Actes du colloque : vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique
Palais du Luxembourg, 11 et 12 mai 2001
À propos des catégories du droit de la responsabilité
par Monsieur Denys de BÉCHILLON,
professeur à l'Université de Pau
La quasi-totalité du débat sur la responsabilité porte aujourd'hui sur l'évolution et le destin des catégories juridiques. Pêle-mêle : le déclin de la faute lourde au bénéfice de la faute simple ; la possible inversion de la tendance qui a longtemps abouti à un déclin général de l'exigence de faute au profit du risque ; la part respective de présomption et de preuve que connaît la responsabilité pour faute ; la submersion de la responsabilité politique par la responsabilité pénale ; la submersion corrélative et plus générale du droit public par le droit privé commun ; la compétition des fondements, légaux, jurisprudentiels ou contractuels de la responsabilité ; la vraie nature de chacun de ces fondements, s'agissant notamment du contrat, etc. Tout, à l'évidence, se passe comme si le thème de l'évolution du droit de la responsabilité, que tout le monde dit gigantesque, se résumait en une campagne de redistribution générale des catégories et des qualifications conceptuelles des régimes juridiques.
La question que je me pose est de savoir comment nous devons appréhender ce phénomène. En termes plus choisis, je suggère de nous interroger sur la manière dont une science du Droit qui se voudrait tout à la fois fine et authentiquement positiviste doit considérer ce thème du changement en Droit de la responsabilité, et donc ce thème des catégories.
Une première solution -- qui est d'ailleurs la plus évidente -- consiste bien sûr à continuer dans la même voie et à choisir de comprendre les causes de cette redistribution. Par exemple, on pourrait choisir d'analyser les phénomènes de convergence des droits privé et public de la responsabilité en invoquant, selon les cas, la demande sociale -- celle qui ne comprend pas ou plus qu'un malade à l'hôpital public soit différemment et moins bien traité sur le plan indemnitaire, que le malade d'une clinique privée qui aurait subi le même dommage -- ou les phénomènes d'harmonisation plus ou moins forcés que suppose, notamment, l'européanisation du Droit de la responsabilité -- l'affaire des produits défectueux constituant à cet égard un exemple saisissant --, ou encore les rapports de stratégie compétitive des différents ordres de juridiction, sans doute de plus en plus soucieux de valoriser leur image respective de gardien optimal du Droit, etc.
Une deuxième solution, d'ailleurs immédiatement corrélative, consisterait à vérifier l'existence et l'ampleur de ces translations de catégories, assez nettement différenciées. On pourrait ainsi chercher à contester la profondeur du mouvement en montrant, par exemple, que les changements de terminologie ne s'accompagnent pas forcément de changements de régime réels. C'est -- simple illustration -- ce que l'on pourrait dire du passage de la faute lourde à la faute dite médicale si l'on arrivait à prouver que le nombre de cas de mise en jeu effective de la responsabilité de la puissance publique n'a pas sensiblement varié depuis que ce changement a été décidé, et d'où l'on déduirait décidément que ladite faute médicale n'est certainement pas une faute simple, mais bien toujours une faute qualifiée, correspondant à des activités délicates, et, comme telles, difficiles à qualifier aisément de fautives ... On pourrait encore s'efforcer de montrer -- c'est une variante -- que l'irruption de catégories nouvelles, comme le glissement relatif des catégories, ne produit pas nécessairement d'effets pratiques considérables. Me Thiriez avait très bien montré que la jurisprudence Bianchi ne servait pas à grand chose, parce que les juridictions administratives en limitaient l'application à des cas très exceptionnels, et la chose est effectivement très parlante 1 ( * ) .
Toutes ces voies sont évidemment utiles et nécessaires. Mais je crois qu'elles n'épuisent pourtant pas la question. Et ce, parce qu'elles ont en commun d'adopter un même postulat, ou plus exactement un même angle de vue, consistant à partir des catégories juridiques elles-mêmes pour en apprécier le destin. Or, d'une certaine manière, cela revient à accepter l'idée que ce sont bien ces catégories qui sont structurantes, et donc qu'il convient forcément d'aborder la question de la responsabilité à partir des règles du droit de la responsabilité, ou plus exactement encore, à partir des représentations et des classifications de ces règles qu'opère la dogmatique juridique.
Or il me semble que ce point de vue est partiel. Qu'il est, comme tel, assez déformant. Et que nous gagnerions à lui juxtaposer un autre regard -- celui du point de vue de l'acteur requérant -- pour épouser mieux notre sujet.
Pour ce faire, je souhaiterais, plutôt que de théoriser de manière trop abstraite, nous inviter à un petit exercice de casuistique, consistant à analyser deux arrêts assez récents du Conseil d'État sous l'angle que je souhaiterais promouvoir, et à m'efforcer d'en tirer ensuite quelques réflexions un peu plus reculées sur ce thème des catégories.
