L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
II. LA NON - COÏNCIDENCE ENTRE RATIONALITÉ JUDICIAIRE INDIVIDUELLE ET EFFICACITÉ DU DROIT
Une partie importante des travaux d'analyse économique du droit déduit des comportements judiciaires guidés par la rationalité individuelle que le droit, dans son ensemble, tend à devenir plus efficace. Cette théorie économique de l'efficacité du droit explique cette « marche vers l'efficacité » par le comportement des juges et par leur préférence postulée pour l'efficacité. Sous l'effet de l'action des juges, des règles efficaces se substituent progressivement aux règles inefficaces, au fur et à mesure qu'elles sont contestées devant les tribunaux. Cette version de la théorie de l'efficacité du droit fondée sur les comportements judiciaires est essentiellement développée par le juge Posner. 564 ( * ) L'exercice par les juges de leur rationalité individuelle ne garantit pourtant pas l'efficacité collective du droit, pour plusieurs raisons.
Premièrement, de façon évidente, le droit jurisprudentiel ne constitue pas la source unique du droit. Même dans l'hypothèse où le juge rationnel aurait pour objectif l'efficacité du droit, les domaines de droit régis par des sources juridiques autres que jurisprudentielles n'en seraient pas pour autant marqués par la même recherche d'efficacité. La question de l'influence des groupes de pression sur le processus de décision politique reste ainsi entière, tout particulièrement dans les systèmes où la décision judiciaire remplit une fonction de « législateur interstitiel » destiné à compléter un droit législatif incomplet.
Deuxièmement, si les juges sont des agents économiques « comme les autres », 565 ( * ) ils sont non seulement rationnels mais également et à l'instar de tout agent économique à la poursuite de leur intérêt personnel. L'application par l'AED au juge de l'hypothèse d' homo oeconomicus ne permet alors plus de rendre compte de la préférence rationnelle du juge pour l'efficacité, dès lors que cette dernière peut ne pas coïncider avec son intérêt personnel. 566 ( * ) Par ailleurs, aucune justification rigoureuse ne vient étayer l'hypothèse d'une préférence judiciaire pour l'efficacité. Pour Posner, cette dernière serait ainsi motivée par l'absence d'outils à la disposition du juge pour fonder ses décisions sur des critères alternatifs : parce que les juges manqueraient des outils nécessaires pour poursuivre un objectif de redistribution, leur seul objectif demeurerait finalement l'efficacité. En outre, l'enrichissement par l'AED de la fonction d'objectifs judiciaires, avec la prise en compte d'arguments plus variés, à la fois monétaires et non monétaires - tels le pouvoir, la satisfaction idéologique, le prestige et la réputation - éloigne le comportement judiciaire de la conception idéalisée d'un juge produisant des décisions efficaces. Dans cette perspective, parce que le juge est rationnel, et maximise une fonction d'utilité individuelle complexe, la décision judiciaire peut précisément être partiale et inefficace socialement.
Troisièmement, le volume d'informations que le juge est capable de traiter ainsi que sa capacité de traitement de cette information sont humainement limités. En admettant que le juge poursuive effectivement un objectif d'efficacité économique, la rationalité « réaliste » sur laquelle le juge fonde sa décision ne saurait de ce fait constituer une rationalité optimisatrice parfaite, mais s'apparente plutôt à une forme de rationalité limitée. Rapportée au contexte judiciaire, cette hypothèse de rationalité limitée - qui s'applique à l'ensemble des agents économiques et est abondamment développée par la littérature - invalide sérieusement la théorie de l'efficacité du droit produit par les juges. En effet, dès lors que le juge n'est plus supposé capable de prendre la décision optimale, en raison de son information insuffisante et de ses capacités cognitives limitées, l'idée d'une évolution juridique guidée par les comportements judiciaires perd son fondement. La décision judiciaire individuelle, même rationnelle, ne peut alors plus être parée des vertus de l'efficacité économique.
