Actes du colloque : vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique
Palais du Luxembourg, 11 et 12 mai 2001
Y a t-il une "subsidiarisation" dans le droit de la responsabilité administrative ?
par Madame Maryse DEGUERGUE,
professeur à l'Université Paris 1
Dès l'abord, nous devons confesser une crainte : celle de devoir réfléchir sur un barbarisme, dont les guillemets de l'intitulé du sujet semblent attester.... Le bon usage de la langue française eût sans doute imposé de limiter la réflexion à la subsidiarité de la responsabilité administrative. Aussi convient-il de déterminer d'abord les sens de la subsidiarité avant de tenter de saisir celui de la subsidiarisation. Pour ce faire, il faut remarquer en premier lieu que le substantif "subsidiarité" est moins utilisé que l'adjectif "subsidiaire" et que l'adverbe "subsidiairement". C'est sans doute que l'essence est moins accessible que les sens, les significations.
L'étymologie latine explique parfaitement les deux sens actuels de l'adjectif "subsidiaire" :
- "subsidium" en latin désignait un impôt, une aide financière que le peuple payait pour subvenir aux besoins occasionnels de l'État. "Subsidium" a donné d'une part le substantif "subside" qu'aujourd'hui, par un curieux retournement de tendance, l'État donne aux plus démunis et d'autre part l'adjectif "subsidiaire", doté de deux sens.
- "subsidiaire" désigne la qualité de ce qui est secondaire et s'oppose ainsi à principal, mais il exprime aussi l'idée de complément, de supplément, de renfort pour pallier une insuffisance 1 ( * ) .
En droit, il est remarquable que ces deux sens de l'adjectif "subsidiaire" peuvent, soit se rejoindre, soit paradoxalement s'opposer.
En effet, une compétence subsidiaire est à la fois secondaire et complémentaire. En procédure, la production d'un moyen ou de conclusions subsidiaires revêt aussi ces deux significations.
En revanche, le passage du qualificatif "subsidiaire" au substantif "subsidiarité" montre que les deux sens peuvent s'opposer, notamment lorsque la subsidiarité est érigée en principe. De fait, comme principe, la subsidiarité n'est pas secondaire, elle est au contraire primaire, fondatrice de l'agencement des rapports sociaux.
ainsi, dans un État démocratique, le principe de subsidiarité laisse aux individus et aux groupes une sphère de liberté principale par rapport à la puissance étatique.
- de même, dans un État fédéral, le principe de subsidiarité est premier et laisse aux États membres des sphères de compétences en propre qu'ils n'exercent pas secondairement 1 ( * ) .
- enfin, dans le cadre de l'Union européenne, le principe de subsidiarité 2 ( * ) n'est pas seulement une clé de répartition technique des compétences partagées entre la Communauté et les États membres. C'est surtout un principe fondateur qui réserve une part nécessaire de souveraineté à ces derniers, sans laquelle leur consentement n'aurait peut-être pas été donné 3 ( * ) .
Ces trop longues explications sur la subsidiarité permettent néanmoins de mieux comprendre toute l'ambiguïté de la "subsidiarisation". Deux particularités semblent la caractériser : d'abord, "la subsidiarisation" semble désigner l'évolution de quelque chose qui tend à devenir subsidiaire ; ensuite, c'est un phénomène qui se mesure en termes d'influence entre deux corps de règles et qui tend à révéler un rapport de domination et d'infériorisation. Il apparaît donc que, d'essence "doctrinale" 4 ( * ) le principe de subsidiarité est ontologique, alors que la subsidiarisation relève plutôt de la phénoménologie.
Or, réfléchir à la subsidiarité dans le droit de la responsabilité administrative aurait conduit à rappeler des règles bien connues et d'ailleurs peu nombreuses, à savoir que la responsabilité de l'administration est subsidiaire, en cas de défaillance d'un entrepreneur de travaux publics ou d'un concessionnaire dans la réparation des dommages qu'il a causés, règle étendue à tous les organismes privés chargés d'un service public et qui se révèlent insolvables 5 ( * ) .
Mais poser la question de savoir s'il y a une subsidiarisation dans le droit de la responsabilité administrative laisse poindre un double sentiment de crainte, relatif à la stabilité des normes de la responsabilité administrative, entendue ici comme la responsabilité applicable à l'administration et appliquée essentiellement par le juge administratif 6 ( * ) . La première crainte est d'ordre historique et récurrente dans le débat droit public-droit privé : la responsabilité des personnes publiques ne serait-elle plus administrative que subsidiairement ? Autrement dit, cette responsabilité, longtemps assimilée à celle de la puissance publique, tend-elle à être investie par d'autres règles que celles découlant des arrêts fondateurs Blanco et Pelletier ? La seconde crainte est d'ordre politique, intéressant l'équilibre que le juge administratif s'est efforcé de maintenir entre les intérêts en présence et par conséquent entre les différents régimes de responsabilité, plus ou moins protecteurs des victimes et des personnes publiques débitrices. Cette dernière crainte conduit à poser la question de savoir s'il y aurait, dans le droit actuel de la responsabilité administrative, une ou plusieurs notions ou catégories dominantes qui tendraient à la subsidiarisation des autres.
