L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
LA PRISE EN COMPTE DES GRANDS PARAMÈTRES DE LA DÉCISION JUDICIAIRE
M. Pierre SARGOS, Président de la Chambre sociale de la Cour de cassation
« Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables «. Ainsi s'exprime de limpide et tranchante façon en son premier paragraphe l'article 12 du nouveau code de procédure civile, issu du décret du 5 décembre 1975, article qui fait partie des principes directeurs du procès définis dans le livre premier de ce code.
Le choix très réfléchi, fait il y a plus de trente ans, du verbe trancher mérite attention. Le mot est brutal, incisif, comminatoire, conformément à son sens propre de couper en deux, employé, avant l'abolition de la peine de mort, par le code pénal napoléonien dans une formule d'historique mais triste célébrité. Trancher exprime l' imperium du juge dans la seule limite du respect de la loi de fond et ,bien entendu, de la loi de procédure avec toutes les exigences du procès équitable issues tant du nouveau de procédure civile que de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Le fait qu'il entre aussi dans l'office du juge de concilier les parties (art.21 du nouveau code de procédure civile) n'atténue pas la force, qui confine à la violence légale, du mot car concilier est une façon, certes plus douce - mais pas toujours car il est des conciliations pratiquement imposées par le juge, en particulier dans le droit de Common Law - de trancher le litige. Il n'est pas certain que si le nouveau code de procédure civile était promulgué aujourd'hui des voix ne s'élèveraient pas, au nom du « démagogiquement correct », pour proscrire le verbe trancher et lui substituer un fade «se prononce sur ...» ou « statue sur...». Grâce soit rendue aux organisateurs de ce colloque d'avoir mis en exergue cette mission première du juge: trancher le litige.
Le juge doit donc trancher par une décision exécutoire le différend ayant surgi entre des parties. Mais si l'office du juge est de trancher le litige , il ne doit évidement pas le faire selon son arbitraire , mais selon les règles de droit qui s'imposent à lui .Pour trancher il doit tenir compte de ce que je propose d'appeler les grands paramètres de la décision judiciaire en distinguant entre les paramètres technico-juridiques (I) et les paramètres finalitaires (II).
I. LES PARAMÈTRES TECHNICO-JURIDIQUES DE LA DÉCISION JUDICIAIRE
La notion de paramètres technico-juridiques ne comporte aucune connotation péjorative. Il existe une technique des jugements et arrêts comme il existe une technique de la cassation, suivant une formule souvent employée. Et cette technique, à laquelle le juge doit se plier, va de règles de forme à des normes consubstantielles à la justice d'un pays démocratique, comme le respect du principe du contradictoire.
Je parlerai plus spécialement du juge de cassation et de sa façon de trancher sur le pourvoi qui lui est soumis, mais, mutatis mutandis, plusieurs des observations qui suivent sont transposables aux juges du fond. Je n'évoquerai naturellement, car mon propos n'est pas de faire un exposé sur la procédure de cassation, que les grands traits du processus qui, à la Cour de cassation, conduisent à trancher le litige, c'est-à-dire, dans les cas les plus fréquents, rejeter ou casser un jugement en dernier ressort ou un arrêt frappé d'un pourvoi.
Trancher le litige c'est d'abord disposer d'une organisation qui permette de le faire dans le cadre des règles posées par le code de l'organisation judiciaire et le nouveau code de procédure civile. Six chambres, soit une chambre criminelle et cinq chambres civiles, connaissent des pourvois soumis à la Cour de cassation : la chambre mixte, composée d'un certain nombre de conseiller appartenant à trois à cinq chambres, et l'assemblée plénière, composée de conseillers des six chambres, peuvent aussi être saisies par arrêt d'une chambre ou ordonnance du premier président. Les règles procédurales varient selon les matières (pénales, civiles, électorales) et selon qu'elles relèvent ou non de la représentation obligatoire par un avocat aux Conseils .Mais en substance les premières appréciations sur le traitement du pourvoi se font lorsque le mémoire en demande est déposé. Une analyse des moyens est faite soit par le service de documentation et d'études de la Cour de cassation soit, comme à la chambre sociale, par un conseiller référendaire appartenant à la cellule d'orientation mise en place dans cette chambre. Au vu de cette analyse un titrage est établi qui permet de déterminer les questions de droit en litige et d'orienter le dossier vers la chambre compétente et sa section .Puis le dossier est distribué à un conseiller rapporteur qui rédigera un rapport objectif communicable aux avocats des parties sur les faits, la procédure et les moyens, un avis et un ou plusieurs projets d'arrêt relevant du secret du délibéré .Dans les chambres qui, comme la chambre sociale, disposent d'une cellule interne d'orientation des pourvois, ses membres peuvent aussi ,lorsque la solution du pourvoi paraît s'imposer, soit dans le sens d'une non admission, soit d'un rejet, soit d'une cassation, prendre l'affaire à leur rapport et renvoyer directement à une audience composée de trois membres de la chambre. Le dossier - à l'exclusion de l'avis du rapporteur et du ou des projets d'arrêt - est ensuite communiqué au ministère public pour qu'il prépare un avis, puis l'affaire est audiencée, étant précisé qu'entre trois semaines et huit jours avant la date de l'audience le président et le doyen examinent l'affaire au sein de ce qu'il est convenu d'appeler «la conférence « non pas pour faire une sorte de pré-jugement, mais pour déterminer si elle est réellement en état et, le cas échéant, attirer l'attention du rapporteur sur tel ou tel point.
