quiconque, du moins à cet individu doté de capacités normales qui constitue le type unique", Le juge administratif français et la technique du standard, Paris, LGDJ, 1980, p. 310.
* 367 De l'envisager seulement, car il est nécessaire également que l'illégalité soit de nature à compromettre gravement un intérêt public : CE, sect., 10 nov. 1944, Langneur, D. 1945, p. 88, concl. CHENOT; CE, sect., 4 janv. 1964, Charlet et Limonier, RDP 1964, p. 453, note M. Waline.
* 368 CE, ass., 29 mars 1968, Sté du lotissement de la place de Pampelonne, Rec. p. 211, concl. VUGHT.
* 369 Par exemple, CE, 20 juin 2003, Stilinovic, req. n° 248242.
* 370 V. par exemple, à propos des services pénitentiaires : CE, 9 avr. 1948, Veuve Ciais, Rec. p. 156 ; 30 janv. 1948, Veuves Bernard et Cros, Rec. p. 47 ; 10 nov. 1950, Veuve Desjardins, Rec. p. 549.
371 Sur la certitude apportée par l'évidence et son rôle de preuve, V. B. PETIT, L'évidence, RTDC 1986, p. 497 s.
* 372 Sur la certitude apportée par l'évidence et son rôle de preuve, V. B. PETIT, ibid.
* 373 CE, sect., 10 nov. 1944, Langneur, op. cit. ; 4 janv. 1964, Charlet et Limonier, op. cit.
* 374 Par exemple, le juge des référés ne doit pas faire oeuvre de jurisprudence ; sur ce point, V. T.-X. GIRARDOT, Le retour de la loi écran devant le juge des référés, AJDA 2006, p. 1879.
* 375 Même si parfois le juge du référé-liberté est à ce point convaincu de l'illégalité relevée qu'il se prononce comme s'il statuait au fond. Sur ce point, V. les propos de P. CASSIA, Les référés administratifs d'urgence, Paris, LGDJ, coll. "Systèmes", 2003, p. 121 s. Inversement, il arrive au juge du référé-liberté de soutenir que non seulement la décision n'est pas manifestement illégale, mais qu'au contraire elle est parfaitement légale (par exemple, CE, 26 mai 2006, M. Conroy, req. n° 293605).
* 376 On mettra de côté la solution retenue au sujet du juge du référé-suspension qui pose des questions différentes, le juge du référé-suspension n'étant pas nécessairement gagné par la certitude (possibilité pour ce juge de statuer ensuite au fond : CE, sect., 12 mai 2004, Commune de Rogerville, RFDA 2004, p. 723, concl. GLASER).
* 377 CE, sect., 12 mai 2004, Hakkar, RFDA 2004, p. 713, concl. DE SILVA.
* 378 V. sur ce point, les propos de Ch. PERELMAN sur l'interprétation des textes comme excluant le déraisonnable, Le raisonnable et le déraisonnable en droit, Arch. de Philos. du droit, 1978, t. 23, p. 35.
* 379 O. CAYLA, la qualification ou la vérité du droit, Droits, 18, 1993, p.3
* 380 D. De BECHILLON, Qu'est-ce que la règle de droit, O. Jacob, 1996, 302 p
* 381 C. LABRUSSE-RIOU, Ecrits de bioéthique, PUF, 2007 (textes réunis par M. Fabre-Magnan).
* 382 P. RICOEUR, le juste I, Paris, seuil, 1995 ; le juste II, Paris seuil 2005
* 383 C. LABRUSSE-RIOU, La maîtrise du vivant, matière à procès, id écrit de bioéthique, op;cit, p. 126
* 384 R. DWORKIN dénomme ce juge « Hercule » dans la mesure ou son autorité n'est pas seulement juridique mais également morale, R. DWORKIN, l'empire du droit, PUF 1994 ; P. BOURETZ, la force du droit, Seuil ; J.ALLARD, DWORKIN et KENT, réflexions sur le jugement, Collection de philosophie politique et juridique.
* 385 C. ATIAS, redire l'inédit, D. 1992, p. 281
* 386 Selon R. DWORKIN, la tâche du juge, extrêmement délicate dans nos sociétés complexes et pluralistes et de rechercher « la bonne réponse » en droit. Pour cela, le juge doit distinguer les questions de principe qui sont d'ordre juridique, des questions politiques qui sont du domaine du législateur.
* 387 CE, 26 octobre 2001, D. 2001, I.R. 3253 ; AJDA 2002, 259, note DEGUERGUE, JCP 2002, II, 10025, note J. MOREAU
* 388 ML PAVIA et Th. REVET (éd.), la dignité de la personne humaine, Paris Economica 1999 ; Ph. PEDROT (éd.) éthique, droit et dignité de la personne, Economica 1999 ; B. EDELMAN, la dignité, un concept nouveau, D. 1997, chron. 185
* 389 Cour de cassation, Ass. Plen., 17 novembre 2000, JCP 2000, II, 10438. F. TERRE, Le prix de la vie, JPC 2000, actu. p. 2267 ; G. MEMENTEAU, L'action de vie dédommageable, JCP 2000, I, 279. F. CHABAS, note, JCP 2000, II, 10438. C. LABRUSSE-RIOU et B. MATHIEU, La vie humaine peut-être un préjudice ? : D. 2000, n° 44, point de vue, III. C. RADE, Etre ou ne pas naître ? Telle n'est pas question ! (premières réflexions sur l'arrêt Perruche) : Resp. civ. et ass. Janvier 2001, p. 5. G. VINEY, Brèves remarques à propos d'un arrêt qui affecte l'image de la justice dans l'opinion, JCP 2001, I, 286. P.-Y. GAUTIER, Les distances du juge, à propos d'un débat éthique sur la responsabilité civile, JCP 2001, I, 287. M. GOBERT, La Cour de cassation mériterait-elle le pilori ?, A propos de l'arrêt de l'Assemblée plénière du 17 novembre 2000, PA. 8 décembre 2000, p. 4.
* 390 Cass. Ass. Plenière, 17 novembre 2000
* 391 S. HENNETTE-VAUCHEZ, Disposer de soi, l'Harmattan, 2003, D ; ROMAN, A corps défendant », la protection de l'individu contre lui-même, D. 2007, p. 1284
* 392 C. LABRUSSSE-RIOU, in B. EDELMAN et M. A. HERMITTE (dir.), L'Homme, la nature et le droit, Bourgeois, 1988, p. 340
* 393 Pretty contre R.U, 29 avril 2002, AJDA 2003 n° 280 ; JCP 2003, II 10062, note C. GIRAULT
* 394 Ch. Taylor, le malaise de la modernité, Cerf, humanités, 1994
* 395 Selon Alain FINKELKRAUT, le dialogue judiciaire est fondateur de notre modernité car ce que dit le plaignant, c'est son refus de subir la part de fatalité que comporte l'existence, in La tribunalisation du monde, Cahiers de la justice, ENM, Dalloz, 2006, p. 5
* 396 F. OST, M. Van de KERCHOVE, Entre la lettre et l'esprit. Les directives d'interprétation du droit, Bruylant, 1998, voir aussi des mêmes auteurs, Le droit ou les paradoxes du jeu, PUF, 1992.
* 397 G. TEUBNER, Droit et réflexivité, Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, 1991.
* 398 J. HABERMAS, Droit et démocratie, Gallimard, 1997.
* 399 A. GARAPON, Le droit mis à l'épreuve, Esprit, septembre 2007, p. 216.
* 400 Les membres du Conseil constitutionnel qui, avant leur prise de fonction, ont exercé durablement un mandat parlementaire et à ce titre avaient la possibilité de s'abstenir lors d'un vote, sont ainsi invités à changer leurs habitudes lorsqu'ils exercent leurs nouvelles missions.
* 401 CE 17 novembre 1922, Légillon, Rec. p. 849.
* 402 On songe en particulier à la description faite de l'apport du président Bouffandeau à l'évolution de la jurisprudence, comme membre puis comme président de la Section du contentieux, par Raymond Odent, à l'époque doyen des Commissaires du Gouvernement, dans l'introduction de l'article intitulé «De la décision TROMPIER-GRAVIER à la décision GARYSAS-Réflexions sur une évolution de jurisprudence ». EDCE.1953.P.43 et 44.
* 403 Mélanges René CHAPUS, Remarques sur l'élaboration des décisions du Conseil d'Etat statuant au contentieux, p.333.
* 404 RFDA 2005, p. 942.
* 405 cf Pascale GONOD, La réforme de la justice administrative, 1888-1940, p.267, Regards sur l'histoire de la justice administrative.
* 406 Initialement, la sous-section en formation de jugement devait comporter cinq membres.
Depuis l'intervention d'un décret du 15 mai 1990, ce nombre est limité à trois.
* 407408 Cf D. LABETOULLE, La procédure devant le Conseil d'Etat: à propos des décrets du 29 août 1984, RFDA 1985 p.70.
* 409 C'est le président R. Odent, alors président de la Section du contentieux, qui fut l'inspirateur de ce texte. Il a su trouver une réponse appropriée à une situation de fait caractérisée par un nombre élevé de cas où la répartition des compétences au sein de la juridiction administrative présente des difficultés (cf. EDCE, n0 20, p.181) et qui fut critiquée à juste titre par la doctrine (cf. Note Montagne sous CE, Sect. 20 déc.1968, Rev. Adm. 1969, p. 325).
* 410 Sur la notion de séries, cf. nos observations in La France et la Cour européenne des Droits de l'Homme. La jurisprudence en 2004 » - (direction Paul TAVERNIER, p. 57.
* 411 Le troisième alinéa de l'article R. 122-14 dispose ainsi que «le vice-président du Conseil d'Etat, le président et les présidents-adjoints de la section du contentieux peuvent présider chacune des sous-sections». A ma connaissance, ce texte n'a reçu application qu'une seule fois (CF, 5 mai 1982, Bidalou, p. 662, D. 1984.103, note F. HAMON).
* 412 Le respect de l'impartialité et les effets prévisibles d'un déport doivent conduire un commissaire du Gouvernement à inscrire à un rôle de sous-section réunies des affaires se répartissant entre au moins deux rapporteurs, afin d'ouvrir Si besoin est, une possibilité de départage grâce à l'un ou l'autre rapporteur.
* 413 On songe à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme relative à l'exigence d'impartialité des juridictions telle qu'elle peut être appréhendée par un justiciable et dont il a été fait application au Conseil d'Etat du Luxembourg (CEDH-28 sept.1995-Procola) comme au Conseil d'Etat des Pays-Bas (CEDH-6 mars 2003-Kleyn).
* 414 C'est pour ce motif qu'ont été soumises à la Section du contentieux et non à l'assemblée, d'une part les requêtes dirigées contre l'ordonnance relative au contrat de travail «nouvelles embauches» (CE-Sect. 19 octobre 2005-Confédération générale du travail-p. 430) et d'autre part, des affaires mettant en cause la conventionnalité de l'article 68 de la loi de finances rectificative pour 2002 qui a procédé à une décristallisation partielle des pensions des étrangers (CE-Sect.Avis- 10 juillet 2006, KA; Sect. 18 juillet 2006, Gisti, RFDA.2006 p.1201, concl. VALLEE).
* 415 cf. pour un exemple récent, CE-13 juillet 2006-France Nature Environnement-AJDA-2006- p.2119, concl. GUYOMAR : annulation partielle par les sous-sections réunies d'une ordonnance prise sur le fondement de l'article 38 de la Constitution, après délibération de l'assemblée générale.
* 416 cf. « Pouvoirs »-n° 96-p. 83.
* 417 Le fait pour le rapporteur de devoir ainsi exprimer deux opinions successives de sens oppose' ne doit pas conduire a faire un rapprochement avec le personnage de Busuris dans «La guerre de Troie n'aura pas lieu» de J. Giraudoux ou celui de Maître Barbemolle dans «Un client sérieux» de G. Gourteline. L'expérience montre en effet que dans certains cas une question juridique n'appelle pas de réponse univoque, surtout au niveau d'une juridiction suprême comme le Conseil d'Etat.
* 418 Pour ces raisons, j'espère que le décret du 1er août 2006 qui prévoit la possibilité pour le commissaire du Gouvernement au Conseil d'Etat d'assister au délibéré hors le cas où sa présence a été récusée par l'une des parties, trouvera grâce aux yeux de la Cour européenne des droits de l'Homme et que les justiciables ne feront qu'un usage très parcimonieux de la faculté de récusation qui leur est ouverte.
* 419 CE, 23 mai 1873 Colson, p. 447; 9 décembre 1970, Dame Jame, p 739.
* 420 CE, 12 juillet 2002, M. et Mme Leniau, R. p.278; RFDA. 2003.307 concl. PIVETEAU; AJDA.2003, p.2243, Comm. GHERARDI).
* 421 Dans une affaire pendante devant la Cour européenne est posée la question de savoir Si la note produite postérieurement â la délibération doit être dans tous les cas être portée à la connaissance des membres de la formation de jugement, au cours d'une nouvelle délibération.
* 422 D. LABETOULLE, Une histoire de troïka, Mélanges Dubouis, Dalloz -2002, p. 83.
* 423 La formule est reprise de l'enseignement d'un Conseiller d'Etat, qui occupait des fonctions de président de sous-section lorsque j'étais moi-même auditeur. Elle signifie que le juge ne peut s'abstraire des réalités concrètes.
* 424 Cf. G. VEDEL, La place de la Déclaration de 1789 dans le « bloc de constitutionnalité, in La Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen et la jurisprudence, PUF 1989, p. 236.
* 425 L.G.D.J. 10° édition, p.383.
* 426 Civ I 21 mai 1986 Bull. n°131.
* 427 Par exemple, Soc. 9 novembre 2005, Bull. V n°312. et Rap.annuel Cass 2005 p 244; elle peut aussi casser sans renvoi en déboutant le demandeur au pourvoi de sa demande, Soc 3 mai 2006 Bull V n° 16O.
* 428 Bull n° 175
* 429 Civ I 1° juin 1999, Bull n° 178
* 430 Soc 14 décembre 2005, Bull n° 364
* 431 Civ I .7 novembre 2000, Bull n° 274
* 432 Par exemple Civ I 18 juillet 2000, Bull n° 221 et Rap annuel 2000 p.386.
* 433 Soc 15 février 2006 Bull V n° 74 ;
* 434 JCP 1954-II- 8334, point XVII.
* 435 Bull V n° 60 et p.250 du rapport- et du 6 juillet 2005 - Bull.V.n° 237 et p 253 du rapport.
* 436 Bull.V.n° 10.
* 437 Flexible Droit ,10° éd.p .136.
* 438 PUF, 2003 p. 583
* 439 Grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, Frédéric SUDRE, Jean-Pierre MARGUENAUD, Joël ANDRIANTSIMBAZOVINA , Adeline GOUTTENOIRE et Michel LEVINET , Thémis , 2° édition , p 18.
