L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
JUGER LES LOIS
(Commentaires sur le chapitre VI du livre I de
«
De la démocratie en Amérique »)
M. Eric DESMONS, Professeur de droit public, Université de Paris 13 (Paris-Nord)
Comment peut-on être américain ? C'est tout l'étonnement de Tocqueville lorsqu'il aborde l'examen du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis, l'inscrivant d'emblée dans le champ du politique, aux antipodes de la tradition française, rétive à une telle topographie : "Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine aux Etats-Unis, c'est l'organisation judiciaire, écrit Tocqueville. Il n'y a pour ainsi dire pas d'événement politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge » ; et il en conclut naturellement qu'aux Etats-Unis le juge est une des premières puissances politiques. Lorsqu'il vient ensuite à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamais s'introduire dans les affaires publiques que par hasard ; mais ce hasard « revient tous les jours ». Un juge qui fait ouvertement de la politique et qui n'en reste pas moins strictement un juge, cantonné dans sa fonction... La raison que Tocqueville invoque pour expliquer cette originalité - cette énigme - est donnée en des termes restés célèbres : « Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est revêtu d'un immense pouvoir politique. D'où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont pas ? La cause est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ils ont permis de ne point appliquer les lois qui leur apparaîtraient inconstitutionnelles »...
Ce court texte n'apprendra rien de plus que ce qui est déjà largement connu du contrôle de constitutionalité des lois - et plus largement du système judiciaire - aux Etats-Unis. Outre le fait que ces propos pourraient constituer un excellent commentaire des conclusions du juge Marshall sous la décision Marbury v. Madison, ils présentent néanmoins un intérêt non négligeable du point de vue de l'histoire des doctrines : celui de mettre en miroir le modèle américain de justice constitutionnelle avec ce que sera, plus tard, le modèle kelsenien. Car avec près d'un siècle d'avance, Tocqueville livre une critique du système à venir des cours constitutionnelles, anticipant sur les griefs qui leur sont parfois faits, tout comme il pressent ce qu'est devenue aujourd'hui la fonction judiciaire dans son ensemble : une activité consubstantielle à un nouveau type de vie démocratique.
Décrivant ce que nous nommons le contrôle de constitutionnalité des lois par voie d'exception, Tocqueville rend raison d'un tel contrôle, aux Etats-Unis, par l'articulation du principe de la suprématie de la constitution entendue comme norme juridique (« la première des lois ») et de ce qu'il nomme « l'essence même du pouvoir judiciaire », propre à la culture juridique anglo-saxonne : Pour Tocqueville, l'office du juge - en vertu de ce qu'il qualifie de « droit naturel du magistrat » - est de dire le droit ; en conséquence, le droit est d'abord ce que dit le juge. Ceci peut donc lui imposer, pour résoudre un litige, de se rapporter à la constitution, puisque celle-ci a le statut de règle de droit positif la plus élevée dans la hiérarchie des normes. Ainsi, le juge américain est un juge qui, tout en restant dans le cadre de ses attributions judiciaires, ne peut pas ne pas faire politique, car la bonne administration de la justice le conduit naturellement à contrôler le travail du législateur, comme organe de l'Etat, et à faire prévaloir la constitution sur une loi qui lui serait contraire. En conséquence, le juge est bien « amené malgré lui, sur le terrain de la politique ». C'est donc la nature juridique de la constitution articulée à ce « droit naturel du magistrat » qui justifient le contrôle de constitutionnalité de la loi et qui donnent au juge, par ricochet, un rôle politique.
