L'ELU LOCAL AU COEUR DE LA DECENTRALISATION - colloque à l'initiative de l'Observatoire de la décentralisation
Palais du Luxembourg - jeudi 3 novembre 2005
M. Jean PUECH, Président de l'Observatoire de la décentralisation, Sénateur de l'Aveyron
M. Jean PUECH. - Après les points de vue et les témoignages que nous avons entendus avec intérêt au cours de cette intéressante journée d'échange et d'analyse, je voudrais vraiment vous remercier toutes et tous d'avoir remarquablement animé ce débat. Ce n'était pas simple, mais c'est une première et j'estime que le bilan est positif.
Je souhaiterais remercier M. le ministre chargé des collectivités locales, Brice Hortefeux qui est parmi nous, et, en même temps, associer M. le Sénateur Jean-Pierre Raffarin et Premier Ministre.
Ce matin, en accueillant tout le monde, j'ai évoqué cette réforme de la mère des réformes, combien elle est importante pour notre pays qui en a besoin pour avancer.
Le Ministre Brice Hortefeux est depuis peu de temps dans le gouvernement, mais je suis sensible à sa capacité d'écoute et je suis convaincu qu'il saura traduire la demande très forte des acteurs de la décentralisation sur le terrain, ces acteurs qui, tout au long de la journée, ont exprimé un certain nombre de propositions, ont regretté un certain nombre de comportements.
Je vais essayer de les rassembler et je souhaiterais que l'on ne prenne pas à titre personnel les observations parfois un peu rudes ; ce ne sont pas les personnes qui sont critiquées, mais des systèmes engendrent des situations et sont critiqués. D'ailleurs, ces systèmes ont bien souvent été créés ou ont évolué à notre insu et l'on se rend compte plus tard que cela ne va pas très bien et qu'il faut corriger ; le système, lorsqu'il est en place, veut perdurer. Tout cela n'est pas très simple.
Si l'Observatoire de la décentralisation n'a pas une longue existence, je pense que, au terme de cette journée qui n'est qu'une étape, je souhaite vous livrer quelques réflexions qui, en vous entendant, se confirment et sont devenues des convictions.
Sur ce vaste chantier considérable, on trouve l'Etat, c'est-à-dire vous, et les administrations centrales. Tout à l'heure, quelqu'un a demandé si l'Etat est représenté. Je dois vous indiquer que les administrations ont été toutes invitées, mais je n'ai pas vu de réponse.
Il y a également les collectivités locales et la société civile qui s'est très largement exprimée.
Je constate vraiment la nécessité d'intensifier le dialogue. Si l'on demande davantage de dialogue, cela signifie qu'il est faible et qu'il y a très peu d'échanges ; j'ai même noté l'expression "cloisonnement des discours, cloisonnement des pensées", employée par Jacqueline Gourault et Jean-Pierre Guillon. Ces difficultés, dans les échanges, dans cette nécessaire communication, dans cet indispensable dialogue, se sont amplifiées sans que l'on en prenne conscience, ni les uns ni les autres, malgré la multiplication des structures, des instances dites participatives qui ont été créées à tous les niveaux.
On peut en conclure que toutes ces instances dites participatives ont compliqué la vie et, en compliquant la situation, on a compliqué la communication, ce qui est un vrai problème qu'il me paraît urgent de prendre en compte.
Il m'est souvent arrivé de dire qu'il y a les lois de décentralisation, notamment cet Acte II que l'on met en oeuvre ; quel courage il a fallu pour porter ce dossier, participer à de nombreuses réunions ! La loi est là.
Il y a la loi, qu'il faut évidemment appliquer, et il y a l'esprit de la loi.
Je voudrais, pour favoriser ce dialogue, que l'on rappelle ce qu'est l'esprit de la loi.
Dans cette "maison", nous votons des lois, mais le suivi n'est pas suffisant pour savoir si elles sont vraiment bien mises en oeuvre ; il n'y a pas d'évaluation pour vérifier si tout est mis en oeuvre, afin d'atteindre les objectifs fixés par la loi.
Pour arriver au résultat que nous souhaitons et que souhaitent nos concitoyens, c'est-à-dire la plus grande efficacité possible de l'action publique, il est indispensable qu'un dialogue confiant se développe entre les acteurs de la décentralisation : on attend la réforme de l'Etat et nous, collectivités locales, avons mis en oeuvre cette réforme depuis plus de vingt ans. L'Etat a-t-il accompli un tel changement depuis vingt ans ? Non, loin de là. Et il y a les sociétés civiles, avec le monde socioéconomique avec lequel nous travaillons au quotidien au niveau local.
