L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
II. RÔLE DE L'ÉVIDENCE DANS L'APAISEMENT
Parce que l'évidence se donne à voir comme incontestable, elle apporte au juge la certitude dont il a besoin pour soumettre l'administration à un traitement plus rude (en cela apaisant). C'est son rôle. Mais il faut le souligner : c'est son seul rôle.
On ne peut pas en particulier retenir l'idée selon laquelle cette réaction plus sévère du droit serait due à l'excès qu'exprimerait l'évidence. L'illégalité manifeste n'est pas une illégalité "plus grave" (la notion même n'aurait guère de sens). On ne peut pas dire non plus de l'erreur manifeste d'appréciation qu'elle serait synonyme d'erreur excessive. Quand l'administration prend pour beau un projet de construction laid, il n'y a aucune disproportion, aucun excès, mais seulement une erreur qui saute aux yeux. Le véritable excès que sanctionne l'erreur manifeste d'appréciation se situe ailleurs. Il est dans les conséquences de l'erreur : l'administration s'est trompée en prenant pour extrêmement grave une faute disciplinaire qui ne l'était pas (erreur manifeste d'appréciation). La sanction retenue est alors excessive : au regard de la situation de fait, telle qu'elle est appréciée par le juge (une simple faute, et non pas une faute d'une extrême gravité), la sanction se révèle disproportionnée 369 ( * ) . La disproportion ne se situe pas dans l'erreur (l'administration s'est trompée, s'est évidemment trompée ; « c'est tout », serait-on tenté d'ajouter). La disproportion est dans l'acte. Le "manifeste" correspond si peu à l'excès que, quand la "faute manifeste" existait en droit positif, le juge avait alors ressenti le besoin de la doubler de la notion de gravité : on parlait bien de faute "manifeste et d'une particulière gravité", et cela parce que précisément la seule évidence de la faute ne suffisait pas à caractériser sa gravité 370 ( * ) .
L'évidence apporte seulement au juge la preuve de l'existence de ce à quoi elle se rapporte : une erreur, une illégalité 372 ( * ) . Parfois, cette preuve suffit à l'application de la règle dérogatoire et commande à elle seule une destitution partielle de l'administration de ses privilèges. C'est le cas de l'erreur manifeste d'appréciation. Parfois, au contraire, elle n'est pas suffisante : pour que le juge intervienne, non seulement l'illégalité doit être manifeste, mais ses conséquences doivent présenter un certain degré de gravité. C'est le cas en matière de référé-liberté, en matière de voie de fait et, dans un autre registre, à propos du devoir de désobéissance, où l'ordre doit être non seulement "manifestement illégal" mais aussi "de nature à compromettre gravement un intérêt public" 373 ( * ) . Mais dans toutes ces hypothèses, seule ou accompagnée de la gravité, l'évidence a pour seule fonction d'apporter une certitude au juge.
Reste une question : pourquoi le juge a-t-il besoin d'une « évidente certitude » pour déroger aux privilèges de l'administration ? Sans cette "évidente certitude", apporterait-il la même dérogation ?
Sur ce point, la réponse varie selon les cas. S'agissant de l'erreur manifeste d'appréciation, le "manifeste" est une condition dont le juge ne peut se dispenser. Tout d'abord, la simple erreur d'appréciation (non manifeste) ne serait pas censurée parce qu'elle n'accéderait pas même au statut de l'illégalité. L'évidence de l'erreur ne désigne pas, parmi toutes les erreurs de l'administration, celles qui doivent appeler une réaction. L'évidence est constitutive de l'erreur juridique (il n'existe pas, juridiquement, d'erreur non manifeste, mais seulement des appréciations divergentes). L'évidence de l'erreur est d'autant plus nécessaire à la censure du juge que, sans elle, il ne serait pas habilité à censurer l'administration parce que, précisément, elle a agi dans un domaine que le législateur a voulu discrétionnaire. Limitée à l'erreur évidente, l'intervention du juge peut alors prétendre à la neutralité : le juge n'a rien ajouté à la loi. On s'en aperçoit si l'on compare l'erreur manifeste d'appréciation du juge du fond à l'illégalité manifeste du juge des référés. Dans un cas, l'évidence permet l'exercice d'un contrôle plus approfondi : en sanctionnant non seulement la violation de la règle, mais aussi l'erreur manifeste d'appréciation, le juge de l'excès de pouvoir a, quoi qu'il prétende, ajouté une condition à la règle. Dans l'autre cas, l'évidente certitude (l'illégalité manifeste) permet au juge des référés un contrôle plus superficiel : en ne sanctionnant que l'illégalité manifeste, le juge n'a appliqué que partiellement la règle. Dans un cas, l'évidence permet au juge d'aller plus loin ; dans l'autre, d'aller plus vite.
Il en résulte que la certitude acquise par le juge n'est pas, dans l'un et l'autre cas, de même nature. Pour le juge des référés, elle reste tributaire des conditions dans lesquelles elle est survenue : l'illégalité manifeste est une illégalité que le juge a perçue au vu de l'examen rapide d'un dossier sommaire, en faisant preuve de retenue, et en renonçant même à des pouvoirs pourtant constitutifs de l'office ordinaire d'un juge 374 ( * ) . La certitude acquise par le juge des référés, contrairement à celle qui a gagné le juge du fond, est seulement celle qu'il peut avoir à un instant "t" 375 ( * ) . Et son statut lui-même est précaire, le constat de l'illégalité manifeste étant provisoire. On espère, bien sûr, que l'intervention du juge des référés se substituera à tout éventuel recours au fond et que l'affaire en restera là. Et bien souvent, les mesures provisoires ordonnées par le juge du référé-liberté suffiront, bien que provisoires, à régler définitivement le litige. Mais si jamais le juge des référés avait pris pour évident ce qui ne l'était pas, les inconvénients s'en trouveraient amoindris par le caractère provisoire de sa décision.
