L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
II. DOIT-IL MÊME ENCORE JUGER ?
Sous la réserve forte qui vient d'être dite, mais qui ne constitue nullement un phénomène nouveau, il peut sembler quelque peu paradoxal qu'alors qu'à bien des égards, y compris celui de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, le juge des comptes puisse apparaître comme un juge plus proche des autres (cf. les évolutions réglementaires et juridictionnelles atténuant le caractère « objectif » du jugement des comptes) se soit développée l'interrogation (en fait déjà ancienne) de la pertinence de ce que la juridiction financière demeure encore une juridiction.
A. UNE REMISE EN CAUSE DE LA FONCTION JURIDICTIONNELLE ?
Le premier élément de transformation pouvant conduire à une remise en cause de la fonction juridictionnelle réside dans les changements intervenus dans la fonction comptable.
Un premier changement déjà survenu mais dont on n'a peut-être pas intégré toutes les conséquences est d'ordre technique. Les procédures sont devenues grandement dématérialisées, même si le processus en cours n'est pas encore parvenu à son terme 475 ( * ) . On ne peut donc plus concevoir à l'identique la conservation des pièces. Dans le même sens, les procédures sont pour beaucoup automatisées ce qui change la nature de leur contrôle (tandis que « le traitement ACCORD 476 ( * ) permet de suivre, au sein d'un flux continu d'observations, toutes les phases d'exécution de la dépense de l'Etat, depuis la mise en place des crédits budgétaires jusqu'au règlement des dépenses » 477 ( * ) ).
Un autre changement est intervenu dès 2001, dispensant le comptable du contrôle du seuil des marchés publics, ce qui « aboutit à faire disparaître radicalement tout un pan de la jurisprudence financière de ces dernières années » 478 ( * )
Quant à la LOLF elle-même, si elle se garde de traiter directement du sujet, elle ne saurait être non plus sans conséquences, fussent-elles indirectes. Comme le souligne à juste titre Michel Lascombe 479 ( * ) , « le passage d'un mécanisme basé sur l'efficacité de la dépense et sur les performances, laissant au second plan la question de la régularité, oblige nécessairement à revoir cette question » (de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public). Faudrait-il en effet, dans l'esprit de la LOLF, sanctionner l'irrégularité qui ne serait pas mauvaise gestion? 480 ( * ) tandis que le développement de la fongibilité des crédits voulu par la loi organique (art. 7) ne peut que rendre plus difficile le contrôle, par le comptable, de l'imputation de la dépense.
Se dégage ainsi une nouvelle approche du contrôle effectué par le comptable, au travers de la notion de contrôle hiérarchisé et de contrôle partenarial. Ce que constate la Cour des comptes elle-même 481 ( * ) pour en tirer les conséquences immédiates en termes de responsabilité: « la nouvelle approche sélective du contrôle de la dépense publique mise en oeuvre dans le cadre des plans de contrôle hiérarchisés ou partenariaux ne saurait être sans incidences sur l'appréciation de la responsabilité personnelle pécuniaire du comptable public qui peut être engagée aujourd'hui « à l'acte » et au premier euro, alors que les évolutions en cours devraient faire porter les contrôles des comptables davantage sur les systèmes, les procédures et l'appréciation des contrôles internes, que sur les opérations individuelles ». Ce qui devrait conduire donc à une réforme de leur responsabilité laquelle devrait être « intégrée dans un régime général de responsabilité des gestionnaires publics ». Il est vrai en effet qu'à une globalité d'une évolution du système budgétaire, financier et comptable doit répondre une vue globale de l'évolution de la responsabilité de l'ensemble des décideurs publics.
- La transformation du rôle du comptable public ne va pas sans une évolution, en parallèle, des fonctions d'ordonnateur. Michel Lascombe et Xavier Vandendriessche ont bien mis en lumière ces transformations. Là où « seul le comptable passait les écritures en comptabilité (budgétaire ou générale) au moment de l `encaissement ou du paiement (comptabilité de caisse) l'ordonnateur ne tenait, dans le meilleur des cas, qu'une comptabilité d'engagement n'ayant aucune valeur comptable mais jouant le rôle d'un simple indicateur de gestion administrative » 482 ( * ) . La comptabilité d'exercice qui découle de la LOLF implique l'ordonnateur dans des « opérations comptables puisque c'est lui qui générera les dettes et les créances immédiatement retracées dans la comptabilité générale ». Le rôle du comptable n'étant que de s'assurer notamment (LOLF, art. 31) de « la sincérité des enregistrements comptables et du respect des procédures ».