Ces deux craintes exigent d'élargir quelque peu le sujet, car elles conduisent à envisager d'abord la subsidiarisation de la responsabilité administrative avant d'étudier la subsidiarisation dans la responsabilité administrative, cette dernière question n'étant concevable que si est établie préalablement l'absence de subsidiarisation du corps de règles que constitue la responsabilité administrative.
I- SUR LA SUBSIDIARISATION DU DROIT DE LA RESPONSABILITÉ ADMINISTRATIVE
L'éventualité de la subsidiarisation de la responsabilité administrative se pose légitimement depuis que le Conseil constitutionnel a garanti constitutionnellement au juge administratif le contentieux de l'annulation et de la réformation des actes administratifs, mais pas le contentieux de la responsabilité administrative 1 ( * ) . Une épée de Damoclès est donc suspendue au-dessus de l'oeuvre prétorienne du juge administratif dans le domaine de la responsabilité des personnes publiques : le législateur pourrait transférer, sans méconnaître aucun principe de valeur constitutionnelle, des pans entiers de cette responsabilité au juge judiciaire, lequel soumettrait les personnes publiques à une responsabilité privée, à l'instar des régimes législatifs relatifs à la réparation des dommages causés par les véhicules ou des accidents scolaires. Par ailleurs, confronté depuis deux décennies à une nouvelle catégorie de risques collectifs ou sériels, et non plus individuels comme par le passé, le juge administratif a déjà laissé le législateur mettre en place un système de garantie de ces risques, faisant jouer les mécanismes de la solidarité plutôt que ceux de la responsabilité administrative.
Dès lors la subsidiarisation de la responsabilité administrative peut revêtir, sous l'action du législateur, deux modalités différentes, qui ne sont d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre : l'extension de la responsabilité privée et la restriction de la responsabilité administrative au profit de la garantie.
A- LA SUBSIDIARISATION PAR EXTENSION DE LA RESPONSABILITÉ PRIVÉE
Comme on le sait, le législateur a largement dérogé dans le passé au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire, simplement inscrit dans des textes révolutionnaires à portée législative. Les lois du 5 avril 1937 et du 31 décembre 1957 sont emblématiques de la subsidiarisation de la responsabilité administrative, en ce que celle-ci est secondaire et complémentaire par rapport à la responsabilité privée, lorsque la cause déterminante d'un dommage ne se trouve ni dans la faute d'un enseignant, ni dans le fait d'un véhicule quelconque.
Y a-t-il aujourd'hui un risque de subsidiarisation comparable sous l'effet de régimes législatifs de responsabilité qui prévoiraient la compétence judiciaire et, plus ou moins explicitement, l'application des règles de la responsabilité privée ? Nous ne le pensons pas pour trois raisons essentielles :
- premièrement, dans une stratégie de protection de sa compétence juridictionnelle, le juge administratif réduit le plus possible les divergences jurisprudentielles avec la juridiction judiciaire, afin d'assurer l'égalité de traitement des victimes et de ne pas provoquer une réaction du législateur qui viendrait rétablir une égalité rompue, comme il l'a fait en 1957 au profit des victimes d'accidents causés par des véhicules.
Ainsi, l'adoption du régime de la présomption de faute de la personne publique, qui a la garde d'un pupille de l'Assistance publique ou d'un mineur faisant l'objet d'une mesure d'assistance éducative 1 ( * ) , s'explique par la volonté du juge administratif de ne pas créer de disparité avec les solutions admises par les juridictions judiciaires sur le fondement de l'article 1384 - qui vont même, elles, jusqu'à la présomption de responsabilité. La même volonté d'alignement de la jurisprudence administrative sur la jurisprudence judiciaire explique aussi que récemment le Conseil d'État ait enfin accepté la transmission aux héritiers du droit à réparation de tous les dommages, même de ceux attachés à la personne du défunt, et ait assoupli la règle draconienne du forfait de pension applicable aux fonctionnaires, dès lors que les conséquences dommageables d'un accident du travail ont été amplifiées par une faute ultérieure de la personne publique employeur 2 ( * ) .
