L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
II. LES DOUTES QU'IL FAUT AVOIR SUR LA PORTÉE EXACTE DES RÉPONSES
A. PLUS DE RAISON, MOINS D'AUTORITÉ
De prime abord, rien n'est plus légitimant que l'explication. Motiver, abandonner l' imperatoria brevitas , donner à comprendre ce que l'on fait, s'expliquer toujours... Il y a là bien plus qu'un programme pour amateurs de postmodernité : plutôt une quasi-évidence de pur bon sens pour qui constate la réticence croissante des personnes à se voir, au sens strict, gouvernées.
L'on peut même admettre qu'il y a une vraie vertu à prôner la motivation scrupuleuse et ouverte des jugements lorsque - comme c'est mon cas - on est tout à fait dépourvu d'illusions sur la violence de l'interprétation et l'irréductible part d'arbitraire - ou, si l'on préfère, de souveraineté politique - que suppose (presque) toujours la décision de juger. Il est plus que probable que les temps ont changé, que la légitimité du juge ne peut plus être purement statutaire, ne serait-ce que parce que, selon toute vraisemblance, il n'existe plus aucune personne - physique ou morale -, aucune institution, aucune fonction dont la légitimité perçue est (ou demeure) complètement et efficacement assise sur son seul statut. Tous les pouvoirs (politique, médical, religieux peut-être) sont aujourd'hui sommés de se justifier, et par là même de contribuer à ce que leur légitimité soit construite. Précisément parce qu'elle n'est plus, ou en tout cas plus complètement, donnée.
Et puis, s'il en faut encore, on peut observer que l'un des pays - les États-Unis d'Amérique - dans lequel le pouvoir des juges est le plus immense et le mieux admis n'est autre que celui dans lequel ils rendent les décisions les plus détaillées. D'aucuns diraient les plus bavardes.
Tout cela va de soi.
Pourtant, et de nouveau, mieux vaudrait demeurer prudent. Tout n'est pas dicible dans un jugement. Il s'en faut de beaucoup. À commencer - mais en ne s'y arrêtant pas - par ce qui n'affleure pas, ou pas complètement, ou pas toujours, à la conscience du juge lui-même. Il est évident que, dans de nombreux cas - au moins ceux des hard cases si tant est que cela existe - une part de la décision échappe à la pure détermination juridique. Autre chose entre en ligne de compte (l'économique, le social, le moral, etc.), dont il ne peut pas être rendu raison dans un jugement, à peine de saper le fondement même de l'office du juge, à savoir la présupposition selon laquelle il statue en droit.
Aussi bien faut-il aussi se montrer méfiant à l'endroit des motivations judiciaires les plus détaillées. Car elles peuvent très facilement s'offrir comme un excellent moyen de dissimulation tout autant que de clarté. Mitch Lasser a très bien expliqué cela, récemment, devant la Cour de cassation. Je crois que sa conférence sera prochainement éditée sur le site Internet de la Haute-juridiction, et je vous conseille vivement de la lire sur ce point.
On ne peut pas tout dire, dans un jugement, et certainement pas tout ce que l'on pense des raisons de juger ceci plutôt que de cela. S'y efforcer au mieux, s'imposer l'ascèse ? Certes. Mais on ne fera jamais l'économie du gramme de mauvaise foi ou d'inconscience qu'il faut pour demeurer inscrit dans les affaires humaines. Aucun jugement, jamais, ne sera complètement transparent sur les raisons qui le font être ce qu'il est.
Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Je suis fondamentalement persuadé que le Conseil d'État, par exemple, a fait faire d'immenses progrès à la vie juridique au cours de ces dix ou quinze dernières années en exigeant de lui-même une densité d'explication qu'il ne pratiquait pas (ou pas assez) jusqu'alors. Entendons simplement que cela ne suffira jamais à lui apporter toute la légitimité dont il pourrait avoir envie. Quoi qu'il fasse.
B. PLUS DE CONTRADICTION, MOINS DE VÉRITÉ
Et si le juge se légitimait d'autant mieux qu'il exposait sa perplexité ? Les questions juridiques sont difficiles, les solutions sont indécises. Et puis c'est bien parce que la vérité n'est pas de ce monde que les parties se trouvent, là, au tribunal, pour faire trancher leur querelle. Le fait qu'elles se soient affrontées jusques là, en y mettant autant d'énergie et de peine, devrait montrer toujours que le doute était permis.