Telle est aussi, encore une fois, la logique d'une bonne et efficace gestion qui consiste à amputer le comptable, comme d'ailleurs, en amont, le contrôleur financier, d'une bonne partie de ses attributions de contrôle. Logique manageriale qui ne peut conduire qu'au déplacement du champ de la responsabilité. Si le comptable, en effet, est privé d'une partie de ses attributions de contrôle, c'est la responsabilité de l'ordonnateur qui doit pouvoir se trouver engagée. Ce qui veut dire que le juge des comptes n'ayant pas, quant à lui, compétence sur les actes de l'ordonnateur, sauf l'hypothèse particulière de la gestion de fait, force est d'élargir le champ de responsabilité de ces derniers ainsi que la détermination d'un juge compétent (qui pourrait être une CDBF enfin véritablement réformée!).
- Sans revenir sur la question de principe que pose la forme d'anomalie que représente l'existence d'un ministre-juge du comportement des comptables publics, il convient de souligner:
* le risque de la nouvelle approche sélective du contrôle de la dépense dans le cadre des plans de contrôles hiérarchisés et partenariaux évoqués précédemment dès lors que la Direction générale de la comptabilité publique considère que le dispositif actuel du contrôle du comptable doit demeurer inchangé. Ce qui implique que ne procédant plus à toutes les vérifications (et la responsabilité n'étant pas déplacée vers le gestionnaire) le risque d'être placé en débet par le juge s'accroît et l'on comptera davantage encore sur la remise gracieuse pour prendre en considération l'absence de faute commise par le comptable public 483 ( * )
* Les conséquences financières d'un tel système avec le double risque (auquel DGCP et juridictions financières tentent de trouver une solution) que souligne Jean-Philippe Vachia 484 ( * ) « d'enrichissement sans cause de la collectivité en cas de remise gracieuse de débet pour dépense simplement irrégulière (c'est-à-dire où il y a quand même un service fait et l'irrégularité étant en général imputable prioritairement à l'ordonnateur) et risque aggravé par la disposition qui prévoit la nécessité d'un avis conforme de l'organisme (de son assemblée délibérante) en cas de l'imputation de la charge audit organisme ».
- Un dernier argument dans la remise en cause de la fonction juridictionnelle de juge des comptes revêt une dimension européenne.
D'abord _ ce n'est plus aujourd'hui une révélation malgré les réticences longtemps manifestées par le Conseil d'Etat (y compris encore avec sa jurisprudence SA Labor Métal donnant satisfaction au fond aux requérants sur le principe d'impartialité mais récusant toutefois l'application de l'article 6§1 Conv.EDH) il est clair désormais que l'article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950) est devenu applicable aux juridictions financières (juge des comptes tant pour les gestions patentes que pour les gestions de fait et CDBF).
Or, ce droit au procès équitable, tel qu'ainsi affirmé 485 ( * ) , ne pourra pas rester indéfiniment sans conséquences sur les procédures suivies par les juridictions des comptes (rapport, règle du double arrêt, rôle joué par le ministre...) ce qui n'implique certes pas nécessairement suppression de cette fonction juridictionnelle, mais, à tout le moins, transformation de celle-ci.
À quoi s'ajoute l'influence d'un environnement. Seul le modèle latin d'Institutions supérieures de contrôle intègre la juridiction des comptes alors que les autres ISC 486 ( * ) , y compris la Cour des comptes européenne, se préoccupent de bonne gestion financière, d'audit et de certification des comptes, compétences qui sont et seront (LOLF oblige) de plus en plus celles de la Cour des comptes française et des Chambres régionales des comptes. Ce qui veut dire aussi que les juridictions qui consacrent de moins en moins de temps et de place aux activités proprement juridictionnelles ne pourront voir (ne devraient voir) que l'accélération d'un tel phénomène. Jusqu'à disparition de cette fonction? C'est là une autre affaire. D'autant que l'on serait à bon droit de s'interroger sur un argument consistant à faire disparaître une fonction juridictionnelle à raison notamment des moyens mis à disposition du juge, davantage de moyens devant permettre de faire face à l'accroissement et la dispersion de ses tâches.