Trancher conformément au droit c'est pour le rapporteur désigné, ou pour le membre de la cellule d'orientation, puis pour la formation de jugement, vérifier en premier lieu la régularité de sa saisine: La décision attaquée par le pourvoi est-elle en dernier ressort ? Statue-t-elle dans son dispositif sur tout ou partie du principal ? Le pourvoi est-il formé dans les délais imposés après la notification et suivant les formes exigées ? S'agit-il d'un pourvoi soumis à l'exigence de la constitution d'un avocat aux Conseils ou, au contraire dispensé de cette représentation obligatoire, ce qui va impliquer l'appréciation de la régularité des pouvoirs du mandataire ?
Trancher c'est ensuite vérifier et s'assurer que les différents mémoires sont déposés dans les délais imposés par le nouveau code de procédure civile et qu'ils sont effectivement notifiés à l'autre partie ou à son mandataire. C'est aussi, le cas échéant, s'assurer de la régularité des pourvois incidents ou provoqués.
Trancher, c'est cerner de façon précise ce sur quoi porte le pourvoi en cassation. Ce point est important car il permet de déterminer ce que l'on pourrait appeler l'effet dévolutif du pourvoi en cassation et fixe des limites aux pouvoirs du juge de cassation. Celui-ci, on le sait, à la faculté de relever d'office un moyen de pur droit, c'est- à- dire qui n'est pas mélangé de fait et de droit, soit pour rejeter le pourvoi par une substitution de motifs, soit pour casser ou prononcer une irrecevabilité. Bien entendu un tel pouvoir ne peut s'exercer que dans le strict respect du contradictoire, mais en tout état de cause le juge, même en respectant le principe de la contradiction, n'a pas le pouvoir de modifier l'objet de la demande des parties, ni de prendre en considération des données ne figurant pas dans le débat. Ainsi, en matière de licenciement ,si un pourvoi reproche seulement à une cour d'appel d'avoir décidé que le licenciement d'un salarié était sans cause réelle et sérieuse et qu'il apparaît qu'en réalité le licenciement aurait pu être déclaré nul ,il ne serait pas possible de relever d'office un moyen tiré de cette nullité dès lors qu'elle n'avait pas été demandée, la cour de cassation devra se borner à casser sur la cause réelle et sérieuse; le rapport annuel de la Cour de cassation de 2004, commentant un arrêt du 6 avril 2004 (p.256) évoque d'ailleurs cette situation qui peut conduire des commentateurs peu avertis des limites des pouvoirs du juge de cassation à des interprétations erronées. L'appréciation de l'objet du pourvoi est aisée lorsque le dispositif de la décision attaquée est simple et univoque, mais elle peut être plus complexe lorsque seule une partie de ce dispositif est critiquée et que l'arrêt frappé de pourvoi se borne à confirmer le jugement du premier juge auquel il faut se référer pour déterminer sur quels points il a statué dans son dispositif et quels sont ceux qui sont visés par le pourvoi.
Trancher c'est apprécier les moyens et leur conformité à la définition fondamentale posée par l'article 604 du nouveau code de procédure civile suivant laquelle. « Le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non conformité du jugement qu'il attaque aux règles de droit «. Cette formule traduit la vocation de la Cour à ne connaître que du droit et non du fait car elle n'est pas un troisième degré de juridiction ; elle est le juge de la façon conforme ou non au droit dont les juges du fond ont eux-mêmes tranché le litige.
Trancher c'est décider, conformément à la procédure de non admission introduite à la Cour de cassation par l'article 27 de la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 (art. L131-6 du code de l'organisation judiciaire), si le pourvoi doit être déclaré non admis en raison de son irrecevabilité ou de l'absence de sérieux du moyen invoqué .Le concept de moyen dépourvu de sérieux renvoie d'ailleurs intellectuellement et juridiquement à l'article 604 susvisé car il s'agit d'un moyen qui n'est pas de nature à mettre en cause la conformité de la décision attaquée aux règles de droit.
Trancher, lorsque la non-admission n'est pas retenue par la formation compétente (trois magistrats), c'est décider du rejet ou de la cassation et de la motivation de ce rejet ou de cette cassation. Pour une juridiction dont la mission est de donner une interprétation unifiante de la norme, la motivation est capitale car elle va exprimer la doctrine de la Cour de cassation, même si dans la tradition française l'économie des mots est la règle. Mais la portée des rejets ou des cassations à vocation normative est maintenant largement éclairée par la publicité donnée aux rapports des rapporteurs et aux avis des avocats généraux et par les communiqués du service de documentation et d'études qui accompagnent la mise en ligne des arrêts les plus importants. Enfin et surtout le rapport annuel de la Cour de cassation est devenu un vecteur capital quant à l'analyse des principales décisions des chambres et à leur portée. Un bulletin bi-mensuel du service de documentation comporte aussi des commentaires d'un certain nombre d'arrêts et, s'agissant de la chambre sociale, un bulletin trimestriel analyse tous les arrêts importants du trimestre passé.
Trancher, lorsqu'une cassation est prononcée, c'est enfin décider de sa portée qui se détermine - sous réserve de situations d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire - au regard du chef de ce qui était critiqué par le pourvoi et des moyens soutenus, la cassation pouvant être totale ou seulement partielle. Toutes les chambres de la Cour y attachent une grande importance car une détermination précise dans le dispositif de l'arrêt de cassation de sa portée conditionne la clarté et la célérité des débats devant la juridiction de renvoi.