- deuxièmement, le souci de préserver son pouvoir normatif pousse le juge administratif à innover avant le législateur, d'autant plus facilement qu'il est saisi de cas particuliers. Or, cette capacité d'innovation semble être le meilleur rempart contre un transfert de compétence juridictionnelle et une subsidiarisation de la responsabilité administrative. À preuve, la consécration par le Conseil d'État du risque thérapeutique dès 1993, lequel suscite actuellement la discussion d'un projet de loi devant le Parlement, uniquement pour faire pièce à la résistance de la Cour de cassation qui refuse de consacrer cette nouvelle hypothèse de risque 1 ( * ) et qui, de ce fait, malmène l'égalité de traitement des victimes d'un dommage identique, qu'il soit subi à l'hôpital public ou dans une clinique privée. Dans le même ordre d'idées, le juge administratif admet implicitement l'existence d'un risque de développement, susceptible d'apparaître dans l'avenir à la faveur des avancées de la connaissance scientifique, lorsqu'il se réfère aux " mesures de précaution qui s'imposent en matière de protection de la santé publique " 2 ( * ) , hors du domaine de l'environnement où la loi consacre expressément le principe de précaution.
- la troisième raison pour laquelle la subsidiarisation de la responsabilité administrative par l'extension de la responsabilité privée nous paraît peu probable tient à l'attitude des juridictions judiciaires elles-mêmes.
En effet, elles considèrent les règles de la responsabilité administrative comme "des règles du droit public" suffisamment générales pour devoir être appliquées pour combler les lacunes du droit civil en matière de responsabilité des services publics judiciaires. Certes, la fameuse jurisprudence Giry peut être interprétée comme appliquant "subsidiairement" le droit, de la responsabilité administrative. Cependant, ses prolongements tendent plutôt à prouver que les juridictions judiciaires perçoivent les règles de la responsabilité administrative qu'elles appliquent comme fondées sur "les principes régissant la responsabilité de la puissance publique et notamment le principe constitutionnel d'égalité devant les charges publiques" 3 ( * ) .
Or, des principes ne peuvent être subsidiaires ou frappés de subsidiarisation, car ce qui est premier et principal ne peut pas être secondaire.
De fait, et en dehors même de la responsabilité du service public judiciaire, les juridictions judiciaires ont été amenées à appliquer tous les concepts du droit de la responsabilité administrative : la distinction entre la faute personnelle et la faute de service, la responsabilité pour risque, la théorie du cumul des responsabilités et l'indemnisation sans faute des préjudices anormaux et spéciaux 4 ( * ) . L'ordre judiciaire lui-même ne conçoit donc pas - ou ne conçoit plus- la subsidiarisation de la responsabilité administrative, sans doute parce que le caractère dérogatoire au droit commun qu'on se plaisait à lui reconnaître est largement dépassé.
Cependant, la pénalisation de la société et des relations administratives pourrait faire penser que la recherche de la responsabilité pénale des personnes publiques, de leurs agents et des élus renvoie la responsabilité civile de ceux-ci dans le giron des juridictions judiciaires. Malgré la réalité et l'ampleur de la banalisation de la responsabilité pénale, il ne semble pas qu'elle tende à subsidiariser la responsabilité administrative. En effet, il convient de rappeler qu'en ce qui concerne les personnes morales de droit public, la responsabilité pénale de l'État est exclue et celle des collectivités locales réduite essentiellement à la passation des marchés publics et des délégations de service publics, domaines où la responsabilité administrative quasi-délictuelle est embryonnaire, sauf, pour le candidat au contrat avec l'administration, à plaider la perte de chance d'obtenir le marché 1 ( * ) . En ce qui concerne les personnes physiques, la mise en cause de leur responsabilité pénale, d'ailleurs fortement réduite par le vote de deux lois successives 2 ( * ) , recouvre les hypothèses de fautes d'imprudence ou de négligence particulièrement lourdes, traditionnellement qualifiées de personnelles, ce qui constitue déjà en soi un chef de compétence judiciaire. Néanmoins, il ne faut pas exclure qu'une conception restrictive de la faute personnelle excluant la faute lourde (voir infra) tende à préserver la compétence administrative, qui serait alors court-circuitée par l'action pénale devant le juge judiciaire. Quoi qu'il en soit, du seul point de vue de la réparation pécuniaire des dommages, la perspective de disposer d'un débiteur solvable incitera toujours les victimes à attraire la personne morale publique devant les tribunaux administratifs, si bien que le mouvement de pénalisation ne devrait pas s'accompagner d'une subsidiarisation de la responsabilité administrative.
La subsidiarisation de la responsabilité administrative par extension de la responsabilité privée étant écartée, peut-on craindre cette évolution par restriction de la responsabilité administrative au profit de la garantie ?