B. MODESTE PLAIDOYER POUR UN MAINTIEN DE LA FONCTION DE JUGE.
Peut-être faut-il se méfier de trop éclatantes évidences... et les pentes, même et surtout lorsqu'elles paraissent fortes, ne doivent-elles être dévalées que prudemment.
- L'on peut certes imaginer, et point n'est besoin d'une imagination débordante puisque la chose se pratique à nos frontières, cette absence de fonction juridictionnelle de celui que l'on ne qualifierait plus de « juge » des comptes. L'absence de cette fonction ne signifiant naturellement pas irresponsabilité des comptables, ces derniers demeurant passibles soit (ou cumulativement) de sanctions disciplinaires (pouvoir hiérarchique du ministre des finances) soit de sanctions pénales au cas (mais il n'y échappe déjà pas et l'on se situe au-delà de la responsabilité personnelle et pécuniaire) d'un comportement délictueux de sa part.
- Toutefois, cela serait faire « bon marché »:
* de l'indépendance reconnue aux juridictions financières (celles-ci étant des juridictions administratives dont l'indépendance est garantie comme principe fondamental reconnu par les lois de la République, en l'occurrence la loi du 24 mai 1872) rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2001-448 DC du 25 juillet 2001;
* du statut de magistrat des membres de la Cour des comptes et des Chambres régionales des comptes (et des garanties qui sont consubstantielles à un pareil statut: inamovibilité).
- L'on pourrait argumenter surtout sur le fondement que notre comptabilité publique, et les sanctions qui découlent du non respect de ses règles, ne sauraient trouver tout leur aboutissement dans les seules sanctions pénales et/ou disciplinaires.
Même s'il est toujours délicat de comparer ce qui ne paraît pas véritablement comparable, l'existence de sanctions fiscales à côté de sanctions pénales illustre ces possibilités d'un dualisme de mécanisme de sanction. Ou, pour exprimer les choses autrement: à des situations juridiques, et en l'espèce comptables, spécifiques 487 ( * ) doivent pouvoir répondre des mécanismes particuliers de mise en jeu d'une responsabilité.
Il y a bien, ainsi, une spécificité du débet, conséquence d'un « manquant en deniers » et, quelle que soit la cause de celui-ci, paiement indu, recette non recouvrée...Or, comme le plaide Michel Lascombe 488 ( * ) , il faut bien que la somme manquante réintègre la caisse (le degré de responsabilité personnelle du comptable étant une autre affaire 489 ( * ) ) et l'existence d'un débet, de ce point de vue, peut paraître demeurer une exigence, dès lors, tout au moins, que l'on se trouve en présence d'un « préjudice » subi par la personne publique.
- La sanction prononcée par un juge des comptes revêt également parfois l'intérêt de constituer un outil de prévention (ou de correction de certaines pratiques). On ne fournira ici que l'exemple, mais il est éclairant, de la gestion de fait. On sait que cette sanction du non respect du principe de séparation de l'ordonnateur et du comptable a trouvé une seconde jeunesse avec la jurisprudence des Chambres régionales des comptes 490 ( * ) lors de la précédente décennie, lorsqu'il s'est agi de mettre en relief, entre autres exemples, la pratique des associations transparentes, fréquente à l'échelon local.
Le caractère spectaculaire (montant de certains débets alors même que le comptable de fait ne disposait pas des mêmes protections que le comptable patent; inéligibilité et donc déchéance du mandat pour le gestionnaire de fait élu local) de certaines conséquences a ainsi permis, mieux que tout autre procédé, une réduction drastique de ces pratiques. Un effort partagé (des gestionnaires locaux, du juge des comptes et du législateur avec la loi du 21 décembre 2001) ayant permis ces dernières années une considérable réduction du nombre de jugements et d'arrêts rendus sur ce fondement.
Mais nul doute notamment qu'un changement de pratiques des élus locaux n'eût pas été possible, du moins à un tel degré, si n'avait pas existé la sanction d'un juge.
- C'est donc plutôt à l'amélioration de l'existant qu'il conviendra de songer, selon des pistes que notre propos a déjà permis d'évoquer ou qui s'en déduisent aisément.
