La décentralisation française vue d'Europe - La France et la charte européenne de l'autonomie locale
Palais du Luxembourg, 26 juin 2001
TABLE RONDE N° 3
RÉFLEXIONS RÉCENTES SUR LA DÉCENTRALISATION
EN FRANCE
M. Paul GIROD, Vice-président du Sénat
C'est une lourde tâche de prendre la Présidence de la séance après l'allocution du Ministre de l'Intérieur sur un sujet qui bien entendu nous concerne tous, depuis la loi de 1982. Je me souviens avoir présidé une table ronde à laquelle le Premier ministre Pierre Mauroy était présent. C'est lui qui a lancé les réformes de 1981, 82 et 83. Michel Mercier a de son côté l'expérience d'un pays dans lequel la vie locale et les interférences avec le niveau national déconcertent quelque peu. Avant de lancer la discussion, je voudrais, si vous le permettez, vous livrer une remarque personnelle.
Je crois que le débat sur la décentralisation en France est en partie vicié par une dérive, que nous avons tous, gouvernants et législateurs, laissé s'opérer, de la notion de législatif. Nous descendons de plus en plus dans le détail chaque fois que nous discutons un texte de loi. J'ai le souvenir d'avoir présidé une séance au cours de laquelle, alors que l'on parlait d'orientations sur la forêt, on avait une bataille d'amendements dont je ne suis pas certain qu'elle relevait du niveau législatif. Et je me demande dans quelle mesure nous n'avons pas assisté d'ailleurs à une anomalie constitutionnelle.
Nous avons en France deux catégories de lois, les lois organiques et les lois ordinaires, toutes d'application générale avec des procédures d'adoption. N'avons-nous pas à réfléchir autour d'une troisième catégorie de lois, les lois déclinables et affichées comme telle ? L'application locale d'une loi réglementaire serait diverse d'une région à l'autre, parce qu'elle serait sous contrôle des assemblées de chaque secteur de notre pays. Je crois que si nous avions cet instrument-là, bien des difficultés trouveraient peut-être une expression, et cela nous faciliterait l'adoption de la Charte.
Cette réflexion est totalement personnelle, que je me permets de livrer au moment où les intervenants vont nous entretenir des réflexions récentes sur la décentralisation en France.
PRÉSENTATION DU RAPPORT DE SUIVI SUR LA DÉMOCRATIE LOCALE ET RÉGIONALE EN FRANCE
M. Jean-Claude VAN CAUWENBERGHE, Président de la Commission institutionnelle du CPLRE, Ministre Président de la Région Wallonne
Comme cela était rappelé ce matin, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe élabore depuis 1996 de façon périodique des rapports détaillés sur la situation de la démocratie locale et régionale de tous les États membres du Conseil de l'Europe, ainsi que des États candidats à l'adhésion au Conseil.
La décision de préparer un tel rapport pour la France fut prise en 1999, et avec mon collègue Monsieur Moreno Bucci, Maire de Viareggio en Italie, nous avons été nommés rapporteurs pour établir ce rapport. Dans notre tâche, nous avons été assistés par le Professeur Philippe de Bruycker, de l'Université libre de Bruxelles. Nous avons effectué de nombreuses visites de travail sur le territoire français à la rencontre tant d'élus municipaux, départementaux et régionaux, que de parlementaires, de représentants du Gouvernement, ou encore d'experts et d'universitaires, et nous gardons un excellent souvenir des trois heures que nous avons passées en compagnie du Premier ministre Pierre Mauroy à l'Hôtel de ville de Lille, au cours desquelles nous avons eu une très large discussion sur toutes ces questions.
C'est sur cette base que nous avons pu élaborer un rapport qui fut adopté par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe lors de sa session plénière de l'an 2000.
Dans ce rapport, nous avons tenté de dresser un bilan de la décentralisation en France, et de formuler quelques recommandations qui peuvent, nous avons eu la modestie de penser, apporter une valeur ajoutée à la réflexion.