Ne serait-ce pas ramener les jugements dans les limites les plus acceptables de la raison humaine que de le montrer tel qu'il est : le résultat de ce qui, à cet instant et dans ces conditions, est apparu à son auteur comme le moins mauvais arbitrage possible entre toutes les solutions concevables ? Ni plus, ni moins.
Et ne serait-ce pas montrer cela au mieux que de laisser aux membres de la formation de jugement la possibilité de dire, individuellement et de manière séparée, ce qu'ils pensent au fond de la solution retenue ?
On peut très sérieusement le penser. L'opinion dissidente est, sans aucun doute, un moyen des plus crédibles pour imposer au juge l'ascèse dont je parlais tout à l'heure. S'exposer, lorsque l'on rédige un jugement, à se voir contesté ou démenti par certains de ceux qui ont participé à la délibération ne peut que pousser à donner à la sentence les meilleurs étayages rhétoriques, le plus ferme ancrage, la plus grande solidité juridique...
Néanmoins, je confesse volontiers mon trouble. L'opinion séparée m'apparaît, en son principe, comme l'une des voies les mieux assurées pour tendre à cette espèce d'optimum de maturité que j'appelle de mes voeux. Renoncer à la magie de la vérité, éduquer le peuple à la fragilité des sentences, faire croître, encore et toujours, la dépendance des oeuvres du juge à la raison et à l'explication... Tout cela va bien dans le sillage de l'opinion dissidente. Que l'on pourrait autoriser également au Conseil constitutionnel, à la Cour de cassation et au Conseil d'État.
Je crains pourtant que la chose ne soit pas facilement praticable dans un pays où les juges ne sont pas nommés à vie. L'individualisme judiciaire américain - celui qui fait un juge Holmes, par exemple - a ceci de précieux qu'il met chaque membre de la juridiction dans une situation d'engagement et de responsabilité personnelle propice au sérieux et à la facilité. Mais encore faut-il que tout converge pour créer, précisément, de la responsabilité devant la fonction, et donc un degré incandescent d'indépendance. Dit autrement, le juge prêt à user utilement de l'opinion séparée ne peut se concevoir que somptueusement indifférent : à son passé, à ses fidélités - en particulier en regard de ceux qui l'on fait ce qu'il est - à son futur, à sa carrière... Et comme il n'existe guère de saints hommes, je crains que cela ne se puisse faire que dans cette sorte d'opulence américaine, qui fait du magistrat un justice, mis à l'abri de tout et rendu fonctionnellement capable d'assumer, s'il en a le goût, son individualité sans arrière-pensées.
Cela n'est pas facile à faire en France, tout au moins dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire tant qu'une véritable Cour suprême n'y sera pas spécialement instituée :
- Le mandat, au Conseil constitutionnel, ne s'y prête ni par sa durée ni par les conditions de nomination des membres. Leur caractère politique est trop exclusif et insuffisamment tempéré par des procédures de confirmation. Je pense au demeurant, avec Guy Carcassonne, que l'institution de hearings parlementaires en France ne donnerait rien de bon. Nos parlementaires sont trop prompts à administrer la récompense ou la punition. Et la culture d'indépendance agressive dont les sénateurs américains sont capables, par-delà les clivages, n'est vraisemblablement pas aussi vivace de notre côté de l'Atlantique. Mieux vaudrait faire homologuer les nominations par une sorte d'autorité indépendante, chargée, en particulier, de s'assurer de la compétence technique des pressentis. Mais nous sommes encore bien loin du bout de la route pour en arriver là.
- Quant aux Cours supérieures des ordres administratif et judiciaire, elles seraient paradoxalement mieux préparées et mieux protégées, peut-être. Mais il faudrait trouver un moyen d'y neutraliser toute attente, en terme de carrière, qui puisse surdéterminer l'attitude individuelle du juge. Et cela ne va pas de soi.
Bref, l'institution, ici et maintenant, d'un système vertueux d'opinions séparées tient un peu de la quadrature du cercle. Il n'est vraiment pas évident qu'il y ait là un moyen sûr et confortable de légitimer l'office réel de nos juges.
C. PLUS DE RÉALITÉ, MOINS D'ABSTRACTION JURIDIQUE
Postulant qu'un juge soucieux de légitimer son action dans le monde ne saurait probablement se situer hors du monde, il est attirant de l'inciter à faire entrer toujours plus de réalité empirique dans la construction de ses jugements. Le droit pur - si tant est que cela ait un sens - ne suffit pas.