I - UN PEU DE CASUISTIQUE
Considérons l'arrêt rendu par le Conseil d'État le 16 nov. 1998 dans une affaire Mlle Reynier 2 ( * ) . Victime d'une chute de cheval et se plaignant de douleurs au mollet et au genou, la requérante fut admise en urgence au Centre hospitalier de Brive. Une radio est effectuée, qui permet de conclure à l'absence de lésion osseuse. La malade est orientée vers le service de médecine générale, avec d'autant plus de facilité qu'une certaine attention est prêtée à son (prétendu ?) état dépressif.
Ce n'est que deux jours plus tard que sa douleur persistante à la jambe est sérieusement prise en compte. Elle fait l'objet d'une consultation chirurgicale, d'où résulte un diagnostic du syndrome des loges -- une sorte d'hypercompression des nerfs et des vaisseaux par l'effet d'un oedème -- lequel débouche tout de suite sur l'intervention idoine. Mais il est déjà trop tard pour que toutes ses chances de complète récupération soient effectivement préservées. L'intéressée souffre d'importantes séquelles.
Établissant, sur le terrain de la causalité, que les chances de complète guérison de la requérante ont bien été compromises par le retard de quarante-huit heures avec lequel son syndrome des loges a été diagnostiqué, le Conseil d'État conclut à l'indemnisation de l'ensemble de ses troubles, considérant qu'une faute dans l'organisation du service a bien été commise, alors " qu `un diagnostic rapide aurait conservé ses chances de récupération totale ". L'indemnisation s'ensuit.
Réfléchissons à cette catégorisation. De quelle faute "d'organisation" s'agit-il ? Pas d'un simple retard dans l'administration de soins ou dans la présentation du malade à un médecin, comme il est classique (Cf. par ex. CE, 12 déc. 1941 Hôpital civil d'Antibes, Rec. CE p. 218) : Mlle Reynier avait bien été vue rapidement par un médecin, comme le reconnaît l'hôpital lui-même, qui proteste expressément, dans sa défense, de la difficulté pour un praticien généraliste de diagnostiquer le syndrome des loges.
C'est donc bien d'une faute dans l'orientation diagnostique qu'il s'agit, c'est-à-dire d'une faute commise par un médecin dans l'exercice de son art, lorsqu'il n'a pas la présence d'esprit d'évoquer la possibilité d'une affection non décelable par lui, mais dont la vraisemblance est suffisante pour qu'il soit nécessaire de faire lever le doute par un spécialiste. Il s'agit donc bien, en clair, d' une faute médicale. C'est indiscutablement un médecin, dans l'exercice d'une des ces attributions proprement médicale qu'il est, selon la nomenclature, le seul à pouvoir exercer, qui avait orienté Mlle Reynier en médecine générale, et encore un autre (voire le même), agissant toujours en cette qualité singulière, qui n'avait pas jugé utile de la présenter à un chirurgien pour écarter la possibilité d'une affection qu'il pourrait ne pas voir ou ne pas connaître (puisque la persistance de la douleur devait l'y inciter).
Le service s'est-il révélé mal organisé ? Oui, mais seulement en ceci que ses médecins y ont manqué à leurs obligations, strictement médicales, de célérité et de pertinence dans le diagnostic. Le régime de responsabilité " normalement " applicable aurait donc dû être celui que le droit administratif réserve en principe à la faute médicale. On peut s'en assurer au vu des nombreux arrêts où, dans des cas très similaires, le Conseil d'État a exigé la réalisation d'une faute lourde -- avant l'arrêt ép. V. -- et d'une faute médicale après (par ex, CE 10 nov. 1976 André Philippe, CE, 14 janv. 1984, Vigouroux et autres, CE, 8 déc. 1989, Mme Caro, etc.).
On retrouve ici le point de vue de l'acteur. Mlle Reynier n'aurait pas forcément obtenu gain de cause si elle avait recherché l'indemnisation sur le fondement de la faute médicale proprement dite : on sait bien qu'il est infiniment plus difficile de rechercher la réparation d'un dommage sur le terrain d'une faute médicale que sur le terrain d'une faute dans l'organisation le fonctionnement du service public.
Le maniement orthodoxe des catégories aurait donc du conduire la requérante à rechercher la responsabilité de l'hôpital sur le fondement de la faute médicale, et non pas sur celui de la faute d'organisation, et à courir le risque très probable de ne pas y obtenir gain de cause. Or c'est justement ce qu'elle n'a pas fait, et c'est même pour cela qu'elle a bénéficié d'une indemnité.
