L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
II. LE RENOUVELLEMENT DE L'OFFICE DU JUGE
Aux antipodes du modèle de magistrat, simple « bouche de la loi », selon l'expression de Montesquieu, le juge est désormais convoqué non seulement pour déterminer si telle loi est applicable mais encore pour participer à une véritable « disputation » sur des sujets de société qui concernent ce que PERELMAN dénomme « un auditoire universel », ce qui implique un dialogue entre l'autorité judiciaire, le pouvoir législatif et l'opinion publique.
A. UN ÉLARGISSEMENT DE L'OFFICE DU JUGE
Bien évidemment, cet élargissement de l'office du juge n'est pas dénué de risques. Risque de s'enliser dans les sables mouvants de la philosophie morale ou de l'éthique parce que telle ou telle notion serait sans contenu précis, risque de confondre morale et droit en remettant en cause le partage effectué par Max Weber ou Hume, risque de bouleverser l'équilibre entre la loi et le juge et le traditionnel partage des pouvoirs, risque de faire coexister deux logiques contradictoires alors que le droit est institué pour régler des conflits d'intérêts entre les personnes. Or même si le partage entre l'éthique, la morale et le droit est difficile à faire, ces normativités s'interpénètrent, se contredisent parfois et se prêtent à une multitude d'interactions. Dans les cas limites ou l'on assiste à un brouillage de la séparation entre la nature et la culture, l'inné et l'acquis, à une perte des repères fixant les contours de l'humain, la demande de normes naît aussi de la dilution des frontières.
Le refus de reconnaître un droit général à disposer de son corps, les mesures de protection contre lui-même traduisent le surgissement d'impératives éthiques qui vont bien au-delà de simples restrictions à la liberté. Comme l'a fait observer Mme Catherine Labrusse-Riou, « la tradition des droits de l'homme... instrument de protection du sujet contre les pouvoirs aliénants, ne peut que se pervertir et se détruire en se transformant en un droit à l'auto-détermination et à une libre disposition du corps, en vue d'un hypothétique et illusoire droit au bonheur » 392 ( * )
Certes, on a assisté à la fin de l'enracinement de normes et des valeurs collectives dans un univers théologique ou cosmologique. Les normes juridiques ont cessé de tirer leur légitimité d'une inspiration religieuse, d'avoir une signification sacrée pour puiser leurs sources dans la seule volonté des individus. Mais dans le domaine de la biomédecine, chacun cherche désormais, poussé par l'individualisme et le volontarisme de nos sociétés occidentales à acquérir une liberté de plus en plus grande. Certains vont jusqu'à considérer que le corps humain est pleinement dans le commerce, les seules limites aux conventions provenant de la notion de cause illicite.
Or le droit fait prévaloir dans ce domaine des relations interpersonnelles d'autres valeurs que la liberté telles que la protection de la personne vulnérable, la solidarité ou la dignité. L'arrêt Pretty de la Cour européenne des droits de l'homme atteste du rejet d'une conception absolutiste de la liberté personnelle. L'argumentation du gouvernement anglais était relative à la nécessité d'interdire le suicide assisté afin de protéger les personnes vulnérables des pressions qui pourraient être faites sur elles. La Cour européenne des droits de l'homme, relève que l'interdiction d'euthanasie a été « conçue pour préserver la vie en protégeant les personnes faibles et vulnérables - spécialement celles qui ne sont pas en mesure de prendre des décisions en connaissance de cause - contre les actes visant à mettre fin à la vie ou aider à mettre fin à la vie ». Certes, l'état des personnes souffrant d'une maladie en phase terminale varie-t-il d'un cas à l'autre. Mais beaucoup de ces personnes rappelle la Cour sont vulnérables et c'est cette caractéristique qui fournit la ratiolégis de la disposition en cause. C'est sur cette motivation que la Cour européenne des droits de l'homme s'appuie pour considérer comme justifiée l'interdiction du suicide assisté 393 ( * ) .
Il est vrai que la technologie biomédicale peut transgresser beaucoup de frontières, jusqu'ici considérées comme intangibles. Elle peut modifier « l'ordre des choses » et bouleverser des réalités essentielles comme la procréation, la gestation, la vie et la mort. Elle peut mettre en cause des notions et des concepts considérés auparavant comme immuables, modifier le traditionnel partage entre nature et culture. Elle oblige à se poser la question de savoir si la transgression inhérente à l'avancée des connaissances doit comporter des limites en particulier lorsqu'elle touche à l'intégrité et à la forme de vie qui lui est propre. Comme a pu observer Jacques Le Noble, le droit individuel ne s'établit jamais que dans un rapport à autrui. Dès lors qu'apparaît un élément d'inter-dépendance entre les personnes humaines, le droit est amené à régir ses situations. En matière de filiation par exemple il serait illusoire de vouloir échapper au caractère anthropocentrique des règles juridiques puisqu'on est dans le domaine des relations internationales.