Je me permets d'ouvrir une parenthèse pour vous dire le grand intérêt que j'ai eu à réaliser ce rapport, en tant que voisin, en tant que juriste, en temps qu'ancien maire, et en temps que responsable aujourd'hui d'une entité régionale. J'ai, Mesdames, Messieurs, bien conscience du fait que je suis dans la position de celui qui va établir un diagnostic, quand le médecin est déjà venu nous parler des remèdes.
Vous le savez, la décentralisation en France trouve son fondement dans les années 80. C'est en effet au début de cette décennie que le processus a été lancé. Il s'agit d'une révolution, qui pour être tranquille représentait une rupture fondamentale avec la tradition centralisatrice de l'ancien régime. Avec le recul que nous offre aujourd'hui le temps écoulé, nous pouvons sans risque conclure à la réussite d'une tentative de réforme de l'État, basée sur six grands principes fondateurs auxquels nous sommes attachés.
(1) Les transferts de compétences
L'objectif à la base de la décentralisation était de transférer de l'État vers les collectivités territoriales des blocs de compétence les plus homogènes possibles. Le fait de procéder à une énumération précise des compétences des différents niveaux de collectivité territoriale et locale confère au système français une visibilité qui manque à la plupart des autres pays membres du Conseil de l'Europe.
(2) Le transfert des moyens financiers
D'un point de vue général, les observateurs s'accordent pour dire que cet équilibre entre compétences et moyens transférés fut réalisé correctement par l'État au moment des transferts. Même s'il faut toujours les manier avec précaution, les chiffres sont là pour le confirmer. Ils montrent que les budgets municipaux, qui représentent près de 30 % des dépenses publiques, placent la France dans le peloton de tête, la moyenne des États du Conseil de l'Europe étant de 22 % de dépenses communales au sein des budgets de l'État.
(3) L'octroi d'un pouvoir exécutif aux collectivités territoriales
Pour pleinement mesurer l'ampleur de cette réforme, il faut se souvenir que c'est justement par l'adoption de la loi de mars 1982 que le préfet de département a cessé d'être le seul organe exécutif décentralisé, et que le président du conseil général s'est vu octroyer l'exercice d'un tel pouvoir. Il en va de même pour les régions, dont les conseillers ne sont élus directement par la population que depuis 1986. Le niveau de pouvoir régional est donc un pouvoir jeune, qui semble avoir très vite gagné la confiance de l'opinion.
(4) Le remplacement de la tutelle par de nouvelles formes de contrôle
L'un des traits marquants de la décentralisation des années 80, qui singularise d'ailleurs la France par rapport à ses voisins européens, est la modernisation des procédures de contrôle sous l'action des collectivités territoriales. La tutelle administrative a ainsi cédé la place à un contrôle qui ne peut plus être exercé que par le juge, et par les chambres régionales pour les aspects financiers. Il en va de façon bien différente dans d'autres pays européens qui connaissent encore des modes de tutelle interventionnistes.
(5) La création d'une fonction publique territoriale
Avec la fonction publique de l'État, la création en 1984 d'une fonction publique territoriale a constitué un élément majeur de la dynamique nouvelle que l'on voulait créer.
(6) La déconcentration de l'administration centrale de l'État
La déconcentration de l'administration centrale de l'État a selon nous été très positive. La loi du 6 février 1992 relative à l'administration territoriale de la République a limité les tâches des administrations déconcentrées à un rôle de « conception, d'animation, d'orientation, d'évaluation et de contrôle ».
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, le rappel de ces principes fondateurs nous montre à quel point fut réelle la rupture avec la tradition centralisatrice séculaire et combien furent profondes les avancées en matière de démocratie locale et régionale. Dans le cadre de notre mission d'expertise, à la faveur de nos contacts, nous avons cependant pu constater que l'évolution actuelle n'était pas sans nourrir des appréhensions, auprès de nombreux élus des collectivités territoriales. Un sentiment d'inquiétude, parfois de mécontentement, s'est clairement fait sentir dans plusieurs de nos entretiens. Selon bon nombre de nos interlocuteurs, après le grand élan des lois de 1982-83, on assisterait depuis le début des années 1990 à un phénomène de recentralisation. Cette position repose sur trois éléments.
