L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

III. LES INFLUENCES D'ORDRE RATIONNEL PLUS OU MOINS AVOUÉES

Si l'office du juge est aussi de trouver l'équilibre entre les intérêts en présence, l'emprise de l'équité et  la pondération des intérêts est une influence d'ordre rationnel qui est étrangère à tout sentimentalisme, contrairement à l'image d'Epinal du bon juge de Château-Thierry. Si l'équité est ouvertement sollicitée et acceptée, reconnue, une autre influence d'ordre rationnel, la modernité, l'est moins car elle révèle sans doute une autre tyrannie des apparences.

A. L'EMPRISE DE L'ÉQUITÉ ET « LA PONDÉRATION DES INTÉRÊTS »550 ( * )

Malgré l'adage « Dieu nous garde de l'équité des Parlements », les juges à quelque ordre qu'ils appartiennent, n'ont jamais nié prendre en considération l'équité dans le but de préserver les intérêts de chacun, à la recherche du fameux équilibre de la balance de la justice.

Il est avéré que maints commissaires du gouvernement près le Conseil d'Etat s'y sont référés pour convaincre du bien-fondé de l'élargissement continu de la responsabilité sans faute de la puissance publique (Jean Romieu dans l'affaire Cames et encore tout récemment M. Devys qui, dans ses conclusions sur l'arrêt GIE Axa Courtage, a expliqué que l'état actuel de la jurisprudence était à double titre « inéquitable » pour les victimes et incompréhensible pour le public »). La doctrine a même parlé de « jurisprudence d'équité » 551 ( * ) , ce qui est plus qu'un aveu, une reconnaissance et un hommage. La Cour de cassation tranche dans le même esprit. C'est par souci d'équité envers les victimes d'accidents médicaux qu'elle a fait produire un effet rétroactif à l'obligation d'information pesant sur les médecins, afin probablement de pallier les conséquences inéquitables de son refus de faire entrer l'aléa thérapeutique dans les rapports contractuels existant entre un médecin libéral et son patient. Cependant la justification qu'elle a apportée à cette solution et selon laquelle « l'interprétation jurisprudentielle d'une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés » est difficile à admettre et à faire comprendre, même si elle veut signifier que la norme telle qu'elle a été interprétée en 1998 dans le sens d'une obligation d'information des médecins, même sur les risques exceptionnels, devait être appliquée en 2001 indépendamment de l'époque à laquelle se sont déroulés les faits reprochés au médecin. Equitable pour les victimes, la rétroactivité de la règle jurisprudentielle s'avère redoutable pour les personnes dont la responsabilité est mise en cause 552 ( * ) .

On le voit donc, dans des rapports égalitaires comme le sont les rapports de particuliers à particuliers, l'équité présente un double tranchant : favorable aux uns, elle s'avère défavorable aux autres et c'est à ce point de rupture que « la pondération des intérêts » par le juge doit intervenir. Certes, relève de l'office du juge la mission de faire évoluer la jurisprudence tout en veillant à la sécurité juridique. Cette dernière ne saurait en effet « consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit » 553 ( * ) . Mais la sécurité juridique impose des aménagements raisonnables comme la modulation dans le temps des effets de la chose jugée ou des mesures transitoires dans les lois.

Le juge administratif parle dans le même ordre d'idées de conciliation des intérêts publics et des intérêts privés et, pour le cas particulier des revirements de jurisprudence inéquitables, a trouvé la parade en posant la règle nouvelle le plus souvent dans des arrêts de rejet qui ne l'appliquent pas. C'est encore par des considérations d'équité que le Conseil d'Etat a décidé de moduler l'effet rétroactif de ses annulations contentieuses, lorsque cet effet emporterait « des conséquences manifestement excessives ». Pour décider de la modulation, le juge doit prendre en considération les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et les inconvénients d'une limitation dans le temps des effets de l'annulation 554 ( * ) . Si cet examen le conduit à considérer qu'il est plus raisonnable de limiter dans le temps les effets rétroactifs, le juge pourra prononcer cette limitation et même différer les effets de l'annulation à une date postérieure à sa décision.

La mise en balance des intérêts publics et privés, des avantages et des inconvénients d'une modulation de la rétroactivité montre bien que la décision est orientée en fonction de paramètres qui ne sont pas tous spécifiquement juridiques 555 ( * ) .

B. LE PRESTIGE DE LA MODERNITÉ OU L'AUTRE TYRANNIE DES APPARENCES

Le miroir de la modernité reflète les préoccupations manageriales de la gestion publique soumise à l'efficacité et brouille l'image d'une justice conservatrice, lente allant son train de sénateur avec sérénité. La célérité de la justice et la rentabilité attendue des juges connaît une traduction juridique dans la multiplication des recours préalables obligatoires afin de faciliter la conciliation, dans l'instauration du juge unique dans des contentieux toujours plus nombreux et la suppression de l'appel dans des contentieux considérés comme mineurs.