B - LA SUBSIDIARISATION PAR RESTRICTION DE LA RESPONSABILITÉ ADMINISTRATIVE AU PROFIT DE LA GARANTIE
La doctrine a parfaitement expliqué que, dès lors que l'indemnisation d'un préjudice peut être obtenue d'un payeur toujours solvable, abstraction faite de l'idée de causalité et d'imputabilité du dommage à son auteur réel, la responsabilité - qui signifie originairement répondre de ses actes - s'efface au profit de l'idée de garantie des risques 1 ( * ) .
Le fondement de cette garantie peut être trouvé dans l'ancienne idée de socialisation des risques, relayée depuis 1946 par la solidarité qui n'est d'ailleurs pas nationale, comme l'indique le Préambule, mais sociale, c'est-à-dire étendue aux étrangers vivant sur le territoire français. Quant au financement de cette garantie, il reflète parfaitement l'idée de solidarité concrétisée par l'institution de fonds d'indemnisation 2 ( * ) , abondes par l'assurance ou le budget de l'État ou par une combinaison de ces deux sources, et qui sont chargés, aujourd'hui de l'indemnisation des victimes d'attentats, d'infractions pénales ou de contaminations transfusionnelles, peut-être demain de l'indemnisation de l'aléa thérapeutique.
Cette technique des fonds d'indemnisation pose précisément la question de la subsidiarité et de la subsidiarisation. Ainsi, le Fonds de garantie automobile intervient de manière subsidiaire, car le risque d'accident est assurable et c'est d'abord à l'assureur que la victime doit s'adresser pour voir réparé son préjudice. En revanche, les fonds indemnisant les victimes d'attentats et les victimes d'une contamination par le virus du sida suite à une transfusion sanguine sont directement débiteurs de l'indemnisation à l'égard des victimes, qui ont vocation à s'adresser prioritairement aux fonds plutôt qu'au juge. Ces derniers posent donc la question de la subsidiarisation de la responsabilité administrative, lorsque les victimes bénéficiant de cette garantie estiment leur préjudice insuffisamment ou incomplètement réparé et s'adressent en dernier recours au juge.
Or, précisément dans ces deux cas de figure, on voit nettement que la responsabilité administrative est en voie de subsidiarisation, tantôt parce qu'elle n'intervient que secondairement, tantôt parce qu'elle ne s'applique qu'en complément du régime législatif d'indemnisation instaurant le fonds.
- ainsi, le fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions doit accorder à celles-ci une indemnisation intégrale 3 ( * ) . Les règles de la responsabilité administrative ne sont dès lors applicables que subsidiairement, au sens de secondairement, si toutes les conditions posées par le législateur ne sont pas remplies, ce qui empêche le mécanisme législatif de jouer.
- Par ailleurs, le fonds d'indemnisation des victimes du sida doit également assurer à celles-ci une réparation intégrale de leurs préjudices. Mais on comprend la difficulté à évaluer et à réparer la perspective d'une mort prochaine. C'est la raison pour laquelle le Conseil d'État a admis la possibilité de cumuler le système légal d'indemnisation et le système jurisprudentiel de réparation, à condition toutefois que le juge déduise des dommages-intérêts, auxquels l'État sera condamné, la somme offerte par le fonds et acceptée par la victime 1 ( * ) .
On voit donc que dans cette hypothèse aussi les règles de la responsabilité administrative sont subsidiaires, en ce qu'elles interviennent de manière complémentaire, lorsque l'application du régime législatif d'indemnisation ne suffit pas à assurer la réparation intégrale des préjudices subis.
L'indemnisation de l'aléa thérapeutique par un fonds de garantie ne peut que conforter ce phénomène de subsidiarisation. Il peut même tendre à l'absorption de la responsabilité pour risque thérapeutique, voire pour faute médicale, si la loi n'indemnise pas seulement l'aléa, mais aussi le risque médical, entendu comme toute aggravation anormale de l'état de santé antérieure du malade résultant soit d'une faute, soit de conséquences inexplicables et inconnues 2 ( * ) .
Ceci dit, il faut admettre qu'il n'y a pas une totale subsidiarisation du droit de la responsabilité administrative du fait de la progression de la garantie sociale. Cette évolution se superpose au système existant de la responsabilité administrative, sans s'y substituer ni le marginaliser. Sinon l'interrogation sur la subsidiarisation dans ce droit n'aurait pas de sens.