* 440 Bull V n° 81.Rapp.annuel 2002 p 109.
* 441 Soc 29 juin 2005 Bull.V.n° 219. Rapp. annuel 2005 p 247.
* 442 Bull.V. n°87 JCP S 2006 .1278;
* 443 Bull V n° 346 p 310 et Rapp. 2004 p,210 et 213 ;
* 444 Req n° 278999. RJEP juillet 2006 p.307.
* 445 Req.n°274923 et 274967
* 446 M. LASCOMBE, Le constat: pourquoi de colloque et pourquoi ce colloque aujourd'hui ? In « Finances publiques et responsabilité: l'autre réforme ». RFFP, n° 92, 2005, p. 147.
* 447 cf., G. ORSONI, Science et législation financières. Budgets publics et lois de finances. Coll. Corpus, Economica 2005, p. 391, note 1.
* 448 Sauf, au cas de refus de sa part, d'obtempérer à une réquisition de l'ordonnateur, celle-ci ne pouvant au demeurant intervenir en toutes hypothèses.
* 449 Ce qui n'exclut pas, au cas du recours du comptable contre cet arrêté, l'intervention du juge, en l'occurrence le Conseil d'Etat, juge financier (cf. S. DAMAREY, Le juge administratif, juge financier, Dalloz, 2001).
* 450 « L'objet même du jugement, c'est le compte: compte sur chiffre et compte sur pièces (pièces justificatives). S'ils sont bien tenus, ils doivent donner l'image complète de l'activité appréhendée par le juge des comptes. Celui-ci ne tranche pas un litige, mais s'assure de l'accomplissement parfait d'une obligation répétitive. Ensuite, parce que les textes que nous avons cités édictent une série d'obligations essentiellement formelles, matérialisées par des documents. En ce qui concerne la dépense, ce ne sont ni la légalité intrinsèque, ni encore moins le bien fondé de celle-ci qui est apprécié par le juge, mais le respect des conditions formelles de sa prise en charge. En ce qui concerne la recette, ce sont essentiellement les formalités de poursuite du recouvrement de celles qui restent à rentrer qui seront appréciées...En ce qui concerne plus largement la conservation des droits patrimoniaux de l'entité publique, c'est encore la présence des documents en attestant qui sera recherchée », J. Ph. VACHIA, Le contrôle juridictionnel, fonctionnement et perspective, in G. ORSONI et A. PICHON, Les Chambres régionales et territoriales des comptes, XX° anniversaire, coll. Décentralisation et développement local, LGDJ, 2004, p. 73.
* 451 CE, 12 juillet 1907, rec., p. 656.
* 452 cf., notamment: CE, 20 novembre 1981, Ministre du budget c/ MM. Rispail, Morel, Maréchal, rev. Adm. 1982, n° 208, note FABRE, CE, Ass., 29 juin 1989, Vèques et autres, RFDA 1990, p. 100, concl. FRYDMAN, note FABRE.
* 453 CE, S., 28 février 1997, Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget c/ M. Blémont, AJDA, 1997, p. 468, concl. LAMY; rev. Trésor, 1997, p. 738, note M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE. Dans le même sens, cf., CE, 20 mars 2002, Thooris, rev. Trésor, 2003, p. 532.
* 454 Ce qui semblerait s'effectuer in concreto. Jean-Philippe VACHIA n'hésitant pas à écrire (Refonder les principes de responsabilité des comptables publics; quelques pistes, RFFP, n° 92, 2005, p. 172) que « le juge des comptes examine toujours la manière dont le comptable s'est acquitté de sa tâche ».
* 455 F.J. FABRE et A. FROMENT-MEURICE, GAJF, 4° éd. Sirey, 1996.
* 456 J. MAGNET, Que juge le juge des comptes? RFFP, n° 28, 1989, p. 115.
* 457 Id., p. 117.
* 458 Id., p. 119.
* 459 Cf., infra.
* 460 Cf., notamment G. MONTAGNIER, Le juge financier, juge des comptes et des comptables, RFFP, n° 41, 1993, p. 46 et s. et M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE dans leur note précitée sous l'arrêt M. Blémont.
* 461 De façon plus aléatoire, on pouvait remarquer (cf., J. MAGNET, art. cit.) que si le législateur a expressément prévu le jugement des comptes, il n'a jamais édicté l'interdiction de juger les comptables.
* 462 Peuvent aussi renvoyer à une faute du comptable, l'article 60-I de la loi de 1963 faisant état de la « mauvaise foi » de celui-ci ou l'article 60-III de la même loi les rendant responsables du non signalement à leur hiérarchie d'une gestion de fait (ce qui paraît bien constituer une faute). On ajoutera enfin que hors débet, la condamnation du comptable à une amende par la Cour sanctionne bien un comportement répréhensible de non remise de pièces ou de défaut de réponse (CJF, art. L. 131-6 et s.).
* 463 Dispositions reprises dans l'article 146 de la loi de finances rectificative pour 2006 (n° 2006-1771 du 30 décembre 2006).
* 464 CE, 27 octobre 2000, Mme Desvigne, RFDA 2001, concl. SEBAN, p. 760.
* 465 Dans le même sens, cf., Cour des comptes, 4° Ch., 24 juin 2004, Commune de Tende, req. n° 39760. La responsabilité d'un comptable peut-être engagée au titre du non recouvrement d'une recette seulement si à raison de l'insuffisance des diligences mises en oeuvre pour un tel recouvrement, celui-ci en a été compromis. AJDA, 2004, p. 2445, note GROPER.
* 466 cf., N. GROPER, AJDA, 2004, pp. 2442-2443. Pour une opinion contraire soulignant l'importance de l'arrêt Commune d'Estevelles, cf., M. LASCOMBE, Le constat: Pourquoi ce colloque et pourquoi ce colloque aujourd'hui, art. cit., RFFP, n° 92, 2005, p. 158.
* 467 CE, 10 janvier 2007, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, AJDA 2007, p. 377, note C. MATTEI.
* 468 C. Comptes, 4° Ch., 27 mai 2004, Commune d'Estevelles, n° 39708, AJDA 2004, p. 2438, chron. N. GROPER.
* 469 On peut certes nuancer la portée de la jurisprudence d'Estevelles comme le fait Nicolas GROPER (AJDA 2004, chron. préc., p. 2442-2443), la raison du revirement pouvant être trouvée dans la différence de situation et de sanction du comptable selon que les pièces justificatives sont déclarées fausse par le juge judiciaire (mais encore déclarées telles lors du paiement, le comptable devant _ jurisprudence Nicolle _ refuser le paiement) ou selon qu'elles sont illégales aux yeux du juge administratif auquel cas le comptable ne pourra refuser le paiement (dès lors bien sûr que l'illégalité est jugée après le paiement par le comptable). Cet aspect particulier, certes non négligeable et sans doute limité pour l'instant à ce type de situation ouvre néanmoins une brèche supplémentaire dans le dogme du caractère objectif de la juridiction des comptes.
* 470 Le comptable pourra même se prévaloir de la « force majeure » avant l'éventuel prononcé du débet, les deux décisions, juridictionnelles et administrative, étant indépendante l'une de l'autre.
* 471 J. Ph. VACHIA, Le contrôle juridictionnel, fondement et perspectives, art. cit., p. 76.J.F. Calmette, Le juge des comptes, juge des comportements personnels, RFFP, n° 88, 2004, p. 165.
* 472 M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE, Plaidoyer pour le succès d'une réforme, art. cit. RFDA 2004, p. 401.
* 473 Id., p. 402.
* 474 J. Ph. VACHIA, Refonder les principes de la responsabilité du comptable public: quelques pistes, art. cit., RFFP, n° 92, 2005, p. 174.
* 475 Comment donc continuer d'exiger des « liasses » de pièces justificatives? Or leur non production doit entraîner mise à l'amende du comptable.
* 476 Ou désormais CHORUS.
* 477 Arrêté du 25 avril 2003, art. 2.
* 478 J-Ph.VACHIA, Le contrôle juridictionnel, fondement et perspectives, in G. ORSONI et A. PICHON, Les Chambres régionales et territoriales des comptes, XX° anniversaire, op.cit. p. 81.
* 479 M.LASCOMBE, Le constat: Pourquoi ce colloque et pourquoi ce colloque aujourd'hui? art. cit., RFFP, n° 92, 2005, p. 151.
* 480 Ibid. Ce qui renvoie au demeurant à un débat qui avait déjà eu lieu il y a plus de trente ans à propos d'un arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF, Marchal, 14 mai 1973, rec., p. 856).
* 481 Cour des comptes, Rapport sur l'exécution des lois de finances en vue du règlement du budget 2003. Rapport sur les comptes de l'Etat, 10 juillet 2004, éd. J.O., p. 31.
* 482 M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE, Plaidoyer pour le succès d'une réforme, art. cit., RFDA, 2004, p. 403.
* 483 Cf., J. BASSERES, L'avenir du principe de la RPP des comptables publics: le point de vue du directeur général de la comptabilité publique, RFFP, n° 92, 2005, p. 168. D.CATTEAU, La LOLF et la modernisation de la gestion publique, Thèse, Lille, 2005, p. 572 et s.M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE, Plaidoyer pour une réforme, art. cit., p. 404.
* 484 J. Ph. VACHIA, Le contrôle juridictionnel, fondement et perspectives, art. cit., p. 76.
* 485 CEDH, 7 octobre 2003, Richard-Dubarry c/ France, RFDA 2004, p. 378, note A. Potteau; AJDA 2004, p. 1814, chron. J.F. FLAUSS; Rev. Trésor 2004, p. 307, chron. LASCOMBE et VANDENDRIESSCHE, CEDH, 1er juin 2004, Richard-Dubarry c/ France, Rev. Trésor 2004, p. 530, chron. LASCOMBE et VANDENDRIESSCHE.CEDH, 13 janvier 2004, Martinie c/ France, RFDA 2004, p. 810 et s.; AJDA 2004, p. 1814, chron. J.F. FLAUSS; Rev. Trésor, chron. Lascombe et VANDENDRIESSCHE, et, bien sûr, CEDH, Crande Chambre, 12 avril 2006, Martinie c/ France, RFDA 2006, note L. SERMET, p. 577 ; AJDA 2006, note F. ROLIN, p. 989 ; X. CABANNES, RFFP, n°95, 2006, p.209, même si cette décision n'emporte pas application à tous les comptables publics (id., p. 213) et si, comme le souligne Frédéric Rolin dans sa note précitée (p. 991), concernant « le fondement de la censure de la procédure applicable devant la Cour des comptes, la décision réfute expressément toute analyse qui serait fondée sur la caractérisation d'une violation particulière d'une des exigences du procès équitable au profit d'une appréciation globale de l'équité de la procédure ».
* 486 Cf., S. FLIZOT, Les relations entre les institutions supérieures de contrôle financier et les pouvoirs publics dans les pays de l'Union européenne. Contribution à la théorie générale des institutions supérieures de contrôle des finances publiques, Thèse, Lyon III, 1999.
* 487 Et ce même si la spécificité de notre comptabilité publique s'est atténuée
* 488 M. LASCOMBE, Le constat: Pourquoi ce colloque et pourquoi ce colloque aujourd'hui? art. cit., RFFP, n° 92, 2005, p. 156.
* 489 Et la capacité d'un juge, plutôt que d'un ministre, de pouvoir l'apprécier.
* 490 Et, par voie de conséquence, de la Cour des comptes et du Conseil d'Etat, juges d'appel puis de cassation.
* 491 Cf. les notes précitées de X. CABANNES, RFFP, p. 215 et F. Rolin, AJDA, p. 991 : _ absence du comptable contrôlé à l'audience alors que le procureur général y fait (pré ?)valoir son point de vue ; présence du procureur général au délibéré ; communication du rapport du rapporteur au procureur, quand le comptable n'y a pas accès.
* 492 Encore que les CRC paraissent pour l'instant préservées, leur procédure n'ayant pas été discutée dans le cadre de la jurisprudence Martinie c/ France
* 493 Sur les enseignements de l'arrêt Martinie c/ France, cf. L. SERMET, art. cit., RFDA 2006, p. 577.
* 494 Il suffit pour s'en convaincre de consulter la bibliographie proposée par René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 12ème éd., 2006, n°1039-1.
* 495 Qui semble source inépuisable d'études répétitives mais aussi parfois d'analyses originales (voir dans cette seconde perspective Marc BOUVET, Les commissaires du gouvernement auprès du Conseil d'Etat statuant au contentieux(1831-1872), in Grégoire Bigot et Marc Bouvet, dir., Regards sur l'histoire de la justice administrative, Litec, 2006, p.129).
* 496 Voir notamment AJDA, 2006, p.900, Questions à Bruno Genevois ; AJDA, 2006, p.986, note Frédéric ROLIN ; AJDA, 2006, p.1711, chr. Jean-François FLAUSS ; JCP A, 2006, 1131, étude Joël ANDRIANTSIMBAZOVINA ; JCP A, 2006, 1170, obs. David SZYMCSAK ; RFDA, 2006, p.577, étude Laurent SERMET.
* 497 Décret n°2006-964 du 1er août 2006 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative, JORF, 3 août 2006, p.11570.
* 498 CE, 29 juillet 1998, Esclatine, Rec., p.320, Cl. D.CHAUVAUX ; AJDA, 1999, p.69, note F.ROLIN.
* 499 Cette opinion dissidente critique à juste titre la « théorie » des apparences et la dimension exagérément uniformisatrice de la jurisprudence européenne en matière de droit du procès (l'opinion dissidente est partiellement reproduite in RFDA, 2006, p.306-307).
* 500 Couredh, grande chambre, 7 juin 2001, Kress c. France, GAJA, n°112.
* 501 Pierre-Olivier CAILLE, Le décret du 19 décembre 2005 : quel dialogue entre la France et la Cour européenne des droits de l'homme ?, JCP A, 2006, 1082 ; Frédéric SUDRE, Vers la normalisation des relations entre le Conseil d'Etat et la Cour européenne des droits de l'homme. Le décret du 19 décembre 2005 modifiant la partie réglementaire du code de justice administrative, RFDA 2006, p.286.
* 502 Voir pour une étude détaillée de l'évolution jurisprudentielle par exemple Laure Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, Dalloz, 2006, p.531-549.
* 503 Couredh, 31 mars 1998, JCP G, 1999, II, 10074, note Stéphanie SOLER.
* 504 Voir désormais pour une définition plus ramassée l'article L.7 du code de justice administrative.