L'organisation de la justice n'est pas seule affectée, l'office du juge, sa manière de comprendre et de rendre la justice l'est aussi certainement, encore qu'elle soit difficile à mesurer. Dans une société médiatisée et une démocratie d'opinion, les juges sont aussi sensibles à l'image qu'ils donnent à voir : pragmatisme et empirisme rangent la bonne administration de la justice parmi les moyens privilégiés par les deux ordres de juridiction pour montrer qu'ils sont attentifs aux intérêts des justiciables.

L'opportunisme n'en est pas très éloigné non plus quand des commissaires du gouvernement se réfèrent à une triple économie de temps et de charge contentieuse pour l'Administration, le requérant et le juge 556 ( * ) ou se réfèrent à des arguments d'opportunité temporelle 557 ( * ) ou de cohérence interne de la jurisprudence 558 ( * ) .

La modernité, est-ce aussi reconnaître le bien-fondé de la normalisation, quand ce n'est pas la labellisation ? C'est poser la question de savoir si le jugement, indépendamment du traitement quantitatif des dossiers, peut faire l'objet d'une évaluation de qualité. Quant à la productivité, élément essentiel de la modernité, un Vice-président du Conseil d'Etat a rappelé opportunément qu'il était difficile d'en demander toujours plus aux juges 559 ( * ) .

Mais l'office du juge et les influences qui l'inspirent peuvent-ils réellement faire l'objet d'une certification, comme c'est le cas pour le parquet général de la Cour des Comptes certifié ISO 9001-2000 en 2002 ?

La modernité n'a-t-elle pas des limites ?

Intervention du Président Yves GAUDEMET

Si on ôte du mot influence ce qui peut y avoir de péjoratif, l'acte de juger n'est que du droit entouré par un réseau d'influences. Si l'on veut soustraire le juge à toutes les influences, il n'y aura jamais de jurisprudence. Avec cette communication, vous aurez certainement contribué à nous éclairer beaucoup sur ce point et certainement aussi contribué à alimenter le débat qui viendra tout à l'heure. Je crois que ce rôle déclinant de la doctrine a surpris certains d'entre nous. Quant au juge administratif qui souffrirait de déficit d'images, mon sentiment est qu'il se porte plutôt bien. Son image sociale, son image en tant que juge n'est pas si mauvaise aujourd'hui. Sans doute, souffre-t-il d'un déficit d'images ; toutefois, maintenant qu'existent des procédures d'urgence, les choses ont changé.

Mme. Sophie Harnay, je suis heureux et impatient de vous écouter. Votre sujet en effet me rafraîchit. Quand j'étais à l'Institut d'Etudes Politiques, on nous parlait beaucoup de la rationalisation des choix budgétaires puis ce thème a disparu. Personnellement, j'avais toujours pensé que les choix budgétaires étaient rationalisés et qu'ils continueraient à l'être. Avec votre sujet sur la manière dont la rationalité économique traverse la décision judiciaire, vous allez nous rendre plus familier avec ce grand thème de l'économie du droit. Je vous en remercie.

* 550 Expression dont la paternité revient à J. COMPERNOLLE, Vers une nouvelle définition de la fonction de juger : du syllogisme à la pondération des intérêts, in Mélanges F. Rigaux, Bruylant, 1993, p.495.

* 551 J.P. Gilli, La responsabilité d'équité de la puissance publique, D. 1971, chr. p.373.

* 552 Sur l'obligation d'information pesant sur les médecins, Cass. Civ. 1ère, 7 octobre 1998, D. 1999, 145, note S. Porchy-Simon ; JCP 1999, II, 10179, concl. Sainte-Rose, note P. Sargos. Sur son application à des faits antérieurs et la justification reproduite au texte, Cass. Civ. 1ère, 9 octobre 2001, D. 2001, 3470, rapport P. Sargos, note D. Thouvenin.

* 553 Cass. Civ. 1ère, 21 mars 2000, D. 2000, 593, note Ch. Atias.

* 554 CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC, AJDA 2004, p. 1183, chr. C. Landais et F. Lenica.

* 555 En ce sens, J. NORMAND, Office du juge, Dictionnaire de la Justice, (direction L. Cadiet), PUF, 2004, précité.

* 556 Concl. I. de SILVA sur CE, S., 3 décembre 2003, El Bahi, AJDA 2004, p. 202, arrêt opérant une substitution de base légale pour éviter une annulation.

* 557 Concl. P. FRYDMAN sur CE, Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec. Lebon, p. 190.

* 558 Chr. C. LANDAIS et F. LENICA sous CE, 1er février 2006, MAIF, AJDA 2006, p. 586.

* 559 Questions à Renaud Denoix de Saint Marc, AJDA 2005, p. 628.

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