L'office du juge
Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006
INTRODUCTION GÉNÉRALE
M. Jean-Louis BERGEL, Professeur de droit privé - Université Paul Cézanne d'Aix-Marseille III
Dans toutes les civilisations et dans tous les systèmes juridiques, même les plus primitifs, le juge, quelles que soient les formes qu'il peut revêtir, occupe une place de choix. Dans la tradition anglo-saxonne, anglaise surtout, c'est par le juge que les droits et les libertés ont été consacrés. Dans les droits romano-germaniques, en revanche, c'est essentiellement par la « loi » qu'ils ont été établis. Le juge y a alors pour fonction primordiale d'appliquer la loi à des cas particuliers. Il lui revient néanmoins toujours, dans tous les systèmes, d'apaiser les conflits, de trancher les litiges et de légitimer les solutions qu'il retient.
C'est donc à juste titre que les organisateurs de ce colloque en ont divisé les travaux en fonction de ces missions éminentes imparties au juge. Mais ils ont commencé par lui reconnaître une fonction d'interprétation. Cette interprétation concerne d'abord, sinon exclusivement, l'interprétation de la loi au sens large et suppose qu'il existe préalablement des normes établies par la Constitution, par le législateur, par le pouvoir réglementaire, voire par des traités, des organisations internationales, voire encore par des contrats ou même par des décisions de justice.
Or l'interprétation de normes préétablies ne peut se limiter à une application purement passive de règles générales et abstraites à des cas particuliers. Elle suppose toujours une part d'innovation, non seulement de solutions ponctuelles, mais aussi, souvent, d'interprétation des textes conduisant à des règles nouvelles qui, à force de se répéter, par ralliements ou par l'autorité reconnue à des « précédents », deviennent progressivement de véritables normes. Le juge s'érige alors en une sorte de rival du législateur. Mais cela risque de méconnaître le sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs, fondement de nos sociétés démocratiques modernes, et d'engendrer, le cas échéant, un risque réel sinon inéluctable d'arbitraire du juge. Or, on ne saurait permettre au juge, dans les systèmes romano-germaniques en tout cas, de « faire la loi » à sa guise, car il a, avant tout, pour rôle d'appliquer le droit positif à des cas particuliers et il ne lui appartient, fondamentalement, que de dire le droit applicable pour trancher les litiges qui lui sont soumis.
Faut-il admettre, pour autant, comme l'écrivait Montesquieu, que les juges « ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force, ni la vigueur » ?
Certainement pas ! La fonction de juger ne saurait se limiter à ce qu'un auteur a pu appeler de la simple « légidiction mécanique ». Il ne peut se réduire à un organe inerte du système juridique, à une simple courroie de transmission de règles abstraites, préétablies et statiques à des cas particuliers. Il faut lui reconnaître un rôle de véritable acteur du système juridique qui dispose d'un certain pouvoir créateur de droit, doté d'une véritable responsabilité dans l'évolution du droit positif.
Mais, dans nos systèmes, le juge ne saurait pour autant disposer, à cet égard, d'un pouvoir autonome lui permettant de s'affranchir librement, dans ses fonctions juridictionnelles, des textes qu'il lui appartient d'appliquer ni des prétentions des parties sur lesquelles il doit se prononcer.
Ainsi, l'office du juge est lié aux fonctions que lui reconnaît le système juridique et aux missions qui lui sont dévolues. Certes, cela implique une certaine marge de liberté et d'initiative. Mais cela suppose surtout que le juge soit encadré par des normes qu'il doit mettre en oeuvre, interpréter et appliquer, ainsi que par les limites du litige, essentiellement sinon uniquement tracées par les prétentions des parties. Cela implique aussi un système processuel exigeant auquel le juge doit impérativement se soumettre.
L'office du juge est dominé par le principe fondamental de sa neutralité qui est, en quelque sorte, consubstantiel à son institution et qui constitue la garantie indispensable des parties. L'article 6-1 de la Convention Européenne de Droits de l'Homme dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial... ». Cela implique que le juge doit être parfaitement neutre, tant du point de vue technique que du point de vue social et politique.
L'office du juge se situe donc dans la double perspective de l'application, de l'interprétation et de l'évolution du droit (I) et de la solution du procès (II).