II - SUR LA SUBSIDIARISATION DANS LE DROIT DE LA RESPONSABILITÉ ADMINISTRATIVE
L'une des conséquences du principe de subsidiarité, si l'on admet qu'il sous-tende le phénomène de subsidiarisation, est la recherche d'un équilibre entre un pouvoir central et un pouvoir local 3 ( * ) , autrement dit entre un centre et une périphérie. Dans le droit de la responsabilité administrative, la question de la subsidiarisation conduit à se demander s'il n'existe pas un centre, ou un noyau dur de règles principales, et une périphérie de règles satellites qui tendraient à devenir secondaires.
A - LE CENTRE DU DROIT DE LA RESPONSABILITÉ ADMINISTRATIVE
Au centre de la responsabilité administrative, émergent deux concepts primaires, la faute et le risque, qui permettent d'aborder la question posée de deux manières : l'une, classique, recoupe l'interrogation de la subsidiarité du risque par rapport à la faute, l'autre, plus actuelle, doit rechercher si, au sein des notions "mères" que sont le risque et la faute, certaines notions "filles" ne subissent pas le phénomène étudié.
Tout d'abord, le problème de la subsidiarité du risque par rapport à la faute, pour classique qu'il soit, nous paraît, à la réflexion, mal posé 4 ( * ) . En effet, le risque n'est ni secondaire - il se développe même constamment dans la responsabilité civile de droit privé -, ni complémentaire de la faute - puisque leur champ d'application respectif est différent -. En réalité, l'idée que la doctrine veut exprimer en parlant de la subsidiarité du risque par rapport à la faute est que cette dernière est le droit commun de la responsabilité administrative, alors que le risque demeure un régime d'exception, même s'il présente les deux versants toujours fertiles du risque danger et du risque profit. Mais que le risque demeure - ou doive demeurer, car en la matière le dogmatisme côtoie de près le positivisme - un régime d'exception ne signifie pas pour autant qu'il soit ou secondaire ou complémentaire par rapport à la faute.
Le juge l'entend bien ainsi, puisqu'il considère que seule la responsabilité sans faute, pour risque ou pour rupture de l'égalité devant les charges publiques, est un moyen d'ordre public en procédure administrative contentieuse 1 ( * ) . Or, l'ordre public en procédure traduit aussi une règle qui s'impose avec une force particulière, ce qui va directement à rencontre d'un prétendu caractère subsidiaire du risque.
Ensuite, le problème de la subsidiarisation de notions "filles" au sein des notions "mères" que sont la faute et le risque apparaît bien réel au moins à trois égards ;
- la subsidiarisation de la faute lourde par rapport à la faute " de nature à " est évidente, même si la faute lourde réapparaît sporadiquement pour l'engagement de la responsabilité des services publics dont l'activité à l'origine du dommage est considérée comme d'exécution particulièrement difficile 2 ( * ) . Aussi la franchise de responsabilité laissée par le juge à l'administration s'amenuise-t-elle, marquant ainsi la progression du droit à réparation comme droit fondamental des victimes. La subsidiarisation de la faute lourde s'accompagne alors d'une subsidiarisation, non pas de la responsabilité administrative, mais de l'irresponsabilité administrative.
- de la même façon, la subsidiarisation de la faute personnelle par rapport à la faute de service est tout aussi patente. Depuis une décision du Tribunal des conflits de 1998, il est même entendu que, quelle que soit sa gravité, une faute commise dans l'exercice des fonctions et sans la recherche d'un intérêt personnel, ne peut pas être considérée comme personnelle 3 ( * ) . Le phénomène de subsidiarisation de la faute personnelle réduit donc celle-ci à deux catégories au lieu de trois, à savoir la faute commise en dehors du service et sans lien avec lui et la faute commise dans l'exercice des fonctions et animée par un intérêt personnel.
- Enfin, la subsidiarisation, au sein de la responsabilité sans faute, de la responsabilité du fait des lois à l'origine d'une rupture de l'égalité devant les charges publiques au détriment d'un citoyen, est réelle au point qu'on peut toujours parler, sans excès de langage, d'irresponsabilité du législateur. On connaît, à cet égard, le rôle pervers joué par l'intérêt général et qui explique largement cette subsidiarisation : d'un côté, l'intérêt général permet d'admettre en principe la responsabilité pour rupture de l'égalité devant les charges publiques, car la mesure légale sacrifie les intérêts particuliers d'un citoyen sur l'autel de l'intérêt général ; d'un autre côté, l'intérêt général qui anime l'objet même de la loi fait supposer au juge que le législateur a entendu exclure la responsabilité de l'État à raison des conséquences dommageables de la loi 1 ( * ) .