D'où la leçon : d'évidence, les catégories ne sont pas vraies ou fausses. Et elles ne déterminent pas, à elles seules, le droit applicable. Elles sont autant de ressources que les acteurs manient au mieux de leurs intérêts.
En l'espèce, l'intérêt bien compris du requérant consistait à tenter une opération de classification sans doute discutable, mais parfaitement conforme à son intérêt immédiat. Et cet intérêt a manifestement rencontré celui du juge au cas d'espèce, qui s'est laissé convaincre de la nécessité de cette entorse à l'orthodoxie, sans doute moins gênante pour lui qu'une discussion du cas à l'intérieur du carcan de la faute médicale.
Quoi qu'il en soit, cela montre bien une chose : un requérant, quel qu'il soit, ne recherche jamais, pour elles-mêmes, l'exactitude ou la pureté dans ses opérations de qualification et de classification, et ce tout simplement parce que ce n'est pas son problème. Il recherche un effet, une fin, et se donne tous les moyens de maniement des règles et catégories qu'il trouve pour y parvenir. Les questions apparemment les plus techniques, les plus froides et les plus procédurales ne sont pas plus neutres que les autres. Bien au contraire. Ce sont même celles sur lesquelles un raisonnement finaliste a le plus de prise, parce qu'elles possèdent généralement des effets radicaux.
Les catégories juridiques ne sont pas la cage de fer de la raison juridique. Elles sont instrumentalisables, comme n'importe quelle règle, entre les mains des acteurs. Il existe donc forcément une logique du maniement des catégories qui n'épouse pas la logique intrinsèque de ces catégories. Nous mutilerions la connaissance juridique à ne pas le voir. Mais c'est très largement ce que nous faisons en omettant de considérer ce point de vue de l'acteur que j'essaie ici de mettre en évidence.
Analysons maintenant un autre arrêt, également rendu par le Conseil d'État, le 31 mars 1999, Assistance publique à Marseille 1 ( * ) . Une personne présente les symptômes d'une hépatite B trois mois après avoir subi une intervention chirurgicale. À quelles conditions lui est-il possible de tenir l'hôpital pour responsable de l'infection dont elle souffre ? Le malade était-il atteint par ce virus avant son entrée à l'hôpital ? Le bilan biologique effectué avant son opération prouve que non. Une transfusion a-t-elle été pratiquée ? Rien ne permet de le penser. Il faut donc se tourner vers l'hypothèse d'une contamination par l'emploi de matériel non stérile -- le risque de transmission de l'hépatite B par cette voie étant bien connu.
Mais quel matériel incriminer ? Pas celui dont a usé l'infirmière lors des soins postopératoires, puisqu'il est établi (par elle) et non contesté (par le défendeur) qu'elle a seulement employé des seringues à usage unique. Reste donc à incriminer le matériel de l'hôpital. Le virus de l'hépatite B peut se transmettre lorsque le personnel soignant n'utilise pas de seringues à usage unique -- une stérilisation imparfaite pouvant échouer à éradiquer le virus. Or les piqûres pratiquées sur le requérant ne l'ont pas toutes été avec de tels moyens, même si les seringues réutilisables employées avaient bien été stérilisées.
Un lien direct de causalité est ainsi présumé entre l'usage de ces seringues et la contamination. Arrêtons-nous un instant sur cette présomption du rôle causal de la seringue. Elle coupe court à de nombreux aspects du débat sur la genèse "réelle" du dommage. Car rien ne permet d'exclure que le patient ait contracté autrement son hépatite (par voie sexuelle, à l'occasion d'autres soins, chez le dentiste, par le truchement de matériel chirurgical mal stérilisé -- puisqu'il y a eu opération -- etc.), mais justement : toute la fonction du mécanisme vise à éviter ces casuistiques. D'ailleurs, selon toute probabilité, on aurait présumé quand même le rôle causal des soins si l'incrimination d'un vecteur précis n'avait pas été possible. Une mise en cause du matériel chirurgical aurait notamment pu avoir lieu même si l'hôpital n'avait utilisé que des seringues à usage unique (ce qui a déjà été jugé, CE 19 février 1992 Musset, s'agissant de l'introduction accidentelle d'un staphylocoque doré à l'occasion d'une arthrographie de la hanche, qui a fait présumer la faute dans l'organisation ou le fonctionnement du service alors même que la seringue et l'aiguille employées ne recevaient qu'un usage unique). Et l'on aurait même pu se passer totalement de désigner les voies physiques de la transmission du virus, puisque l'arrêt CE, 9 déc. 1988 Cohen, en posant l'obligation faite à l'hôpital de fournir toujours un matériel et des produits stériles, permet que sa responsabilité soit engagée lorsque les circonstances exactes de la contamination ne sont pas du tout connues.
