« Femmes et pouvoirs » (XIXe - XXe siècle)
LA CONQUÊTE DES DROITS
I. SIMONE VEIL, ANCIENNE MINISTRE, MEMBRE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Mesdames, Messieurs, Chères amies, avant de donner la parole à Mme Laurence Klejman, qui parlera de la conquête des droits, vous me permettrez de vous faire part de quelques réflexions personnelles car je ne vois pas comment je pourrais présenter, même succinctement, les différents thèmes de cette rencontre, alors que nous sommes toutes, à l'avance, très intéressées d'entendre les intervenantes elles-mêmes.
Du fait de mes activités professionnelles, je me suis en effet souvent trouvée par hasard ou volontairement, amenée à m'occuper de femmes confrontées à des problèmes spécifiques liés à la condition féminine.
Tout d'abord comme magistrat au ministère de la Justice où j'avais été nommée et affectée à l'administration pénitentiaire, tout de suite après le concours de la magistrature, l'École Nationale de la Magistrature n'existant pas encore. Une seule collègue m'y avait précédée, mais n'y était pas restée longtemps. En ce qui me concerne, j'ai appris ultérieurement que dans certains services, lors de ma nomination, il y avait eu une consigne de ne pas m'adresser la parole. Mais cela n'a pas duré et très vite mes relations avec mes collègues ont été très amicales. Après avoir subi des discriminations systématiques, j'ai bénéficié d'une totale confiance
Il fallait donc tenir un minimum de temps pour pouvoir faire la preuve que, même dans les relations avec les directeurs de prisons, une femme avait autant d'autorité qu'un homme. Acceptée dans cette administration, j'ai pu me rendre compte que la situation des femmes détenues ne préoccupait guère les services. Comme actuellement, les femmes détenues étaient très peu nombreuses par rapport aux hommes. Toutes celles qui étaient condamnées à de longues peines étaient, à l'époque, regroupées à la maison centrale d'Haguenau, établissement particulièrement vétuste.
Le directeur de l'établissement, car aucune femme parmi le personnel pénitentiaire n'avait le grade de directrice, ne s'occupait que des questions administratives, une sous-directrice étant chargée de tout ce qui concernait les conditions de détention. La criminalité des femmes est très différente de celle des hommes : il s'agit souvent de crimes de sang de caractère familial ou de voisinage, particulièrement odieux. Les condamnées étaient souvent considérées comme de grandes perverses plus ou moins irrécupérables. En prison elles devaient « payer » jusqu'à ce qu'elles acceptent leur condamnation et manifestent un réel repentir. La maison centrale d'Haguenau ayant été fermée, toutes les condamnées ont été transférées à la maison centrale de Rennes qui était beaucoup plus moderne, mais la discipline y était tout aussi rigoureuse.
L'établissement, un ancien couvent modernisé, dont les cellules étaient en fait des petites chambres, ce qui à l'époque choquait les « bonnes âmes » qui parlaient volontiers de prison « quatre étoiles ». La plupart de ces femmes avaient été condamnées à perpétuité, quelquefois même condamnées à mort avant que leur peine ait été commuée en travaux forcés à perpétuité. Elles n'avaient pas le droit, sauf autorisation, de parler entre elles, ni dans la cour ni pendant les repas qu'elles prenaient par petites tables. J'avais observé que, quand l'une n'utilisait pas le morceau de sucre distribué en même temps que du café, il lui était interdit de le donner à sa voisine de table, car immédiatement on soupçonnait des relations trop affectives entre elles. Telle était l'ambiance dans cette prison où les femmes étaient là pour très longtemps, en permanence sous la menace de sanctions pour la moindre infraction au règlement. On pouvait dans ces conditions être inquiet sur les possibilités de réinsertion à la sortie. Au ministère, l'administration centrale à l'époque était débordée, même s'il y avait beaucoup moins de détenus qu'aujourd'hui, du fait de la scandaleuse vétusté des prisons et des problèmes posés par les détenus du FLN.
Dans ce contexte les femmes étaient complètement oubliées, puisqu'elles ne posaient pas de problèmes disciplinaires.
À l'époque j'ai été aménée à m'occuper des femmes algériennes condamnées et détenues pour des crimes liés aux événements d'Algérie. Certaines avaient été blessées, d'autres torturées et leurs conditions de détention étaient particulièrement mauvaises. Après une inspection des prisons algériennes en 1959, mission dont j'avais été chargée par Edmond Michelet alors Garde des Sceaux, j'avais conseillé de les transférer en France en même temps que les Algériens du FLN, condamnés à de très lourdes peines. Elles y ont été regroupées dans une petite maison d'arrêt où elles ont pu bénéficier de certaines facilités, notamment pour faire des études avant d'être transférées à Rennes où elles ont eu droit au « régime spécial » instauré en faveur des détenus condamnés pour des faits liés aux événements d'Algérie.