Tout d'abord, un grand nombre d'interlocuteurs nous ont parlé du péril qui guette l'autonomie financière des collectivités territoriales. D'après les chiffres des extraits du Conseil de l'Europe dont nous disposons, parmi les États membres, la France se situe largement au-dessus de la moyenne de la fiscalité propre des collectivités territoriales, ce qui est un point positif, et largement en dessous de la moyenne des transferts octroyés à ces collectivités, ce qui est également un point positif. La moyenne de la fiscalité propre en Europe est de 25,7 %, et la moyenne des transferts de l'État vers ses collectivités est de 49 %, la France est en 8 e position en ce qui concerne l'autonomie fiscale et en dixième position concernant l'autonomie financière.
La satisfaction que l'on peut tirer de ces chiffres ne doit pourtant pas occulter certaines inquiétudes qui ressortent de l'évolution de la fiscalité locale. Les différentes mesures intégrées au cours des deux dernières décennies, au travers de lois annuelles de finances, et le Ministre Vaillant y a fait allusion (réduction de l'assiette taxable, dégrèvement d'impôt, exonération de certains contribuables, plafonnement des taux) font craindre une érosion, voire une véritable « étatisation de la fiscalité locale ». Il en est de même pour la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation.
La deuxième crainte que nous avons recueillie est relative au caractère inachevé de l'architecture territoriale. La France compte aujourd'hui à elle seule la moitié des communes du reste de l'Europe des Quinze.
Cet émiettement, véritable spécificité française, constitue un héritage auquel les Français restent manifestement très attachés en continuant largement à s'identifier fortement à leur commune. On peut dès lors comprendre que, dans les années 80, les promoteurs de la décentralisation n'aient pas remis en cause la carte communale française, conscients que tout préalable en matière de fusion de communes aurait pu faire échouer toute la réforme.
On ne doit dès lors pas être surpris par le développement de la coopération intercommunale, notamment le nouvel élan donné par la loi récente du 12 juillet 1999, même si toutes ces procédures ne sont pas sans inconvénient au plan démocratique. Donc ces nouvelles perspectives permettent d'offrir une alternative souple à la quasi-impossibilité d'un nouveau découpage territorial. Dans une moindre mesure, les régions connaissent une situation semblable. En 1982, elles furent en effet érigées au rang de collectivités territoriales sur le découpage préexistant des plans régionaux de développement économique et social, qui date de 1956 et n'a jamais été discuté auparavant. Les partisans des plus grandes entités, et notamment de la mise en place de régions fortes, ont regretté auprès de nous qu'une révision de la carte territoriale n'ait pas précédé la mise en oeuvre de la décentralisation.
Nous avons par ailleurs retenu un certain nombre de remarques, quelque peu nuancées, relatives à l'enchevêtrement des compétences. Les opinions recueillies au sujet du système de répartition issu des lois de 1983 divergent largement. Certains le jugent insuffisamment clair et trop désordonné, d'autres le trouvent positivement complexe parce qu'inhérent à un système véritablement décentralisé. Par ailleurs, l'un des phénomènes majeurs relatifs à la répartition des compétences, et qui a le plus été contesté dans toutes nos rencontres, est la contractualisation, non seulement entre collectivités locales de même niveau, mais également entre différents niveaux de collectivité, ainsi qu'avec l'État. Les jugements portés par les acteurs régionaux sur cette technique de contractualisation avec l'État sont contrastés. Certains y voient un signe de recentralisation d'un système où l'État tente d'imposer sa volonté. On nous a indiqué que selon que vous serez puissant ou misérable, le contrat peut évoluer différemment. D'autres y trouvent positivement la preuve que l'État doit désormais compter avec les collectivités territoriales et ne peut donc pas échapper à ce type de contractualisation.