I. LE JUGE ET LE DROIT
Lors de l'audience solennelle du 8 janvier 1990, le Premier Président Dray déclarait : « à la tentation du juge-dieu, seul apte à tout savoir et tout faire, il faut savoir résister ». Peu après, il rappelait à ses collègues que « dans l'acte de juger, ... il ne faut jamais mépriser le droit, la règle de droit préexistante et objective ». Et d'ajouter : « au vainqueur comme au vaincu, le juge doit s'attacher à montrer qu'il n'a usé de ses armes que dans la seule limite nécessitée par le respect de la loi et le rétablissement de l'équilibre un jour rompu ».
Il appartient ainsi au juge, à la fois, de servir le droit et de convaincre les parties par la solution qu'il donne à leur conflit. Autrement dit, le juge doit apaiser les conflits en légitimant les solutions qu'il y apporte par le droit positif qu'il lui incombe d'appliquer. Il joue ainsi, à la fois, un rôle social (A) et son rôle juridictionnel (B).
A. LE RÔLE SOCIAL DU JUGE
En droit français, il est de principe que « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables... Il peut relever d'office les moyens de pur droit quel que soit le fondement juridique invoqué par les parties » 4 ( * ) . On sait d'ailleurs que tant le Conseil d'Etat que la Cour de cassation censurent les décisions qui se fondent sur l'équité et non sur le droit, car le juge ne peut, sans ruiner les fondements de l'Etat de droit et tromper l'attente légitime des plaideurs et la nécessaire sécurité juridique, se soustraire au droit applicable. Mais, appliquer le droit, c'est en découvrir le sens, aussi bien le sens de telle ou telle règle déterminée que celui de son contexte et, plus généralement, de celui de l'ensemble du système juridique.
C'est ici que l'office du juge peut se concevoir différemment selon les systèmes juridiques et, plus particulièrement, dans les systèmes de « common law » et dans les systèmes « romano-germaniques ». Tout dépend des sources du droit que l'on y privilégie, la jurisprudence ou la loi, et de la liberté que, en conséquence, l'on y concède au juge.
Dans notre système juridique, le juge ayant pour mission d'appliquer le droit positif et la loi au premier chef, il en apparaît comme l'interprète naturel. Dire qu'il en est le serviteur ne veut pas dire qu'il ne peut qu'être servile. La question est seulement de déterminer la marge de liberté qui peut lui être reconnue. Pour résoudre ce problème essentiel, il faut se référer aux différentes méthodes d'interprétation des textes et se demander d'abord si le juge doit se cantonner à des méthodes d'interprétation intrinsèque ou s'il peut s'évader vers des formes d'interprétation extrinsèque.
Selon le cas, l'office social du juge s'en trouve profondément modifié, et il diffère selon les systèmes considérés. Sa fonction sociale consiste t'elle à mettre en oeuvre le droit existant, tel qu'il est, ou à en secréter les transformations ?
Certains veulent reconnaître au juge le droit et même la mission de transformer la société en en réformant les données actuelles ou, inversement, d'en figer l'état actuel pour en préserver les acquis. Dans les régimes socialistes, le juge avait ainsi pour rôle de maintenir les acquis révolutionnaires et la « légalité socialiste ». En revanche, selon certaines doctrines, le juge pourrait s'affranchir des contraintes de la loi pour imaginer la règle que, selon lui, le législateur contemporain pourrait édicter en fonction des données présentes de la vie sociale. C'est ainsi que, selon « le réalisme juridique américain », le juge aurait le pouvoir d'adapter le droit aux changements incessants de la société en privilégiant sa conception de la morale et de la politique sur la règle de droit en vigueur. Le droit n'est alors que ce que font les tribunaux selon leur « feel of the law », c'est à dire leur intuition au delà des textes, de l'équité, de la morale, de la politique, de l'opportunité sociale...