On pourra objecter que la responsabilité du fait des lois n'est pas une responsabilité administrative, au sens donné précédemment. Mais, dans le contexte européen, il n'est pas inconcevable de voir le législateur national comme l'exécutif des institutions communautaires et de sanctionner, par la reconnaissance d'une faute 2 ( * ) , les manquements à ses obligations communautaires, notamment à celle de transposition des directives. En ce sens, il est remarquable que la subsidiarisation de la responsabilité du fait des lois s'opère au profit de la responsabilité du fait des règlements, lorsque la remontée de la loi au règlement d'application, comme source du dommage, est possible 3 ( * ) . À défaut de pouvoir le faire, on ignore combien de temps encore la Haute Assemblée pourra se retrancher derrière des artifices de procédure, alors qu'une juridiction d'appel n'avait pas manqué de dénoncer "la situation créée " par l'incompatibilité de la loi fiscale française avec une directive communautaire 4 ( * ) . La censure de l'administration est certes moins périlleuse pour le juge administratif que la censure du législateur, dont il peut toujours craindre - on l'a vu - les atteintes au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire.
Si l'on considère donc le centre de la responsabilité administrative, les deux pôles de la faute et du risque ne paraissent pas subir le phénomène étudié, alors que certaines des notions et catégories dérivées de ces concepts le subissent incontestablement, peut-être parce qu'elles n'existent que par opposition à une autre dans le cadre de distinctions (faute lourde-faute simple ; faute personnelle-faute de service ; responsabilité du fait des lois et du fait des règlements), là où le rapport de domination d'une notion sur une autre s'exerce nécessairement plus facilement.
Si l'on examine maintenant la périphérie de la responsabilité administrative, la subsidiarisation dans ce droit pose la question de savoir si certaines règles deviennent secondaires.
B/ La périphérie du droit de la responsabilité administrative
Il est difficile de répondre à la question de savoir s'il y a effectivement une périphérie dans le corps de règles de la responsabilité administrative, car on ne conçoit pas que les conditions du dommage et du lien de causalité soient reléguées en dehors du centre de la responsabilité administrative et deviennent secondaires.
Tout au plus peut-on constater un affaiblissement de certains caractères du dommage. La certitude de celui-ci est affectée par la reconnaissance de plus en plus fréquente d'une perte de chance, en tant que préjudice indemnisable, qui conduit le juge à opérer un calcul de probabilités sur la réalisation d'une chance au profit de la victime qui déplore sa perte 1 ( * ) . Le caractère direct du dommage est aussi affecté par le relâchement du lien de causalité, puisque des présomptions de causalité sont apparues à la faveur des accidents médicaux puis des préjudices de contamination. Toutefois, le juge administratif maintient plus fermement que la Cour de cassation la condition du lien de causalité à l'occasion des demandes d'indemnisation des handicaps introduites au nom de l'enfant, alors qu'ils n'ont été révélés qu'à la naissance de l'enfant et n'avaient pas été décelés lors d'un diagnostic prénatal 2 ( * ) .
Mais ces quelques évolutions à la marge ne permettent pas de conclure à une subsidiarisation de certaines règles de la responsabilité administrative qui autoriserait à parler de périphérie. Il ne semble d'ailleurs pas souhaitable que les conditions du dommage et du lien de causalité deviennent en quelque sorte les accessoires des faits générateurs de responsabilité, sous peine de réhabiliter le caractère primitivement sanctionnateur de celle-ci et de lui faire perdre toute identité vis à vis d'autres techniques de réparation, comme l'assurance et la garantie.
La structure ternaire de la responsabilité a peut-être empêché l'anoblissement du contentieux de la responsabilité administrative, tant il est vrai que la recherche de l'équilibre des intérêts en présence, requérant subtilité et précaution, se laisse malaisément enfermer dans une logique binaire 1 ( * ) et peut même parfois défier toute logique. Mais la complexité du droit administratif contemporain et son imprégnation de droit économique et de droit privé épousent davantage la tendance au flou fonctionnel des catégories juridiques de la responsabilité administrative que la symétrie des distinctions tranchées.
Finalement, l'évolution étudiée est discrète : elle ne concerne que des notions ou catégories dérivées (faute lourde, faute personnelle, responsabilité du fait des fois) qui présentent toutes la particularité de desservir la compétence du juge administratif, soit par la vision rétrograde que la première donne de la responsabilité administrative, soit par la compétence naturelle que la deuxième confère au juge judiciaire, soit encore par la réserve traditionnelle que les lois suscitent chez le juge administratif. Et l'absence de subsidiarisation du droit de la responsabilité administrative traduit bien la sophistication de l'ensemble du droit de la protection des personnes qui ne peut se satisfaire de réductions et de simplifications.
