L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
COMMENT LÉGITIMER L'OFFICE DU JUGE762 ( * ) ?
M. Denys de BÉCHILLON, Professeur de droit public, Université de Pau
Il nous faut placer notre réflexion sous le signe du plus grand doute. Doute au sujet des limites exactes d'une telle question (I), mais aussi doute au sujet des réponses que l'on ambitionne de lui apporter (II).
I. LES DOUTES QU'IL FAUT AVOIR AU SUJET DES LIMITES EXACTES DE LA QUESTION
A - Bien sûr, la question qui nous est ici posée ne suppose pas que l'on dise si le juge est effectivement légitime à faire ce qu'il fait ou veut faire.
Une telle ambition supposerait qu'il soit possible de s'accorder sur une définition objective de la légitimité. Et il faudrait pour cela qu'il existe une place objective, elle aussi, d'où il soit possible de statuer à ce propos.
Or l'on sait bien que cela n'existe pas. Plus exactement, ce qui existe de plus sérieux dans ce registre - la volonté du Constituant de faire du juge une « autorité » et non un pouvoir, de même que la volonté de l'auteur du Code civil de cantonner l'office du juge entre le déni de justice et l'arrêt de règlement - ne nous est d'aucun secours. Rien de tout cela n'est effectivement utilisable pour dire si un juge est légitime à faire telle ou telle chose bien précise.
Le reste - tout le reste - des prétentions à dire de haut la légitimité ou l'illégitimité du juge, n'est qu'illusion. C'est toujours sur la base d'une surdétermination idéologique ou politique, consciente ou pas, que s'élèveront les voix de la prétendue « vérité » dans ce domaine.
Bref, pour aborder notre sujet, nous devrions tout faire pour éviter de dire si, oui ou non, le juge est légitime.
Pourtant, je ne suis pas sûr que nous puissions éviter de le faire. Que nous le voulions ou non, nous sommes condamnés à nous référer, toujours, à une sorte de point fixe, éminemment subjectif. Prenons un exemple. Ma conviction, toute personnelle, est que le juge, dans un système de droit moderne, n'est légitime que lorsqu'il fait du droit, c'est-à-dire lorsqu'il s'efforce à tenir le plus loin possible de lui-même toute tentation à statuer pour la défense d'un autre ordre de normativité -moral ou religieux, par exemple. Mais vous observerez avec moi que cette position n'a rien d'universel, et par là même, rien d'objectivement assuré. Le parti jusnaturaliste , par exemple, s'établit sur des bases exactement inverses. Il faut donc en tirer les conséquences. Les « conseils » que je serai amené à formuler pour accroître la légitimité du juge seront nécessairement imprégnés par ma conviction au sujet du type de légitimité dont le juge doit être revêtu. Ils ne feront pas l'économie d'un certain degré d'assujettissement aux croyances qui sont les miennes. Bref, en même temps que j'aurais mis en garde contre le risque de confondre la définition de la légitimité et la définition des moyens de la renforcer, j'aurai ruiné toute mon ambition à ne pas mêler ces registres.
B - Bien sûr, la question n'est pas de savoir s'il faut que le juge soit légitimé. Cela reviendrait à faire ici tout autre chose que de la « science » : à avancer l'idée - toute politique - selon laquelle il faut, ou non, conférer au juge plus de titres à agir, au détriment du politique ou des capacités d'autorégulation du corps social. S'ajoute à cela que l'on peut émettre les plus grands doutes sur la pertinence d'un « il faut » qui se voudrait général et sans attache particulière à des situations ou à des problèmes effectivement posés. Il ne faut sûrement pas en soi et toujours légitimer plus, ou mieux, toutes les activités et toutes les entreprises des juges.
Pourtant, je ne suis pas sûr de pouvoir ici m'abstraire de l'idée que l'on peut faire mieux et qu'il faudrait faire mieux en matière de légitimation de l'office du juge.
La raison en est simple. Nous ne savons plus, et depuis longtemps, fabriquer solidement la légitimité de l'action publique par le seul recours à l'élection et à la représentation. Et le contrôle juridictionnel des lois a amplifié le phénomène dans d'immenses proportions, puisqu'il a fait advenir un pouvoir plus grand encore que celui du représentant de la Nation.
Le droit et le juge ont donc pris une place croissante dans l'économie générale de nos sociétés, et ils l'ont prise contre l'empire de la légitimité élective. Il est donc forcément utile, pour qui pense que nos sociétés gagnent à conserver des systèmes de référence un tant soit peu sécurisants et pacifiants, que la légitimité de celui qui se trouve installé tout en haut du Panthéon symbolique soit solidement ancrée. Pour autant que le juge occupe désormais tout ou partie de cette place, il est donc - socialement - souhaitable que sa légitimité soit plus solidement étayée qu'elle ne l'est aujourd'hui.
C - La question est seulement de savoir comment le juge doit s'y prendre pour apporter à son action un surplus de ce qui sera perçu comme de la légitimité.
Là encore, en première analyse, les choses dont apparemment très claires et très simples. Elles tiennent en deux idées.
D'une part, le mandat qui m'est ici confié consiste à me transformer - et vous avec moi - en conseillers politiques ou publicitaires, en nous mettant en tant que de besoin dans la peau du juge considéré.
D'autre part, nous avons à n'aborder la question de la légitimité que par le plus petit bout possible : celui de la représentation que le corps social se fait des limites acceptables de la fonction de juger. Nous avons à nous intéresser au quantum de légitimité perçue, et rien de plus.
Mais de nouveau, la place du doute est immense.