* On comprendra que si le juge (des comptes) doit rester juge, autant lui conférer une juridiction pleine et entière, ce qui passe par une remise en cause de la position ministérielle encore dominante in fine , avec les conséquences que l'on devine sur les prérogatives hiérarchiques du ministre des finances.
* Ce juge, pour éviter le risques d'aggravation de la responsabilité du comptable qu'une non prise en compte des évolutions de la fonction comptable pourrait entraîner, devrait adapter son contrôle en conséquence et n'intervenir que sur les actes relevant réellement du comptable _ ce qui implique d'autres évolutions par ailleurs, touchant notamment la CDBF, et relatives à la responsabilité du gestionnaire public.
* Ce juge, enfin (mais d'abord, en amont, le législateur), ne pourra pas non plus ne pas tenir compte des stipulations de la Convention européenne des droits de l'Homme et de la jurisprudence de la Cour européenne, d'où la survenance, certaine ou probable, de :
la publicité des audiences ;
la communication des rapports ainsi que des conclusions du Parquet ;
la remise en cause de la position privilégiée du procureur général 491 ( * ) ;
l'audition des comptables ;
l'abandon de la règle du double arrêt (ou double jugement devant les CRC 492 ( * ) ) laquelle ne se justifierait plus si le principe du contradictoire se voyait consacrer 493 ( * ) .
Transformation profonde. On le mesure. Que l'on doit opposer au renoncement, et qui même, à bien des égards, peut être considéré comme un progrès au regard de ce que doit être l'office d'un juge.
Intervention du Président Guy CANIVET
Merci M. le Professeur Orsoni d'avoir parfaitement présenter la manière particulière dont le juge des comptes tranche des affaires. Vous avez évoqué le rôle de la Cour de discipline budgétaire et financière ; on sait bien que le Premier président de la Cour des comptes a une volonté de développer l'activité de cette cour et par conséquent de retrouver par là même la fonction juridictionnelle de la Cour des comptes de la volonté de juger le comptable et non plus les comptes. Maintenant la parole est à la salle.
Intervention du Professeur GRIDEL
« Merci M. le Premier Président. Je reviens un instant sur les ravages dramatiques du temps et les remèdes possibles tels que M. Sargos les a évoqués. Je voudrais évoquer une illustration dramatique, qui ne vient pas de la Chambre sociale mais de la Première chambre civile. Dans cette affaire, un homme reconnaît l'enfant de son ex-petite amie qui va accoucher. La femme accouche sous X. L'enfant est placé en vue de l'adoption et l'homme voudrait que sa reconnaissance ait effet. Des difficultés de fait et de droit surviennent. De fait, l'homme écrit très vite au parquet pour savoir où s'est fait la naissance et bloquer le processus adoptif. Le parquet lui répond de façon un peu singulière « interrogez donc la mère ». Par définition elle l'a quitté, elle ne va donc pas... bref je passe. Il réécrit. On ne lui répond pas. J'en viens à la difficulté de droit et aux ravages du temps. Le problème était celui de la validité de la reconnaissance malgré le régime propre de l'accouchement sous X. Est-ce qu'on peut admettre la validité de la reconnaissance ? Non, mais la Convention de New York dit que l'enfant dans toute la mesure du possible doit pouvoir connaître ses origines. Le débat juridique est complexe et les juge du fond, de la Cour de cassation sont amenés à se prononcer. On a enfin une réponse claire dans un arrêt d'avril 2006 qui fait application de la convention de New York. L'enfant, qui a six ans et qui avait été placé en vue de l'adoption, peut connaître ses origines. Les parents adoptifs auront un droit de visite. C'est là que je retrouve l'intervention du Président Sargos. Si, dès le départ, une procédure d'avis sur cette question très complexe avait été invoquée, il n'y aurait pas eu tout ce gâchis !
