L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

LE PROCESSUS JURIDICTIONNEL ET DROIT DES PERSONNES : ARGUMENTATION ET DÉLIBÉRATION

M. Philippe PEDROT, Professeur de droit privé, Université de Bretagne Occidentale

Du point de vue de l'office du juge, la qualification est sans doute l'opération intellectuelle centrale du raisonnement juridique. Opération fondamentale, elle permet de faire entrer un ou des éléments de fait dans une catégorie juridique. Opération de « nomination » du réel, c'est aussi un acte qui permet de saisir la signification du monde ou du moins de participer à la construction de celui-ci 379 ( * ) .

Un tel processus intellectuel consiste à séparer, à distinguer des objets au sein d'un ensemble, à regrouper des éléments disparates sous une même définition. Il ne s'agit pas seulement d'un outil technique. C'est aussi un instrument de connaissance qui peut jouer un rôle pédagogique considérable.

Mais contrôlée par le juge, cette opération de qualification n'est pas extérieure au sujet qui l'effectue. Dans ce domaine, désormais si mouvant qu'est le contentieux des personnes, une telle opération n'est pas neutre. Elle reflète aussi une représentation du monde qui n'est pas nécessairement un reflet fidèle de la réalité. Comme le fait observer Denys de Béchillon, « chaque jugement, chaque sentence, chaque application d'une règle de Droit comporte donation d'une part de sens, et donc recréation, plus ou moins approfondie, de la règle interprétée 380 ( * ) ».

Par contentieux relatif aux droits de la personne, il faut entendre l'ensemble des droits subjectifs reconnus à celle-ci, c'est-à-dire la totalité des droits et libertés dérivés de la loi et de la jurisprudence (droit au respect de la vie privée, droit au respect de la présomption d'innocence, droit au respect de la dignité mais aussi tous les droits et libertés relatifs au corps humain). C'est en d'autres termes, le droit des êtres de chair et de sang que nous sommes puisque le propre de cette branche du droit est de nous définir, de nous identifier, de nous promouvoir en tant qu'acteurs sur la scène juridique. Dans une période où la techno-science a tant d'incidences sur la naissance, la vie, la mort, l'office du juge a nécessairement une certaine spécificité 381 ( * ) .

Dans son ouvrage intitulé « le juste », le philosophe Paul Ricoeur propose ce qu'il dénomme « une phénoménologie de l'acte de juger 382 ( * ) ». Juger, ce n'est pas seulement trancher des différends, départager, délimiter des prétentions contradictoires, c'est aussi opiner, apprécier, tenir pour vrai, adhérer à quelque chose et prendre position.

Le procès a donc une double finalité : une finalité courte qui consiste à trancher à partir d'un double processus : celui de la délibération avec ce que cela suppose d'incertitude, d'aléa, de recherche tâtonnante de la vérité et celui de l'argumentation et de la décision qui met un point final à la controverse judiciaire en raison de la règle de l'autorité de la chose jugée.

Mais un jugement dissimule aussi une finalité plus discrète, celle de la finalité longue qui provient du fait que le procès vise à apaiser la conflictualité de la société humaine par l'idée d'un renoncement à la violence. C'est à partir de ce constat que Ricoeur déduit la finalité ultime de l'acte de juger dans la mesure où, dans l'idéal, cette finalité suppose la pacification des relations entre les individus.

En même temps, la règle de droit, à la fois texte et instance de médiation, confère au juge une place singulière dans le droit des personnes 383 ( * ) . Ce juge a aussi pour tâche d'humaniser le droit, de l'interpréter de façon dynamique et constructive. À l'encontre de l'idée selon laquelle le droit serait une simple technique neutre, il faut dire et redire que celui-ci n'a de sens que rapporté aux finalités qui président à sa conception. Le droit des personnes engage en effet l'humain dans ce qu'il a de plus fondamental et la force de l'argumentation juridique est du fait de cette double finalité, liée aux valeurs admises par la société. L'argumentation du juge trouve sa force non pas seulement dans la forme qu'elle prend mais également dans la cohérence du contenu de la décision judiciaire.

C'est en ce sens que l'apparition de situations inédites déstabilise l'acte de juger, bouleverse les frontières entre le législateur et le juge, pousse le juge à créer de nouvelles normes par une sorte de casuistique, c'est-à-dire par une procédure par laquelle il dégage une règle spécifique au cas énoncé. Le contentieux lié au droit des personnes offre en effet au juge une rencontre avec des cas singuliers, difficiles, où l'office du juge est de trancher des litiges qui oscillent entre le bien espéré et le moindre mal, le gris et le gris, le mal et le pire. De tels cas difficiles transforment l'office du juge, d'autant plus qu'en droit des personnes, la crise contemporaine de la rationalité créé un brouillage des frontières. C'est ce que nous verrons dans un premier temps en étudiant rapidement cette déstabilisation de l'office du juge.