D'une part, la place du conseiller est plus ambiguë qu'il n'y paraît. Elle peut consister à prescrire de faire ce qui semble bon, ou ce qui semble efficace. Or la contradiction potentielle est très vive entre ces deux pôles :
- La subjectivité d'où je ne parviens pas à éviter de parler m'incline par exemple à penser qu'il est bon, pour le juge, de cultiver une grande ascèse rhétorique : de renoncer aux grands mots vides de sens ou chargés de trop de sens divers, tout simplement parce qu'ils ne rendent raison de rien. La « dignité de personne humaine », par exemple, est de ceux là, qui permet alternativement de proscrire ou de défendre l'idée d'une libre disposition, par chacun, de son propre corps. Il me paraîtrait donc souhaitable qu'un juge soucieux de fonder jusqu'au bout ses verdicts en raison - et par là même soucieux de légitimer son action dans et par cette même raison - n'use de ce terme qu'avec la plus grande parcimonie et, en tout état de cause, qu'au prix d'un grand luxe de définition de ce qu'il entend dire par là...
- Cela dit, si l'on conçoit de conseiller le juge de manière brutalement efficace, au sens où l'on se bornerait à faire en sorte que son action soit le plus facilement reçue, et de la manière la plus immédiate, il est à peu près évident qu'il vaut mieux lui dire le contraire. L'enflure rhétorique, la mobilisation des plus grandes images, fût-ce hors propos, produit en pratique des effets proprement magiques dont il serait dommage de se priver. Le nain de Morsang-sur-Orge s'est vu condamner, dans un enthousiasme assez général, à ne plus pouvoir gagner sa vie comme il l'entendait librement, parce que le Conseil d'État a eu le génie de placer sa décision sous les espèces scintillantes de la dignité de la personne humaine. Sous ce rapport, mieux vaudrait donc que le juge, à l'instar du personnel politique, ne se prive pas de faire vibrer la corde sensible.
D'autre part, il n'est pas si facile de prétendre agir de manière effective sur les représentations de la justice. Encore faudrait-il, pour cela, les connaître. Or cet objectif est très loin de se trouver à portée de la main dans un pays qui ne pratique la recherche en sociologie du droit que de manière extrêmement limitée. A fortiori dans le domaine du droit public, où elle est à peu près complètement anecdotique.
Par ailleurs, on peut aisément se douter que la représentation qu'une personne se fait ou non de l'office légitime du juge varie considérablement d'un contexte ou d'une situation à l'autre. Il faudrait déjà se demander si la représentation que l'on cherche à objectiver est abstraite et, pour ainsi dire, de nature purement politique ou si, tout au contraire, elle est celle d'un justiciable en situation, engagé dans un procès, etc.
Soit dit par parenthèse, cela nous impose, ici, de demeurer sur les plus grandes arrêtes. Nous sommes condamnés à en rester à un niveau de généralité très élevé, et donc à un degré d'imprécision et d'approximation qui ne l'est pas moins.
D - Peut-on lutter contre la perception du juge comme illégitime ?
Ce n'est pas si sûr.
Prenons un exemple, et partons des enseignements de l'histoire. Il est évident que la tradition française pousse à ne pas faire confiance au juge. La Constitution n'est pas autrement orientée, puisqu'elle affecte de le reléguer dans le registre de « l'autorité » pour lui refuser le « pouvoir ». Quant au discours général du droit - qui est d'ailleurs largement celui du juge - il file dans la même direction : l'interprétation est présentée comme un acte de connaissance du sens vrai du texte, entre les mains d'un juge « bouche de la loi ». L'office du juge se donne ainsi comme un acte de véridiction ou peut s'en faut. Or tout cela, contre les apparences, se vérifie très dangereux pour la légitimation du travail juridictionnel. La mise en scène du juge comme connaisseur et diseur de la vérité, notamment, l'expose, devant la déception ou la colère de tous ceux à qui sa décision déplaît inévitablement - y compris loin au-delà du cercle des parties - à se voir reprocher le mensonge ou l'erreur. Le discours dominant dans notre pays a créé ainsi un type d'attente qui ne peut jamais être satisfaite rationnellement. La déconsidération de l'office du juge - par exemple sur le mode de l'accusation d'avoir gouverné, ou sur celui d'avoir jugé « à tort » - s'inscrit bel et bien dans le droit fil du moyen historiquement choisi pour protéger et sanctuariser cet office. La logique voudrait donc que l'on fasse tout pour renverser la vapeur. Pour légitimer mieux le juge, il faudrait éduquer les masses. Les initier à la « vraie » nature, constructive, de l'interprétation, les faire grandir dans leur perception des choses : renoncer à l'idée même de vérité juridique, leur faire comprendre ces bizarreries procédurales dont elles ne saisissent pas immédiatement le bien-fondé (comme par exemple la présence au délibéré du Commissaire du Gouvernement, dont je persiste à penser qu'elle est souhaitable), accepter que l'insécurité soit consubstantielle à la vie juridique...
Mais je crains fort, cela dit, qu'une telle entreprise éducative présente des difficultés immenses. Peut-on vraiment éduquer le justiciable ? Par quelles voies ? Jusqu'où ? Peut-on aisément le faire renoncer à un système de croyance aussi intuitif que celui qui fait du juge le détenteur de la vérité ? Peut-on raisonnablement croire en la possibilité de reforger de fond en comble l'armature du sentiment subjectif de justice ou d'injustice tel que partagée par une immense majorité de la population, pour lui faire accepter autre chose, qui soit à la fois plus réaliste, plus raisonnable et beaucoup plus sérieusement fondé ? C'est douteux, et ce doute ne doit pas quitter celui qui se donne pour mission de légitimer l'office du juge. Si l'on doit proposer des éléments de solution, c'est avec d'infinies précautions et un grand luxe de modestie.
* 762 On a approximativement conservé le texte de la conférence prononcée lors du colloque.