Intervention de M. Gilles ROSATI, Président du Tribunal de Grande Instance de Brest
Vous avez évoqué, M. le Premier président, la phase centrale du processus de décision du juge, en évoquant justement le coeur de métier. Je voudrais, pour ma part évoquer également la notion de qualité. Dans le processus d'élaboration de la décision de justice administrative ou judiciaire, le souci de la qualité est au coeur de l'office du juge. Que pensez-vous de l'instauration peu à peu généralisée du juge unique, c'est-à-dire du déclin de la collégialité, collégialité qui apporte évidemment au niveau de l'échange croisé et de la confection même de la décision un plus en terme de qualité ? Croyez-vous qu'il n'y a pas là un risque d'une scission entre deux justices : l'une qui, au niveau des cours suprêmes, apporterait toutes les garanties aux justiciables et une autre, qui, en généralisant le système du juge unique conduirait à une sorte de rupture d'égalité pour les citoyens, qui ne pourraient pour des raisons de temps ou d'argent accéder à cette justice suprême ?
Réponse du Président Guy CANIVET
Merci. La question est difficile. Je crois que si on l'aborde en dépassant un peu la situation française et qu'on regarde dans l'environnement juridictionnel international, on peut avoir un point de vue sensiblement différent. Vous prenez en effet un parti, qui n'est pas le parti universel, en disant qu'une justice collégiale est meilleure qu'une justice individuelle. Je dois dire que c'est un raisonnement typiquement français et que dans une enceinte nationale, on ne met pas en doute ce que vous dite. Mais c'est un présupposé. Car, si vous regardez d'autres pays et notamment les pays du Common Law qui ont davantage privilégié l'individualité du juge par rapport à la décision dans la mesure, vous constaterait que ces pays considèrent qu'un juge que l'on connaît, qui s'engage dans la décision, qui met en balance l'autorité etc. présente autant de garanties que l'anonymat d'une collégialité. Donc si vous voulez, il faut pondérer l'opposition entre justice collégiale et justice individuelle. La deuxième approche, qui se fonde sur une approche réaliste que vous pouvez contester, est qu'on voit bien que l'évolution des choses se fait vers la suppression des collégialités de manière ouverte ou moins ouverte, par des glissements certains institutionnels, d'autres moins institutionnels dans la mesure où il faut bien le dire, on a parfois des collégialités purement formelles. Donc si vous voulez, je crois que tout cela est à prendre en compte mais pour en revenir à la première partie de mon propos, je crois qu'il faut réfléchir si un juge que l'on connaît, que l'on identifie par rapport à sa décision et que le corps social pourra observer dans la manière dont il rendra la justice n'est pas une garantie à prendre en compte à l'égard de la collégialité.
Intervention du Professeur Jacques PETIT
Hier, un professeur a très justement reproché aux juristes français de ne pas se préoccuper suffisamment de sociologie juridique. Je voudrais faire deux remarques dans ce sens.
La première, très rapide, concerne l'alternative unicité collégialité du juge. Je crois qu'il faut faire attention à l'argument tiré du fait que dans les pays de Common Law, l'unicité du juge fonctionne très bien. On sait que la même institution placée dans un contexte social radicalement différent produit des effets radicalement différents. Le système de l'unicité du juge dans les pays du Common Law est inséparable de l'éminence de la position sociale du juge. Ce statut du juge n'est pas du tout le même en France.
La deuxième observation est toujours d'ordre sociologique et juridique. On a parlé hier du problème de la méconnaissance qu'on pouvait avoir de ce que les citoyens pensent ou croient du juge. Je dois dire que l'exposé du professeur ORSONI m'a fait réfléchir à une chose : c'est qu'il y a des cas où les intéressés, les justiciables potentiels, ne veulent pas du juge. Ce n'est pas parce qu'ils ont peur d'y aller mais fondamentalement ils n'en veulent pas. Ils ne veulent pas, j'allais dire des soi-disant garanties que comporte l'intervention du juge. C'était très frappant pour les comptables publics. Les comptables publics, en tout cas la plupart d'entre eux je crois, ne veulent pas en particulier que le juge des comptes devienne compétent pour apprécier les éléments subjectifs de leur responsabilité. Ce que la logique juridique impose, ils n'en veulent pas parce que probablement l'appréciation du juge serait plus rigoureuse en droit et leur responsabilité serait effectivement susceptible d'être engagée. Et je dois dire aussi que j'avais évoqué cette question avec un avocat général à la Cour des comptes à propos de la publicité de l'audience. A priori , la publicité de l'audience est une belle garantie. Toutefois, les comptables publics, dans leur écrasante majorité, ne veulent pas, mais surtout pas de la publicité de l'audience parce qu'ils veulent régler leurs affaires entre eux et non pas de façon publique. Donc je crois qu'il y a là un élément de sociologie juridique qui est assez intéressant. Il y a des cas où les intéressés ne veulent pas du juge. Ils préfèrent d'autres modes de règlement des litiges ou de leur situation. Je crois que c'est un élément dont il faut tenir compte.