* 505 On songe en particulier à l'étude de Raymond GUILLIEN, Les commissaires du gouvernement près les juridictions administratives et, spécialement, près le Conseil d'Etat français, RDP, 1955, p.281. L'auteur ne va toutefois pas aussi loin que pourrait l'indiquer l'extrait de son étude cité par Didier CHAUVAUX dans ses conclusions sur l'arrêt Esclatine. Il ajoute en effet à la page suivante à propos de la conception qu'il retient que « cette théorie (...) voudrait que le commissaire, sans être le juge, sans participer au travail du juge, se conduise finalement comme le juge » (p.289).
* 506 Notamment p.328.
* 507 Jean-Claude BONICHOT et Ronny ABRAHAM, Le commissaire du gouvernement dans la juridiction administrative et la Convention EDH, JCP G, 1998, I 176.
* 508 Proximité ne signifie toutefois pas identité. Voir notamment sur la question l'étude classique d'Ami BARAV, Le commissaire du gouvernement près le Conseil d'Etat français et l'avocat général près la Cour de justice des communautés européennes, RIDC, 1974, p.809.
* 509 CJCE, ord., 4 février 2000, Emesa Sugar (Free Zone) NV, RFDA, 2000, p.415, note PD, RTDH, 2000, p.585, note Dean SPIELMANN.
* 510 Note précitée, p.418.
* 511 Robert KOVAR, La notion de juridiction en droit européen, in Gouverner, administrer, juger. Liber amicorum Jean Waline, Dalloz, 2002, p.607.
* 512 Qu'on songe à la célèbre divergence entre René CAPUSs et la majorité des autres auteurs sur cette question (voir sur ce point René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, précité, n°110 et s.)
* 513 Une présentation toujours actuelle des principales thèses en présence est fournie par Henry SOLUS et Roger PERROT, Droit judiciaire privé, tome I, Sirey, 1961, n°468 et s.
* 514 Denys de BECHILLON, Sur l'identification de la chose jugée dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, RDP, 1994, p.1793.
* 515 Denys de BECHILLON, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l'Etat, Economica, 1996, p.110.
* 516 Cette analyse est reprise quasiment mot pour mot dans l'étude précitée de Jean-Claude BONICHOT et Ronny ABRAHAM.
* 517 Conclusions précitées, p.325.
* 518 Voir également sur cette question la note précitée de Frédéric ROLIN sous l'arrêt Esclatine, p.71 : « du constat selon lequel le commissaire du gouvernement est membre de la juridiction à laquelle est confiée l'affaire, il n'est pas possible de déduire qu'il participe à la fonction de juger cette affaire ».
* 519 Voir sur les modalités financières de leur diffusion le décret n°94-980 modifié du 14 novembre 1994 relatif à la délivrance de documents par le Conseil d'Etat, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs.
* 520 JO Sénat Q, 2 mars 2006, p.635.
* 521 Paul Cassia, Entre droit et psychiatrie : la quérulence processuelle, AJDA, 2006, p.1185.
* 522 CE, 20 janvier 2005, Hoffer, Rec. Tab., p.1040, souligné par nous.
* 523 René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, précité, n°1037, souligné par nous.
* 524 Le problème n'est pas récent et se posait déjà au regard des termes de l'avis de la Section de l'intérieur dit OFRATEME (21 novembre 1972, Les grands avis du Conseil d'Etat, 2ème éd., 2002, n°7, note Guillaume KUPERFILS).
* 525 Denys de BECHILLON, De la rétroactivité de la règle jurisprudentielle en matière de responsabilité, in Mélanges F. Moderne, Dalloz, 2004, p. 5.
* 526 En ce sens, B. CHENOT, L'existentialisme et le droit, RFSP 1953, p. 57 ; J. NORMAND, Office du juge, Dictionnaire de la justice (direction L. Cadiet), PUF, 2004, p. 925, voir p. 927.
* 527 Position de B. PLESSIX, L'utilisation du droit civil dans l'élaboration du droit administratif, th. Préface de Jean-Jacques Bienvenu, Editions Panthéon-Assas, 2003, p. 49.
* 528 De ce point de vue les conclusions de C. HEUMANN sur CE, 24 nov. 1961, Ministre des Travaux publics c/ Letisserand, S. 1962, 82 ; D. 1962, 34 sont particulièrement éclairantes.
* 529 D. CHAUVAUX et J.H. STAHL, Le commissaire, le délibéré et l'équité du procès, AJDA 2005, p. 2116, voir p. 2120.
* 530 En ce sens, F. MONNIER, Justice administrative, Dictionnaire de la Culture juridique (direction D. Alland et S. Rials), PUF, 2003, p. 896 qui écrit p. 899 que « c'est la conviction bien enracinée que la justice administrative existe pour défendre les intérêts de l'Etat avant ceux des particuliers.... qu'elle ne peut subsister que dans la défense de l'administration et de ses fonctionnaires ».
* 531 A. MESTRE, Le Conseil d'Etat protecteur des prérogatives de l'Administration, LGDJ, BDP t. 116, 1974.
* 532 CE, S., 10 juillet 1995, Mme Laplace, AJDA 1995, p. 849, note F. Mallol.
* 533 CE, S., 6 février 2004, Hallal, Rec. p.48 ; AJDA 2004, p. 436, Chr. F. Donnat et D. Casas ; RFDA 2004, p. 740, concl. I. de Silva. Voir I. de SILVA, Substitution de motifs, deux ans d'application de la jurisprudence Hallal, AJDA 2006, n° 13, p. 690.
* 534 F. MONNIER, article précité, p. 899.
* 535 Ibidem.
* 536 D. TALLON, Précédent, Dictionnaire de la Culture juridique (direction D. Alland et S. Rials), PUF, 2003, p.1185, voir p.1186.
* 537Ibidem.
* 538 Rapport du groupe de travail présidé par N. MOLFESSIS, Les revirements de jurisprudence, Litec, 2005, voir notamment p. 7 et 10.
* 539 Voir sur cette imprécision, G. DARCY, Le théoricien et le rêveur (réflexions sur les revirements de jurisprudence),in Mélanges M. Troper, L'architecture du droit, Economica, 2006, p. 329.
* 540 Cass. Civ. 1ère, 8 novembre 2000, qui décide que « la réparation des conséquences de l'aléa thérapeutique n'entre pas dans le champ des obligations dont un médecin est contractuellement tenu à l'égard de son patient ». Voir P. SARGOS, L'aléa thérapeutique devant le juge judiciaire, JCP 2000, I, 202, qui a plaidé pour une intervention du législateur et a été entendu.
* 541 CE, S., 1er avril 2005, Mme L, AJDA 2005, p. 1231, chr. C. Landais et F. Lenica.
* 542 E. DESMONS, La rhétorique des commissaires du gouvernement près le Conseil d'Etat, Droits, 2002, n° 36, p. 39, qui écrit p. 53...que « les commissaires du gouvernement s'efforcent de montrer que l'innovation qu'ils proposent est limitée dans ses effets et qu'elle ne fait que concrétiser une évolution déjà amorcée, que toute solution nouvelle possède même en vérité des racines jurisprudentielles anciennes, qu'elle s'inscrit donc dans une certaine continuité, sans verser dans l'inconnu juridique »..
* 543 X. VANDENDRIESSCHE, La doctrine officielle, in G. Koubi (direction), Doctrines et doctrine en droit public, PU Toulouse, 1997, p. 199.
* 544 Ph. JESTAZ et Ch. JAMIN, La doctrine, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2004, p. 203 qui écrivent ... « les professeurs de droit n'ayant ici (en droit administratif) qu'une influence limitée sur les autres auteurs et en particulier sur le juge administratif, qui tout à la fois juge, écrit et enseigne. On en connaît les causes historiques, dont les effets se font encore sentir aujourd'hui ».
* 545 En ce sens, D. TRUCHET, Quelques remarques sur la doctrine en droit administratif in Mélanges P. Amselek, Bruylant, 2005, p. 769 qui écrit « L'ère des bâtisseurs semble passée, et, avec elle, celle des grandes controverses doctrinales » (p.771). Dans le même sens, F. MELLERAY, Le droit administratif doit-il redevenir jurisprudentiel ? Remarques sur le déclin paradoxal de son caractère jurisprudentiel, AJDA 2005, p. 637 qui écrit p. 642 : « On en arrive aujourd'hui à renoncer aux critères généraux façonnés par le juge et, sous couvert d'adapter le droit aux réalités économiques, à multiplier les législations particulières sans perspective d'ensemble ».
* 546 CE, S., 11 février 2005, GIE Axa Courtage, RFDA 2005, p. 595, concl. Devys, p. 602, note P. Bon ; Rec. Lebon, p. 45, concl. Devys ; AJDA 2005, p.663, chr. Landais et Lenica . Sur cette évolution, voir D. Meillon, Un nouveau fondement pour la responsabilité sans faute des personnes publiques : la garde d'autrui, RD publ. 2006, p. 1221.
* 547 CE, S., 1 février 2006, MAIF, AJDA 2006, p. 586, chr. C. Landais et F. Lenica, quoique le juge ouvre une option à la victime qui peut, soit invoquer la garde d'autrui vis à vis de la personne chargée d'organiser, diriger et contrôler la vie du mineur au moment de la commission du dommage, soit se fonder sur le risque spécial que fait courir l'Etat aux tiers dans la mise en oeuvre de mesures de liberté surveillée prévues par l'ordonnance du 2 février 1945.
* 548 CE, 3 mai 2006, Ministre de l'Ecologie et du développement durable, Commune de Bollène, req. n° 261956 et 262041 et Commune de Bollène, Syndicat intercommunal pour l'aménagement et l'entretien du réseau hydraulique du Nord Vaucluse, req. n° 262046.
* 549 CE, Ass., 23 février 2000, Sté Labor Métal, Rec. Lebon, p. 82, concl. Seban. La matière financière, en cause dans cet arrêt, est d'ailleurs tombée depuis lors dans le champ d'application de l'article 6-1 et le principe d'impartialité est donc applicable en vertu de cet article : CE, 30 décembre 2003, Beausoleil et Mme Richard, AJDA 2004, p. 1301, note F. Rolin ; CE, 27 juillet 2005, Weygand et Bernardini, Balkany, AJDA 2005, p. 2016, concl. M. Guyomar.
* 550 Expression dont la paternité revient à J. COMPERNOLLE, Vers une nouvelle définition de la fonction de juger : du syllogisme à la pondération des intérêts, in Mélanges F. Rigaux, Bruylant, 1993, p.495.
* 551 J.P. Gilli, La responsabilité d'équité de la puissance publique, D. 1971, chr. p.373.
* 552 Sur l'obligation d'information pesant sur les médecins, Cass. Civ. 1ère, 7 octobre 1998, D. 1999, 145, note S. Porchy-Simon ; JCP 1999, II, 10179, concl. Sainte-Rose, note P. Sargos. Sur son application à des faits antérieurs et la justification reproduite au texte, Cass. Civ. 1ère, 9 octobre 2001, D. 2001, 3470, rapport P. Sargos, note D. Thouvenin.
* 553 Cass. Civ. 1ère, 21 mars 2000, D. 2000, 593, note Ch. Atias.
* 554 CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC, AJDA 2004, p. 1183, chr. C. Landais et F. Lenica.
* 555 En ce sens, J. NORMAND, Office du juge, Dictionnaire de la Justice, (direction L. Cadiet), PUF, 2004, précité.
* 556 Concl. I. de SILVA sur CE, S., 3 décembre 2003, El Bahi, AJDA 2004, p. 202, arrêt opérant une substitution de base légale pour éviter une annulation.
* 557 Concl. P. FRYDMAN sur CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. Lebon, p. 190.
* 558 Chr. C. LANDAIS et F. LENICA sous CE, 1er février 2006, MAIF, AJDA 2006, p. 586.
* 559 Questions à Renaud Denoix de Saint Marc, AJDA 2005, p. 628.
* 560 D'autres courants de l'économie du droit retiennent des conceptions alternatives de la rationalité économique (en particulier, le concept de rationalité limitée). Ils ne sont pas directement présentés ici.
* 561 Lionel ROBBINS, 1932, The Subject Matter of Economics, an Essay on the Nature and Significance of Economic Science.
* 562 La définition de l'efficacité en économie du droit fait cependant l'objet de débats dont la richesse interdit de rendre compte ici. Les années 1970 ont ainsi été marquées par le débat entre une version utilitariste de la théorie et l'approche de R.A. POSNER, privilégiant le critère de maximisation de la richesse comme critère d'efficacité de la décision judiciaire. La double dimension, positive et normative de la théorie de l'efficacité du droit, est également amplement discutée. La plupart des travaux réalisés en économie du droit ont en outre en commun d'avoir été critiqués au motif que l'objectif d'un système de droits ne saurait se réduire à l'efficacité.
* 563 L'analyse économique du droit prête en ce sens le flanc à la critique d'instrumentalisme des droits, mise en avant par les tenants des conceptions de la justice fondées sur les droits.
* 564 Elle est complétée par les analyses développant l'hypothèse de contentieux sélectif, selon lesquelles les règles inefficaces finissent par être remplacées par des règles efficaces. Selon cette version de la théorie de l'efficacité du droit, la marche du droit vers l'efficacité s'explique non plus par une préférence postulée du juge pour l'efficacité, comme c'est le cas dans l'analyse de Posner, mais par les comportements des parties au conflit incitées à contester les règles inefficaces devant les tribunaux plus fréquemment que les règles efficaces. Voir par exemple RUBIN, P., 1977. Why Is The Common Law Efficient ? , Journal of Legal Studies, pp. 51-63 ; Priest G., 1977, The Common Law Process and the Selection of Efficient Legal Rules, Journal of Legal Studies, 6, pp. 65-82 ; Goodman J. , 1978. An Economic Theory of The Evolution of Common Law, Journal of Legal Studies, 7, 2, pp. 393-405.
* 565 Cette phrase reprend le titre de l'article de R.A. POSNER (1993) : What Do Judges and Justices Maximize ? (The Same Thing Everybody Else Does), Supreme Court Economic Review, 3, pp. 1-41.
* 566 Il est surprenant à cet égard de constater que le même auteur, R.A. Posner, fait selon son propos l'hypothèse de juges maximisateurs d'une fonction objective identique à celle des autres agents économiques ou celle d'agents uniquement à la recherche de l'efficacité.
* 567 Voir par exemple TALLEY E., 1999. Precedential Cascades : an Appraisal, California Southern Law Review, 73, 1, pp. 87-137 ; HARNAYS S., A. MARCIANO, 2004. Judicial Conformity versus Dissidence: an Economic Analysis of Judicial Precedent, International Review of Law and Economics, 23, 4, pp. 405-420.
* 568 Sur l'organisation de l'espace judiciaire, voir Antoine GARAPON, Essai sur le rituel judiciaire, éd. Odile Jacob, col. Opus, pp.23-49.