Faut-il pour autant déplorer, comme l'a fait un auteur privatiste, le caractère tentaculaire de la responsabilité de la puissance publique, qui obéirait à des principes trop éloignés de ceux du droit privé - ce qui est, soit dit en passant, un coup de chapeau à l'autonomie !-, et qui démontrerait selon lui " combien les erreurs historiques peuvent être lourdes de conséquences " 2 ( * ) ? Nous ne le pensons pas, car si la subsidiarisation dans le droit de la responsabilité administrative est marginale, elle ne suppose pas à l'inverse une tendance à l'impérialisme de ce droit. La réflexion sur la dualité de juridiction peut bien être constamment remise sur le métier, elle file un travail de Pénélope tant que le droit administratif ne tend pas à devenir " subsidiaire " !
Monsieur le Doyen Georges VEDEL
Je vous remercie Madame, et ce que je tiens à dire, de votre dissection de la subsidiarité-subsidiarisation, c'est que le sujet... n'était pas subsidiaire. Merci.
Alors, si vous le voulez bien, nous allons entendre Monsieur le professeur PONTIER sur un sujet qui ne comporte pas de point d'interrogation, contrairement aux précédents. En effet "le dommage et le préjudice" n'est pas suivi de point d'interrogation sur "le dommage", sur "le préjudice", et surtout sur le "et" qui les unirait. Cher collègue, je vous donne la parole.
* 1 Sur ces deux sens, voir J.M. PONTIER, La subsidiarité en droit administratif, RDP 1986, p. 1515, notamment p. 1517-18.
* 1 Cl. LECLERCQ, L'État fédéral, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 1997, p. 3 et s.
* 2 Énoncé à l'article 3 B du Traité de Maastricht du 7 février 1992 et retranscrit dans le nouvel article 5 de la version consolidée du Traité instituant la Communauté européenne en ces termes : " Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ".
* 3 En ce sens, Commentaire article par article des traités UE et CE, dir. Ph. LEGER, Helbing § Lichtenhahn, Dalloz, Bruylant, 2000, p. 175.
* 4 J.M. PONTIER, op. cit., p. 1534.
* 5 Sur ces hypothèses, voir J.M. PONTIER, op. cit., p. 1527 à 1530.
* 6 Au sens où l'entend J. MOREAU, La responsabilité administrative, QSJ n° 2292, PUF, 1995, p. 21-22
* 1 DC, 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence, GDCC n° 43.
* 1 Respectivement CE, 19 oct. 1990, Ingremeau, Rec. CE, p. 284 et CAA Bordeaux, 2 fév. 1998, Cts Fraticola, RDP 1998, p. 579, concl. Péano.
* 2 Respectivement CE, S., 29 mars 2000, APHP, RFDA 2000, p. 850, concl. Chauvaux ; JCP 2000, II, 10360, note Derrien et CE, S., 15 déc. 2000, Mme Bernard, RFDA 2001, p. 283.
* 1 Civ. l ère , 8 nov. 2000, Bull. civ. I, n° 287 qui décide que la réparation des conséquences de l'aléa thérapeutique n'entre pas dans le champ des obligations dont un médecin est contractuellement tenu à l'égard de son patient.
* 2 Voir par exemple, CE, 28 juil. 2000, Assoc. FO Consommateurs, RFDA 2000, p. 1153 et les arrêts cités dans notre contribution au colloque de Dijon sur le principe de précaution, in RJE, n° spécial 2000, p. 105.
* 3 Appliquant plus récemment l'arrêt Giry du 23 nov. 1956, GAJA n° 90, voir Civ. l ère , 10 juin 1986, Cts Pourcel, JCP 1986, II, 20683, rapport Sargos ; RFDA 1987, p. 92, note J. Buisson et Civ. l ère , 30 janv. 1996, Morand c/ Agent judiciaire du Trésor, JCP 1996, II, 22608, rapport Sargos ; RDP 1997, p. 235, note J.M. Auby ; D. 1997, 83, note A. Legrand ; G.P. 23-24 avril 1997, doctr. p. 26, concl. Sainte-Rose ; RFDA 1997, p. 1301, note p. Bon et CA Paris, 3 déc. 1997, Morand, RFDA 1999, p. 399, note p. Bon.
* 4 A. VAN LANG, Juge judiciaire et droit administratif, LGDJ, BDP t. 183, 1996, p. 176 à 184.
* 1 Ce fut le cas dans l'attribution de la concession du Stade de France : CE, 30 juin 1999, Sarfati, Rec. CE, p. 222 qui rejette la requête au motif que le préjudice allégué n'est pas certain, le requérant étant dépourvu de toute chance d'obtenir le contrat de concession du Grand Stade.