Intervention du Professeur TEITGEN-COLLY
Merci M. le Président. Je voulais revenir sur les ravages du désordre et plus particulièrement sur le ravage tenant aux divergences accidentelles entre les solutions du juge administratif d'une part, et du juge judiciaire d'autre part. Quelle est d'après vous l'importance de ces divergences aujourd'hui encore, et quels sont surtout les mécanismes ? Est-ce qu'il y a des mécanismes informels, quels sont-ils, se situent-ils à tous les niveaux de la juridiction ou simplement sont-ils liés ou tiennent-ils des contacts entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation ?
Réponse du Président Bruno GENEVOIS
Il y avait, lorsque je suis rentré au Conseil d'Etat, le Président de la section du contentieux, Raymond ODENT, qui nous avait délivré une directive disant « si dans une affaire, vous avez le sentiment que cela met en cause une jurisprudence d'ordre judiciaire, il faut que vous preniez contact avec le rapporteur compétent à la Cour de cassation ». Ce mécanisme a fonctionné dans un certain nombre d'hypothèses dans les années 70. Dans la période récente, il y a tout juste un an, le 5 octobre 2005, à la Cour de cassation à l'initiative du Premier Président, mais j'ai immédiatement donné mon accord à l'initiative, on s'est réuni, c'est-à-dire le Président de la section du contentieux et les trois présidents adjoints, et les présidents de chambre, et le Premier président de la Cour de cassation pour débattre de cas où les divergences de jurisprudence étaient pour reprendre la formule du doyen VEDEL sous l'arrêt du tribunal des conflits Moritz de 1954, des « divergences accidentelles et non pas essentielles liées au principe de séparation. Il n'y avait pas de cas très nombreux mais cela a permis un échange très utile, et de mon côté j'ai répercuté sur les sous-sections spécialisées dans tel ou tel domaine les constatations que j'avais pu faire. Il est évident que c'est une bonne chose et il a été entendu que périodiquement on en rediscuterait s'il y avait matière. Parallèlement, j'avais noté que grâce au système de veille juridique, les centres de documentation respectifs ont des échanges en permanence. Le centre de documentation du Conseil d'Etat interroge sur certaines questions la Cour de cassation et réciproquement. C'est empirique mais cela donne de bons résultats et je crois qu'il n'est pas nécessaire formaliser ces échanges.
Intervention du Président Pierre SARGOS
« Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Ces mécanismes informels sont en place. Il n'y a pas de barrière entre le Palais royal et l'île de la cité. Pour prendre un exemple historique qui n'est plus un secret pour personne, lorsqu'il a fallu trancher sur les responsabilités civiles, il y a eu des échanges entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation afin d'aboutir à une solution qui ne fasse pas apparaître des divergences criantes dans le résultat final. A la Chambre sociale, nous avons des échanges également informels lorsque nous avons à statuer par exemple sur une évolution du rôle de la mission l'inspecteur du travail. J'ai pris soin de prendre l'attache au Conseil d'Etat parce qu'en définitif c'est souvent la haute juridiction administrative qui a le dernier mot.
Intervention du Président Guy CANIVET
Pour prolonger un peu la discussion, je voudrais dire deux choses. Si vous regardez les rapports des rapporteurs à la Cour de cassation, vous verrez que sur des questions communes, par exemple des questions de fiscalité, il y a un examen de la jurisprudence du Conseil d'Etat de sorte qu'il y a vraiment une correspondance et même une interaction entre les jurisprudences. Dans un autre domaine, on peut mentionner les relations plus structurées de la Cour de cassation avec les autres systèmes juridiques et notamment avec les systèmes qui fonctionne avec une cour suprême. On s'efforce en effet d'agir avec un front commun et par conséquent d'avoir des relations Conseil constitutionnel, Conseil d'Etat et Cour de cassation pour montrer dans l'ordre international qu'il y a peut-être une séparation des juridictions mais un seul ordre juridique et judiciaire français. Du coup, c'est une vraie démarche d'unification qui est en marche.