Le statut de la constitution comme loi suprême est d'ailleurs parfaitement tangible, souligne Tocqueville : c'est la claire distinction formelle faite par les Américains entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués - « le principe même des constitutions américaines » - qui l'atteste et qui permet techniquement au juge d'opérer le contrôle de constitutionnalité des lois. Il apparaît en effet dans les formes qui président à son établissement que la constitution est « une oeuvre à part », celle du peuple souverain, qui « oblige les législateurs comme les simples citoyens », et qui ne peut être modifiée que selon des procédures spécifiques. Rien de tel en France à la même époque où la charte ne prévoit aucune procédure de révision constitutionnelle ; rien de tel non plus en Angleterre ou la constitution est souple et où le pouvoir législatif se confond avec le pouvoir constituant. Ces différences dans la conception même du constitutionalisme influent, selon Tocqueville, sur les droits et devoirs du corps judiciaire pour en réduire la portée. Ainsi, s'il était reconnu aux tribunaux français la possibilité de désobéir aux lois au motif de leur inconstitutionnalité, alors ils détiendraient en vérité le pouvoir constituant, puisque « seuls ils auraient le droit d'interpréter une constitution dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et domineraient la société »... En refusant de reconnaître un tel pouvoir aux juges, Tocqueville est conscient que, de facto , il revient à l'organe législatif, délesté de tout contrôle, de changer la constitution. Mais ceci est à son goût encore préférable : à tout le moins, les membres du parlement représentent encore (bien qu' « imparfaitement » précise Tocqueville) la volonté du peuple. Enfin, en Angleterre, il est impossible de concevoir un contrôle de constitutionnalité des lois, puisque les lois comme la constitution émanent du même organe et sont formellement identiques.
Les Américains, en faisant de la constitution « la première des lois », qui ne saurait être « modifiée par une loi » (ordinaire), ont donc permis au pouvoir judiciaire de se rapporter à elle. Puisque la fonction du juge est de dire le droit, il est alors normal qu'une loi ordinaire soit écartée d'un litige au motif qu'elle contrevient à la constitution. Ceci tient toujours, explique Tocqueville, « à l'essence du pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales celles qui l'enchaînent le plus étroitement » 763 ( * ) . Mais ce n'est qu'en attaquant la loi que par des moyens judiciaires, à l'occasion de litiges particuliers, que le juge rend acceptable la dimension politique de son office : « Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théorique et générale ; s'il avait pu prendre l'initiative de censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la scène politique ; devenu le champion ou l'adversaire d'un parti, il eût appelé toutes les passions qui divisent le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge attaque une loi dans un débat obscur et sur une simple application particulière, il dérobe en partie l'importance de l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a pour but que de frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard ». C'est, a contrario , le futur modèle de la cour constitutionnelle ( et du contrôle abstrait ) qui est ici dénoncé, comme étant à la fois partisan, outrageusement spectaculaire - pour ne pas dire tapageur - et produisant des effets radicaux sur la loi, toujours mal acceptés par le législateur (il est d'ailleurs curieux qu'en France la culture légicentriste se soit accommodée d'un tel modèle de justice constitutionnelle. Ou alors faut-il supposer que le soupçon porté sur le juge judiciaire et l'aura entourant la loi était tels qu'une solution aussi radicale s'imposait). Ce pouvoir de judicial review propre au juge américain est démocratiquement légitime pour une dernière raison : anticipant sur la fameuse théorie de l'aiguilleur, Tocqueville estime que la puissance du juge n'est jamais absolue, puisque « la nation peut toujours, en changeant sa constitution, réduire les magistrats à l'obéissance ». Bien sûr, dans le cadre d'un contrôle par voie d'exception, les lois ne sont pas annulées : elles sont simplement écartées du commerce juridique pour l'affaire en cours. Néanmoins, explique Tocqueville, le refus d'un juge d'appliquer une loi lui fait perdre sa force morale et la multiplication des procès la fait peu à peu tomber dans l'impuissance : elle succombe sous les « coups répétés de la jurisprudence ». Ce sont donc plutôt les conséquences de ce traitement judiciaire des lois inconstitutionnelles qui sont politiques : au regard de l'évolution de la jurisprudence dans le temps, soit « le peuple change sa constitution », soit la « législature rapporte sa loi ». Pour le dire autrement, le juge, exerçant son office, provoque soit l'intervention du pouvoir constituant (pour mettre la constitution en accord avec la loi), soit celle du pouvoir législatif (pour prendre acte de la volonté du peuple et voter une loi en conformité avec la volonté du peuple telle qu'elle s'exprime dans la constitution).