Tout cela se comprend très bien : si l'idée dominante est bien de réparer comme anormaux tous les dommages causés par des affections " acquises dans un établissement de soin ", il importe peu que l'on sache pour de bon ce qui les a causés, ni surtout les raisons pour lesquelles ils n'ont pas pu être évités.
Il faut même aller plus loin : c'est la caractéristique éminente de nombre d'infections nosocomiales, surtout bactériennes, que d'échapper à toute prévention : germes résistants, sélectionnés par la pression antibiotique, population à immunité affaiblie, localisation délicate des "réservoirs" microbiens (dans les gaines d'aération, l'eau de lavage des mains, etc.), quasi impossibilité matérielle de l'asepsie complète, à fortiori dans certaines structures anciennes et mal adaptées, etc. La lutte engagée dans tous les hôpitaux, notamment au travers de l'institution des CLIN repose sur le constat de cette difficulté et la généralisation d'une culture de la prophylaxie propre à parer au mieux à ce qui ne peut jamais être complètement évité 1 ( * ) .
Quoi qu'il en soit, une fois le lien de causalité établi, le juge doit fonder la responsabilité de la puissance publique. C'est, de nouveau, un mécanisme de présomption qui va permettre de parvenir à ce résultat : celui, parfaitement classique en milieu hospitalier, qui consiste à déduire la faute du préjudice pour tout ce qui ne relève pas de l'acte médical proprement dit. Ainsi que l'enseigne l'arrêt Cohen (préc.), c'est " le fait qu'une telle infection ait pu se produire [qui] révèle une faute dans l'organisation ou le fonctionnement du service hospitalier ". Et l'on ne voit plus très bien dans quel cas il pourrait en aller autrement : un postulat à peu près indestructible veut que l'on ne doive plus contracter à l'hôpital une maladie dont on ne souffrait pas en y entrant sans tirer de la survenance de ce dommage un droit à réparation. Sous cet angle, l'arrêt ici rapporté s'inscrit donc dans une ligne jurisprudentielle stable et classique.
Son principal intérêt réside plutôt ailleurs, dans la comparaison qu'il suscite avec la jurisprudence récente de la Cour de cassation qui, à peu près en même temps, a décidé de soumettre les infections nosocomiales à un régime de responsabilité déterminé par une obligation contractuelle dite " de sécurité de résultat ". (1 e Chambre civile de la Cour de cassation, trois arrêts du 29 juin 1999 ( CPAM de la Seine St Denis c/ Henry et autres, Aebi c/ Marek et autres, Follet c/ Friquet et autres )
En point d'orgue d'une évolution accélérée depuis 1996, la Cour de cassation a donc abandonné -- dans ce domaine -- l'obligation de moyens et impose aux structures de santé privées, comme aux simples praticiens de cabinet, de répondre de tous les cas d'infection nosocomiale, jusques et y compris contractés ailleurs que dans une salle d'opération ou d'accouchement.
Revenons donc à notre problème de catégories. Théoriquement parlant, le paysage du droit de la responsabilité en matière de dommages nosocomiaux est aujourd'hui structuré par une distinction claire : 1) la réparation s'opère, pour un dommage causé à l'hôpital public, devant le juge administratif, sur le fondement d'une présomption de faute dans le contexte statutaire (et donc délictuel ou quasi délictuel) normalement applicable à l'usager d'un service public administratif ; 2) elle s'effectue, pour un dommage causé dans une clinique privée, devant le juge judiciaire, sur le fondement d'une obligation (contractuelle) de sécurité de résultat constitutive d'une présomption de responsabilité.
Toujours de ce même point de vue théorique, cette opposition emporte surtout que l'hôpital public pourrait se libérer de son obligation en prouvant l'existence d'un cas de force majeure, d'une cause étrangère ou d'une absence de faute de sa part, alors que la clinique privée ne pourrait échapper à sa responsabilité qu'à la seule condition d'établir la cause étrangère ou la force majeure, la démonstration d'une absence de faute étant totalement inopérante. Présomption de faute ici, présomption de responsabilité là. En termes de distinction des catégories juridiques, ce n'est pas rien.
Adoptons de nouveau le point de vue de. l'acteur, et demandons-nous quelle traduction effective ce clivage fort peut avoir dans sa situation juridique.
Il n'y en a aucune. De ce point de vue, la situation indemnitaire réelle de la victime d'une infection nosocomiale avérée est aujourd'hui la même dans tous les cas de figure. Pourquoi ? Simplement parce que la différence à priori la plus notoire entre les deux catégories consiste dans le fait qu'il est en principe possible de se dégager d'une présomption de faute en prouvant que l'on n'a pas commis de faute, alors que l'on ne peut pas en faire autant avec une présomption de responsabilité. Et que cette différence est absolument abolie en pratique.