I. LA DÉSTABILISATION DE L'OFFICE DU JUGE

Dans ce domaine de droit des personnes plus qu'en tout autre, le juge, de simple interprète des règles juridiques s'arroge désormais le droit de jouer un rôle central dans le processus de création de la norme 384 ( * ) . On le sait, même pour des cas inédits, il est interdit au juge de refuser de se prononcer sur un cas qui lui est soumis. L'article 4 du code civil le lui interdit. Or la loi est nécessairement incomplète. Et pourtant, tout l'édifice repose sur l'idée selon laquelle le droit serait cohérent et complet.

On pourrait penser bien évidemment que « nul ne plaide vraiment l'inédit, l'inconnu, le tout nouveau, le jamais vu, comme l'écrit Christian Atias, le risque serait trop grand 385 ( * ) ». Et pourtant, le juriste, en droit des personnes, rencontre l'inédit, notamment lorsque le cas qui lui est soumis paraît nouveau en lui-même, ou encore lorsque la solution à appliquer à une situation paraît devoir être nouvelle. Le juge doit alors rechercher la construction d'un ordre juridique aussi cohérent que possible 386 ( * ) .

Établir des limites, pondérer les intérêts en présence, c'est à cette nouvelle demande qu'est de nos jours confronté le juge. De nombreuses décisions judiciaires, en particulier dans le contentieux des personnes, alourdissent ainsi la fonction de juger d'interrogations éthique ou anthropologique que la loi refuse de se poser. Qu'ils s'agissent de décisions sur les maternités de substitution, sur le refus de soins, la réparation d'un handicap lié à la naissance ou l'assistance au suicide, le juge ne doit pas se borner à son rôle d'interprète de la loi mais doit la revisiter pour en donner le sens.

Confronté à un conflit de valeurs, par exemple celle de la liberté d'un côté et celle de la vie de l'autre, le juge a souvent recours à des normes ou des principes qui transcendent d'autres règles ou qui surplombent les droits subjectifs des individus. Par exemple, lorsque le juge a été confronté à la question du refus de soins de la part du patient, il a considéré à plusieurs reprises que le médecin qui procédait à la transfusion de celui-ci en vue de le sauver ne commettait pas de faute de nature à engager sa responsabilité, malgré le refus du patient de se voir administrer des produits sanguins 387 ( * ) .

Mais ce recours à des principes d'origine philosophique ou éthique a pu entraîner des décisions tout à fait contradictoires. Ainsi la Cour de cassation a pris position sur la licéité de la publication dans la presse de photographies relatives à la reproduction d'images de victimes. Dans deux arrêts récents, elle se réfère au même principe de dignité. Mais dans la première, le juge considère qu'il y a atteinte à la dignité de la personne alors que dans la seconde, le juge considère qu'elle est respectée 388 ( * ) .

Bien évidemment, l'affaire Perruche est révélatrice de cette ambivalence de la notion de dignité 389 ( * ) . L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans son arrêt du 17 novembre 2000 a retenu que l'enfant justifiait d'un préjudice réparable résultant du handicap et a prononcé la cassation de l'arrêt d'appel. De nombreux auteurs se sont demandé s'il était légitime qu'un enfant pût invoquer une telle faute, sans laquelle il ne serait pas venu au monde, pour demander la réparation du préjudice lié à son handicap. La notion de dignité semblait s'opposer, selon eux, à une telle reconnaissance. Mais l'Assemblée plénière, on le sait, a eu une autre conception de la dignité : il lui est apparu que le respect effectif de la personne de l'enfant passait par la reconnaissance du préjudice de l'enfant handicapé en tant que sujet de droit autonome, apte à bénéficier d'une réparation de son préjudice résultant de son handicap 390 ( * ) .

De tels questionnements nouveaux dépassent largement le schéma classique du syllogisme judiciaire. Il s'agit de prendre en compte des intérêts distincts : ceux des malades, des personnes handicapées, des chercheurs, des médecins et de trouver un équilibre entre la responsabilité civile et la solidarité nationale. À travers de tels cas inédits, c'est l'ensemble de nos règles ayant trait à la vie, à la mort, à la viabilité, à l'hérédité, à la filiation, à la famille, à la notion de personne et de chose qui est remis en question. De fait, le développement considérable des nouvelles technologies de la reproduction, de la génétique, du diagnostic et des thérapeutiques prénatales, pose aussi le problème de la protection des libertés et des droits fondamentaux en des termes tout à fait inédits.