Je crois que le moment est venu de clôturer ce débat de cette demi-journée. Je voudrais le faire par deux citations de Victor Hugo. La première tirée de l'homme qui rit qui dit « trancher est signe de halte quand on a le temps on dénoue » et une autre citation de Victor Hugo qui dit « un juge est plus et moins qu'un homme, il est moins qu'un homme car il n'a pas de coeur, il est plus qu'un homme car il a le glaive ». Merci de votre attention.
Présidence et introduction de M. Yves GAUDEMET, Professeur de droit public, Université de Paris II Panthéon-Assas
Mesdames, messieurs, même si le moment n'est pas encore venu, je voudrais adresser mes compliments et mes remerciements aux organisateurs Véronique Labrot, Gilles Darcy et Mathieu Doat, pour ce magnifique colloque. Il ne s'agit plus d'étudier une activité sociale du juge. Il nous faut appréhender son activité institutionnelle. C'est en effet une obligation pour le juge et c'est même le critère qui nous permet de le reconnaître. L'autorité de la chose jugée est le signe de la juridiction. A la différence, la fonction interprétative n'est pas le propre du juge. Tous les juges n'interprètent pas nécessairement. L'interprétation authentique est réservée aux Cours suprêmes. Dans le quotidien de la juridiction, l'interprétation est quelque chose qui n'est pas une fonction absolument nécessaire. Par ailleurs, l'apaisement que doit procurer la procédure juridictionnelle et la résolution du litige, n'est pas aussi nécessaire au procès. L'apaisement peut aussi se produire après, dans un temps diffèrent de l'acte de juger. Quant à la légitimation de la décision, si elle nous paraît éminemment nécessaire, remarquons néanmoins qu'elle est tout de même assez récente. Cette légitimation se construit aujourd'hui par la motivation des décisions de justice. Or, la motivation, à l'échelle de l'histoire du droit et de l'histoire judiciaire, est relativement récente. Les parlements d'Ancien Régime ne motivaient pas nécessairement leurs décisions. Il y avait même des théoriciens pour expliquer que cette motivation pouvait affaiblir l'acte de trancher parce que l'acte de justice se fondait au plus profond dans la compétence sacrée du roi. Celle-ci n'avait pas à se justifier et s'affaiblissait même en se justifiant. Avec le thème de cette matinée, nous sommes donc véritablement dans ce qui signe encore une fois le juge, ce qui caractérise le juge. Il faut décider clair et se pose le problème de l'exécution des décisions de justice. Il faut décider vite et ce sont les questions des procédures d'urgence mais aussi le problème des questions préjudicielles de renvoi entre les deux ordres de juridiction, qui se posent. Je confesse ici que je ne comprends pas pourquoi depuis, sauf erreur de ma part, la loi de 1979 qui prévoyait effectivement une organisation de la question préjudicielle en matière de licenciement économique en fixant des délais pour le juge de renvoi pour statuer et en aidant le plaideur à trouver son juge, cette solution n'a pas été généralisée ? Le système des questions préjudicielles n'a pas toujours existé mais il semble qu'une réforme d'ensemble s'impose aujourd'hui pour simplifier l'accès du justiciable à une décision juridictionnelle. Quoi qu'il en soit, le thème est extrêmement riche et essentiel. Et pour commencer, nous allons aborder avec le professeur Fabrice Melleray, un débat d'actualité et qui a pris une place considérable, celui du commissaire du gouvernement, du sort qui lui est fait ou qui lui sera fait. Cher collègue, merci d'avoir accepté de traiter ce thème avec toutes les qualités qu'on vous connaît. Je pense que vous apporterez à cette question difficile des réponses sinon définitives, du moins qui contribueront à une réponse stabilisée dans le temps.
* 475 Comment donc continuer d'exiger des « liasses » de pièces justificatives? Or leur non production doit entraîner mise à l'amende du comptable.
* 476 Ou désormais CHORUS.
* 477 Arrêté du 25 avril 2003, art. 2.
* 478 J-Ph.VACHIA, Le contrôle juridictionnel, fondement et perspectives, in G. ORSONI et A. PICHON, Les Chambres régionales et territoriales des comptes, XX° anniversaire, op.cit. p. 81.