En effet, devant le juge administratif, la preuve de l'absence de faute est impossible à apporter indépendamment d'une destruction du lien de causalité -- et donc de la mise en évidence d'une cause étrangère. Empiriquement, c'est la conséquence immédiate de l'idée -- du juge administratif --, selon laquelle c'est le dommage qui, par lui-même, fait présumer la faute.
L'hôpital pourrait-il montrer qu'il a tout mis en oeuvre pour assurer une prophylaxie parfaite ? Pourrait-il justifier d'avoir respecté toutes les consignes, pris toutes les précautions ? Justement pas. Le mécanisme mis en place avec l'arrêt Cohen vise exactement à contourner ce genre de défense : le dommage prouve le manquement même et surtout lorsque l'on ne comprend pas du tout les raisons pour lesquelles le dommage a pu se produire.
Par voie de conséquence, le débiteur de cette obligation ne peut jamais s'exonérer autrement qu'en démontrant que le dommage a bien été causé ailleurs ou autrement -- autrement dit : qu'il a été produit par une cause étrangère, et donc que l'hôpital ne saurait être responsable faute d'implication causale dans la genèse du dommage.
Or une clinique privée s'exonérerait exactement de la même manière, aujourd'hui, de son obligation de sécurité de résultat devant le juge judiciaire : lorsqu'il n'y a pas de lien de causalité entre le fait de la clinique et le dommage, il n'y a tout simplement pas de responsabilité du tout. Même dans ce cas. La distinction des catégories paraît donc dépourvue de la moindre traduction pratique.
Mais il s'agit peut-être d'un effet d'illusion. On pourrait parfaitement soutenir que ce brouillage ne tient pas au caractère inopérant des catégories juridiques, mais à la mauvaise compréhension de leur véritable nature. Si l'on y pense bien, le système mis en place par le Conseil d'État n'a rien à voir avec une présomption de faute : c'est une présomption de responsabilité qui ne dit simplement pas son nom. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'on ne trouve pas de différence palpable avec le droit privé. Cela se démontre même très bien : la Cour de cassation avait pratiqué, en matière d'infection nosocomiale, une "vraie" présomption de faute entre 1996 et 1999. "Vraie" en ce sens qu'elle s'analysait en un renversement de la charge de la preuve, et qu'elle permettait donc au débiteur de se dégager de sa responsabilité en établissant qu'il avait bien respecté tous les protocoles d'asepsie (Civ 1 e 21 mai 1996, Bonnici c/ Clinique Bouchard, Bull, Civ. 1. n°° 219). Mais forcément, pour parvenir à ce résultat, la Cour ne postulait pas du tout que le dommage établissait par lui-même la faute de la clinique. À contrario, donc, puisque, en vertu de la jurisprudence Cohen, un hôpital public ne peut se dégager de sa responsabilité en prouvant qu'il n'a pas commis de faute, c'est que le droit qui lui est applicable postule sa responsabilité, et non pas sa faute. Le Droit privé et le Droit public de l'infection nosocomiale relèveraient donc d'un même régime de présomption de responsabilité ou d'obligation inconditionnelle de sécurité de résultat, l'un d'entre eux faisant simplement l'objet d'une mauvaise dénomination La vérité ontologique des catégories serait donc parfaitement préservée par-delà les mots.
Reste que cela ne marche pas. Parce que, si l'analyse qui précède est la bonne, il faut se demander ce qui distingue ce régime présomption de responsabilité, ou de responsabilité pour faute irréfragablement présumée, d'un régime de responsabilité sans faute. Et l'on risque fort de ne rien trouver : les conditions d'engagement sont les mêmes (un fait, un dommage, un lien), et les conditions d'exonération aussi : la force majeure ou la cause étrangère (i.e : la destruction du lien de causalité, c'est à dire de la condition même d'une responsabilité -- et ce qui la différencie d'une assurance).
Or, si ces catégories sont effectivement repliées l'une sur l'autre, il faut franchement se demander :
1) pourquoi nous tenons tant à penser que la responsabilité sans faute et la responsabilité pour faute appartiennent à des univers radicalement différents, voire paradigmatiquement opposés ?
2) pourquoi il se vérifie que les juges n'appréhendent pas du tout ces catégories de la même manière, la responsabilité pour faute présumée fonctionnant à priori très facilement, alors que les résistances à l'emploi d'une responsabilité sans faute qui dit son nom sont gigantesques : encore une fois, la jurisprudence Bianchi ne fonctionne à peu près pas, et la Cour de cassation vient même de s'offrir le luxe de ne pas l'étendre "officiellement" au droit privé de la responsabilité 1 ( * ) .