Dans un tout autre domaine, alors que j'étais encore au ministère de la Justice, j'ai participé aux travaux du « Comité de liaison pour le travail féminin », mis en place pour réfléchir aux mesures qui pourraient être prises pour inciter les femmes à avoir une activité professionnelle. Il est intéressant de préciser que la mission de ce Comité ne portait pas du tout sur l'égalité des droits de la femme, mais avait uniquement pour objet, en cette période de forte croissance, de proposer des mesures susceptibles d'inciter les femmes à travailler ou retravailler. L'immigration étrangère pourtant importante, faute de formation spécialisée, ne répondait pas à certains besoins, notamment dans le secteur social et sanitaire.
Cet exemple est la démonstration parfaite de la façon dont est perçu le travail des femmes. Lorsque l'activité économique a besoin de main-d'oeuvre, les femmes sont incitées à travailler pour faire face à la pénurie (garderies, crèches, assouplissement d'horaires...) alors qu'en période de chômage on cherche à les décourager pour qu'elles retournent à la maison. Comme les travailleurs immigrés, elles sont un facteur d'ajustement de la main d'oeuvre nécessaire aux besoins du marché du travail. En temps de guerre, les femmes sont embauchées dans les usines pour remplacer les ouvriers qui sont mobilisés. Il est alors normal que les femmes contribuent à l'effort national, avec toute leur énergie et leurs capacités. Mais les guerres terminées, le plus souvent elles ne conservent pas les emplois et les responsabilités qu'elles ont assumées et on les renvoie à leurs tâches domestiques.
Je me permettrais d'ajouter encore quelques réflexions sur l'histoire des femmes, telle que j'ai perçu son évolution. J'appartiens à cette génération dont l'éventuel féminisme est lié à leur éducation, plus particulièrement à l'influence de leur mère. Entre les deux guerres celles-ci avaient souvent fait des études mais nombre d'entre elles n'avaient pas osé exercer un métier parce que c'était contraire à la tradition. Au surplus le régime matrimonial des époux et l'organisation de la vie familiale ne s'y prêtaient guère. Même dans ma génération, parmi les femmes avaient fait des études supérieures, peu d'entre elles ont fait carrière ne serait-ce que parce que nombre de professions ne leur ont été accessibles que progressivement, notamment dans la fonction publique. La publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir a été pour beaucoup une révélation. Nous avons découvert une conception très élaborée du féminisme : un féminisme qui non seulement prônait l'égalité totale des droits, mais un féminisme qui niait toute différence de nature entre les hommes et les femmes. Seules l'éducation donnée aux filles dès leur plus jeune âge, et l'image véhiculée par tous les « poncifs » sur la spécificité du rôle de la femme seraient à l'origine de ces différences entre les deux sexes.
C'est d'ailleurs très intéressant de voir qu'aujourd'hui évoquant la citation de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme on le devient », cette formule est interprétée en lui donnant un sens tout à fait inverse.
Il me semble qu'actuellement, féministe ou non, nombre de femmes non seulement assument leurs différences mais revendiquent un droit à la différence. Elles souhaitent que l'humanité, comprenant moitié d'hommes et de femmes et même un peu plus de femmes, la société prenne en compte les aspirations et les besoins des uns et des autres sans privilégier le point de vue masculin ni porter atteinte à l'égalité des droits.
Du fait de l'absence de participation des femmes dans les instances de décision quels que soient les domaines concernés, les attentes légitimes des femmes ont été largement ignorées, même pour ce que les concernait plus particulièrement. Ainsi les femmes ayant été, jusqu'il y a peu, écartées tant de l'architecture que de l'équipement des maisons, les femmes ne pouvaient que déplorer de n'être pas consultées même pour les choses les plus courantes comme la hauteur des éviers ou les planches de placards qu'elles étaient pourtant seules à utiliser.
De même dans les transports en commun, notamment les avions, les sièges généralement dessinés par des hommes étaient beaucoup mieux adaptés à leur confort qu'à celui des femmes. Il s'agit là d'exemples concrets concernant la vie quotidienne, mais l'absence de prise en compte de la réalité féminine et de leurs besoins est infiniment plus préjudiciable et injuste lorsqu'il s'agit de questions qui touchent à l'éducation des enfants, à l'autorité parentale, à la gestion des biens de la femme, les hommes en tant que père et mari, avaient tous les droits jusqu'aux réformes du Code Civil dans les années 1970.