À ce point - et c'est la grande intuition de Tocqueville -, le juge américain entre de plain-pied dans le jeu du système représentatif en concurrence avec la représentation parlementaire. Le corps judiciaire joue, par ses prérogatives et de manière diffuse, le rôle que Wilson attribuera plus tard à la Cour Suprême : celui d'une « assemblée constituante en session perpétuelle », ou, selon la formule d'Arendt commentant cette formule, d'un « pouvoir constituant continu » 764 ( * ) . Mais tout en actualisant ce pouvoir constituant, le juge ne perd pas sa qualité d'autorité judiciaire et c'est cela qui fait sa force. Tocqueville y insiste à plusieurs reprises : La puissance judiciaire américaine répond en effet aux critères habituellement retenus pour être qualifiée ainsi : Le juge n'intervient qu'à l'occasion d'un litige, il se prononce sur « des cas particuliers et non sur des principes généraux », enfin, il n'a jamais l'initiative de sa saisine. C'est donc en respectant scrupuleusement les caractères propres à sa fonction qu'il entre sur le terrain de la politique sans commettre d'abus de pouvoir, puisque c'est toujours l'intérêt particulier dont il doit assurer la défense, sous peine de déni de justice, qui est à l'origine d'une censure de la loi : « Il (le juge) ne juge la loi que parce qu'il a à juger un procès, et il ne peut s'empêcher de juger le procès. La question politique qu'il doit résoudre se rattache ainsi à l'intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser de la trancher sans faire un déni de justice. C'est en remplissant les devoirs étroits imposés à la profession du magistrat qu'il fait l'acte du citoyen ». Cette obligation de juger sous peine de déni, en opérant au besoin un contrôle de constitutionnalité de la loi, fait alors du magistrat le relais politique - le mandataire ? - du citoyen ; ou plutôt, il donne au plaideur une étoffe citoyenne en assurant par la voie judiciaire sa représentation politique, lui permettant de provoquer un contrôle des actes de ses élus. Autant dire que le juge représente devant le législateur un membre du souverain constituant et qu'il actualise à cette occasion la volonté de ce dernier « à partir d'un fait positif et appréciable, puisqu'il doit servir de base à un procès »... La discrétion et la permanence de ce contrôle de constitutionnalité diffus s'opposent en la forme à l'exercice de la souveraineté législative qui agit par fulgurances à partir d'une autorité centralisée et publiquement repérable. Le contrôle juridictionnel des lois par voie d'exception est en revanche constant et plus anonyme. Le juge, par transitivité, semble dès lors s'y faire l'artisan de ce que Pierre Rosanvallon nomme une « démocratie de surveillance » 765 ( * ) .