Décidément, le malaise est plus profond qu'il n'y parait, et le hiatus entre les catégories scolastiques du droit et la "réalité" de la pratique de ces catégories dans le chef des acteurs, extrêmement profond.
II - UN PEU DE RECUL
Ce qui précède, me semble-t-il, conduit à plaider contre l'empire des catégories dans la discussion juridique au sujet de la responsabilité et de son évolution. Plus exactement, cela conduit à plaider contre la focalisation du débat sur cette seule question du devenir des catégories.
On vient déjà de voir que cette tendance ne donnait pas de bons résultats puisqu'il en résulte une vision mutilée du phénomène juridique : partielle, parcellaire et, en toute hypothèse, appauvrie. On vient de voir aussi et surtout que l'obnubilation du regard par la considération des seules catégories aboutissait à déformer la réalité empirique du phénomène contentieux. Si l'on poussait à son terme cette critique en actualisant une célèbre métaphore weberienne 2 ( * ) , on pourrait dire que le juriste qui prétendrait observer complètement le Droit de la responsabilité en le faisant par le seul truchement des catégories dogmatiques se trouverait un peu dans la position d'un chroniqueur qui prétendrait analyser la partie historique de Kasparov contre Deep blue en s'interrogeant seulement sur le point de savoir si les deux protagonistes ont bien respecté (ou non) la règle du jeu d'échecs. Et il n'est pas utile d'insister sur le fait qu'il s'agit là d'une manière très sûre de ne pas comprendre ce qui se passe dans le jeu.
Je crois qu'il faut donc sortir de ce positionnement exclusivement scolastique, et s'affranchir de la fétichisation des catégories qu'il suppose.
Mais c'est très difficile. Et ce pour plusieurs raisons. La première est que cela va contre nos habitudes, notre pente, et à peu près tout ce que nous avons appris. Sans aucun doute, un affranchissement de cette sorte ne peut aller sans un inconfortable sentiment d'étrangeté. Car le regard sur l'acteur est un regard de type sociologique. Or ce type de regard est exactement celui que les facultés de Droit ont refusé d'adopter pour établir leur spécificité (et dans une large mesure, avec elle, la spécificité de la science du Droit). En quoi elles ont d'ailleurs -- et probablement sans le savoir -- donné une certaine expression à la perspective kelsénienne selon laquelle la science (pure) du Droit se constitue avant tout pour lutter contre la sociologie. Autrement dit, ce monde n'est donc pas le nôtre. Et nous ne nous y sentons pas très bien.
Une deuxième raison est que nous aurions -- dans une certaine mesure -- raison de ne pas nous y sentir bien, et donc de nous défier de la sociologie : nous n'y sommes, en effet, pas formés, et nous n'avons jamais reçu -- institutionnellement s'entend -- l'équipement qu'il faut pour la pratiquer nous-mêmes. Il serait donc extrêmement dangereux (bien que malheureusement très répandu) de croire et de faire croire que notre qualité de juristes nous fonde à priori à savoir produire de la bonne sociologie ou de la bonne anthropologie. Il y aurait beaucoup à dire, sous ce rapport, au sujet de l'invocation contemporaine de "catégories anthropologiques fondatrices" dans le discours ne certains juristes universitaires. Bref, je crois que nous devons pratiquer l'ascèse et garder une certaine retenue en ce qui concerne notre éventuelle tentation de statuer ex cathedra sur tous les problèmes que pose le Droit.
Une troisième raison tient à ce que toute tentative d'évasion du monde strict des catégories raisonne plus ou moins à la manière d'une trahison. Les juristes ont pour métier de fabriquer et de faire vivre des fictions, lesquelles sont indispensables pour traduire le réel en autre chose, sans quoi ce même monde réel ne serait pas appréhendable par le Droit. Il y va de notre identité et de notre fonction sociale que de savoir vivre dans ces catégories. D'où l'inconvenance d'en sortir.
Une quatrième raison est que cette trahison tient même lieu d'une sorte de suicide dans le monde scolastique. Car célébrer ces catégories du Droit, c'est en fait, et forcément, célébrer des catégories forgées par la science du Droit, et donc entretenir une sorte de révérence à l'égard de notre histoire -- celle des théories et des systèmes de taxinomie universitaires. Sous cet angle, la fétichisation des catégories contribue inévitablement à entretenir notre foi collective au sujet de ce que nous apportons au monde, et de l'importance de ce que nous y apportons. Une authentique blessure accompagne inévitablement l'abandon, même partiel, de notre attention exclusive pour la vie des catégories. Et nul n'aime véritablement cela.