Ce que revendiquent les femmes, c'est de participer effectivement à toutes les prises de décision. J'ai toujours pensé que c'est bien ce qui, en 1974, a inspiré Valéry Giscard d'Estaing, quand il a pris l'engagement, au cours de la campagne présidentielle de prendre des femmes dans son gouvernement. Conscient du rôle que les femmes tenaient désormais dans la Société et de l'incongruité que cela représentait qu'elles soient encore pratiquement exclues de la vie politique, il a estimé qu'elles apporteraient à son gouvernement des capacités et des idées nouvelles.
Je crois que ce que ressentait, à l'époque, Valéry Giscard d'Estaing, est lié au fait qu'il était de ces hommes qui ayant porté beaucoup d'admiration et de respect à leur mère, sont plus disposés à prendre en compte ce que les femmes représentent. On peut enfin penser qu'une telle démarche allait pour lui dans le sens de la modernité.
Pour ma part, je suis convaincue que cette attitude traduisait quelque chose d'important pour lui et qu'il tenait à marquer ainsi le premier gouvernement de son septennat comme il a tenu à promouvoir certaines réformes de société comme l'abaissement de l'âge de la majorité, le divorce ou l'I.V.G.
Contrairement à ce qu'on a pu dire à l'époque, je reste convaincue qu'il ne s'agissait pas seulement d'un symbole, encore moins d'une simple démarche électoraliste.
À l'époque la nomination des femmes ne s'imposait pas comme une évidence, il y avait moins de femmes parlementaires qu'en 1946 et d'ailleurs les femmes qui ont été nommées venaient de la société civile. Ce n'était qu'un début que ses successeurs n'ont pas pu ne pas suivre. Si l'on regarde les fonctions qu'elles ont occupées par la suite, il y a eu de sérieux progrès, même si certains ministères paraissent leur être résolument fermés. En outre, les nominations apparaissent un peu comme le fait du prince qui, comme dans le cas des « jupettes » peut les renvoyer en bloc, sans explication, du jour au lendemain.
Cette évolution n'est pas propre à la France. Elle était même beaucoup plus avancée notamment dans les pays scandinaves et en Angleterre où Mme Thatcher a tenu fermement en mains les rênes du gouvernement pendant des années.
Dans le même temps, grâce à l'impulsion de la Communauté européenne, l'égalité des droits entre les hommes et les femmes a été juridiquement consacrée par des directives précises concernant tous les aspects de la vie professionnelle. Toute discrimination tombe sous de coup de la jurisprudence, très rigoureuse en la matière, de la Cour de Luxembourg.
Toutefois en dépit de la possibilité de recours individuels à l'occasion de cas d'espèce, il reste beaucoup à faire sur le terrain pour que l'égalité devienne une réalité.
À cet égard, je voudrais souligner ce qui a été évoqué ce matin par Mme Gautier : c'est le retard très important de la France en ce qui concerne le pourcentage du nombre de femmes dans la vie politique. Le rappel des chiffres lui seul, est significatif.
Mme Gautier a ainsi précisé qu'en ce qui concerne le pourcentage des femmes parlementaires, la France était au 63 e rang dans le monde. J'en étais restée au 65 e . Nous aurions donc récemment gagné deux places !
En ce qui concerne l'Europe, elle a été longtemps la lanterne rouge.
À ce propos, il me paraît intéressant de faire état de considérations que j'ai eues au Parlement européen avec des femmes d'autres pays. Elles m'ont fait observer que s'il y avait en France particulièrement peu de femmes dans la vie politique notamment par rapport aux pays scandinaves et aux Pays Bas où le nombre de femmes atteint la parité et où elles exercent de hautes responsabilités, en revanche elles sont encore très largement absentes dans la vie économique aussi bien dans les conseils d'administration qu'aux fonctions de direction dans les grandes entreprises.
J'avais eu personnellement l'occasion de le constater aux Pays Bas où j'avais été invitée par le président de Siemens à prononcer une conférence sur l'Europe devant un parterre de présidents et directeurs généraux des plus grandes sociétés privées. Dans la salle il n'y avait pratiquement que des hommes, les quelques femmes présentes étaient ministres ou parlementaires.
Ayant cherché une explication à cette différence de présence des femmes dans la vie politique et le monde de l'entreprise selon les pays, nous avons pris conscience du fait que la plus ou moins grande participation des femmes aux postes de responsabilités est directement liée à la perception que l'on a du pouvoir. Dans les pays du Nord, pays protestants, de tendance plus libérale, c'est le pouvoir économique qui est prédominant, contrairement aux pays latins où c'est le pouvoir politique qui incarne le véritable pouvoir, le plus prestigieux en raison du rôle prédominant de l'État.
Les conclusions sont évidentes : les hommes s'approprient le pouvoir là où il est vécu et reconnu. Ils n'en concèdent une part plus ou moins grande aux femmes que dans les domaines où selon les pays le pouvoir n'apparaît pas comme un enjeu majeur.