Mesdames, Messieurs, ces inquiétudes, ces craintes, ces critiques, en un mot cette diversité d'opinion montrent en tout état de cause la richesse du débat démocratique en France sur la décentralisation et témoignent aussi de la qualité de celle-ci, qui s'est incontestablement enrichie depuis une vingtaine d'années. Cela se traduit par une prolifération d'ouvrages, de périodiques, de colloques, de conférences, une multiplication des filières d'enseignement spécialisées dans les collectivités locales. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe a voulu apporter sa modeste pierre à l'édifice en formulant dans son rapport plusieurs recommandations, que je préfère nommer propositions, dont nous savons qu'elles sont plus faciles à valider dans un hémicycle strasbourgeois qu'à mettre en oeuvre sur un territoire donné. Je reste convaincu que ces propositions sont utiles. Je voudrais en livrer deux, la plus importante et la plus ambitieuse.
La plus importante insiste sur la nécessité de préserver l'autonomie fiscale des collectivités, et de renforcer parallèlement la péréquation financière entre les pays. Une refonte de la collectivité locale semble d'une grande nécessité. Les collectivités territoriales ont effectivement un grand besoin de ressources stables, mais surtout d'une fiscalité locale qui doit rester le fondement essentiel de l'Europe. Le rapport demandé par le Premier Ministre sur cette question est donc essentiel et ouvrira certainement un débat à la fois technique et politique. De façon concomitante, la consolidation de l'autonomie fiscale des collectivités territoriales, mais aussi l'exigence d'une meilleure solidarité interterritoriale, nous paraît supposer un renforcement de la péréquation financière.
La proposition la plus originale figurant dans notre rapport concerne l'idée d'une organisation des territoires par la reconnaissance du principe d'auto-organisation dans une France non plus uniforme, mais diversifiée. Nous l'avons vu, vingt ans après la mise en oeuvre de la décentralisation, qui fut un dessein politique sans dessein territorial, la France n'est toujours pas prête à se lancer dans un nouveau découpage territorial.
Une solution ne serait-elle pas de reconnaître aux collectivités territoriales la faculté d'auto-organisation qui pourrait aller jusqu'à la fusion de différents niveaux, par exemple en donnant aux intéressés la possibilité de décider d'amalgamer lorsqu'ils le souhaitent des régions ensemble, ou une région et des départements la composant, si ceux-ci paraissent trop nombreux, trop exigus, ou si les intéressés souhaitent une plus grande efficacité et une plus grande cohérence territoriale ?
Une telle innovation, visant à rompre avec le principe de l'uniformité qui domine l'organisation politico-administrative de la France, peut paraître audacieuse et nécessiterait une révision constitutionnelle, mais il s'agirait au fond de franchir un pas supplémentaire, en donnant aux collectivités intéressées la possibilité d'agir sur leur nombre de niveaux, et sur l'espace qu'elles représentent.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je ne voudrais pas terminer mon intervention sans insister sur un dernier point qui, au Conseil de l'Europe, nous paraît fondamental : la ratification de la Charte européenne de l'autonomie locale. Dans la mesure où la Belgique fait avec la France partie des mauvais élèves du Conseil de l'Europe, qui n'ont toujours pas procédé à cette ratification, je suis mal placé pour faire la leçon. Je suis en revanche bien placé pour connaître les multiples obstacles institutionnels, juridiques ou politiques, qui peuvent freiner l'assentiment à un tel traité, nonobstant le fait que l'on respecte largement dans la pratique les principes de démocratie et d'autonomie locale.
En Belgique, la situation évolue. Je ne sais si cela pourra susciter une émulation chez nos amis français, mais le Parlement wallon vient de ratifier la Charte européenne de l'autonomie locale. Il nous reste encore un certain nombre de mois pour terminer le processus. Je ne sais pas si cela va inciter notre grand voisin à accélérer l'élaboration de la procédure de ratification,
Nous avons en tout cas la faiblesse de penser que nombre de dispositions de la Charte, avec la force particulière qui s'attache à des dispositions de droit international, pourraient servir de guide au législateur et au juge en offrant une garantie renforcée pour la défense de l'autonomie locale. Je pense particulièrement à toutes les dispositions de la Charte, au niveau des finances locales, à la péréquation financière, ou encore au statut des élus, mais nous sommes tous rassurés après avoir entendu les propos du Ministre de l'Intérieur.