Je crois cependant qu'il faut accepter cette blessure et affronter ces difficultés, parce que notre trop absolue fascination pour le jeu des catégories présente de graves inconvénients.
Un premier inconvénient vient de ce que cette posture scolastique est épistémologiquement intenable. Nous risquons en effet toujours de perdre de vue, à ne pas entretenir de flamme critique à ce propos, le caractère fondamentalement construit, artefactuel, artificiel de ces catégories : le fait qu'elles sont intégralement issues d'un travail de la raison (scientifique), et donc qu'elles ne se confondent pas avec la "réalité" de ce qu'elles cherchent à systématiser -- ladite "réalité" des règles et verdicts du droit, soit dit par parenthèse, n'étant elle-même pas autrement constituée que part l'artifice humain. Sous ce rapport, en tout cas, l'obnubilation par les catégories installe le juriste sur la même pente que celle qui ferait prendre à un physicien les lois de sa science pour des lois de la nature : l'inverse exact de tout ce qu'enseigne l'épistémologie moderne.
Un deuxième inconvénient vient de ce que la fétichisation des catégories aboutit, au moins potentiellement, à l'adoption d'une posture éthiquement très fragile dans la discussion juridique. Car cette attitude aboutit à réifier des concepts, à transformer en choses du monde empirique des constructions de l'esprit. Et cela ne peut aller sans entretenir l'illusion que ces prétendues choses ont une "nature", une essence, dont le savant serait, par construction, capable d'une connaissance vraie. Or nous avons, me semble-t-il, un impérieux besoin de nous éloigner de cette pente. Car la menace est grande, si l'on dorme à croire qu'il peut exister une connaissance vraie du Droit, que cette vérité se transforme en valeur, car il est forcément mal, pour un savant, de méconnaître ou de travestir ce qui est. La porte s'ouvre ainsi à la constitution d'une cléricature, d'une caste de connaisseurs de la justesse sur le Droit, que rien n'empêche de procéder par excommunication des non-détenteurs de cette vérité dont ils sont tout à la fois les fabricants et les gardiens. L'impossibilité même d'une science commence peut-être là. À fortiori dans un univers -- juridique -- où tout -- autorisons-nous cet essentialisme-là -- doit s'offrir par principe à la discussion. Je crois donc que nous devons apprendre à nous défier suffisamment des catégories.
Monsieur Pierre DELVOLVE
J'ai retrouvé dans cet exposé toute la finesse d'analyse et toute l'élégance de la forme qui ont tellement séduit le précédent jury du concours d'agrégation. J'ai eu peur un instant lorsque vous avez d'abord démoli les catégories. Lorsque ensuite vous en avez exposé la nécessité, j'ai été rassuré. Nous avons besoin de catégories pour nous même, pour nos enseignements, pour nos jugements, mais les catégories sont des moyens de classer les choses et les normes. Et elles sont utilisées - et vous l'avez souligné - selon les cas, selon les besoins.
Et en vous écoutant je retrouvais encore les lignes tracées par notre maître, présent hier, les notions fonctionnelles en droit administratif. Et les catégories, ce sont des instruments qui remplissent des fonctions pour répondre à des besoins, qui sont utilisés par le juge selon les cas. Vous avez cité cet exemple ou le juge s'est référé à la faute dans l'organisation et le fonctionnement du service hospitalier alors qu'il s'agissait d'une faute médicale. C'est un instrument dont il se sert pour répondre à une demande, une demande sociale.
Nous ne sommes pas sociologues, et vous l'avez souligné. La science du droit se distingue de la sociologie, mais le droit doit répondre à une demande sociale et je me rappelle les conclusions de Monsieur LEGAL, dont on a beaucoup parlé tout à l'heure dans l'affaire Époux V, où la demande sociale est particulièrement mise en valeur par l'auteur pour contribuer à l'évolution de la jurisprudence de telle sorte que l'on abandonne l'exigence de la faute lourde ou du degré lourd de la faute en matière chirurgicale ou médicale.
Les catégories sont des constructions de l'esprit, leur utilisation sont des manifestations de l'instrumentalisation du droit, mais dans tous les cas, pour répondre à une demande sociale. Les réponses peuvent être différentes et le cas des infections nosocomiales est particulièrement révélateur. Le Conseil d'État règle la question d'une certaine manière, la Cour de cassation la règle d'une autre manière. Mais finalement, le résultat, c'est l'indemnisation de la victime dans des hypothèses où le bon sens conduit à considérer qu'on ne peut pas admettre qu'une personne entrée à l'hôpital ou à la clinique sans aucun aspect pouvant faire comprendre qu'il en ressorte ensuite avec une maladie bien plus importante que celle qui l'a fait entrer à l'hôpital. La Cour de cassation utilise un instrument. Le Conseil d'État en utilise un autre. Le résultat est parallèle, il n'est pas identique.