* 569 On ne peut s'en tenir à une définition fonctionnaliste de l'office du juge. Il semble plutôt, en reprenant le vocabulaire institutionnelle d'Hauriou, que ce soit l'oeuvre à réaliser de cette institution. Voir comment Maurice HAURIOU distingue la fonction, le but et l'oeuvre de l'institution, La théorie de l'institution et de la fondation, in Aux sources du droit, Le pouvoir, l'ordre et la liberté, Ré-éd. par le Centre de Philosophie politique et juridique, 1986, pp.98-99.
* 570 Selon Jean-Michel ADAM, six conditions sont nécessaires pour parler de récit. IL faut qu'il ait une succession d'évènements dans le temps. Il faut une unité de thème, le plus souvent assuré par le(s) personnage(s) principaux. Il faut que les personnages subissent des transformations. Il ne faut pas que l'on assiste à une simple chronologie d'évènements, comme dans la chronique ou le journal intime. Enfin, tout récit doit comporter une sorte de « morale » soit exprimée ou sous entendue. in Le récit, PUF col. QSJ ? n°2149.
* 571 Sur cette extraordinaire collection de récits, ces malheurs racontés, ces violences subies ou infligées, réécrits par les magistrats, voir le remarquable ouvrage du sociologue Jean-François LAE, L'ogre du jugement, les mots de la jurisprudence, éd. Stock, col. Un ordre d'idée, 2001.
* 572 Sur cette distinction cf. Sophie RABAU, Narratologie, in Littérature comparée, (dir.) Didier Soulier, PUF 1997, col. Premier Cycle, pp.638-637.
* 573 Sur ce point, cf. François HARTOG, Le miroir d'Hérodote, Gallimard 1980.
* 574 Homère, Iliade, chant XIII.
* 575 Cf. Hannah ARENDT, Juger, 1982, éd. Du Seuil, col. Points, essais, 1991, p.20.
* 576 Une telle recherche aurait pour objectif de montrer comment le jugement correspond au modèle invariant du récit, tel qu'il a pu être dégagé par des auteurs comme Propp ou encore Tzvetan TODOROV qui se sont intéressés à la grammaire et à la syntaxe narrative. Ils s'intéressent au temps et au mode du récit, à sa ponctuation, aux interjections, aux adverbes utilisés. Propp, La morphologie du conte, Tzvetan TODOROV, Grammaire du Décaméron.
* 577 Cf. l'article publié par Jean-Michel BELORGEY, président de section à la commission des recours des réfugiés : Du récit de persécution, Revue Plein Droit, n°64, avril 2005.
* 578 Paul RICOEUR, Temps et récit, Seuil, col. Point essais, T.3, p.435.
* 579 Gérard GENETTE dans Figures III distingue clairement ces deux types de discours ? Le « récit est l'énoncé narratif, discours oral ou écrit, qui assume la relation d'un événement ou d'une série d'événements ». (pp.71-75). Le récit est tout simplement ce que je lis ou ce que j'écoute. Par opposition, l'histoire est une construction ou une reconstruction abstraite : une suite d'élément chronologique... Par exemple, l'histoire de la révolution française, peut donner lieu à plusieurs récits : celui d'un témoin des événements, celui de Michelet, ou encore celui qu'on trouvera dans un manuel d'histoire. Ces récits peuvent être différents, ils n'en raconteront pas moins la même histoire. Ed. Du Seuil, 1972.
* 580 G.GENETTE, op.cit. pp.71-182.
* 581 Pour reprendre la définition de Pierre NORA, la mémoire « c'est la vie ». in Les lieux de mémoire, t.1, La république, Gallimard 1984, p.XIX.
* 582 Pour E.Benveniste, il semble que ce soit là un des caractères du récit. Pour le grand linguiste, le temps fondamental du récit « est l'aoriste, qui est le temps de l'événement hors de la personne du narrateur. » E.BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, ch. XIX, p.241.
* 583 Roland BARTHES, Introduction à l'analyse structurale des récits, in Poétique du récit, R.BARTHES, W.KAYSER, W.C.BOOTH, Ph. HAMON, Seuil, col. Points-essais 1977, p.52.
* 584 Sur les fonctions du récit, cf. Roland BARTHES, op.cit. pp.16-32.
* 585 P.RICOEUR, Temps et récit, T.1, op.cit. p.128.
* 586 L'intrigue n'est pas seulement quelque chose d'embrouillé, on doit pouvoir suivre une action. Il y a un scénario.
* 587 Même si aujourd'hui cela peut paraître évident, il faut se rappeler que le juge administratif a mis beaucoup de temps pour contrôler la matérialité des faits qui ont motivé une décision administrative et qu'il faut attendre la fameuse décision Camino, pour qu'il modifie sa jurisprudence. CE, 14 janvier 1916, Camino, R.15, concl. CORNEILLE.
* 588 Olivier CAYLA, Ouverture : la qualification ou la vérité du droit, rev. Droits n°18, 1993, p.
* 589 Nous empruntons cet exemple à O.CAYLA op.cit.
* 590 Cf. Jean-François LAE, L'ogre du jugement, op.cit. p.25.
* 591 Cass. Crim. 9 décembre 1993, Bull. crim. n°383.
* 592 Cf. le jugement du T.A. de Toulouse du 6 juin 2006 qui avait déclaré responsable L'Etat et la SNCF du fait de leur participation à la déportation d'une famille d'origine juive. TA Toulouse, 6 juin 2006, n°0104248, Guidéon S. et Cts L. c/ Préfet de Haute-Garonne et SNCF, AJDA 2006, p.2292, note P.CHRESTIA. Ce jugement a été partiellement annulé par la CAA de Bordeaux, par sa décision du 27 mars 2007, n°06BX01570, SNCF, au motif que le litige relevait de la compétence judiciaire. Voir la note d'Aude ROUYERE, JCPA 2007, 2148.
* 593 Cité par Jean HYPPOLITE, Introduction à la philosophie de l'histoire, Seuil 1983, col. Points philosophie, pp.50-51.
* 594 Exception faite du domaine de l'excès de pouvoir où le requérant peut revenir sur son désistement, le demandeur ne peut plus retirer son désistement une fois celui-ci adressé par son adversaire. Cf. CE Ass. 21 avril 1944, Soc. Dockès frères, R. p.120.
* 595 Kant « appelle préjugé la tendance à la passivité ». Critique de la faculté de juger, §40, pp.127-128.
* 596 Eric CONAN, Vichy, un passé qui ne passe pas, Folio histoire, 1996.
* 597 Yan THOMAS, La vérité, le temps, le juge et l'historien, in rev. Le Débat, n°102, nov - déc. 1998, pp.34-35.
* 598 Entretien de Pierre NORA, in Le monde 2, 18 février 2006, p.21 & s. Notons que cette crise mémorielle n'est pas typiquement française et qu'on peut avoir un même diagnostique en Allemagne ou encore en Italie (voir le débat entre le fascisme et l'antifascisme en Italie).
* 599 Cf. la loi du 21 mai 2001, dite loi Taubira qui définit la traite négrière et l'esclavage à partir du XV° siècle comme un crime contre l'humanité et demandent que les programmes scolaires lui accordent une place importante.
Voir aussi la loi du 29 janvier 2001 qui qualifie le massacre des arméniens de génocide et surtout la loi du 23 février 2005 sur les rapatriés qui indiquait dans l'alinéa 4 que les programmes scolaires reconnaissent le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. Ce dernier texte de vives réactions, notamment de la part des historiens qui dénonçaient le politiquement correct et les prescriptions de l'Etat dans la lecture de l'histoire. L'affaire a été apaisée après l'intervention du Conseil constitutionnel qui a considéré que l'alinéa incriminé était de nature réglementaire, ouvrant au gouvernement la voie de l'abrogation.
* 600 L'exercice du témoignage, ainsi que le raconte Marc Olivier BARUCH, n'est pas toutefois très facile. Bien qu'il ait consacré sa thèse à l'administration en France de 1940 à 1944, il relève dans un article les difficultés pour un historiens, qui n'a pas connu directement cette période et qui est habitué à enseigner, de participer « à l'oeuvre de justice » et plus simplement à l'oralité des débats. In Procès Papon, impressions d'audience, revue Le débat, n°102, nov.déc.1998, pp.11-16.
* 601 C'est ainsi par exemple, que l'historien Pétré-Grenouilleau, auteur des Traites négrières, essai d'histoire globale, a été attaqué au civil, sur la base de la loi du 21 mai 2001 (sur la traite négrière et l'esclavage), par le collectif des Antillais-Guyanais-Réunionnais, d'avoir relativisé la nature de l'esclavage dans un entretien à la presse. La plainte a été retirée le 3 février 2006.
* 602 Jean LEDUC Les historiens et le temps, conceptions, problématiques, écritures, Points Seuil 1999, col. Histoire, p.25.
* 603 Sur le caractère décisif de la position de spectateur, pour celui qui juge, cf. les analyses d'Hannah ARENDT dans son livre posthume, Juger, (1970), Seuil,col. Points essais, 2003, pp.89-102.
* 604 T.G.I. de Paris (référé), 6 mai 1983, D. 1984. 14 ; voir aussi T.G.I. de Paris (référé), 25 mai 1987, G.P. 1987.1.339 ; T.G.I. de Paris, 14 février 1990, G.P. 1991.2.452
* 605 A.Arendt, op.cit. p.89.
* 606 Cf. une affaire qui concernait le génocide arménien dans laquelle on avait demandé au juge de dire si les massacres commis sur les arméniens de 1915 à 1917 constituent ou non un crime de génocide. TGI de Paris, 21 juin 1995, LPA 1995, n°117, p.17, note O.Roumelian.
* 607 Cf. la remarquable thèse de Carole VIVANT, L'historien saisi par le droit, Dalloz 2007, col. Nouvelle Bibliothèque de Thèses, Préf. De Philippe PETEL, p.259.
* 608 Les bases de la responsabilité civile de l'historien ont été consacrées dans l'affaire Branly. T. civ. De Poitiers, 5 fév. 1941, Branly, D.1944, Jur. p.44. note H.DESBOIS. Quelques années plus tard, on peut lire le commentaire critique de Jean CARBONNIER, Le silence et la gloire, D.1951 Chr. p.119. Aujourd'hui, comme le démontre parfaitement Carole Vivant, ce mécanisme de responsabilité est en grande partie inadapté. Op.cit. pp.266-288.
* 609 Cf. CEDH, 23 septembre 1998, Lehideux et Isorni c / France, JCP 1999, note H.MOUTOUH ; LP 1998 , n°157- III, p.161, note P.MATHONET.
* 610L'amour du censeur, essai sur l'ordre dogmatique, Seuil 1974.
* 611 L'étude du contrôle de la constitutionnalité des lois en France a donné lieu a une bibliographie considérable, témoin par exemple le site du conseil constitutionnel : www.conseil-constitutionnel.fr/.
P.AVRIL, & J GICQUEL, Le Conseil constitutionnel, 5ème édition. Montchrestien 2005. 256p. G. DRAGO, Contentieux constitutionnel français, 2ème édition. PUF, 2006. 759 p. L.FAVOREU, L.PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 13ème édition. Dalloz 2005. 1065p ; B.GENEVOIS, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, STH 1988.406p. ; F. LUCHAIRE, Le Conseil constitutionnel, 2ème édition Economica Mise à jour 2002. B. MATHIEU, M. VERPEAUX LGDJ 2002 ? 791p ; D.ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, 7ème édition Montchrestien, 2006 ; H .ROUSSILLON, Droit du contentieux constitutionnel, 5ème édition Dalloz 2004; D.TURPIN, Le Conseil constitutionnel, son rôle, sa jurisprudence, 2ème édition Hachette supérieur 2000.
* 612 Présentation des voeux du Président du Conseil constitutionnel au Président de la République (2007)
* 613 Sur la légitimité du Conseil constitutionnel voir la préface de G.Vedel à l'ouvrage dirigé par G.DRAGO, B. FRANCOIS, N. MOLFESSIS, La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Editions Economica.
* 614 François LUCHAIRE en 1980 dans un des premiers ouvrages consacré au Conseil constitutionnel de la 5ème république évoquait déjà ce type de question. F.LUCHAIRE, Le Conseil constitutionnel, Economica.
* 615 La tradition républicaine montre pour le Gouvernement la difficulté inhérente à toute réforme administrative. Voire les difficultés de réformer le service public de l'enseignement ou comme dernier exemple celui de la réforme du « CPE ». (Contrat premier emploi).
* 616Voire sur ce point les belles pages des classiques : G. JEZE, Les principes généraux de droit administratif, Paris Marcel Giard 1925 p.354; L.DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, p. 615. T.III 1923 ; A.ESMEIN, Droit constitutionnel, 1921 p. 597 et s. ; M.HAURIOU, Droit constitutionnel, 1923 p.316 et suiv.
* 617Dès la révolution française le principe du contrôle de la loi par le juge a été réfuté.
* 618 En dehors de la révision constitutionnelle de 1974 concernant l'ouverture de la saisine à 60 députés ou 60 sénateurs, la réforme du contrôle de la constitutionnalité des lois en France, s'est faite par le conseil lui même.
* 619Voire sur ce point les principaux auteurs (Ph.Ardant, P.Avril, G.Dupuis, L.Favoreu, C.l.Franck, B. Genevois, J.Georgel, J.Gicquel, F.Luchaire, M.Matthieu, J.Moreau, L.Philip, D.Rousseau, H. Roussillon, D.Turpin, M.Verpeaux...) qui ont spécifiquement écrit sur le contrôle de la constitutionnalité de la loi. Allant dans le même sens par exemple le dernier ouvrage publié sur le Conseil constitutionnel : Le Conseil constitutionnel, sous la direction de M.VERPEAUX et M. BONNARD, La documentation française 2007.
* 620La pratique constitutionnelle du Conseil a renforcé manifestement sa crédibilité aux yeux de la doctrine.
* 621Cf. le projet de loi organique modifiant l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
* 622 La sixième république est souvent évoquée depuis le début de la cinquième, mais le constat qui s'impose montre l'adaptation de la cinquième aux situations les plus imprévues comme par exemple : l'alternance ou la cohabitation.
* 623A ce propos, on pourrait presque parler de « pensée constitutionnelle unique » voire unanime.
* 624 Lors d'une interview au journal « le monde » en 1982 Robert Badinter évoque « le devoir d'ingratitude » des membres du conseil à l'égard de celui qui les a nommés. Il s'agit en fait de manifester de manière objective l'indépendance des juges. Ce phénomène est évoqué aussi à propos de la cour suprême américaine de l'époque du Président Nixon.