On peut y voir l'émergence de cas limites. L'apparition de ces questionnements à propos de ces cas difficiles, en particulier depuis une vingtaine d'années, montre que l'on assiste à un déplacement progressif des sources du droit. De telles problématiques sont désormais au centre du discours judiciaire. Et le juge, habilité à appliquer la loi à des cas particuliers, est en ce domaine confronté à des « cas limites » pour lesquels il est très difficile de trouver une réponse infaillible. Peut-on considérer le foetus comme « une personne humaine » ? Peut-on avoir un enfant de sa propre descendance par l'intermédiaire d'autrui ? Les techniques de procréation assistée peuvent-elles faire éclater les règles de la filiation ? Peut-on protéger l'individu contre lui-même ? 391 ( * )

L'office du juge est donc de participer au travail d'élaboration du droit. Les cas concrets soumis au juge ne viennent pas nécessairement se couler dans le moule prévu dans les textes. L'article 12 alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile n'oblige t-il pas le juge à donner ou à restituer l'exacte qualification au fait et acte litigieux sans s'arrêter à la qualification qu'en aurait proposé les parties. Mais la tâche du juge va désormais plus loin. Pour donner du sens au désordre des faits, le juge joue un rôle de plus en plus prépondérant. On peut y voir un renouvellement de l'office du juge.

* 379 O. CAYLA, la qualification ou la vérité du droit, Droits, 18, 1993, p.3

* 380 D. De BECHILLON, Qu'est-ce que la règle de droit, O. Jacob, 1996, 302 p

* 381 C. LABRUSSE-RIOU, Ecrits de bioéthique, PUF, 2007 (textes réunis par M. Fabre-Magnan).

* 382 P. RICOEUR, le juste I, Paris, seuil, 1995 ; le juste II, Paris seuil 2005

* 383 C. LABRUSSE-RIOU, La maîtrise du vivant, matière à procès, id écrit de bioéthique, op;cit, p. 126

* 384 R. DWORKIN dénomme ce juge « Hercule » dans la mesure ou son autorité n'est pas seulement juridique mais également morale, R. DWORKIN, l'empire du droit, PUF 1994 ; P. BOURETZ, la force du droit, Seuil ; J.ALLARD, DWORKIN et KENT, réflexions sur le jugement, Collection de philosophie politique et juridique.

* 385 C. ATIAS, redire l'inédit, D. 1992, p. 281

* 386 Selon R. DWORKIN, la tâche du juge, extrêmement délicate dans nos sociétés complexes et pluralistes et de rechercher « la bonne réponse » en droit. Pour cela, le juge doit distinguer les questions de principe qui sont d'ordre juridique, des questions politiques qui sont du domaine du législateur.

* 387 CE, 26 octobre 2001, D. 2001, I.R. 3253 ; AJDA 2002, 259, note DEGUERGUE, JCP 2002, II, 10025, note J. MOREAU

* 388 ML PAVIA et Th. REVET (éd.), la dignité de la personne humaine, Paris Economica 1999 ; Ph. PEDROT (éd.) éthique, droit et dignité de la personne, Economica 1999 ; B. EDELMAN, la dignité, un concept nouveau, D. 1997, chron. 185

* 389 Cour de cassation, Ass. Plen., 17 novembre 2000, JCP 2000, II, 10438. F. TERRE, Le prix de la vie,  JPC 2000, actu. p. 2267 ; G. MEMENTEAU, L'action de vie dédommageable, JCP 2000, I, 279. F. CHABAS, note, JCP 2000, II, 10438. C. LABRUSSE-RIOU et B. MATHIEU, La vie humaine peut-être un préjudice ? : D. 2000, n° 44, point de vue, III. C. RADE, Etre ou ne pas naître ? Telle n'est pas question ! (premières réflexions sur l'arrêt Perruche) : Resp. civ. et ass. Janvier 2001, p. 5. G. VINEY, Brèves remarques à propos d'un arrêt qui affecte l'image de la justice dans l'opinion, JCP 2001, I, 286. P.-Y. GAUTIER, Les distances du juge, à propos d'un débat éthique sur la responsabilité civile, JCP 2001, I, 287. M. GOBERT, La Cour de cassation mériterait-elle le pilori ?, A propos de l'arrêt de l'Assemblée plénière du 17 novembre 2000, PA. 8 décembre 2000, p. 4.

* 390 Cass. Ass. Plenière, 17 novembre 2000

* 391 S. HENNETTE-VAUCHEZ, Disposer de soi, l'Harmattan, 2003, D ; ROMAN, A corps défendant », la protection de l'individu contre lui-même, D. 2007, p. 1284

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