Là encore, la vertu de la chose est quasiment patente. Nous l'avons beaucoup défendue, avec le groupe de travail animé par Nicolas Molfessis, à propos de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. Le Conseil d'État avait aussi promu une préoccupation du même ordre, dans son génial arrêt AC, à propos des effets de jugements d'annulation. On ne peut plus admettre que le juge ne dispose pas du pouvoir de prendre ouvertement en ligne de compte certains effets réels, économiques et sociaux, de ses décisions, à l'heure de les prendre. Je n'ai pas besoin d'insister là-dessus.
Qu'on me permette simplement - et j'en terminerai pas là, faute de temps - de conserver un point d'interrogation ou de nuance sur l'aptitude fonctionnelle des juges à faire nécessairement ce que l'on attend (ou que l'on espère) d'eux à cet égard. Un des plus grands dangers d'une certaine vulgate, au sujet de « l'économie du droit », aura peut-être été de faire croire qu'il était facile, et techniquement possible sans préparation particulière, à des magistrats formés au seul sein des facultés idoines, de s'improviser sachant en matière économique, comptable ou gestionnaire, et de tirer enseignement immédiat de ce savoir là dans la construction de leurs jugements. Je pourrais d'ailleurs dire exactement la même chose en matière de santé mentale ou plus largement de psychisme humain, voire de fonctionnement réel des sociétés. Ces choses appellent des compétences véritables si l'on veut qu'elles puissent être intégrées utilement, c'est-à-dire sans supercherie majeure. Et ces compétences posent en elles-mêmes leur lot de problèmes : comment les acquérir ? Comment les remettre en question ? Comment et jusqu'où les solliciter de l'extérieur du prétoire ? J'en passe. Tout cela ne peut pas se régler sur un coin de table.
Décidément, il n'est pas facile de légitimer l'office du juge.
Intervention du Président Pierre-Charles RANOUIL
Merci M. Denys de Béchillon pour cet exposé passionnant et stimulant au regard des réactions qu'il a su provoqué.
Question du Président Bruno GENEVOIS
J'ai déjà eu l'occasion d'avoir un bon nombre de débats avec le Professeur de Béchillon notamment à l'occasion de rencontres entre le Conseil d'Etat et la faculté de droit de Pau et des pays de l'Adour. Il y a un point sur lequel je me sépare tout de même de lui, c'est quand il vient contester ou dire finalement : « plus de contradictoire, moins de vérité ». Je crois qu'une des justifications de l'autorité de la chose jugée découle du débat contradictoire. L'un ne va pas sans l'autre. C'est un élément qu'a très bien démontré Mme le Professeur Frison-Roche dans sa thèse sur le principe du contradictoire d'ailleurs. Les deux ne doivent pas s'opposer. Au contraire, les deux convergent dans notre tradition juridique. Je suis légitime dans ma fonction de juger. Je suis légitime pour trancher le litige parce que j'ai été éclairé en particulier par le débat contradictoire entre les deux parties. Merci.
Réponse du Professeur Denys de BÉCHILLON
Je ne suis pas en désaccord avec ce qui vient d'être dit. Il me semble que, même si la contradiction est une façon de parvenir à la vérité, il ne faut pas trop en espérer sinon on risque d'avoir une vision du procès habermasienne qui est peut-être un peu angélique. Je crains qu'on ne puisse pas faire complètement l'économie d'une réflexion sur la perception par le corps social de ce qu'est la vérité du jugement même s'il y a un très haut niveau de respect du contradictoire dans la procédure. Quand on interroge de manière empirique les gens, on se rend compte qu'on est très loin de ces considérations. Toute la culture juridique française a été construite sur une ambivalence formidable. D'un côté on refuse au juge le pouvoir. On en fait une simple « autorité » en essayant de le dévaluer en regard des autorités politiques. Et de l'autre, on veut faire croire qu'il est détenteur de la vérité sur la signification de la loi. Le problème est que les gens ne sont pas prêts à entendre l'existence d'une vraie contradiction entre par exemple deux significations possibles de la règle si on ne leur dit pas qu'il n'y a pas de vérité. Or, tout est fait pour leur faire croire en l'existence de cette vérité. Je suis bien sûr convaincu du fait que le contradictoire permet d'arriver à la moins mauvaise solution possible. Mais je crains que cela ne suffise pas à transformer la perception que le corps social peut avoir de la vraie signification d'une décision de justice qui n'est pas la vérité mais un choix, certes étayé, instruit en raison, contradictoirement débattu, mais un choix, c'est-à-dire finalement un choix politique et non la vérité des choses. Cependant vous n'aimez pas le mot politique comme vous n'aimez pas le mot arbitraire M. le Président, ce qui est d'ailleurs, très largement, votre droit.