* 625Bernard du Granrut : Faut-il accorder aux citoyens le droit de saisir le Conseil constitutionnel, R.D.P. 1990 p.309
* 626 Proposition constitutionnelle qui a pour objet pour le conseil d'examiner toutes les lois publiées qui n'ont pas été contrôlées par le Conseil
* 627 Thème souvent évoqué, mais qui à notre sens ne présente pas de très graves dangers.
* 628 A. Montebourg, B. François : La constitution de la 6ème république réconcilier les français avec la démocratie, Odile Jacob p.145- 158.
* 629 Le parti pris consiste a se rendre compte des nécessaires adaptations que doit intégrer le système de contrôle de la constitutionnalité des lois en France.
* 630L'assise révolutionnaire et doctrinale de ce fondement se retrouve dans la conception française de la loi, de la république et du peuple souverain « En droit public français actuel, il est admis que la loi proprement dite (règle générale formulée par le parlement) n'est soumise à aucun contrôle juridictionnel » G.JEZE op. cit p.350
* 631En dehors du projet de « jurie constitutionnaire » de SIEYES et des constitutions imposées par Napoléon Bonaparte (constitution de l'an VIII) et Napoléon III (sénat de Louis Napoléon de 1852) le juge n'a pas le droit d'assurer le contrôle de constitutionnalité. Sur ce point : F. LUCHAIRE op.cit. p.3-18
* 632 L.FAVOREU, Le Conseil constitutionnel régulateur de l'activité normative des pouvoirs publics, R.D.P. 1967 p.5
* 633 16 juillet 1971 (71-44 DC) Liberté d'association.
* 634 Expression formulée par le Doyen Favoreu.
* 635 La référence au préambule est désormais quasi-systématique.
* 636 Révision constitutionnelle du 29 octobre 1974
* 637 Voire sur ce point nos développements dans : L'institutionnalisation de l'opposition dans les démocraties occidentales, R.ETIEN Thèse Paris 1 1981.
* 638 L.FAVOREU, Le Conseil constitutionnel et l'alternance, R.F.S.P. 1984, p .1002
* 639 Rapport de L.FAVOREU sur Le Conseil constitutionnel et la cohabitation, journée d'étude de l'association française de science politique du 3avril 1987.
* 640 « La composition politique du conseil » a soulevé des difficultés au début de la 5ème république. A partir de 1981, la question était résolue, aujourd'hui elle ressurgit avec les nominations de 2007.
* 641 16 janvier 1982 (81-132 DC) Les commentaires multiples notamment celles des grandes décisions du conseil constitutionnel, op.cit. Mais particulièrement J.RIVERO : Ni lu, ni compris ? AJDA 1982 p. 209.
* 642 Cette notion d' « erreur manifeste d'appréciation » a été clairement énoncée dans la décision « sécurité et liberté » du 20 janvier 1981.
* 643 25-26 juin 1986 207 DC, décision « privatisation » qui doit être analysée par rapport à la décision « nationalisation » comme une véritable continuité jurisprudentielle du Conseil.
* 644 C.f note 36. Mais aussi les développements sur le rapport majorité opposition fait par F.Luchaire à propos du contrôle de constitutionnalité, op.cit. p.29.
* 645 La construction jurisprudentielle du Conseil constitutionnel sur le contrôle de la constitutionnalité est en tout point remarquable. Il est difficile pour un juriste de ne pas en être convaincu.
* 646 Cette conciliation a pu se faire en maintenant le principe et en développant le contrôle.
* 647 L'idée de départ consistait à ouvrir la saisine et en même temps responsabiliser les citoyens et maintenir la qualité du contrôle. Ces objectifs se sont finalement montrés contradictoires.
* 648 Rapport du comité Vedel qui reste une référence de choix sur les éventuelles modifications constitutionnelles qui pourraient être envisagées.
* 649Le projet concernant l'ouverture de la saisine va finalement disparaître, pour privilégier la réforme de la responsabilité pénale des ministres.
* 650 Sans doute la peur de la représentation nationale de voir une partie de leur pouvoir s'envoler au détriment des citoyens
* 651 Bernard du GRANRUT, Faut-il accorder aux citoyens le droit de saisir le conseil constitutionnel, RDP mars avril 1990 p.309 à 326.
* 652 Là aussi le thème de la responsabilité pénale du chef de l'Etat a laissé en plan, le projet d'ouverture de la saisine aux citoyens.
* 653 Les réactions plus ou moins hostiles se sont manifestées au début du contrôle. Au fur et à mesure les critiques se sont atténuées
* 654C.f .la fameuse formule de L. COHEN-TANUGI, Qui a peur du Conseil constitutionnel ? Le Débat, n°43, p.53.
* 655Les ouvrages et articles sur le contentieux constitutionnel évoquent cette activité principale du conseil. C.f. particulièrement D. LOSCHAK, Le conseil constitutionnel protecteur des libertés, rev. pouvoirs n°13 1986.
* 656Sur la conception individualiste des droits et libertés consacrés par la déclaration de 1789 : L.PHILIP, La valeur juridique de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 selon la jurisprudence du conseil constitutionnel in Mélanges Kayser, t2, p.317.
* 657 Le préambule de la constitution de 1946 défend des doits plus collectifs, économiques et sociaux et se situe dans une perspective historique différente et dans une conception plus sociale de la protection des droits et des libertés.
* 658 Charte de l'environnement inclue dans le préambule par la volonté du président Jacques Chirac de constitutionnaliser les droits de l'environnement et du développement durable.
* 659 Aujourd'hui l'heure n'est plus à l'affrontement idéologique entre les droits individuels, les droits collectifs et sociaux, les droits environnementaux mais à la formation d'un tout global et général qui englobe les droits historiquement nées de la première, deuxième, troisième voire quatrième génération.
* 660 La France garde encore cette image bien ancrée.
* 661 Cf. le dernier chapitre, « vers la démocratie constitutionnelle » de D.ROUSSEAU, de son manuel Droit du contentieux constitutionnel, op.cit.
* 662 C.J. FRIEDRICH, La démocratie constitutionnelle, P.U.F. 1958.
* 663 D.GAXIE : La démocratie représentative, Montchrestien (clefs) 1993.
* 664 Sur l'Etat de droit, cf. J. CHEVALLIER, L'Etat de droit, Montchrestien (clefs) 1992.
* 665 Le « constitutionnalisme » apparaît dans ses deux dimensions à la fois quantitative : la constitutionnalisation d'un grand nombre de règles fondamentales, mais aussi qualitative dans la valeur juridique des fondements de ces normes. « L'Etat de droit » implique la soumission de toutes les autorités (Etat, collectivités décentralisées, citoyens) à la règle générale de droit.
* 666 H.KELSEN, La garantie juridictionnelle de la constitution, R.D.P. 1928, p.198.
* 667 Expression utilisée par l'actuel Président du Conseil constitutionnel.
* 668 Pour reprendre l'expression de D.Rousseau.
* 669 La démocratie constitutionnelle avec le constitutionnalisme et l'Etat de droit sont désormais des concepts opérationnels qui apparaissent universels.
* 670 Le principe d'immutabilité est un principe selon lequel non seulement la loi est inaltérable, mais en plus comme expression de la souveraineté du peuple, elle est immuable, ne peut pas être contestée par un juge elle ne peut être modifié que par la même procédure qui a été à l'origine de son existence.
* 671 Le principe de la non annulation de la loi demeure, mais il ne se situe plus dans un contexte de certitude, la loi est contestée remise en cause, discutée.
* 672 La loi est au service de la politique gouvernementale
* 673 Le nombre de lois ces dernières années a considérablement augmenté. Du coup les lois sont trop nombreuses et faites dans la précipitation.
* 674 Les déclarations d'intentions contenues dans la loi se multiplient. « Les lois incantatoires » sont de plus en plus nombreuses. Si les intentions sont souvent louables, elles n'ont pas cependant leur place dans la loi.
* 675 Décision n° 62-20DC - 6 novembre 1962 Loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962.
* 676 Décision n° 2003-469 DC- 26 mars 2003 Révision constitutionnelle relative à l'organisation décentralisée de la république
* 677 85-187DC 25janvier 1985 Etat d'urgence en Nouvelle Calédonie
* 678 Décision 200-1LP du 27 janvier 2000 Loi du pays relative à l'institution d'une taxe générale sur les services et décision du 5 avril 2006 décision 200-2 LP loi du pays relative à la représentativité des organisations syndicales de salariés.
* 679 Loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la république appelée aussi :« Loi Raffarin » qui prévoit notamment que la France est une république décentralisée et de multiples dispositions en faveur de la décentralisation, de la démocratie participative et d'une meilleur restructuration statutaire de l'Outremer.
* 680 Evidemment la notion de « loi locale » est impropre à la conception française de la loi qui ne peut-être que nationale et l'expression du peuple souverain.
* 681 Ces deux Etats montrent l'évolution naturelle de la décentralisation développée dans le cadre d'Etats unitaires
* 682Pour reprendre l'expression de D. LOSCHAK, « à géométrie variable, au contenu élastique et aux effets aléatoires ».
* 683Seul le texte constitutionnel lui même faisait partie intégrante de la constitution. Sur ce point, L.PHILIP, La valeur de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, in Mélanges Kayser, T.2, p.317.
* 684Particulièrement J. RIVERO, Le Conseil constitutionnel et les libertés publiques, Economica 1984.
* 685La tendance générale est d'oublier l'existence d'un grand texte constitutionnel français portant sur l'environnement. Loi constitutionnelle n°2005-205 du 1er mars 2005 JO du 2 mars 2005.
* 686Ces objectifs peuvent être considérés comme des techniques de contrôle utilisées par le conseil (H. Roussillon) ce ne sont pas tout à fait des principes, ni des même des normes constitutionnelles de références .c.f. notre article : Le pluralisme objectif de valeur constitutionnelle, R.A 1986, p.458-462 & 1986 p.564-567, P. de MONTALEMBERT, Les objectifs de valeurs constitutionnelles, Dalloz 2006. La décision du 27 juillet 1982 « loi sur la communication audiovisuelle » évoque les objectifs de valeur constitutionnelle que sont : la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socio culturels. La liste se poursuit : dernier objectif en date l'intelligibilité et la clarté des textes législatifs. La Cour de justice des Communautés européennes applique cette technique de raisonnement avec « les objectifs d'intérêt général ».
* 687Il est très étonnant dans les études sur ce thème, de voire les longues listes énumératives énonçant l'apparition d'un nouveau principe avec la référence jurisprudentielle.
* 688 Il s'agit bien entendu et tout naturellement d'une construction strictement jurisprudentielle, avec comme base les normes constitutionnelles.
* 689« La mondialisation » et « l'européanisation » n'ont pas eu que des effets économiques, mais aussi des conséquences juridiques.
* 690 L'article 54 de la constitution est ainsi libellé : « Si le conseil constitutionnel, saisi par le Président de la république, par le Premier ministre, par le Président de l'une ou l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution ».
* 691 Loi constitutionnelle n° 1992-554
* 692 Cela ne remet pas en cause la priorité de la Constitution sur le traité.
* 693 Décision n° 1992-308 DC du 9 avril 1992 dite « Maastricht I » le Conseil décide que « le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que... la France puisse conclure, sous réserve de réciprocité, des engagements internationaux en vue de participer à la création ou au développement d'une organisation internationale permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts de compétences consentis par les Etats membres... Toutefois au cas où des engagements internationaux souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution ou portant atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale, l'autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle ».
* 694 La loi constitutionnelle n°92-554 du 25 juin 1992 a révisé les articles 2, 54 et 74 et introduit les articles 88-1 à 88-4 qui sont regroupés dans un Titre XV « des Communautés européennes et de l'Union européenne ». Il permet les transferts de compétences nécessaires à l'établissement de l'union économique et monétaire européenne ainsi qu'à la détermination des règles relatives au franchissement des frontières extérieures des États membres de la Communauté européenne.
* 695 La Constitution fut révisée le 25 novembre 1993 en intégrant un nouvel article 53-1 portant sur le droit d'asile.
* 696 La loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1er mars 2005 introduit une nouvelle rédaction du Titre XV de la Constitution relatif à l'Union européen pour tenir compte de l'entrée en vigueur du traité établissant une Constitution pour l'Europe. Ce texte a modifié les articles 88-1, 60 et a ajouté l'article 88-5 de la Constitution.
* 697Décision n°1975-54 du 15 janvier 1975
* 698 L.Favoreu, Le conseil constitutionnel et le droit international, AFDI, 1977, p.95-135.
* 699 Cass. 24 mai 1975, J.Vabres ; CE Ass. 20 oct. 1989, Nicolo , R.190, concl. Frydman.
* 700 Décisions Van Gend en Loos, 1963 & Costa 1964, affirmant le principe de primauté et la spécificité du droit communautaire.
* 701 La "Constitution européenne" reste un traité.
* 702 Loi constitutionnelle n° 2005-204 du 1 er mars 2005 qui introduit une nouvelle rédaction du titre xv de la Constitution relatif à l'Union européenne pour tenir compte de l'entrée en vigueur du traité établissant une Constitution pour l'Europe. Ce texte a modifié les articles 88-1, 60 et a ajouté l'article 88-5 à la Constitution.
* 703 G. CARCASSONNE note le danger d'une politisation directe si les nominations passaient par un vote parlementaire.
* 704 Projet de loi organique modifiant l'ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
* 705 CJCE, 11 janv. 2000, aff. C-285/98, Kreil : Rec. CJCE 2000, I, p. 69 ; J. GERKRATH, Le principe de l'égalité de traitement et l'accès des femmes aux emplois dans les unités armées dans la Bundeswehr : Europe 2000, chron. 11,p. 5-7.
* 706 CJCE, 7 juill. 2005, aff. C-147/03, Commission c/ Autriche : Europe 2005, comm. 322, obs. F. Mariatte.
* 707 CJCE, 13 sept. 2005, aff. C-176/03, Commission c/Conseil : Europe 2005, comm. 169, obs. D. Simon.
* 708 CJCE, 13 déc. 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer
* 709 Pour plus de détails, v. T. FERENCZI, la Cour de justice est accusée d'outrepasser ses compétences, Le Monde 12 janvier 2006 ; D. Simon, Retour du mythe du gouvernement des juges, Europe février 2006 Repère p.1. Pour une analyse du mythe du gouvernement des juges plus ancienne, v. D. SIMON, La Cour de justice des Communautés Européennes, un gouvernement des juges ? in Démocratiser la Communauté, Paris, Etudes et perspectives européennes, 1977.
* 710 M. DEBRE, Les prétentions inouïes de la Cour de justice européenne, Le Monde 11 janvier 1979
* 711 CJCE 13 septembre 2005 aff. C-176/03, Commission c/ Conseil, Europe nov 2005 comm n° 369, obs. D. Simon.