* 479 M.LASCOMBE, Le constat: Pourquoi ce colloque et pourquoi ce colloque aujourd'hui? art. cit., RFFP, n° 92, 2005, p. 151.
* 480 Ibid. Ce qui renvoie au demeurant à un débat qui avait déjà eu lieu il y a plus de trente ans à propos d'un arrêt de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF, Marchal, 14 mai 1973, rec., p. 856).
* 481 Cour des comptes, Rapport sur l'exécution des lois de finances en vue du règlement du budget 2003. Rapport sur les comptes de l'Etat, 10 juillet 2004, éd. J.O., p. 31.
* 482 M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE, Plaidoyer pour le succès d'une réforme, art. cit., RFDA, 2004, p. 403.
* 483 Cf., J. BASSERES, L'avenir du principe de la RPP des comptables publics: le point de vue du directeur général de la comptabilité publique, RFFP, n° 92, 2005, p. 168. D.CATTEAU, La LOLF et la modernisation de la gestion publique, Thèse, Lille, 2005, p. 572 et s.M. LASCOMBE et X. VANDENDRIESSCHE, Plaidoyer pour une réforme, art. cit., p. 404.
* 484 J. Ph. VACHIA, Le contrôle juridictionnel, fondement et perspectives, art. cit., p. 76.
* 485 CEDH, 7 octobre 2003, Richard-Dubarry c/ France, RFDA 2004, p. 378, note A. Potteau; AJDA 2004, p. 1814, chron. J.F. FLAUSS; Rev. Trésor 2004, p. 307, chron. LASCOMBE et VANDENDRIESSCHE, CEDH, 1er juin 2004, Richard-Dubarry c/ France, Rev. Trésor 2004, p. 530, chron. LASCOMBE et VANDENDRIESSCHE.CEDH, 13 janvier 2004, Martinie c/ France, RFDA 2004, p. 810 et s.; AJDA 2004, p. 1814, chron. J.F. FLAUSS; Rev. Trésor, chron. Lascombe et VANDENDRIESSCHE, et, bien sûr, CEDH, Crande Chambre, 12 avril 2006, Martinie c/ France, RFDA 2006, note L. SERMET, p. 577 ; AJDA 2006, note F. ROLIN, p. 989 ; X. CABANNES, RFFP, n°95, 2006, p.209, même si cette décision n'emporte pas application à tous les comptables publics (id., p. 213) et si, comme le souligne Frédéric Rolin dans sa note précitée (p. 991), concernant « le fondement de la censure de la procédure applicable devant la Cour des comptes, la décision réfute expressément toute analyse qui serait fondée sur la caractérisation d'une violation particulière d'une des exigences du procès équitable au profit d'une appréciation globale de l'équité de la procédure ».
* 486 Cf., S. FLIZOT, Les relations entre les institutions supérieures de contrôle financier et les pouvoirs publics dans les pays de l'Union européenne. Contribution à la théorie générale des institutions supérieures de contrôle des finances publiques, Thèse, Lyon III, 1999.
* 487 Et ce même si la spécificité de notre comptabilité publique s'est atténuée
* 488 M. LASCOMBE, Le constat: Pourquoi ce colloque et pourquoi ce colloque aujourd'hui? art. cit., RFFP, n° 92, 2005, p. 156.
* 489 Et la capacité d'un juge, plutôt que d'un ministre, de pouvoir l'apprécier.
* 490 Et, par voie de conséquence, de la Cour des comptes et du Conseil d'Etat, juges d'appel puis de cassation.
* 491 Cf. les notes précitées de X. CABANNES, RFFP, p. 215 et F. Rolin, AJDA, p. 991 : _ absence du comptable contrôlé à l'audience alors que le procureur général y fait (pré ?)valoir son point de vue ; présence du procureur général au délibéré ; communication du rapport du rapporteur au procureur, quand le comptable n'y a pas accès.
* 492 Encore que les CRC paraissent pour l'instant préservées, leur procédure n'ayant pas été discutée dans le cadre de la jurisprudence Martinie c/ France
* 493 Sur les enseignements de l'arrêt Martinie c/ France, cf. L. SERMET, art. cit., RFDA 2006, p. 577.