Si l'on s'en tient aux méthodes intrinsèques incarnées par les écoles de l'exégèse du XIX e siècle, le juge n'est, au contraire, que le relais mécanique de la loi par rapport aux justiciables. En 1857, Aubry proclamait : « Toute la loi, dans son esprit aussi bien que dans sa lettre avec une large application de ses principes et le plus complet développement des conséquences qui en découlent, mais rien que la loi, telle a été la devise des professeurs du Code Napoléon ». Toutefois, bien qu'elle s'appuie sur le postulat de la suffisance de la loi écrite, l'exégèse ne se réduit pas à une analyse littérale et grammaticale des textes. Elle en est une interprétation « psychologique » fondée sur la recherche de l'intention du législateur et se prolonge dans des procédés logiques d'interprétation. Le « culte de la loi », considéré comme la seule expression de la souveraineté nationale et de la volonté générale dans la perspective de la séparation des pouvoirs, a longtemps guidé le juge, seul investi en France, depuis 1837, du pouvoir d'interpréter et d'appliquer les textes aux cas particuliers qui lui sont soumis par les parties. Mais, à l'extrême fin du XIX e siècle, les méthodes de l'exégèse furent sérieusement contestées par la doctrine, en particulier par François Gény qui affirma alors « que les éléments purement formels et logiques... sont insuffisants à satisfaire les desideratas de la vie juridique », si bien qu'il incombe aux juristes de rechercher « en dehors et au dessus de ces éléments les moyens de remplir toute leur mission ». C'est ainsi qu'il prôna sa fameuse méthode de « la libre recherche scientifique ».
Encore faut-il savoir jusqu'où le juge peut se libérer du texte de la loi tout en s'y référant lorsque celle-ci s'avère insuffisante ou inadaptée aux circonstances et au contexte actuel.
Kelsen a soutenu que toute norme contient plusieurs significations entre lesquelles le choix est une question de politique juridique. L'interprète pourrait alors retenir « le sens le plus utile du texte » au moment de son interprétation. A l'évidence, la loi n'a pas un sens unique et immuable. Toute interprétation implique de s'en libérer quelque peu. Carbonnier n'écrivait-il pas que « l'interprétation est la forme intellectuelle de la désobéissance » ? Il est vrai que le sens de textes, dont la formulation n'a pas changé, se modifie par le jeu de l'interprétation, en fonction de l'évolution des circonstances et des besoins. Il appartient à la jurisprudence, par la voix du juge, d'en consacrer l'évolution. Tout dépend cependant du degré de fidélité ou de liberté qui s'impose ou qui s'offre au juge par rapport à la lettre et à l'esprit de la loi. Dans les droits anglo-saxons, c'est le législateur lui-même qui fixe les règles d'interprétation auxquelles doit se soumettre le juge, tandis que le droit français ne comporte pas de loi d'interprétation, si ce n'est des directives d'interprétation des contrats, énoncées dans les articles 1156 et suivants du code civil, qui inspirent également l'interprétation de la loi et des règlements. Quoi qu'il en soit, par le sens qu'il donne aux textes, le juge contribue manifestement aux transformations sociales, même s'il est censé se borner à trancher des litiges.
B. LE RÔLE JURIDICTIONNEL DU JUGE
Dans tous les systèmes juridiques, l'office du juge réside, avant toute autre fonction, dans « la juridiction » qui consiste à déterminer la solution de droit applicable au litige qu'il lui est demandé de trancher. Cela implique d'abord pour le juge une obligation fondamentale de juger sous peine de « déni de justice » sanctionné par la loi 5 ( * ) et une interdiction de prononcer des « arrêts de règlement » 6 ( * ) , même si cette prohibition subit maintenant de sérieux tempéraments. Cela suppose aussi que le juge ait la qualité, la compétence, le pouvoir et l'autorité nécessaires pour prononcer des décisions exécutoires.
Le juge n'a ainsi le devoir et le pouvoir de statuer que dans les limites du litige qui lui est soumis et dont l'objet est « déterminé par les prétentions respectives des parties... » 7 ( * ) . Il est en effet de principe, en droit français, que « seules les parties introduisent l'instance, hors les cas où la loi en dispose autrement. Elles ont la liberté d'y mettre fin avant qu'elle s'éteigne par l'effet du jugement ou en vertu de la loi ». Comme il est rare que le juge puisse se saisir d'office, ce dispositif s'applique devant toutes les juridictions civiles, pénales et administratives. Il en est de même dans la plupart des droits étrangers, même si ce principe revêt, selon les pays, des expressions et une intensité différentes.