* 712 Rapport d'information C. PHILIP, n° 2829, 25 janvier 2006 ; Rapport A. MARSAUD n° 2968, 20 mars 2006 ; Rés. n° 560, 29 mars 2006, JORF 30 mars 2006 ; v. D. SIMON, L'Assemblée nationale et la compétence communautaire en matière pénale : le temps des paradoxes, Europe mai 2006 Repère n° 5
* 713 A. GARAPON, La question du juge, in Les juges, rev. Pouvoirs n° 74, 1995, p. 13 s. sp. 26
* 714 V. par ex. S. BRONDEL, N. FOULQUIER et L. HEUSCHLING (sous la dir. de), Gouvernement des juges et démocratie, Paris Publ. Sorbonne 2001.
* 715 Les mêmes constats peuvent être faits à propos de la doctrine qui se montre la plus critique à l'égard de l'activisme de la Cour de justice : c'est ainsi que H. Rasmussen dénonce les tendances au gouvernement des juges par une Cour qui privilégie les objectifs politiques de l'intégration sur le respect de la volonté des Etats membres, mais simultanément reproche à la Cour de ne pas avoir développé une jurisprudence ambitieuse sur la protection des droits fondamentaux, alors qu'à l'époque, on aurait été bien en peine de trouver dans les traités une quelconque base juridique pour de tels développements jurisprudentiels (H. Rasmussen, On Law an Policy in the European Court of Justice, Dordrecht Boston Lancaster Nijhoff, 1986.
* 716 Pour une réflexion d'ensemble sur la légitimité du juge, v. par ex. F. HOURQUEBIE, Sur l'émergence d'un contre-pouvoir juridictionnel sous la Vème République, Bruxelles Bruylant 2004 ; F. OST, Jupiter, Hercule, Hermès, trois modèles de juge, in P. BOURETZ, (sous la dir. de), La force du droit, Paris Ed. Esprit 1991, p. 241 s.
* 717 On peut toutefois trouver une allusion au contrôle juridictionnel dans la Déclaration de R. Schuman du 9 mai 1850 : « des dispositions appropriées assureront les voies de recours nécessaires contre les décisions de la Haute Autorité ».
* 718 R. LECOURT, Quel eût été le droit des Communautés européennes sans les arrêts de 1963 et 1964 ?, in L'Europe et le droit, Mélanges en hommage à Jean Boulouis, Paris Dalloz 1991, 349. ; L'Europe des juges, Bruxelles Bruylant 1976 ; D. Simon, L'interprétation judiciaire des traités d'organisations internationales, morphologie des conventions et fonction juridictionnelle, Paris Pedone 1981.
* 719 R. DEHOUSSE, La Cour de justice des Communautés européennes, Paris Montchrestien 1994, sp. p. 8
* 720 De même qu'on a pu relever qu'en droit interne, la légitimité du juge était liée au fait qu'il apparaît comme « porté par l'Etat de droit » ; v. par ex. F. HOURQUEBIE, Sur l'émergence d'un contre-pouvoir juridictionnel sous la Vème République, op.cit., sp. 95 s.
* 721 CJCE 16 juillet 1956 Fédéchar, 8/55, Rec 291
* 722 Sur ce processus, v. par ex. D. SIMON, Les fondements de l'autonomie du droit communautaire, in Droit international et droit communautaire, perspectives actuelles, Paris Pedone 2000, p. 207 à 249.
* 723 CJCE 5 février 1963 Van Gend en Loos, 26/62, Rec 3 (italiques ajoutées).
* 724 CJCE 15 juillet 1964 Costa c/ ENEL, 6/64, Rec 1141 (italiques ajoutées).
* 725 P. BOURDIEU, Ce que parler veut dire, l'économie des échanges linguistiques, Paris Fayard 1982, sp. 20-21.
* 726 CJCE, 14 décembre 1991, Accord sur la création de l'Espace économique européen, Avis 1/91, Rec. I, p. 6079.
* 727 R. KOVAR, La contribution de la Cour de justice à l'édification de l'ordre juridique communautaire, Collected Courses of the Academy of European Law, Vol. IV, Book 1, 15 s., sp. 30 (italiques ajoutées).
* 728 CJCE, 26 avril 1977, 1/76, Fonds européen d'immobilisation de la navigation intérieure, Avis : Rec. p.741.
* 729 CJCE 23 avril 1986 Parti écologiste Les Verts c/ Parlement européen, 294/83, Rec 1339, sp. § 23. V. également CJCE Ord 13 juillet 1990 Zwartveld !, C-2/88 Imm, Rec I-3365.
* 730 V. par ex. J. GERKRATH, L'émergence d'un droit constitutionnel pour l'Europe. Modes de formation et sources d'inspiration de la Constitution des Communautés et de l'Union européenne, Editions de l'ULB, 1997.
* 731 On se contentera de renvoyer sur ce point à K. BOSKOVITS, L'articulation des compétences normatives entre la Communauté et ses Etats membres, Sakkoulas Bruylant 1999 et à V. MICHEL, Recherches sur les compétences de la Communauté, L'Harmattan 2003.
* 732 V. notamment R. KOVAR, cours précité, sp. p. 110 s..
* 733 V. par ex. D. SIMON, L'interprétation des notions juridiques floues, dérive ou déviance de la normativité, in C. DUBOUIN (sous la dir. de), Dérives et déviances, Paris Le Publieur, 2005, p. 44 s.
* 734 Pour employer le vocabulaire de G. TIMSIT, Les noms de la loi, Paris PUF 1991 ; Gouverner ou juger, Paris PUF 1995.
* 735 Les énoncés en forme de standards dans les traités et dans le droit dérivé abondent : moralité publique, ordre public, loyauté dans la concurrence, affectation du commerce entre Etats membres, abus de position dominante, consommateur avisé...
* 736 P. PESCATORE, Le droit de l'intégration, Genève IHEI Leyden Sijthoff 1972, réédité par Bruylant 2005, sp. p. 73.
* 737 Conformément à l'article 292 CE. L'Etat membre qui aurait recours à un autre mode de règlement des différends est sanctionné dans le cadre du recours en constatation de manquement : pour un exemple récent, v. l'affaire de l'usine Mox, CJCE 30 mai 2006 Commission soutenue par Royaume Uni c/ Irlande, soutenue par Suède, C-459/03 Europe juillet 2006 obs. F. Mariatte, comm 207.
* 738 L'autorité des arrêts de la Cour de justice a été récemment consacrée en termes explicites par le juge constitutionnel français:(CC Décision n° 2005-531 DC du 29 décembre 2005 Loi de finances rectificative pour 2005 : « l'article 111 de la loi de finances rectificative pour 2005 a pour principal objet, par la condition qu'il pose, de priver d'effet, pour la période antérieure au 1er janvier 2001, l'arrêt précité de la Cour de justice des Communautés européennes ainsi que la décision précitée du Conseil d'Etat ; qu'il porte dès lors atteinte au principe de séparation des pouvoirs et à la garantie des droits ; que, par suite, il y a lieu de le déclarer contraire à la Constitution, sans qu'il soit besoin ni d'examiner les motifs d'intérêt général qui l'inspirent ni de statuer sur les autres griefs de la saisine ».
* 739 CJCE 11 juillet 2006, Commission c/ Edith Cresson, soutenue par République française, C-432/04, Europe oct. 2006 comm 266 obs. D. SIMON.
* 740 CJCE 23 avril 1986 Les Verts c/ Parlement européen, 284/83, Rec 1399
* 741 S'agissant par exemple de la reconnaissance de la « légitimation passive » (arrêt Les Verts précité) et de la « légitimation active » du Parlement européen (CJCE 23 mai 199à Parlement européen c/ Conseil, C-70/88, Rec I-2041).
* 742 V. dans le même sens les observations formulées par les Professeurs D. de BECHILLON, Y. GAUDEMET et par le Président B. GENEVOIS au cours de ce colloque.
* 743 Comme d'ailleurs l'analyse détaillée des griefs, moyens et arguments développés par les parties, par les intervenants, par les institutions ou les Etats membres dans le cadre du renvoi préjudiciel
* 744 On peut penser en particulier à la construction sur la base des principes généraux communs aux droits nationaux du droit communautaire de la responsabilité, à la fixation du régime du retrait des actes, aux mécanismes de suspension provisoire et de référé, aux développements relatifs à la sécurité juridique et à la confiance légitime, ou encore à la mise en oeuvre de la théorie de l'abus de droit (Pour une étude approfondie de la technique juridictionnelle à travers ces deux derniers exemples, v. par ex. D. SIMON, La confiance légitime en droit communautaire : vers un principe général de limitation de la volonté de l'auteur de l'acte ? in Le rôle de la volonté dans les actes juridiques, Etudes à la mémoire du Professeur Alfred Rieg, Bruxelles Bruylant 2000, p. 733 s. ; D. SIMON et A. RIGAUX, La technique de consécration d'un nouveau principe général du droit communautaire: l'exemple de l'abus de droit, Mélanges en hommage à Guy Isaac, Cinquante ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l'Université des Sciences sociales, 2004, p. 559 s.
* 745 On pourrait y ajouter les caractéristiques particulières du dialogue entre les juges et la doctrine, qui se présente de façon assez différente de la situation en droit interne.
* 746 Sur ce point, v. D. SIMON, .L'interprétation judiciaire des traités d'organisations internationales, morphologie des conventions et fonction juridictionnelle, op.cit.
* 747 On peut penser aux corpus jurisprudentiels relatifs à la libre circulation des marchandises, à la libre circulation des personnes, aux compétences externes de la Communauté...
* 748 P. RICOEUR, Du texte à l'action, Essais d'herméneutique II, Paris Seuil 1986, sp. p. 170.
* 749 G. CANIVET, Le droit communautaire et le juge national, in D. SIMON (sous la dir.de) Le droit communautaire et les métamorphoses du droit, Strasbourg PUS 2003, sp. p. 93.
* 750 G. CANIVET, ibid. sp. p. 94.
* 751 R. LECOURT, L'Europe des juges, Bruxelles Bruylant 1976.
* 752 D. DULONG, La science politique et l'analyse de la construction juridique de l'Europe : bilan et perspectives, in Droit et Société, n° 49-2001, p. 707 s., sp. p. 721.
* 753 D. SIMON, Des influences réciproques entre CJCE et CEDH : "Je t'aime, moi non plus" ?, in Les cours européennes, Luxembourg et Strasbourg, Pouvoirs 2001, n° 96
* 754 C'est ainsi par exemple que la Cour dès ses premiers arrêts a précisé qu'elle n'avait pas à « s'exprimer sur l'opportunité du système imposé par le traité ni suggérer une révision du traité » (CJCE 21 décembre 1954, France c/ Haute Autorité, 1/54, Rec 7, sp. 30-31). V. également CJCE 14 décembre 1962, Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes, 16 et 17/62, Rec 901 et plus récemment CJCE 25 juillet 2002 Union de pequenos agricultores, C-50/00 P.
* 755 Le contrôle juridictionnel de la légalité se limite dans ces hypothèses à un contrôle restreint (exactitude matérielle des faits, erreur de droit et erreur manifeste d'appréciation). Sur ces questions, v. D. RITLENG, Le contrôle de légalité des actes communautaires par la CJCE et le TPI, Thèse Strasbourg 1998 ; D. SIMON, L'interprétation judiciaire des traités d'organisations internationales, morphologie des conventions et fonction juridictionnelle, Paris Pedone 1981, sp. p. 754 s.
* 756 R. BARTHES, Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris Seuil 1984, p. 66
* 757 H. KUTSCHER, Rapport aux rencontres judiciaires et universitaires des 27-28 septembre 1976, Luxembourg, CJCE, 1976.
* 758 COM(2005)583 final, 23 novembre 2005
* 759 CJCE, 17 mai 1990, aff. C-262/88, Barber : Rec. I, p. 1889.
* 760 R. DEHOUSSE, La Cour de justice, Paris Montchrestien 1994, sp. p. 103.
* 761 J. DERRIDA, Force de loi, le « fondement mystique de l'autorité », 11 Cardozo Law Review 1990 n° 5-65 p. 960 ; et du même auteur, Force de loi, Paris Galilée 1994
* 762 On a approximativement conservé le texte de la conférence prononcée lors du colloque.
* 763 Tocqueville ne cite jamais le juge Marshall, ni les auteurs du Fédéraliste. Pour autant, du raisonnement jusqu'à la terminologie ("l'essence de la fonction judiciaire"), on retrouve tous les arguments développés par Marshall dans la décision Marbury v. Madison. (v. E. ZOLLER, Droit constitutionnel, PUF, 2e éd., 1998, p.105-126).
* 764 H. ARENDT, Essai sur la révolution, trad. Chrestien, Gallimard, Tel, 1985, p. 296. Passage passionnant mais peu commenté où Arendt attribue à la Cour Suprême les fonctions et qualités (auctoritas) du Sénat romain .
* 765 P. ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance, Seuil, 2006, 1.
* 766 D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, titre 2 : « Le progrès démocratique représenté par le contrôle de constitutionnalité consiste en ce qu'il permet de réintroduire, à l'intérieur de la logique de la démocratie représentative, le principe de la démocratie directe : l'impossibilité pratique de l'expression directe de la souveraineté populaire a conduit à la mise en place d'institutions la représentant ; or, celles-ci peuvent avoir tendance à « trahir », ou « mal » exprimer la volonté du peuple ; donc, en vérifiant que les lois des institutions représentatives respectent la Constitution expression de la souveraineté populaire, le Conseil contribue à rétablir la soumission de la volonté représentative à la souveraineté populaire ». En ce sens, la justice constitutionnelle établit un autre ordre représentatif faisant face aux pouvoirs constitués. Pour D. Rousseau, le progrès démocratique tient uniquement dans la fin du monopole parlementaire de la représentation : c'est la multiplication des représentants qui serait le gage de la démocratie. Pourquoi alors s'arrêter en chemin ?
* 767 Ibid. p. 407.
* 768 Ibid. p. 416.
* 769 Ibid. p. 417.
* 770 Voir S. RIALS, Entre artificialisme et idolâtrie. Sur les hésitations du constitutionalisme, Le Débat, n°64, 1991, p. 163 s.; E. DESMONS, Le normativisme est une scolastique (brèves considérations sur l'avènement de la démocratie spéculaire présentée comme un progrès), Droits, n°32, 2000, p. 21 s.
* 771 S. FREUD, Le malaise dans la culture, trad. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadio, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 4e édition, 2000, p. 85.
* 772B. MENU, Aspects de la fonction de juger dans l'Egypte pharaonique, Droit et Cultures, n° 47, 2004/1, p. 123-137.
* 773F. JOANNES, La pratique judiciaire en Babylonie récente (VIe-IIIe siècles avant J.-C.), Droit et Cultures, n° 47, 2004/1, p. 121.