Pour clore cette intervention, je confirmerai qu'il est toujours particulièrement délicat d'avoir à faire un rapport sur le mode de fonctionnement interne d'une démocratie confirmée, a fortiori lorsqu'il s'agit de la patrie des Lumières et du berceau de la Révolution. Au sein de la famille européenne réunifiée, où nous tendons tous vers un idéal humaniste commun, il est de notre devoir de nous enrichir de nos expériences en nous enrichissant de regards extérieurs.
C'est pourquoi avec mes collègues experts et la Commission institutionnelle du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe, nous avons instruit ce dossier avec une objectivité maximale, en instruisant à charge et à décharge, et en analysant dans sa dynamique la situation de la démocratie locale et régionale en France. Sans prétendre à la réfection du système actuel, nous avons ainsi pu mettre en évidence l'énorme chemin parcouru par la décentralisation depuis les années 80, dans un pays que l'on présente trop souvent peut-être comme l'archétype de l'État centralisateur, de l'État jacobin, pour user du terme que son histoire a forgé.
Nous avons ainsi voulu apporter notre pierre à la réflexion en analysant le cas particulier de la France, dans une perspective générale. Je ne doute pas que par la confrontation des principes et de toutes nos expériences, nous puissions progresser ensemble sur la voie qui apportera à chacun l'architecture institutionnelle répondant le mieux aux besoins de nos concitoyens et à leurs aspirations.
J'espère en tout cas qu'une journée comme celle-ci peut largement y contribuer.
M. Pierre MAUROY, Sénateur, ancien Premier ministre, Président de la Commission pour l'avenir de la décentralisation (rapport intitulé : « Refonder l'action publique locale »)
Je voudrais dire le plaisir que j'ai à participer à ce colloque. Permettez-moi de remercier Monsieur Van Cauwenberghe pour son rapport sur l'évolution des pouvoirs locaux. C'est un rapport objectif. J'avoue que, pour disposer d'un historique de la décentralisation, il suffit de prendre ce rapport et d'en lire toutes les étapes. Je me souviens avoir, à Strasbourg, dénoncé ce qu'était la centralisation en France.
La France est un État centralisé, c'est un vieux pays, qui s'appuie sur ses communes, ses anciennes paroisses, mais dont le centralisme n'est pas tout à fait celui que nous avons connu dans notre pays et dans l'histoire. Il y a le centralisme des monarques, le centralisme bien entendu des empereurs, et le centralisme de la République. C'est à cela que les Français restent puissamment attachés. Le centralisme de la République a marqué la France, dans un pays qui était dans ses provinces, ses états, conservateur, retardé, etc. La Révolution, qui représentait les idées nouvelles, la Révolution qui représentait un renouveau, la Révolution qui a répandu ses idées les plus généreuses, en ce qui concerne les Droits de l'Homme et du Citoyen, était parisienne. Par conséquent, elle a marqué toute l'histoire française.
La France est une république centralisée. Elle dispose d'un Gouvernement, celui de Paris, qui, dans chaque département, est représenté par un préfet, fonction qui d'ailleurs a été créée pendant la Révolution de 1789. Le préfet représente l'ensemble du Gouvernement, et chacun des ministres, et par conséquent un segment de tutelle générale sur les collectivités territoriales. Telle était la situation, et par un phénomène assez fréquent dans tous les pays, une espèce de renversement, la gauche centralisatrice est devenue décentralisatrice.
Cela a finalement abouti aux lois de 1982-83. J'étais devenu Premier ministre, et nous lancions les grandes lois de décentralisation avec Gaston Defferre, qui les a présentées en tant que Ministre de l'Intérieur. Ces grandes lois bousculaient un ordre établi. La gauche était pour la décentralisation et, par conséquent, la droite était contre. Puis, pendant un certain temps, les discussions se sont apaisées. Ces lois ne portaient pas seulement sur une décentralisation, mais également sur une déconcentration. Des blocs de compétences de l'État ont été transférés de Paris vers la province, sur les communes et départements, sur les régions, et ces transferts se sont accompagnés de transferts de crédits.