Or, aujourd'hui, au lieu de cette confiance que nous souhaitons et qui pourrait susciter l'enthousiasme dans la mise en oeuvre de ces lois aussi importantes pour notre pays, c'est plutôt la défiance qui domine, voire même la résistance au changement. C'est la défiance de l'Etat, qui par la voix de ses services centraux, répond trop souvent a minima ou essaie de reprendre d'une main ce que le législateur a décidé d'une autre.
Avec ce comportement, on ne peut pas être surpris si, en retour, les collectivités locales expriment également leur défiance malgré les assurances données et la Constitution qui a été adaptée et affirme qu'aucun transfert de charge ne se fera sans compensation. Louis de Broissia a indiqué ce matin que c'était la bombe atomique nous permettant de préserver les intérêts des collectivités, mais, chaque jour, nous sommes obligés de continuer à batailler pour obtenir ce qui est simplement dû aux collectivités.
Des exemples ont été livrés ce matin : on a évoqué le RMI, les transferts de compétence et les transferts de moyen, mais on n'a pratiquement pas abordé les transferts de personnel. Par exemple, pour le RMI transféré depuis le 1 er janvier 2004, bientôt deux ans, le personnel a été mis à disposition, mais il ne connaît pas encore son futur statut ; on ne connaît pas les personnes qui seront transférées à l'unité près et, lorsqu'elles seront transférées, on ne connaît pas encore le statut qui sera proposé. Cette situation ne peut pas engendrer chez ces personnes la sérénité.
Demain, il y aura le transfert du personnel de l'équipement en plus grand nombre : connaîtront-ils la même situation ?
On retrouve cette défiance dans la mise en oeuvre du calendrier de la loi, avec des décrets qui, en raison du retard pris dans leur élaboration, sortent seulement quelques jours avant leur mise en application, donnant ainsi le sentiment aux collectivités locales qu'elles sont toujours mises devant le fait accompli.
Un exemple : une excellente loi concerne les handicapés et il était temps de reprendre ces textes. Cette loi sera mise en oeuvre le 1 er janvier 2006, mais les décrets ne sont pas publiés, ils viennent juste d'être transmis au Conseil d'Etat qui, peut-être, permettra de les publier avant la fin de l'année. Ensuite, il faut attendre les circulaires que l'on ne connaîtra qu'une fois la compétence vraiment transmise à compter du 1 er janvier.
Tout cela arrive toujours en retard, alors que toutes les informations demandées au niveau local et des départements ont été transmises par les préfets au niveau central avant le 1 er janvier 2005.
On attend toujours le dernier moment et même après et tout cela n'est pas bien dans l'ambiance générale pour avoir un climat de dialogue.
On constate que, malgré les lois ou les circulaires qui rappellent que les préfets dans les départements sont les chefs des services administratifs de l'Etat, des administrations centrales travaillent directement avec leur direction au niveau des départements et court-circuitent les préfets.
Là aussi, cela ne favorise pas l'ambiance. Il se crée ainsi un état de confusion, que l'on peut ignorer, mais tout cela peut être corrigé très rapidement ; il suffit de tirer ces premiers enseignements, on les enregistre et on prend rapidement les décisions pour les corriger.
Pourquoi la décentralisation est-elle toujours plus difficile à mettre en oeuvre et à faire exister que prévu ?
La France a une gouvernance territoriale se heurtant à de très nombreux obstacles ; notre pays est marqué par cette pesanteur historique centralisée et nous-mêmes et nos concitoyens sommes enracinés dans cette histoire et cette culture ; on dit facilement qu'il faut changer, mais à condition que cela touche seulement le voisin, donc le changement est toujours difficile à orchestrer.
Il faut tout de même entrer un peu plus dans le détail, comme vous l'avez fait, donc je passerai rapidement sur ces trois mots : l'administration centrale, les collectivités locales et tous nos partenaires au niveau local.
ü Les collectivités territoriales :
J'ai noté ce qui a été dit et ce qui ne l'a pas été.
Les niveaux, ce sont la commune, l'intercommunalité, la communauté de commune, d'agglomération, les pays, le département, la région, l'Etat, soit sept niveaux, avec de grands changements :
L'intercommunalité est en route depuis longtemps, on en a relevé les bienfaits, on a parlé d'espace de projet.
Les pays avancent : c'est un niveau supplémentaire qui, à l'heure actuelle, n'a pas trouvé sa place.
Ce sujet est important, car les structures nouvelles existent, se développent, deviennent plus lourdes et l'on crée des organes consultatifs ; les élus n'ont pas le temps d'y participer, c'est pourquoi ce sont des administratifs qui y participent. Ce qui se passe dans la plupart des départements concernant l'organisation de ce niveau est très préoccupant, excepté lorsque cela a été voulu, né de la base autour d'un grand projet, avec des hommes et des femmes porteurs de ce projet. Lorsque cela arrive d'en haut, comme cela a été proposé il y a quatre ou cinq ans, cela ne prend pas et finit par engendrer des situations difficiles à gérer.