* 2 Loi du 13 mai 1996, laquelle imposait l'appréciation in concreto des faits d'imprudence et de négligence compte tenu de la nature des missions et des fonctions des décideurs publics, de leurs compétences ainsi que des pouvoirs et moyens dont ils disposaient, et loi du 10 juillet 2000, laquelle repose sur une distinction entre le caractère direct ou indirect de l'imprudence ou de la négligence, cause du dommage et requiert la faute caractérisée dans le second cas. Voir le commentaire de J.H. ROBERT à l'AJDA 2000, p. 924.
* 1 Sur cette évolution, voir J.M. PONTIER, Sida, de la responsabilité à la garantie sociale, RFDA 1992, p. 533 et M. SOUSSE, La notion de réparation de dommages en droit administratif français, LGDJ, BDPt. 174, 1994.
* 2 Sur la technique des fonds de garantie, voir M. SOUSSE, op. cit., p. 104 à 108.
* 3 T.S. RENOUX et A. ROUX, Responsabilité de l'État et droits des victimes d'actes de terrorisme, AJDA 1993, p. 75.
* 1 Avis du CE, 15 oct. 1993, Cts Jezequel et Vallée, Rec. CE, p. 280
* 2 Définition particulièrement extensive de l'aléa thérapeutique donnée par une proposition de loi du 6 février 1998.
* 3 J.M PONTIER, op. cit., p. 1536.
* 4 Même si nous l'avons posé ailleurs, Jurisprudence et doctrine dans l'élaboration du droit de la responsabilité administrative, LGDJ, 1994, BDP t. 171, p. 706 à 715.
* 1 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 8 ème éd., 1999, p. 719.
* 2 Ainsi en matière de police et de contrôle fiscal et encore récemment pour l'exercice par le préfet du contrôle de légalité des actes des collectivités locales : CE, 6 oct. 2000, ministre de l'Intérieur c/ Cne de Saint-Florent, RFDA 2000, p. 1356.
* 3 TC, 19 oct. 1998, Préfet du Tarn, D. 1999, 127, note O. Gohin, à propos de la falsification d'un plan d'occupation des sols par un fonctionnaire communal.
* 1 Parmi une jurisprudence constante, voir récemment CE, 21 janv. 1998, ministre de l'Environnement c/ Plan, RFDA 1998, p. 565, note p. Bon.
* 2 Cette responsabilité pour faute du législateur n'empêcherait pas de maintenir la responsabilité sans faute du fait des lois prises en dehors du cas de transposition ou d'application des normes communautaires. Sur cette dissociation de deux régimes en matière de responsabilité du fait des lois, voir notre article, Le contentieux de la responsabilité : politique jurisprudentielle et jurisprudence politique, AJDA 1995, n° spécial, p. 211, voir p. 226.
* 3 CE, Ass., 28 fév. 1992, Rothmans, Philip Morris, Rec. CE, p. 78 ; AJDA 1992, p. 210, concl. M. Laroque et p. 329, chron. Maugué et Schwartz ; RFDA 1992, p. 425, note L. Dubouis ; JCP 1992, II, 21859, note G. Teboul ; RDP 1992, p. 1480, note F. Fines ; Europe, avril 1992, p. 1, note D. Simon ; D. 1992, chr. p. 207 de R. Kovar.
* 4 CAA Paris, 1 er juil. 1992, Sté Jacques Dangeville, Rec. CE, p. 558 ; AJDA 1992, p. 768, obs. X. Prétot ; Dr. Fiscal 1992, n° 1665, concl. Bernault ; Europe, déc. 1992, note D. Simon. Arrêt annulé par CE, S., 30 oct. 1996, ministre du Budget c/ Sté Jacques Dangeville, RFDA 1997, p. 1056, concl. Goulard, qui ne prend pas position sur le fond et rejette la requête en recourant à un artifice de procédure, tiré de l'autorité de la chose jugée au fiscal.
* 1 Sur cette question, voir notre article, La perte de chance en droit administratif, in L'égalité des chances (dir. G. Koubi, G.J. Guglielmi), La Découverte, Coll. Recherches, 2000, p. 197.
* 2 CE, S., 14 fév. 1997, CHR de Nice, Rec. CE, p. 44 ; RFDA 1997, p. 374, concl. V. Pécresse, note B. Mathieu ; AJDA 1997, p. 430, chr. Chauvaux et Girardot ; RDP 1997, p. 1139, note J.M. Auby et p. 1147, note J. Waline ; JCP 1997, II, 22828, note J. Moreau ; JCP 1997, 11, 4025, note G. Viney.
* 1 Laquelle caractérise largement le droit administratif dans son ensemble : voir D. TRUCHET, La structure du droit administratif peut-elle demeurer binaire ?, Clés pour le siècle, Dalloz, 2000, p. 443.
* 2 Ch. LARROUMET, L'indemnisation de l'aléa thérapeutique, D. 1999, chr. p. 33.