Aujourd'hui, tout le monde est d'accord sur la décentralisation. En apparence, règne une grande harmonie, un accord général. C'est même à présent à qui sera le plus décentralisateur. Je rappellerai toutefois aux juristes et à ceux qui écrivent des articles sur la décentralisation en France que nous sommes encore en plein match. Il semble que nous soyons parvenus à un consensus. Le Premier ministre a d'ailleurs pu mettre en place une Commission de face-à-face que j'ai présidée et qui comptait autant de personnalités de gauche que de personnalités de droite. Ses travaux se sont déroulés dans une ambiance de consensus. Sur les 154 propositions du rapport, 120 peut-être ont reçu un accord de presque tous les membres de la commission. Toutefois, le débat continue. La décentralisation constituera, selon moi, l'un des sujets des élections législatives et vraisemblablement l'un des sujets des présidentielles. Ce n'est qu'au lendemain des présidentielles que nous aurons une idée précise de la situation de la décentralisation et de ses évolutions possibles.
Nous devons évacuer un certain nombre de faux problèmes. A Strasbourg, il restait un certain scepticisme concernant la décentralisation française. Je sais que de nombreux pays sont des États fédéraux, et je sais qu'il existe en Europe une tendance en faveur des circonscriptions fédérales. L'État fédéral ne me semble toutefois pas être la solution idéale pour la participation des habitants. Elle ne correspond pas forcément à ce que nous souhaitons pour la démocratie participative. Chaque peuple choisit son type de Gouvernement. Ce problème doit être évacué.
Un autre faux problème concerne le nombre de niveaux. On entend souvent que les niveaux sont trop nombreux en France. Cela est faux. Il existe trois niveaux dans notre pays, tout comme en Espagne, en Italie, en Allemagne ou en Belgique. Le pays est une notion originale, mais ne constitue pas une structure administrative. Il n'existe pas de structure pour ceux qui, de part et d'autre d'une frontière, veulent porter un projet ensemble.
La démocratie représentative a besoin de symboles tels que l'État, la République, la commune ou l'Hôtel de ville. Ces symboles s'amenuisent progressivement. La démocratie représentative n'est pas fondamentalement remise en cause, mais de nouvelles générations, emportées par un certain élan, la remettent en cause. Or cette démocratie représentative est fondamentale. On n'a pas encore trouvé d'autre moyen pour permettre au peuple de s'exprimer. Il est vrai que la démocratie participative doit également occuper une place importante. Faut-il, comme je l'ai entendu en commission, mettre en place des conseils dans les quartiers grâce auxquels des habitants tirés au sort décideront du devenir de leur secteur ? Je crois très simplement qu'à côté de la démocratie représentative, il faut une démocratie participative. Le Gouvernement a, hier, créé dans tous les quartiers des villes de plus de 50 000 habitants, j'avais proposé 20 000 habitants, des conseils de quartiers. J'ai été maire de Lille pendant de longues années. La population a beaucoup apprécié la création d'une mairie annexe dans chaque quartier de la ville et l'instauration de conseils de quartiers. Cela constitue selon moi une progression extraordinaire.
J'observe, dans tous les pays, que si l'on peut souvent se féliciter d'avoir obtenu des résultats au niveau des États, il reste beaucoup à faire au niveau des quartiers, sur le plan de la sécurité, de l'expression et de la prise en charge de la population. C'est peut-être à ce niveau-là qu'il faut le plus invoquer la démocratie et inventer des formes nouvelles de participation du citoyen, tout en respectant bien entendu la légitimité de la commune et le pouvoir de l'Hôtel de ville. C'est ce que nous allons faire.
En ce qui concerne les finances, vous avez, Monsieur Van Cauwenberghe, parfaitement su décrire la position de la France par rapport aux pays Scandinaves. Sur ce plan-là, nous sommes tous d'accord. Contrairement à un certain nombre de pays, nous refusons que le financement des communes et des régions soit uniquement constitué de dotations de l'État. Je pense qu'il faut accepter ces dotations, car l'État a pour tâche de réparer les injustices. Les départements, les communes et les régions ne peuvent surmonter les injustices qui existent entre eux. Cette tâche de régulation incombe à l'État. Je suis défavorable à la généralisation, dans un souci de simplification des calculs, des dotations pour l'ensemble des collectivités territoriales. Je suis un élu territorial, communal, régional et départemental ; je crois que le fait de fixer l'impôt, et notamment par rapport aux concitoyens, a véritablement été une expression de la liberté des élus.