Ce sont donc les parties qui déterminent la matière litigieuse et il incombe au juge de statuer sur tous les faits et toutes les demandes dont il est saisi. L'article 5 du Nouveau Code de Procédure Civile dispose ainsi que « le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement ce qui est demandé ». Il en est de même en contentieux administratif et même en procédure pénale où la juridiction de jugement doit statuer sur tous les faits dont elle est valablement saisie, sur toutes les réquisitions du Ministère public et sur toutes les demandes du prévenu, à condition qu'elles se rapportent aux faits dont elle est saisie, sans pouvoir sanctionner d'autres faits dont elle ne serait pas valablement saisie dans les formes légales. Le juge doit statuer sur tous les chefs de la demande, mais ne peut statuer « ultra petita », sauf en cas de moyens d'ordre public qu'il doit soulever d'office. Le juge ne peut alors fonder sa décision sur des faits qui ne sont pas dans le débat 8 ( * ) , notamment sur des faits dont il a eu personnellement connaissance ou sur des investigations personnelles poursuivies hors de l'audience, en l'absence des parties ou sans se conformer aux règles de procédure qui s'imposent à lui. La décision du juge n'est en effet légitime qu'au terme de la procédure qu'il est contraint de respecter pour garantir la loyauté et la sécurité du procès. Elle ne mérite son autorité que dans la mesure où elle est conforme au droit, aussi bien au droit processuel qu'au droit substantiel. Le juge n'est finalement que le serviteur du droit et la garantie des plaideurs.
Il ne saurait s'improviser ni devin, ni Dieu, ni même justicier. Il doit s'abstenir de décider en fonction de sa propre vision de ce qui lui paraît équitable ou inéquitable. Il ne saurait imposer arbitrairement son propre sentiment de ce qui est juste ou non, en fonction de ses réactions émotionnelles, de ses conceptions personnelles du monde et de la société, de ses sympathies ou de ses rancoeurs, de ses préjugés catégoriels, de sa propre idée de la morale.... Livrer les justiciables aux sentiments ou aux pulsions du juge, ou même aux aléas de ses réactions personnelles équivaudrait à créer l'insécurité et à favoriser l'arbitraire. Il n'y a de justice et d'issue prévisible au procès que si le juge se détermine en fonction des règles de droit connues de tous et qu'il appartient à chacun de respecter.
Or, tout litige est constitué à la fois d'éléments de fait et d'éléments de droit. Il est de principe qu'alors que le fait est l'affaire des parties, le droit reste l'apanage du juge. Selon le vieil adage « da mihi factum, dabo tibi jus » (donne moi le fait, je te donnerai le droit), comme l'énonce maintenant l'article 6 du Nouveau Code de Procédure Civile, « à l'appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d'alléguer les faits propres à les fonder ». Il leur incombe également, traditionnellement, d'en rapporter la preuve, chacune d'entre elles devant démontrer les faits qu'elle invoque.
Mais il appartient aussi aux parties de justifier de leurs prétentions en invoquant les règles de droit qui doivent, selon elles, s'appliquer aux faits dont elles se prévalent et dont il leur faut donc proposer la qualification juridique la plus appropriée. C'est ainsi que les écritures des parties doivent toujours comporter « un exposé des moyens en fait et en droit ». C'est ce que précise, par exemple, l'article 56 du Nouveau Code de Procédure Civile pour l'assignation en matière civile et les articles 753 et 954 pour les conclusions. De même, en matière administrative, l'article R 411-1 du code de justice administrative prévoit que « la requête concernant toute affaire sur laquelle le tribunal administratif ou la Cour administrative d'appel est appelé à statuer doit contenir l'exposé des faits et moyens invoqués », tant en fait qu'en droit. Cela s'impose aussi devant le Conseil d'Etat. En procédure pénale, le Ministère Public et la partie civile, quand elle prend l'initiative du procès, ont l'obligation de qualifier les faits incriminés, afin de justifier que les faits incriminés tombent bien sous le coup de la loi pénale invoquée. Mais le juge, qui doit trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables, « doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux, sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposé. Il peut relever d'office les moyens de pur droit, quel que soit le fondement juridique invoqué par les parties » 9 ( * ) . Le juge n'est donc pas un simple arbitre entre les parties, même en matière civile : il a pour mission d'appliquer la loi, plus généralement le droit positif. D'ailleurs, les juridictions de cassation ont justement pour fonction de contrôler la légalité des décisions des juges du fond qui leur sont déférées. En quelque sorte, le juge apparaît comme l'instrument principal de l'effectivité du droit positif.
L'office du juge n'en reste pas moins, pour l'essentiel, de trancher le litige dont il est saisi par les parties.
* 4 NCPC, art. 12.
* 5 C. civ, art. 4 ; NCPén, art 434-7-1.
* 6 C. civ art. 5
* 7 NCPCiv, art.4.
* 8 NCPC, art 7
* 9 NCPCiv, art 12