B. UNE NOUVELLE FORME DE DÉLIBÉRATION ET D'ARGUMENTATION
Ce déplacement du rôle du juge montre que celui-ci cherche à prendre sa place dans nos démocraties en allant parfois au-delà du sens conventionnellement tiré des termes de la loi. La crise de légitimation ressentie depuis quelques temps dans nos sociétés contemporaines se manifeste en effet par l'ambivalence, le doute qui caractérise les orientations à prendre. Cette crise ou ce que Charles Taylor a appelé « le malaise de la modernité » 394 ( * ) montre que le juge, à l'articulation de l'éthique et du politique doit fréquemment ajuster les choix opérés, préciser le champ d'application de la loi. Sans remplacer le politique, sans s'arroger un savoir absolu, le juge participe au débat argumentatif sur les valeurs de cette société 395 ( * ) .
Lorsque le juge administratif, comme dans l'affaire Milhaud, dans une décision du 2 juillet 1993 pose le principe selon lequel l'interdiction de pratiquer une expérimentation sur un sujet en mort cérébrale procède de ce qu'il appelle « les principes déontologiques fondamentaux relatifs au respect de la personne humaine », le juge va au-delà du code de déontologie médical et des textes législatifs.
Lorsque le juge précise la signification des mots vie, mort, enfant à naître, personne, indisponibilité du corps humain ou de l'état des personnes, il effectue un balancement entre l'ouverture factuelle et la clôture artificielle du système juridique.
Loin de considérer la sphère juridique comme une sphère entièrement close et hermétique aux influences extérieures, de nombreux auteurs comme Van de Kerchove, Ost 396 ( * ) , Teubner 397 ( * ) ou Habermas 398 ( * ) décrivent le système juridique comme un système influencé de l'extérieur par des règles de procédure mais également de l'intérieur par un équilibre entre l'ordre et le désordre.
De ce point de vue, la réception de certaines décisions judiciaires et leur amplification par les médias jouent un rôle très important dans la perception de l'office du juge. La massification du message qui en résulte, sa déformation parfois oblige sans doute à repenser le processus de l'argumentation juridictionnelle. Celle-ci est en effet le moteur du droit. Alors que la discussion politique est sans conclusion, que tout choix politique peut être indéfiniment débattu, le juge arrête à un moment donné le débat par une décision prise d'autorité. On ne peut donc avoir une vision purement externe du droit. Seul un point de vue externe et interne permet de ne pas réduire le droit à une simple description. Le juge est à la fois dedans et dehors, à l'intérieur en tant que technicien, et à l'extérieur en tant que théoricien critique. C'est toute la force et la faiblesse de l'office du juge 399 ( * ) .
Intervention du Président Bernard STIRN
Merci beaucoup M. le Professeur Pédrot. Je crois que l'après-midi ne pouvait pas mieux se terminer que par ces séries de réflexions sur des questions fondamentales qui ouvrent de vastes horizons et qui en même temps tracent pour les juges des perspectives particulièrement stimulantes. Pour poursuivre la réflexion, il ne nous reste plus qu'à attendre les interventions de demain qui éclaireront un peu plus deux autres fonctions essentielles du juge : « trancher et légitimer » et dévoileront un peu plus l'office du juge.
* 392 C. LABRUSSSE-RIOU, in B. EDELMAN et M. A. HERMITTE (dir.), L'Homme, la nature et le droit, Bourgeois, 1988, p. 340
* 393 Pretty contre R.U, 29 avril 2002, AJDA 2003 n° 280 ; JCP 2003, II 10062, note C. GIRAULT
* 394 Ch. Taylor, le malaise de la modernité, Cerf, humanités, 1994
* 395 Selon Alain FINKELKRAUT, le dialogue judiciaire est fondateur de notre modernité car ce que dit le plaignant, c'est son refus de subir la part de fatalité que comporte l'existence, in La tribunalisation du monde, Cahiers de la justice, ENM, Dalloz, 2006, p. 5
* 396 F. OST, M. Van de KERCHOVE, Entre la lettre et l'esprit. Les directives d'interprétation du droit, Bruylant, 1998, voir aussi des mêmes auteurs, Le droit ou les paradoxes du jeu, PUF, 1992.
* 397 G. TEUBNER, Droit et réflexivité, Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, 1991.
* 398 J. HABERMAS, Droit et démocratie, Gallimard, 1997.
* 399 A. GARAPON, Le droit mis à l'épreuve, Esprit, septembre 2007, p. 216.