Question : le résultat est-il satisfaisant ? C'est là je crois le véritable problème. C'est une des questions que je pose.
* 1 La jurisprudence Bianchi : symbole ou réalité ?, Droit administratif, janvier 2001, p. 9
* 2 Cf. D. 2000 S.C, p. 241 sq. et notre note, dont s'inspire la présente analyse.
* 1 Cf. D. 2000 S.C, p. 241 sq. et notre note, dont s'inspire la présente analyse.
* 1 Tout de même une certaine importance est-elle accordée à un paramètre d'ordre temporel. C'est en effet " compte tenu du délai entre l'hospitalisation de M. D. et l'apparition des symptômes de l'hépatite B " et, " en l'absence de tout autre élément invoqué par l'Assistance publique à Marseille et ayant pu concourir à la réalisation du dommage" que " la contamination [...] doit être imputée aux traitements effectués à l'hôpital Sainte-Marguerite ". Selon toute probabilité, cette présomption se serait donc diluée -- peut-être jusqu'à disparaître -- si un laps de temps beaucoup plus long s'était écoulé entre l'hospitalisation et l'apparition des troubles. Mais cette réserve appelle une certaine circonspection. Car si le délai moyen d'incubation de l'hépatite B est bien connu, l'on sait aussi qu'un portage asymptomatique du virus peut avoir lieu, qui ouvre la possibilité d'une apparition tardive des troubles proprement dits. Or aucune raison ne justifie l'indemnisation des seuls contaminés ayant connu la "chance" de tomber malades tout de suite : les autres peuvent subir à plus grande distance des préjudices tout aussi graves en conséquence de la même contamination. Cette idée d'un bref délai doit donc se manier avec beaucoup de précaution. D'autant qu'à défaut, la probabilité est grande de voir se développer, dans le contexte d'une sorte de suspicion globale, une demande de dépistage systématisé de toutes les maladies virtuellement transmissibles trois ou quatre mois après chaque séjour à l'hôpital. Au demeurant, rien ne prouve que l'on ne s'achemine pas déjà vers la généralisation de tels comportements. En l'état du droit, la garantie de parfait fonctionnement de la présomption de causalité ne peut d'ores et déjà être obtenue qu'au prix d'un double bilan biologique : juste avant l'hospitalisation pour établir que l'on n'était pas préalablement infecté, et trois mois après pour attester qu'on l'est bien devenu. Une présomption de causalité ne vaut que parce qu'elle présume, et dispense d'établir quelque chose que l'on ne peut jamais avérer. La rigueur veut donc que seule la preuve contraire puisse aller contre. Et certainement pas une autre présomption, même plus crédible. Le caractère extrêmement discutable des solutions enregistrées en sens inverse (Cf. nos obs. s/ CE, 16 juin 1997, Assistance publique - Hôpitaux de Paris et CE, 30 juill. 1997 Csts. Beaumer, D. 1999, SC. p. 57, et récemment le très discutable arrêt de la le Chambre civile de la Cour de cassation du 23 nov. 1999, Médecine et Droit, 40, 2000, p. 22, n°°10), conduit à espérer que le Conseil d'État usera ici de ce paramètre temporel avec une toute particulière parcimonie. D'autant qu'à défaut une certaine discordance pourrait se faire jour sous cet angle entre le régime de la responsabilité du fait des infections nosocomiales et celui des contaminations par le truchement d'un usage volontaire de dérivés biologiques humains, que l'on aurait grand peine à fonder. Mais rien n'indique que la jurisprudence administrative tende vers cet écueil (Cf. par ex. l'application très nette de la présomption de causalité dans une affaire de contamination transfusionnelle à l'hépatite C par la CAA de Paris, 12 févr. 1998, X. et Y., DA 1998, n°°293)
* 1 Cass., le civ. 8 nov. 2000, (n° 1815), Rapp. SARGOS, l'un et l'autre disponibles sur le site Internet de la Cour de cassation
* 2 Celle qui consiste à dire que le juriste, observant une partie de cartes, tendrait à analyser la règle du jeu alors que le sociologue s'attacherait à comprendre comment jouent les joueurs. Là-dessus, Cf. surtout E. SERVERIN, Sociologie du Droit, La Découverte, 2000, "Agir selon les règles dans la sociologie du droit de M. Weber", in E. SERVERIN et A. BERTHOUD (éds), La production des normes entre État et société civile, L'Harmattan, 2000, E. SERVERIN et p. LASCOUMES, "Le droit comme activité sociale : pour une approche weberienne des activités juridiques", in p. LASCOUMES (dir.), Actualité de Max Weber pour la sociologie du Droit, LGDJ 1996.