* 774 P. VILLARD, La fonction de juge dans l'empire néo-assyrien, Droit et Cultures, n° 47, 2004/1, p. 171-184.
* 775S. DEMARE-LAFONT, Jugement et arbitrage en Mésopotamie, Droit et Cultures, n° 47, 2004/1, p. 67-79 ; A. PHILIP-STEPHAN, Juger sous l'Ancien Empire égyptien, Droit et Cultures, n° 47, 2004/1, p. 139-152.
* 776 R. JACOB, Le procès, la contrainte et le jugement. Questions d'histoire comparée, Droit et Cultures, n° 47, 2004/1, p. 13-34.
* 777 J.-P. VERNANT, Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 10e édition, 2004, p. 47.
* 778 J.-P. VERNANT, op. cit., p. 62-63.
* 779 J. de ROMILLY, La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2e édition, 2002, p. 148-151.
* 780 J.-P. VERNANT, op. cit., p. 56-57.
* 781 J.-P. VERNANT, op. cit., p. 56.
* 782 P. VIDAL-NAQUET, Les Grecs, les historiens, la démocratie : le grand écart, Paris, La Découverte, 2000, p. 167.
* 783 G. GROTE, Histoire de la Grèce, Paris, Librairie Internationale, tome 5, 1865, p. 309-312.
* 784 G. GROTE, Histoire de la Grèce, Paris, Librairie Internationale, tome 7, 1865, p. 340.
* 785 G. GROTE, Histoire de la Grèce, op. cit., tome 7, p. 353.
* 786 J.-P. VERNANT, Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 10e édition, 2004, p. 100-117 : « Cosmogonies et mythes de souveraineté ».
* 787 J.-P. VERNANT, op. cit., p. 108-112.
* 788 J. de ROMILLY, La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2e édition, 2002, p. 169-175.
* 789 On distingue ainsi dans la pédagogie de la révélation judéo-chrétienne : l'alliance avec Noé, l'alliance avec Abraham, puis l'alliance solennelle avec Moïse et, enfin, le renouvellement de cette alliance au travers de la personne du Christ.
* 790 Exode, 20, 13-17.
* 791 La Bible de Jérusalem, Paris, Editions du Cerf, 6e édition, 1981, p. 129 : Exode, 18, 19-24.
* 792 Il s'agit du député de la sénéchaussée du Haut-Limousin, colonel du régiment de Touraine, représentant la Noblesse, et non du comte de Mirabeau, député du Tiers-état de la Sénéchaussée d'Aix connu sous le nom de « Mirabeau ».
* 793 Archives parlementaires, Paris, Librairie administrative Paul Dupont, 1875, Première série (1789-1799), Tome VIII du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, p. 462.
* 794 Archives parlementaires, op. cit., p. 431.
* 795 Archives parlementaires, op. cit., p. 452.
* 796 Archives parlementaires, op. cit., p. 462.
* 797 Ibid.
* 798 Ibid.
* 799 Ibid.
* 800 Archives parlementaires, op. cit., p. 462-463.
* 801 Archives parlementaires, op. cit., p. 463.
* 802 Il s'agit du comité chargé au sein de la Constituante de résumer le travail relatif à la déclaration des droits de l'homme de du citoyen. Le projet du comité a été communiqué aux députés lors de la séance du 17 août 1789 par le comte de Mirabeau (Archives parlementaires, op. cit., p. 438-439). Ce projet avait pourtant été abandonné, le 19 août, les députés ayant alors choisi de discuter le projet du sixième bureau en raison de difficultés liées à l'examen du projet du comité des cinq (Archives parlementaires, op. cit, p. 459).
* 803 Archives parlementaires, op. cit., p. 463.
* 804 Rabaud de Saint-Etienne, dans le projet présenté le 12 août 1789, parle de « droit inaliénable et imprescriptible » (Archives parlementaires, op. cit., p. 406).
* 805Nous reprenons ici la classification établie par E. Kant : « On peut diviser les formes d'un Etat (civitas) soit selon la différence des personnes qui détiennent le pouvoir suprême de l'Etat, soit selon la manière, quelle qu'elle soit, dont le chef gouverne le peuple ; la première s'appelle proprement la forme de souveraineté (forma imperii) et il n'y en a que trois qui soient possibles : ou bien en effet un seul, ou bien quelques-uns liés entre eux ou bien tous ceux qui ensemble constituent la société civile, détiennent le pouvoir souverain (autocratie, aristocratie et démocratie ; pouvoir du prince, pouvoir de la noblesse et pouvoir du peuple) ; la deuxième est la forme de gouvernement (forma regiminis) et concerne la manière fondée sur la constitution (l'acte de volonté universelle par laquelle la foule devient un peuple) dont l'Etat fait usage de sa pleine puissance. Sous ce rapport elle est soit républicaine soit despotique. » ; (E. KANT, Vers la paix perpétuelle, Paris, Flammarion, 1991, p. 86).
* 806 Nous ne partageons pas la position de M. Troper qui oppose principe représentatif et démocratie représentative notamment parce qu'elle méconnaît la pluralité de fonctions du mécanisme représentatif qui n'est pas uniquement appliqué à la représentation de la volonté législatrice (« La Constitution de 1791 aujourd'hui », Revue française de droit constitutionnel, n°9, 1992. p.3-14). Certaines formes de représentation, comme l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel direct, sont liées à la fonction de légitimation et non à la représentation de la volonté législatrice.
* 807 Projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen discuté devant le sixième bureau de l'Assemblée nationale, présenté le 12 août 1789, Archives parlementaires, op. cit., p. 432.
* 808 Projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen du comité des cinq, présenté le 17 août 1789, Archives parlementaires, op. cit., p. 439.
* 809 Archives parlementaires, op. cit., p. 465.
* 810 Ibid.
* 811 Ibid.
* 812 Archives parlementaires, op. cit., p. 466.
* 813 Ibid.
* 814 Rapport du député Bergasse au nom du comité de Constitution sur l'organisation du pouvoir judiciaire, Archives parlementaires, op. cit., p. 440-450.
* 815 Constitution de 1791, Titre III, article 5.
* 816 H. KELSEN, La garantie juridictionnelle de la Constitution (La justice constitutionnelle), Revue du Droit Public, 1928, p. 197-257.
* 817 R. CARRE de MALBERG, Note présentée à la session de 1928 de l'Institut International de Droit Public sur la question de La sanction juridictionnelle des principes constitutionnels, RDP 1929, p.150-151.
* 818Expression tirée d'une décision de la Cour constitutionnelle italienne par laquelle elle désigne l'obligation, qu'elle identifie dans la structure de l'ordre juridique italien, d'étendre sa compétence en matière de contrôle de l'admissibilité des demandes de référendums abrogatifs d'initiative populaire : Cour constitutionnelle italienne, décision n° 16 de 1978, Giurisprudenza costituzionale, 1978, parte I, p. 89.
* 819 Ch. EISENMANN, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d'Autriche, 1928, réédition, Paris, Economica-P.U.A.M., 1986.
* 820 Voir la présentation de ces théories dans : M. TROPER, La théorie du droit, le droit, l'Etat, Paris, P.U.F, coll. Leviathan, 2001, p. 183 et s.
* 821 Pour la démonstration de l'invalidité de la théorie du législateur négatif dans le contentieux devant la Cour constitutionnelle italienne voir : R. RICCI, La Cour constitutionnelle italienne et la résolution des conflits de normes. La rationalisation des rapports normatifs, Thèse, Université de Toulon et du Var, 17 mai 1997.
* 822Voir l'article de H. KELSEN, Qui doit être de gardien de la Constitution ? (Wer soll der Hüter der Verfassung sein ?) die Justiz, 1930-1931, Heft 11-12, Bd. VI, p. 567 et s ; traduction italienne : Chi dev'essere il custode della costituzione ? in La giustizia costituzionale, Milano, Giuffrè, 1981, p. 230 et s).
* 823 M. TROPER, La théorie du droit, le droit, l'Etat, Paris, P.U.F, coll. Leviathan, 2001, p. 217.
* 824 Ce sont les motions de l'abbé Sieyès, de Mirabeau, de Mounier, de Legrand et de Pison du Galand.
* 825 Délibération des Communes du 17 juin 1789, Archives parlementaires, Paris, Librairie administrative Paul Dupont, 1875, Première série (1789-1799), Tome VIII du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, p. 127.
* 826 Ibid.
* 827 Archives parlementaires, op. cit., p. 200.
* 828 Archives parlementaires, op. cit., p. 214.
* 829 E.J. SIEYES, Qu'est-ce que le Tiers État, in Ecrits politiques (présentation et notes R. Zapperi), Paris, Edition des Archives contemporaines, 1985, p. 158 et s.
* 830 Préliminaire de la Constitution. Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l'homme et du citoyen. -Lu les 20 et 21 juillet 1789, au comité de constitution, par M. l'abbé Sieyès, Archives parlementaires, op. cit., p. 256-261. Voir à propos de la distinction entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués la page 259.
* 831 Archives parlementaires, op. cit., p. 207-208.
* 832 Archives parlementaires, op. cit., p. 215.
* 833 CC décision n° 85-197 DC, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel 1985, p. 70.
* 834 CC, décision n° 92-313 DC, Recueil des décisions du Conseil constitutionnel 1992, p. 94.
* 835 R. CARRE de MALBERG : Note présentée à la session de 1928 de l'Institut International de Droit Public sur la question de La sanction juridictionnelle des principes constitutionnels, Annuaire de l'institut international de droit public, 1929, p. 144 et s ; La Loi, expression de la volonté générale, Paris, Economica, coll. Classiques, 1984 (réédition de l'édition de 1931, Paris, Librairie du Recueil Sirey).
* 836 Il est fréquent, dans le contentieux constitutionnel européen, d'observer la distinction entre pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant dérivé ou institué (R.F.A., Italie, Autriche). Le second, à l'oeuvre lors des révisions constitutionnelles, est limité par les normes adoptées par le pouvoir constituant originaire. En revanche, aucune limite juridique ne peut être opposée au pouvoir constituant originaire.
* 837 Archives parlementaires, op. cit., p. 214.
* 838 Ibid.
* 839 Archives parlementaires, op. cit., p. 215.
* 840 Ibid.
* 841 Ibid.
* 842 Préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 27 août 1789.
* 843 Saint THOMAS d'AQUIN, Somme théologique, Secunda Secundae, Chapitre V, question n° 58 :De la justice.
* 844 E. KANT, Critique de la raison pratique, Paris, P.U.F., 1989, p. 17.
* 845 A. SPADARO, Contributo per una teoria della costituzione, I, fra democrazia relativista e assolutismo etico, Milano, Giuffrè, 1994, p. 168.
* 846 H. KELSEN, Teoria generale delle norme, a cura di M.-G. Losano, trad. di M. Torre, Torino, Einaudi, 1985, p. 456 ; voir également la traduction française : Théorie générale des normes, trad. d'O. Beaud et F. Malkani, Paris, P.U.F., 1996, p. 356.
* 847 A. RUGGERI met en évidence la superposition d'« une hiérarchie sur la base des valeurs » sur le système hiérarchique formel, (A. Ruggeri, « Nuovi » diritti fondamentali e tecniche di positivizzazione, in La tutela dei diritti fondamentali davanti alle Corti costituzionali, Torino, Giappichelli, 1994, p. 69-70). V. Italia précise que les adages « Lex specialis derogat legi generali » et « Lex posterior generalis derogat priori speciali » ne peuvent être appliqués à l'interprétation des valeurs juridiques, (V. Italia, Interpretazione sistematica delle « norme » e dei « valori », Milano, Giuffrè, 1993, p. 139).
* 848 A. SPADARO, Una Corte per la Costituzione, in Studi in onore di P. Biscaretti di Ruffia, Milano, Giuffrè, 1987, vol. II, p. 1268, p. 1282-1283.
* 849 Nous remercions vivement les éditions Montchrestien de nous avoir autorisés à reproduire l'article destiné aux Mélanges offerts à Madame le professeur Morand-Deviller, déposés en décembre 2007 et intitulés Confluences.
* 850 M.-A. FRISON-ROCHE, Les offices du juge, in Mélanges Jean Foyer, PUF, 1997, p. 463, note 1.
* 851 M. CAPPOLETTI, Le pouvoir des juges, Economica, 1990 (articles choisis de droit judiciaire et de droit comparé).
* 852 MONTESQUIEUR, (Charles secondat, baron de Montesquieu et de la Brède), L'Esprit des Lois, Livre XI, Chapitre VI, Seuil, 1980, OEuvre Intégrale, préface de G. vf.del, p. 487 : « Les juges de la Nation ne sont que... la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force ni la vigueur ».
* 853 C.-B. BECCARIA, Traité des délits et des peines.
* 854 L. DUGUIT, « Ce qui caractérise la fonction de juger, c'est que l'Etat est lui-même hé pour la constatation du droit subjectif et du droit objectif et que la décision qu'il rend doit être la conclusion syllogistique de la constatation qu'il a faite », RDP 1906, p. 590. Voir sur ce point J.-M. SAUVE, La justice dans la théorie française du service public in Le service public de la Justice, éd. Odile Jacob, p. 69, 70 et 72.
* 855 E. LAMBERT, Le gouvernement des juges (republication), Dalloz, 2005, préface F. Moderne ; M.TROPER, Le bon usage des spectres, Du gouvernement des juges au gouvernement par les juges, in Mélanges Conac, Economica, 2001, p. 49 ; P. FREISSEX, Le préton-centrisme, coup d'État de droit, Revue de la. Recherche Juridique, Droit prospectif, 2005, 1, p. 285.
* 856G. WlEDERKEHR, Préface à la thèse de Mme Dominique d'AMBRA, L'objet de la fonction juridictionnelle : Dire le droit et trancher les litiges, LGDJ, 1994, t. 296, p. XV ; du même auteur : Qu'est-ce qu'un juge ? in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs, Mélanges R. Perrot, Dalloz, 1996, p.575.
* 857 AJDA 2004, p. 202, chr. sous l'arrêt CE, 3 déc. 2003, El Bahi.
* 858 R.CHAPUS, De l'office du juge : Contentieux administratif et nouvelle procédure civile, l'administration et son juge, in Doctrine juridique, PUE, p. 295, tiré de EDCE 1977-78, n° 29, p. 12.
* 859 P.RICOEUR, Le conflit des interprétations. Essai d'herméneutique. Seuil, 1969, p. 66 et s.
* 860 P. RICOEUR, op. cit., p. 30.
* 861 P.RICOEUR, op. cit., p. 71 et 78.
* 862 E.MILLARD, La signification juridique de la responsabilité politique, in Gouvernements. Quelle responsabilité politique ?, Ph. SÉGUR (dir.), L'Harmattan, 2000, p. 83.