Peut-être, d'ailleurs, est-ce l'idée selon laquelle le juge du référé-liberté n'aurait pas été tout à fait gagné par la certitude qui sous-tend la question de sa participation au jugement au fond d'une affaire sur laquelle il a déjà statué. Aucune réponse n'a été à ce jour apportée par le Conseil d'État 376 ( * ) ; mais on relève une affaire qui présente certaines similitudes : un juge avait statué (en tant qu'autorité administrative) sur une demande d'aide juridictionnelle et l'avait rejetée au motif que l'action envisagée lui paraissait "manifestement dénuée de fondement". Le Conseil d'État a considéré que cette circonstance ne suffisait pas à disqualifier ce magistrat pour connaître de la même affaire en tant que juge ; et cela "en raison du caractère sommaire de l'examen entrepris au titre de l'aide juridictionnelle" 377 ( * ) . L'argument pourrait tout aussi bien être avancé pour justifier la présence, dans un jugement au fond, du juge du référé-liberté.
Il est ainsi des situations où les deux notions d'apparence et de certitude, sur lesquelles repose l'évidence, se percutent, l'apparence affectant ici la certitude. Il faudra alors convaincre le requérant que, malgré les apparences, le juge doit se contenter d'être le récepteur passif d'une erreur évidente que le législateur ne peut raisonnablement avoir autorisée 378 ( * ) . Ici, l'évidence est habilitante, et, par voie de conséquence, légitimante.
Pour l'illégalité manifeste (celle du référé-liberté ou de la voie de fait), la situation est tout autre. Une illégalité peut exister même si elle n'est pas manifeste. Et si elle portait gravement atteinte à une liberté, elle devrait normalement, elle aussi, déclencher cette intervention vigoureuse du juge. Si l'évidence a été ajoutée à l'illégalité, c'est seulement comme procédé de diagnostic de l'illégalité. Procédé bien utile parce que rapide (ce dont a besoin le juge des référés). Procédé utile parce que n'appelant pas nécessairement le regard expert du juge administratif (ce dont a besoin la voie de fait). Mais procédé que le droit retient "faute de mieux", car l'idéal eût été de pouvoir sanctionner d'une façon tout aussi énergique toutes les illégalités portant atteinte aux libertés.
Le juge de « l'erreur manifeste d'appréciation » comme le juge de « l'illégalité manifeste » ont donc tous deux besoin de « l'évidente certitude », mais leur utilisation de l'évidence n'était pas véritablement le juge de la certitude. Il n'est pas certain que tout cela soit très apaisant.
Intervention du Président Bernard STIRN
Merci beaucoup pour cet exposé très intéressant qui nous a, au fond, montré deux choses. Que l'évidence n'est pas si évident que cela et inversement. De plus, même si elle n'est pas évidente, l'évidence gagne du terrain dans la procédure administrative aujourd'hui. Le dernier mot reviendra au droit privé et plus particulièrement au droit des personnes. Le professeur Philippe Pédrot va en effet nous parler d'argumentations et de délibérations dans le processus juridictionnel en droit des personnes.
* 369 Par exemple, CE, 20 juin 2003, Stilinovic, req. n° 248242.
* 370 V. par exemple, à propos des services pénitentiaires : CE, 9 avr. 1948, Veuve Ciais, Rec. p. 156 ; 30 janv. 1948, Veuves Bernard et Cros, Rec. p. 47 ; 10 nov. 1950, Veuve Desjardins, Rec. p. 549.
371 Sur la certitude apportée par l'évidence et son rôle de preuve, V. B. PETIT, L'évidence, RTDC 1986, p. 497 s.
* 372 Sur la certitude apportée par l'évidence et son rôle de preuve, V. B. PETIT, ibid.
* 373 CE, sect., 10 nov. 1944, Langneur, op. cit. ; 4 janv. 1964, Charlet et Limonier, op. cit.
* 374 Par exemple, le juge des référés ne doit pas faire oeuvre de jurisprudence ; sur ce point, V. T.-X. GIRARDOT, Le retour de la loi écran devant le juge des référés, AJDA 2006, p. 1879.
* 375 Même si parfois le juge du référé-liberté est à ce point convaincu de l'illégalité relevée qu'il se prononce comme s'il statuait au fond. Sur ce point, V. les propos de P. CASSIA, Les référés administratifs d'urgence, Paris, LGDJ, coll. "Systèmes", 2003, p. 121 s. Inversement, il arrive au juge du référé-liberté de soutenir que non seulement la décision n'est pas manifestement illégale, mais qu'au contraire elle est parfaitement légale (par exemple, CE, 26 mai 2006, M. Conroy, req. n° 293605).
* 376 On mettra de côté la solution retenue au sujet du juge du référé-suspension qui pose des questions différentes, le juge du référé-suspension n'étant pas nécessairement gagné par la certitude (possibilité pour ce juge de statuer ensuite au fond : CE, sect., 12 mai 2004, Commune de Rogerville, RFDA 2004, p. 723, concl. GLASER).
* 377 CE, sect., 12 mai 2004, Hakkar, RFDA 2004, p. 713, concl. DE SILVA.
* 378 V. sur ce point, les propos de Ch. PERELMAN sur l'interprétation des textes comme excluant le déraisonnable, Le raisonnable et le déraisonnable en droit, Arch. de Philos. du droit, 1978, t. 23, p. 35.