Les problèmes de coordination des décisions prises individuellement par les juges en accord avec leur rationalité individuelle constituent un quatrième obstacle à l'obtention d'un droit efficace au plan collectif. En effet, une décision judiciaire peut être rationnelle au plan individuel sans l'être collectivement. Ainsi, il est rationnel pour le juge individuellement d'imiter la décision d'un autre juge, dès lors qu'il prend sa décision en information imparfaite et que l'utilisation de l'information contenue dans la jurisprudence existante lui économise certains coûts individuels d'information. Le choix de suivre la jurisprudence résulte alors non pas - ou pas uniquement - de la « qualité » de cette dernière, mais du comportement rationnel d'un juge minimisant les coûts individuels de production de la décision judiciaire. Ces situations de « cascades informationnelles » sont alors à l'origine de phénomènes de lock in ou de verrouillage se traduisant dans le contexte judiciaire par une inertie juridique et le maintien de règles inefficaces dont l'adoption est pourtant rationnelle pour le juge individuellement. 567 ( * )
Au final, l'hypothèse de rationalité individuelle du juge ne semble pas rendre compte de l'ensemble des dimensions de la décision judiciaire. Des comportements judiciaires cohérents avec la rationalité judiciaire individuelle ne conduisent en outre pas nécessairement à l'efficacité du droit présumée par les premiers modèles d'économie du droit. Ainsi, au-delà du débat sur la signification de la notion d'efficacité en économie du droit, la rationalité individuelle ne paraît pas garantir la production d'un droit socialement efficace. Le lien entre rationalité économique et décision judiciaire ne saurait cependant être invalidé sur cette seule base. Aussi, après la contestation des analyses en termes d'efficacité, l'AED se donne-t-elle aujourd'hui comme objectif la construction d'un modèle réaliste de décision judiciaire, mobilisant notamment les avancées récentes des modèles économiques de rationalité.
Intervention du Président Yves GAUDEMET
Merci beaucoup Madame. Vous avez su poser très clairement cet aspect de l'analyse économique du droit appliqué à la décision judiciaire et en même temps prendre, si j'ai bien compris, certaines distances par rapport à cette analyse économique. Vous avez en tous les cas confirmé, un choix parfaitement irrationnel que j'ai fait voici un certain nombre d'années, parce que j'avais commencé des études d'économie et que j'ai continué des études de droit. Je ne suis pas sûr que le droit y ait gagné beaucoup, je suis certain que l'économie n'y a rien perdu. Pour clôturer cette matinée, il ne nous reste plus qu'à écouter Mathieu Doat.
* 564 Elle est complétée par les analyses développant l'hypothèse de contentieux sélectif, selon lesquelles les règles inefficaces finissent par être remplacées par des règles efficaces. Selon cette version de la théorie de l'efficacité du droit, la marche du droit vers l'efficacité s'explique non plus par une préférence postulée du juge pour l'efficacité, comme c'est le cas dans l'analyse de Posner, mais par les comportements des parties au conflit incitées à contester les règles inefficaces devant les tribunaux plus fréquemment que les règles efficaces. Voir par exemple RUBIN, P., 1977. Why Is The Common Law Efficient ? , Journal of Legal Studies, pp. 51-63 ; Priest G., 1977, The Common Law Process and the Selection of Efficient Legal Rules, Journal of Legal Studies, 6, pp. 65-82 ; Goodman J. , 1978. An Economic Theory of The Evolution of Common Law, Journal of Legal Studies, 7, 2, pp. 393-405.
* 565 Cette phrase reprend le titre de l'article de R.A. POSNER (1993) : What Do Judges and Justices Maximize ? (The Same Thing Everybody Else Does), Supreme Court Economic Review, 3, pp. 1-41.
* 566 Il est surprenant à cet égard de constater que le même auteur, R.A. Posner, fait selon son propos l'hypothèse de juges maximisateurs d'une fonction objective identique à celle des autres agents économiques ou celle d'agents uniquement à la recherche de l'efficacité.
* 567 Voir par exemple TALLEY E., 1999. Precedential Cascades : an Appraisal, California Southern Law Review, 73, 1, pp. 87-137 ; HARNAYS S., A. MARCIANO, 2004. Judicial Conformity versus Dissidence: an Economic Analysis of Judicial Precedent, International Review of Law and Economics, 23, 4, pp. 405-420.