Ma région a été très affectée par la crise économique, mais nous avions la force de vaincre, et Lille a connu une extraordinaire métamorphose. Cela n'a été possible que grâce à des impôts élevés, mais j'ai toujours été réélu. Les Lillois n'ont certainement pas apprécié le fait de payer des impôts, mais ils ont apprécié que leur maire ait décidé de transformer leur ville. J'estime qu'il est de la liberté des élus de faire ce que veulent leurs administrés.
Pour le reste, j'aurais préféré une grande loi de décentralisation. Mais nous l'avons faite par étapes. En tout cas, je souhaite mettre l'accent sur une donnée d'une haute importance. J'ai très souvent affirmé au Président de la République, François Mitterrand, qu'un plus grand nombre de communautés urbaines était nécessaire. Or les Français et les maires sont tellement attachés à leurs communes qu'ils étaient défavorables à cette évolution.
Par la suite, en raison certainement de l'intensification de la mondialisation, une loi présentée par Jean-Pierre Chevènement alors qu'il était Ministre de l'Intérieur a été très facilement acceptée. Cette loi correspond à une évolution formidable. Une intercommunalité s'est développée en quelques mois, et ce développement se poursuit, avec l'adhésion de chacun. Nous devons prendre conscience du fait que la France n'est plus le vieux pays de 36 000 communes qu'elle a pu être par le passé. Précisons toutefois que nous n'allons pas supprimer les communes ; aucun homme politique ne le proposera. En vertu de cette loi, au cours des sept années à venir, toutes les communes devront rejoindre une intercommunalité.
Il nous faut imaginer un mode de scrutin. La ville de Lille dispose d'un budget d'1,5 milliard de francs. Je suis maintenant Président de la communauté urbaine de Lille, dont le budget est de 10 milliards. Il faut un mode de scrutin qui permette de faire un couple entre la commune et l'intercommunalité, un couple de confiance, avec un système interne, et qui permette par conséquent de disposer de deux niveaux à l'intérieur de l'intercommunalité. Cela me semble essentiel. Si on ne le fait pas, les maires penseront que nous souhaitons supprimer les communes et le mouvement actuel d'intercommunalité sera retardé. Il est surprenant de constater que les maires souhaitent à présent devenir plus forts ensemble, et qu'ils souhaitent que davantage de compétences soient données à l'intercommunalité.
J'aurais aimé qu'un grand mouvement soit initié au niveau régional, afin de rendre les régions plus grandes et plus fortes. Les Français ont pris possession de leurs régions en vingt ans. Ils les aiment, même les régions les plus désavantagées. Tous les sondages le montrent. Si la décentralisation est en liaison directe avec le peuple, il faut développer l'interrégionalité et faire en sorte que les régions puissent travailler ensemble. Aujourd'hui, le préfet de région est également préfet du département chef-lieu. Nous proposons que le préfet de région soit seulement préfet de région.
Le Gouvernement a proposé hier que les conseils généraux s'appellent conseils départementaux. Un mouvement général d'une haute importance est en train de secouer la décentralisation française. Je pense que la République va devenir originale, décentralisée, respecter les territoires, et qu'elle sera par conséquent plus soucieuse des choix et des pouvoirs des citoyens et des citoyennes.