Concernant les collectivités, je pense qu'il faut savoir aborder, comme cela vient d'être fait, l'aspect que l'élu ne bénéficie pas d'inflation horaire. Certes, il n'est pas tenu par les 35 heures, mais cela représente tout de même beaucoup de travail. Le cumul des mandats a été abordé et entretient cette idée que le parlementaire a forcément ses entrées auprès des ministres et a son action au Parlement, ce qui n'est pas forcément faux, donc il peut facilement peser sur certaines décisions.
Le travail d'un exécutif au niveau local, départemental, régional est de plus en plus prenant. Tout à l'heure, j'indiquais que le Parlement n'assurait peut-être pas un suivi assez permanent de la mise en oeuvre des textes, mais c'est peut-être aussi parce que nous, parlementaires, sommes bien souvent entre Paris et la province et l'organisation du travail n'est pas très simple.
Cet aspect existe et j'ai bien entendu que cela concernait également les mandats des parlementaires européens, mais comme j'aimerais connaître mon député européen !
Je suis d'accord pour que l'on soit proche de nos populations, je l'ai fait depuis ma première élection, mais à condition qu'il y ait un territoire, une population, que cet élu représente cette population et ce territoire, qu'on le connaisse, alors il sera en contact avec nos concitoyens. Je constate que les élus vraiment identifiés sont de plus en plus rares et j'aimerais que cette identification puisse se vérifier, quel que soit le niveau d'administration et de représentation.
Je pense que cet aspect est important, mais cela a été soufflé, à travers la révision du statut de l'élu. C'est un chantier qu'il faut ouvrir à nouveau.
ü L'Etat :
Il revient à l'Etat de prendre des initiatives dans ces domaines. J'ai évoqué la simplification des échelons territoriaux et je ne reviens pas sur les transferts sur lesquels il faut vraiment engager un vrai dialogue et ne pas retenir l'information.
Il faut mettre, Monsieur le ministre, un coup d'arrêt à l'inflation des instructions données à tous les niveaux et, notamment, au niveau local. Nous en sommes à 92 lois ayant trait à la décentralisation. On n'a pas pu m'indiquer le nombre de décrets et de circulaires et j'ai découvert récemment l'existence de lettres circulaires interprétatives qui arrivent et que l'on ne connaissait pas il y a quelques années.
Comment voulez-vous que les élus se retrouvent dans tout cela ?
Au même moment, c'est la multiplication de comités et de commissions en tout genre, qui paralysent toute capacité d'initiative. Je ne sais pas comment faire, mais il faut poser le problème. C'est un coup d'arrêt qu'il faut imaginer.
Bien évidemment, il faut faire cesser la dérive du contrôle de légalité qui évolue depuis des années vers un contrôle d'opportunité. Concernant l'opportunité, il faut faire confiance aux électeurs, ils s'en chargent régulièrement, s'expriment, votent et changent d'équipe s'ils le souhaitent : c'est le contrôle de la légalité.
La gestion de la fonction publique territoriale est également un chantier à reprendre : il est assez difficile d'avoir un responsable d'une équipe, d'une administration, qu'elle soit communale, départementale ou intercommunale et il faudrait que ce personnel soit sous l'autorité de l'exécutif, mais dont l'évolution au niveau des carrières, etc. soit décidée à un autre niveau, notamment dans le cadre de la fonction publique d'Etat, territoriale et hospitalière, sous l'autorité des exécutifs et soumises dans son évolution de carrière à d'autres décisions prises dans des instances auxquelles les responsables locaux ne participent pas.
ü Les partenaires économiques et sociaux :
Il m'est difficile de parler en leur nom, mais je constate par expérience que les organisations syndicales, patronales sont également, dans leur organisation, très centralisées et préfèrent souvent traiter les problèmes avec les administrations centrales qu'avec les élus locaux, même si, au niveau local, cela fonctionne assez bien ; elles sont là aussi marquées par cette pesanteur de cette France centralisée.
Pourtant, lorsque la décentralisation est effective, elle est réussie, donc efficace. Il existe de très nombreux exemples dont on cite toujours les mêmes : la réussite des collèges, des lycées, etc., mais on parle moins du domaine social pour lequel la décentralisation est très bénéfique. Lorsqu'elle est effective, elle est vraiment bénéfique à la cohésion sociale, pour le développement de nos territoires et pour la croissance en général.
Les élus sont par nature, par mandat, porteurs de missions partagées entre les acteurs locaux au bénéfice de leur territoire, de leur population. De nombreux points de convergence existent entre les partenaires économiques, sociaux et les collectivités à plusieurs titres, dans l'intérêt du développement de nos territoires où les domaines sont multiples : les équipements où l'on parle d'attractivité, le volet environnemental, les logements, le transport, l'enseignement, la formation, les loisirs, le tourisme. On est présent sur tous ces chantiers.