On trouve dans cette analyse qui met en miroir le citoyen-plaideur, le juge et le législateur, les prodromes de certaines doctrines contemporaines relatives à la fonction de la justice constitutionnelle, entendue dans le cadre d'une théorie renouvelée de la démocratie. La conception traditionnelle de la démocratie, reposant sur l'identification des gouvernés et des gouvernants, aurait en effet aujourd'hui atteint ses limites : cette identification serait une simple idée de la raison, attestée par l'introuvable démocratie directe. Règnerait en réalité la confusion - au demeurant inévitable dès lors que l'on accepte de considérer que la multitude ne saurait se gouverner elle-même... - du peuple et de ses représentants. Ainsi - vieille leçon hobbésienne -, la volonté du peuple n'existerait pas en dehors de celle de ses représentants. Or, cette démocratie, nécessairement représentative, serait vécue par les gouvernés comme une usurpation, une aliénation. Le juge constitutionnel, restaurant un espace entre gouvernants et gouvernés, médiatisant le contrôle des gouvernés sur les gouvernants, serait seul en mesure de corriger cette tendance, se faisant ainsi l'écho des aspirations de la société civile face au monde traditionnel de la représentation politique. Il tendrait à figurer un nouvel ordre représentatif concurrentiel, brisant le monopole parlementaire : se plaçant entre le peuple - ou les communautés qui le composent - et ses représentants élus, il mettrait à jour un nouveau monde démocratique 766 ( * ) ... Outre le fait que les progrès démocratiques devraient dès lors se mesurer à l'aptitude des institutions à démultiplier les organes de médiatisation de la contestation politique ( et pourquoi s'arrêter en chemin ? ), ceci suppose la foi en un dogme : celui d'une certaine infaillibilité des juges en leur commerce, incarnant une forme de raison éthique et communicationnelle 767 ( * ) , qui donnerait sa qualité démocratique aux décisions politiques. Le juge produirait ainsi « une définition de la démocratie qui le légitime » 768 ( * ) se caractérisant par un régime « d'énonciation concurrentiel de la volonté générale » 769 ( * ) . Mais ce faisant, on peut craindre de ne faire que reporter sur le corps judiciaire - fonctionnant comme un nouveau clergé 770 ( * ) - les qualités placées jadis dans le législateur ( l'infaillibilité), en pariant sur les seules contraintes liées aux conditions d'interprétation et d'énonciation du droit par les juges, pour éventuellement brider leurs excès. De là peut-être le regain de l'idée d'une responsabilité des juges. L'État de droit - la planète des sages - n'a pas encore livré toutes ses potentialités...
Intervention du Président Pierre-Charles RANOUIL
Merci M. Eric Desmons pour votre communication. Ce détour par la pensée de Tocqueville me semble essentiel car il permet de percevoir la complexité de la fonction représentative du juge. Malheureusement, le temps nous manque pour engager une discussion et je donne immédiatement la parole au Professeur Roland Ricci.
* 763 Tocqueville ne cite jamais le juge Marshall, ni les auteurs du Fédéraliste. Pour autant, du raisonnement jusqu'à la terminologie ("l'essence de la fonction judiciaire"), on retrouve tous les arguments développés par Marshall dans la décision Marbury v. Madison. (v. E. ZOLLER, Droit constitutionnel, PUF, 2e éd., 1998, p.105-126).
* 764 H. ARENDT, Essai sur la révolution, trad. Chrestien, Gallimard, Tel, 1985, p. 296. Passage passionnant mais peu commenté où Arendt attribue à la Cour Suprême les fonctions et qualités (auctoritas) du Sénat romain .
* 765 P. ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance, Seuil, 2006, 1.
* 766 D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, titre 2 : « Le progrès démocratique représenté par le contrôle de constitutionnalité consiste en ce qu'il permet de réintroduire, à l'intérieur de la logique de la démocratie représentative, le principe de la démocratie directe : l'impossibilité pratique de l'expression directe de la souveraineté populaire a conduit à la mise en place d'institutions la représentant ; or, celles-ci peuvent avoir tendance à « trahir », ou « mal » exprimer la volonté du peuple ; donc, en vérifiant que les lois des institutions représentatives respectent la Constitution expression de la souveraineté populaire, le Conseil contribue à rétablir la soumission de la volonté représentative à la souveraineté populaire ». En ce sens, la justice constitutionnelle établit un autre ordre représentatif faisant face aux pouvoirs constitués. Pour D. Rousseau, le progrès démocratique tient uniquement dans la fin du monopole parlementaire de la représentation : c'est la multiplication des représentants qui serait le gage de la démocratie. Pourquoi alors s'arrêter en chemin ?
* 767 Ibid. p. 407.
* 768 Ibid. p. 416.
* 769 Ibid. p. 417.
* 770 Voir S. RIALS, Entre artificialisme et idolâtrie. Sur les hésitations du constitutionalisme, Le Débat, n°64, 1991, p. 163 s.; E. DESMONS, Le normativisme est une scolastique (brèves considérations sur l'avènement de la démocratie spéculaire présentée comme un progrès), Droits, n°32, 2000, p. 21 s.