M. Michel MERCIER, Sénateur, Rapporteur de la Mission Sénatoriale commune d'information chargée de dresser le bilan de la décentralisation (rapport intitulé : « Pour une République territoriale »)
Il n'est évidemment pas très facile de prendre la parole après présentation historique et lyrique à laquelle nous venons d'assister. Je voudrais rendre hommage à Monsieur Mauroy, qui est l'un des seuls à être parvenu, à plusieurs reprises, à fusionner des communes. Je voudrais, avant que le débat ne débute, rappeler que nous sommes en effet, depuis 1982, parvenus à un consensus sur un grand nombre de points relatifs à la décentralisation. Personne ne souhaite, en France, revenir sur l'idée de décentralisation. Ce concept apparaît au contraire comme la chance, et peut-être la dernière chance, de disposer en France d'une République unitaire mais pas uniforme. La décentralisation suscite aujourd'hui de très nombreux débats. Cette idée semble parfois trop abstraite et trop juridique. Elle constituera certainement l'un des enjeux des élections à venir,
Je voudrais insister sur les points qui ne suscitent pas un consensus, et qui posent problème. La mission que le Sénat avait formée, qui a travaillé à peu près en même temps que la Commission que présidait Monsieur Mauroy et dont les propositions étaient d'ailleurs assez semblables à celles de cette commission, avait constaté que la décentralisation connaissait un certain essoufflement et qu'elle avait besoin d'être rénovée. En effet, le manque d'organisation décentralisée de l'État nous apparaît comme un gage de l'efficacité de l'action publique il nous faut aller plus loin que ce qui a été fait, et il faut surtout que l'État accepte véritablement l'idée de la décentralisation.
Les questions juridiques et les questions de compétence sont bien sûr d'une haute importance, qu'il faut toutefois veiller à ne pas surestimer. Il faut, je crois, trouver un second souffle, et ce souffle ne peut être qu'un acte en profondeur, entre le Gouvernement et les élus locaux. Nous devons être conscients du fait qu'il n'y aura en France une très profonde décentralisation qu'avec une vraie confiance entre l'État et les élus locaux.
Beaucoup a été fait. On a, pratiquement partout, transféré des pouvoirs exécutifs dans la collectivité, mais on a transféré très peu de pouvoirs normatifs. On n'a pas toujours permis à la collectivité locale d'aller au fond de ce qui est sa compétence reconnue.
Je citerai comme exemples le texte sur la démocratie de proximité, qui est actuellement discuté et se rattache aux lois de décentralisation, et un autre texte qui comporte un chapitre sur les services de proximité essentiels que sont les services d'incendie et de secours, dans lequel on voit bien ce qui manque pour donner ce second souffle à la décentralisation. A l'Assemblée, Monsieur Dosière et le Ministre de l'Intérieur ont eu un débat très intéressant sur le mode d'exercice d'une compétence. Nous devrons accomplir des progrès très clairs sur ce point, pour développer la confiance entre l'État et les élus. Dans le domaine social, un effort énorme a été fourni.
Les Français souhaitent être traités de la même façon sur l'ensemble du territoire national, quel que soit l'endroit où ils se trouvent. Ils souhaitent la décentralisation, mais veulent aussi disposer d'un régime social unique et général. Il y a là selon moi un certain nombre de contradictions. La décentralisation doit bien sûr permettre plus de démocratie. Nous devons veiller à ce que l'électeur puisse déterminer très directement quelles seront les grandes orientations de la collectivité. Nous devons également être plus clairs sur les questions relatives aux compétences, et pour cela ne pas généraliser les procédures contractuelles de l'État. Nous devons enfin veiller à ce que les collectivités locales disposent d'une vraie capacité fiscale. Je crois que nous sommes tous d'accord sur ces points.
Je pense que le plus important est de faire comprendre que la décentralisation implique une relation de confiance entre l'État et les collectivités territoriales. L'État doit rester un État unitaire et, pour la gestion, faire confiance à ses territoires. Sans cette confiance, la décentralisation restera un thème de discours, sur lequel nous pourrons d'ailleurs être tous d'accord, mais qu'elle ne sera pas le grand mouvement concernant l'organisation de la République dont nous avons aujourd'hui besoin. Alors, nous ne saisirons pas la chance que la décentralisation peut représenter pour l'État unitaire. Comme vous le savez, nous avons, en France, tendance à abandonner complètement les projets que nous n'avons pas su organiser à temps. On peut aujourd'hui observer qu'un texte va quasiment reconnaître un pouvoir réglementaire à certaines régions, alors que, par ailleurs, des textes prévoient une réduction des capacités de gestion des services sociaux pour nombre de collectivités. Nous devons tous faire l'effort d'accepter que la décentralisation soit aussi une certaine diversité, ce qui permettra à la décentralisation de devenir le mode normal de fonctionnement.