Forts des statistiques européennes soulignant l'importance des disparités de la représentation des femmes dans les parlements nationaux, la Commission de Bruxelles et le Parlement européen ont pris l'initiative d'un colloque dont les conclusions résumées dans la « Charte d'Athènes » ont préconisé l'adoption dans tous les pays de l'Union du système électoral imposant la parité. En France depuis la censure par le conseil constitutionnel de la loi votée en 1982 instaurant des quotas, de nombreux mouvements féministes choisis avec des personnalités politiques comme Gisèle Halimi, n'avaient pas renoncé à leur combat pour faire bouger les choses, même s'il fallait, pour y parvenir, modifier la constitution.
L'affaire des « jupettes » a re-mobilisé les femmes. Certaines d'entre elles qui s'étaient retrouvées peu après avoir été évincées du Gouvernement sur un plateau de télévision, ont alors décidé de réagir en constituant un « Comité pour la parité » constitué de dix femmes pour moitié de la majorité et de l'opposition, toutes ayant appartenu ou appartenant encore à un gouvernement.
Nous nous sommes réunies régulièrement pendant un an dans une ambiance très amicale pour réfléchir à de nombreuses questions concernant les droits de la femme, plus particulièrement en matière électorale. En juin 1996 nous avons adopté un « Manifeste pour la parité » qui a été publié par L'Express peu avant les élections législatives, afin d'obliger les partis à prendre position en faveur d'une réforme.
Après modification de la constitution, la loi sur la parité votée en mai 2000 a été validée par le Conseil constitutionnel. Même si la portée de cette réforme s'avère limitée pour les élections législatives, puisque compte tenu du mode de scrutin, elle ne peut s'appliquer pour l'élection des députés et seulement dans quelques circonscriptions pour les élections sénatoriales ; et encore faut-il que les sénateurs ne multiplient pas les candidatures afin d'éviter d'avoir à faire élire des femmes.
Il faut espérer que la reconnaissance de leurs capacités que les femmes auront acquise, leur permettra d'imposer leur candidature pour des mandats parlementaires.
Je ne m'étendrai pas davantage sur cette question. Je voulais seulement montrer que sans la mobilisation des femmes, elles ne peuvent espérer faire progresser leurs droits. En revanche, solidaires entre elles, prêtes à mener les mêmes combats, même si sur bien des questions leurs opinions politiques divergent, leur engagement, leur ténacité pendant des années, voire des décennies, finissent par aboutir.
Je tiens à les remercier toutes, les associations comme les personnalités et aussi les journalistes de la presse féminine. Si je ne peux les citer, il y aurait d'ailleurs beaucoup de pionnières, aujourd'hui disparues, auxquelles il faudrait rendre hommage.
Je tiens cependant à rendre hommage à Gisèle Halimi, pour ses différents combats menés avec obstination mais de façon pragmatique en même temps que symbolique qu'il s'agisse de l'avortement ou de la parité.
Ici au Sénat, je tiens également à rappeler que Lucien Neuwirth avait eu le courage, je dis bien le courage, de déposer et de défendre une proposition de loi sur la contraception, en dépit des tabous et des vives oppositions auxquelles il s'est heurté. C'était la première étape d'un parcours difficile.
Enfin, si Mme Hélène Missoffe avait été présente aujourd'hui, je l'aurais également remerciée pour l'aide que, dans cette maison, elle m'a apportée lors des débats sur la loi bioéthique, au cours desquels certains ont essayé à nouveau de remettre en cause ce que nous avions difficilement conquis. Sa parole et son courage ont été fort utiles, parce qu'elle a su faire preuve d'émotion et d'humanité, la personnalité de cette mère de huit enfants ne permettant à personne de remettre en cause sa respectabilité.
Toutes les femmes, qu'elles soient de droite ou de gauche, quelle que soit leur philosophie personnelle, sont capables de faire bouger les choses lorsqu'elles sont solidaires. Pour ma part, je me sens très libre pour parler, je n'attends plus rien, j'ai été comblée. J'ai des scrupules parfois à parler des discriminations et des difficultés auxquelles se heurtent les femmes puisque pour ma part je n'ai été ministre que parce que j'étais une femme et qu'à d'autres occasions le fait d'être une femme m'a sans doute aidée.
Je reste pourtant très attentive aux discriminations et difficultés particulières dont les femmes sont victimes. Aussi, sans pouvoir prendre la parole sur les suggestions que vous pourrez faire pour y porter remède, en raison du devoir de réserve auquel je suis tenue comme membre du Conseil Constitutionnel, croyez bien que c'est avec le plus grand intérêt que je vous écouterai.
Merci à toutes.