Les logiques budgétaires, économiques que l'on aborde au niveau local se rejoignent et cela fait partie des choses très nouvelles : c'est la transparence, on sait ce qui se passe au niveau local, la recherche de la performance, la culture du résultat, car on est toujours sous l'oeil très attentif du citoyen, contribuable, électeur.
Aujourd'hui, pour affronter les marchés européens, les marchés mondiaux, les partenariats se multiplient et constituent autant d'exigences qui poussent les structures d'Etat dans leurs retranchements, car elles ne peuvent plus suivre. En raison de ce type d'initiative, on est présent à l'extérieur, bien au-delà même des limites nationales.
Les collectivités territoriales, avec des partenaires au niveau local, les entreprises font toujours cela, en respectant une donnée essentielle pour laquelle nous sommes interdits de déficit, nous équilibrons nos budgets. J'ai entendu dire tout à l'heure que l'Etat devait contrôler au niveau financier : je veux bien, mais si l'Etat pouvait nous livrer des budgets en équilibre, nous en serions très heureux !
On peut recevoir des leçons, mais on peut également livrer quelques conseils.
La décentralisation, la réforme de l'Etat, le vrai dialogue entre partenaires, c'est-à-dire le vrai partenariat, tout cela offre de belles perspectives et la France a besoin de réussir cette réforme.
Je souhaite que les élus locaux eux-mêmes, que j'appelle souvent les polytechniciens du terrain, avec les acteurs économiques et sociaux de nos territoires, puissent nous dire si cette vision, ces propositions sont déplacées ou correspondent bien à la situation actuelle telle qu'ils la vivent. Je souhaite que les acteurs locaux s'expriment sur ces questions.
Bien évidemment, pour l'Observatoire de la décentralisation, c'est un premier débat qui doit être prolongé. Je considère qu'il s'ouvre seulement après ces quelques mois d'existence et ces quelques heures passées avec nos invités.
Il faudra bien resituer ce débat dans le cadre européen, de la mondialisation. Ce débat fera mieux apparaître que la culture de projets et la culture de résultats font partie maintenant d'un langage commun, de l'Etat, des collectivités, du monde économique, socioéconomique.
Le dernier épisode de cette mutation des politiques publiques est la mise en oeuvre de la LOLF, véritable remise en cause des comportements de toutes nos administrations. Pourtant, nous constatons déjà à quelle résistance le Gouvernement se heurte dans ses premiers pas de la réforme de l'Etat : nous sommes là pour vous accompagner, pour réussir. Les voix les plus autorisées, à droite comme à gauche, s'élèvent pour que le corporatisme d'Etat, qui est toujours dominant, s'efface devant la réalité d'un déficit budgétaire public abyssal.
Jean Arthuis devait être là au moment de cette conclusion et je pensais à lui en tant que président de la Commission des finances. Il nous disait mercredi dernier que l'Etat vit et vivra quotidiennement à crédit jusqu'à la fin de l'année, non seulement pour rembourser sa dette passée, mais pour vivre tous les jours de l'année et financer ses dépenses courantes.
Ce sont des situations qu'il faut connaître et je pense que cela doit interpeller tous les responsables, quelle que soit la responsabilité ou la sphère d'influence. Devant cette situation, la culture de projets et du résultat est certainement nécessaire, mais elle ne suffit plus dans un tel contexte, car elle est encore génératrice de cloisonnement et du "chacun pour soi", l'entreprise, chaque collectivité, chaque administration, chaque acteur de la société civile, chacun attend de l'autre qu'il exerce une solidarité à sens unique.
Aussi, il faut passer dès à présent, dans les mois et les proches années, à une véritable culture de gouvernance territoriale.
On a parlé tout à l'heure d'interdépendance : les élus investis par le suffrage universel sont en mesure d'impulser un tel état d'esprit et seul un dialogue construit et suivi entre les acteurs économiques, sociaux et territoriaux peuvent y parvenir. Il convient que l'Etat les accompagne, les aide sans faire écran, sans s'interposer pour imposer des méthodes uniformes dans un pays caractérisé par sa diversité.
La démocratie locale qui est la nôtre est la seule capable de faire perdurer à la fois un modèle français, synonyme d'humanisme et de qualité de vie, et de moderniser notre vie économique et sociale.
Oui, l'élu local est au centre de la décentralisation, non comme pour arracher un pouvoir ou une domination ou comme une sorte de revanche, mais comme la voie d'une modernité et d'un humanisme retrouvés dans la gestion des affaires publiques.
Si l'on finissait par faire confiance à ces élus ! Est-ce une utopie que d'y croire ? Personnellement, j'y crois profondément.
Je vous remercie.
(Applaudissements...)