* 863 P. VALÉRY, Cahiers, NRF, Gallimard, La Pléiade 1973, p. 444 et 445.
* 864 Roger PERROT affirme que dans les textes modernes, on a renoncé « à le définir concrètement. On a pris le parti de parler du juge dans un sens générique », « Le rôle du juge dans la société moderne », Gaz. Pal. 1997, 1, p. 92.
* 865 On peut présenter le dixième commandement de la Chevalerie (« Tu seras partout et toujours le champion du Droit et du Bien contre l'Injustice et le Mal » : c'est l'église qui le formule d'abord de manière négative puis tente au XIIe siècle de créer un très bref temps, un corps de chevalier chargé exclusivement de préserver la paix « dans la chrétienté et d'empêcher le scandale des guerres privées » (on les appelait pacian, paissier « il n'y eut pas peut-être jamais de plus beaux noms de soldats ») ; enfin Guillaume Durand, auteur du Pontificat romain, mit cette oraison dans la bouche du Chevalier « Dieu, vous m'avez permis ici-bas l'usage de l'épée que pour contenir la Justice... qu'il s'en serve toujours pour défendre tout... ce qu'il y a... de juste et de droit ». Il n'est pas étonnant qu'il y ait lieu de lui opposer un contre code satanique. Voir Léon GAUTHIEUR, La Chevalerie, édition préparée et adaptée par Jacques LEVRON, Arthaud, 1960, p. 52.
* 866 L'office du juge : part de souveraineté ou puissance nulle ?, Etudes rassemblées par Olivier Cayla et Marie-France Renoux-Zagamé, Bruyiant, LGDJ, 2002, p. 35 et s.
* 867Judicium et le jugement. L'acte de juger dans l'histoire du lexique, 2002, p. 35 in « L'office du juge : part de souveraineté ou puissance nulle ? » précité.
* 868 Op. cit., p. 55
* 869 Op. cit., p. 54.
* 870R.JACOB, Le jugement de dieu et la formation de l'histoire de juger dans l'histoire judiciaire européenne, AJDA 1994, p. 87 à 104.
* 871 R.JACOB, Judicium et le Jugement, précité, p. 70.
* 872 Op.cit., p.37,p.43 et p.64.
* 873 Op.cit.,p.55.
* 874 J.-P.ROYER, Histoire de la justice en France, PUF, coll. Droit fondamental, n°12, p.30 et n°81, p. 113. Voir également F.CHAUVAUD, Le juge, le tribun et le comptable dans Histoire de l'organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours (1789 - 1930), Anthropos - Historiques, 1995.
* 875 De la Démocratie en Amérique, Flammarion, GF, 2004, t. 1, p. 168.
* 876 Sur le terme « et », le péril insidieux du langage, voir P. valéry, Cahiers, Gallimard, NRF 1938,p.444-445.
* 877 I.BOUCOBZA, La fonction juridictionnelle. Contribution a une analyse des débats doctrinaux en France et en Italie, Préface M. Troper, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2005.
* 878 Le juge parle, déforme et fait évoluer l'image de l'office. J. rivero, Existe-t-il un critère de l'acte administratif ? RDP 1953, p. 279 ; Pages de doctrine, LGDJ 1980, p. 187.
* 879 P. ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Gallimard, Folio, Essais, 2005, p. 15 et s.
* 880 « Le terme d'office... désigne depuis le Moyen-Age classique toute fonction publique à quelque titre qu'elle soit tenue, remplie au nom du roi et par délégation de son autorité ». L'office demeure jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, « un morceau de l'État ». (J.P.ROYER, Histoire de la Justice en France, PUF, Collection Droit Fondamental, 1995, n° 78, p. 108. Charles Loyslan « qualifie donc l'office - et par conséquent l'office de judicature - comme une marque d'honneur accompagnée de l'exercice d'une fonction publique » mais, observe J.-P. Royer, en reprenant les observations de R. Mousnier, « l'office de judicature est une fonction publique devenue objet de commerce et propriété privée », n° 78, p. 109).
* 881 P.RICOEUR, Parcours de la reconnaissance, préc., p. 16 et 17.
* 882 F. MORIN, Pourquoi juge-t-on ? Comment on juge ? Bref essai sur le jugement. Liber, 2005.
* 883 G.TIMSIT, Les noms de la loi, PUF 1991, Col. Les voies du droit.
* 884 D.HUME, Essais sur l'entendement humain, Vrin, 1972. Il est vrai que, comme l'exprime F. Morin (op. cit. ), Entendement est extrêmement proche de Jugement, c'est-à-dire de l'action de juger, au premier sens du terme, sans en produire les effets.
* 885 TH.DE QUINCEY, Essais sur la rhétorique, le langage et le style, éd. José Corti, Domaine romantique, 2004, p. 42.
* 886 H. ARENDT, Réflexion sur la façon de juger. Notes de cours non destinées à la publication. Dans sa Préface, Ronald Beiner parle de reconstitution conjecturale. Points, p. 17.
* 887 Op. cit., p. 18 et H. ARENDT, Responsabilité et jugement, Payot, 2005.
* 888 J.L.BERGEL, Méthodologie juridique, PUF, Thémis Droit privé, 2001, p. 140 et 141. « On observe alors que le raisonnement juridique est une sorte d'hybride qui procède à la fois de la démarche déductive et de la démarche inductive sans pour autant pouvoir s'identifier pour partie ni à l'une, ni à l'autre ». Voir H.AREND préc., p. 19 ; M.-L. MATHIEU-IXORCHE, Le raisonnement juridique, PUF, Thémis, 2001 ; P. OEERON écrit que, comme toutes les activités, les mots, raisonnement, décision, argumentation, jugement comportent une double acception car ils s'analysent à la fois comme une activité et un résultat (Le raisonnement, 5e éd., PUF, Que sais-je ?, 1996, p. 5). P. OEERON, L'argumentation, PUF, Que sais-je ?, 1983 ;
J. DE ROMILLY, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès, Références Antiquité, Le Livre de Poche, 2004.
* 889« Plus que son intime conviction, on sollicite du juge des automatismes qui reposent sur des prémisses au premier rang desquelles figurent la loi et les décrets, avec corrélativement la mise en place de tout un appareil logique à base conceptuelle, encombré de fictions, de présomptions, de raisonnement analogiques, de raisonnements probatoires, qui font que souvent, le juge doit faire taire son sentiment du juge pour faire prévaloir son sentiment du droit à dominante rationnelle », R. perrot, « Le rôle du juge dans la société moderne », Gaz. Pal. 1997, précité, p. 92.
* 890 R.PERROT, « Le rôle du juge dans la société moderne », Gaz. Pal. 1977, l p.91, précité. Mais la vérité... est « relative, contingente, pas la même pour tous », Y.CHARLIER, La vérité, Rapport annuel de la Cour de Cassation, 2004, Avant-Propos, La Documentation française, p. 39 et 40.
* 891 L'administration et son droit, Genèse et mutation du droit administratif français, et principalement M. MIAILLE sur le régime administratif, Ali, Publisud, Éthique et Droit, 1985.
* 892 M.-A. FRISON-ROCHE, Les offices du juge in Mélanges Jean Foyer, p. 463, p. 465, p. 466 et p. 468.
* 893 M.-A. FRISON-ROCHE, op. cit., p. 464, p. 468 et p. 471.
* 894 « Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
* 895 CE sect., 29 nov. 1974, Époux Gevrey, Rec. p. 499, concl. BERTRAND.
* 896 CE, 17 nov. 1982, Kairenga, RDP 1983, p. 856.
* 897 CE sect., 19 févr. 1982, Madame Commaret, Rec. p. 78, concl. DONDOUX.
* 898 Pour une approche nécessairement différente, voir l'arrêt d'Assemblée du Conseil d'État, Association A C ! du 11 mai 2004.
* 899 Voir CE, 8 juin 1988, SARL A.B.C. Engineering, AJDA 1988, p. 473, concl SCHRAMECK
* 900 CE, 31 juil. 1996, Association nationale des avocats honoraires des barreaux français, AJDA 1996, p. 1037, concl. PIVETEAU.
* 901 Extrait de G. DARCY, Utopies. Entre droit et politique in Mélanges Courvoisier, EDU 2005,p.331 & s.
* 902 H. KELSEN, Théorie pure du droit, 1962.
* 903 M. TROPER, La théorie du Droit. Le Droit et l'État, Paris, PUF, col. Léviathan 2001 ; et du même auteur, Le problème de l'interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle in Mélanges Eisenmann, 1975, Economica, p. 133. Ch. AGOSTINI, Pour une théorie réaliste de la validité in Mélanges Troper, l'Architecture du Droit, Economica, 2006 p.1 ; F. HAMON, Quelques réflexions sur la théorie réaliste de l'interprétation, in Mélanges Troper, op. cit. p.485; E. MILLARD, Quelques remarques sur la signification politique de la théorie réaliste de l'interprétation in Mélanges Troper, op. cit. p.725; pour un échange sur la théorie de l'interprétation, voir colloque du Sénat des 29 et 30 septembre 2006 sur « l'office du juge » à paraître aux éditions du Sénat.
* 904 J.-J. BIENVENU, L'interprétation juridictionnelle des actes administratifs et des lois : sa nature et sa fonction dans l'élaboration du droit administratif, thèse Pans II, p. II, 1979.
* 905 R. ODENT, Contentieux administratif, fasc. I., p. 444, 1978.
* 906 J.-J. BIENVENU, conclusion générale préc., t. II, p. 220 à 250 et p. 224.
* 907 E. LAFERRIERE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. I, LGDJ 1989, p. 450, préface de R. Drago.
* 908 R. ODENT, op. cit, fasc. I, p. 445.
* 909 Voir R. ODENT, op. cit., fasc. I, 1978, p. 445 ; J.-J. BIENVENU, op. cit., p. IV.
* 910 J.-J. BIENVENU, op. cit, p. XIV.
* 911 Concl. BARBET sur CE, 20 oct. 1950, Dame Veuve Oster, S.1951.3.21.
* 912 Ch. EISENMANN, Le droit administratif et le principe de légalité, EDCE, 1957, p. 32.
* 913 Conclusion générale, op. cit., p. 245 et 249.
* 914 Conclusion générale, op. cit., p. 226.
* 915 J.- J. BIENVENU, op. cit., p. VIII.
* 916 J.- J. BIENVENU, op. cit., p. XI.
* 917 J.-J. BIENVENU, op. cit., p. XI.
* 918 Voir l'appel en contentieux administratif. Dossier AJDA 2006, p. 307 et s.
* 919 M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE et B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 15e éd., Dalioz, p. 921. Voir M. DEGUERGUE, Déclin ou renouveau de la création des grands arrêts de la jurisprudence administrative, RFDA 2007, p. 260, Colloque sur le 50e anniversaire du G.A.J.A.
* 920 AJDA 2004, p. 202, note F. DONNAT et D. CASES.
* 921 Voir F. DONNAT et D. CASES, préc., p. 204 et 205.
* 922 CE, 12 janv. 1968, Ministre de l'Economie et des finances et Dame Perrot, Rec. p. 39, AJDA 1968, p. 179, concl. KAHN.
* 923 F. DONNAT et D. CASES, AJDA 2004, p. 434, note sous l'arrêt CE sect., 6 févr. 2004, M""- Hallal.
* 924 CE sect., 6 févr. 2004 Mme Hallal, AJDA 2004, p. 439.
* 925Conclusions RFDA 2004, p. 740. Voir l'article de I. DE SILVA, Substitution de motifs, deux ans d'application de la jurisprudence Hallal, AJDA 2006, p. 690 et CAA de Bordeaux, centre hospitalier d'Arcachon, 24 avril 2006, AJDA, 2006, p. 1629.
* 926RFDA 2004, p. 454, concl. C. DEVYS, AJDA 2004, p. 1183, chr. C. LANDAIS et F. LENICA;
RDP 2005, p. 536, commentaire Ch. GUETTIER.
* 927 CE, 26 déc. 1925, Rodière, Rec.p. 1065, RDP1926, p.32, concl. CAHEN-SALVADOR, S. 1925, 3, p. 49, note HAURIOU.
* 928Voir sect. 27 oct. 2006, Sté Techna et autres, AJDA 2006, chr. C. LANDAIS et F. LENICA;
concl. F. SENERS, RFDA 2007, p. 265.
* 929 CE sect., 25 févr. 2005, France Télécom, AJDA 2005, p. 997, chr. C. LANDAIS et F. LENICA.
* 930 La décision de section du 26 octobre 2006 Sté Techna et autres, préc., combine les apports de l'arrêt A C.! et de l'arrêt d'Assemblée du 24 mars 2006, KPMG et autres (Rec. p. 154, chr. AJDA 2006 par C. LANDAIS et F. LENICA, RFDA 2006 p. 403 concl. Y. AGUILA note F. Moderne p. 483) qui consacre le principe général de sécurité juridique. Elle est publiée au Journal officiel.
* 931 CE, 23 févr. 2005, Association pour la transparence et la modernité des marchés publics et autres, AJDA 2005, p. 668, note J.-D. Dreyfus. Voir B.SEILLER, Partie remise ou fin de partie, AJDA 2006, p.681.
* 932 Comme toute récente manifestation de l'office du juge, il est possible de citer l'ordonnance du 19 mai 2005 et l'arrêt du 20 juill. 2005 Société fiduciale informatique et Société fiduciale expertise par lesquels le Conseil d'Etat sollicite, dans le cadre de la procédure juridictionnelle de référé puis de fond, l'avis du Conseil de la Concurrence qui est une Autorité Administrative Indépendante (chr. C. LANDAIS et F. LENICA, AJDA 2005 p.216 ; Voir F. LENICA et J. BOUCHER, Le droit transitoire : arrêt sur image, CE sect. 13 déc. 2006, Mme Lacroix, AJDA 2007, p. 358.
Par l'arrêt d'Assemblée du 16 juillet 2007, Société Tropic-Travaux-Signalisation-Guadeloupe, le professeur F.MODERNE marque le renouveau des contrats de pleine juridiction contre les contrats administratifs, en s'exprimant de manière complète sur la modulation dans le temps des effets des revirements de jurisprudence (RFDA 2007, p.917 à 922 ; RFDA 2007, p.696, concl. CASAS).
* 933 L. WITTGENSTEIN, De la certitude, Gallimard, Tel, 1995, n° 121, p. 54. R. DESCARTES, Les principes de la connaissance humaine analysés par Descartes nous enseignent du doute et de la nécessité de juger. « Que pour examiner la vérité, il est besoin... de mettre toutes choses en doute autant qu'il se peut, qu'il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.
Cependant... nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables...
* 934J.PREVERT, Encore une fois sur le fleuve, NRF Folio, Histoires, p. 21.