INTERVENANTS
Catherine TASCA,
Vice-présidente du Sénat, Ancienne ministre
Je souhaite d'abord saluer l'initiative du Sénat et de Messieurs Guy Fischer, Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli de nous réunir, historiens et élus, dans cette rencontre qui me semble inscrire au coeur de cette exigence porteuse d'avenir et d'espoir évoquée par Monsieur Jean-Pierre Rioux, le double devoir d'intelligence critique et d'exigence civique.
Le rapprochement entre les thèmes de la mémoire et des médias me semble légitimé par la place que ceux-ci occupent dans les pratiques culturelles de nos concitoyens, à tel point qu'ils sont devenus les principaux pourvoyeurs d'informations et de références communes. Les conversations quotidiennes se font bien souvent l'écho des émissions vues à la télévision ou sur internet et, dans la masse des images et des sons qui nous sont proposés, l'histoire occupe une place croissante depuis ces dernières années à travers des émissions ou des chaînes dédiées ou à travers la diffusion de documentaires ou de docu-fictions. Il s'agit de l'histoire de notre passé mais aussi de l'histoire en train de se faire au moyen de débats ou de portraits qui deviennent des archives exploitables par les producteurs, les documentaristes et les historiens. Les médias de masse représentent donc des vecteurs de mémoire pour un très large public et à ce titre, leur rôle n'est pas neutre. En attestent les deux extraits que nous a présentés Madame Veyrat-Masson et qui proposent sur un même fait historique deux paroles et deux types d'image différents, nous montrant le rôle joué par les médias dans notre lecture de l'événement. Les médias créent et permettent la conservation, grâce à l'Institut National de l'Audiovisuel et à la BNF, de même qu'ils transmettent vers le plus grand nombre et ils interprètent par la sélection et le commentaire. A l'énumération des médias, on peut ajouter la radio, qui depuis plus longtemps que la télévision fait le lien entre notre société et son actualité et je souhaite citer deux émissions emblématiques à cet égard, La fabrique de l'histoire d'Emmanuel Laurentin ici présent, diffusée sur France Culture, et Deux mille ans d'histoire de Patrice Gélinet, diffusée sur France Inter.
La relation des médias à l'histoire se joue à travers la parole donnée aux historiens mais aussi à travers la formation des journalistes, inégalement armés sur le terrain de l'histoire et de la culture historique. Les réalisateurs de documentaires se donnent plus de temps pour rechercher leurs sources puis pour mettre en forme leur production, approchant ainsi avec plus de force et de vérité les grands événements de notre histoire et les thèmes majeurs de notre mémoire collective. Je souhaite souligner le paradoxe entre, d'une part, l'évolution des médias qui les pousse sur la pente de l'immédiateté et de la polémique qui se substitue au débat et, d'autre part, l'approfondissement historique des sujets. A cet égard, il semble bon d'insister sur l'insuffisance des comparaisons internationales, l'absence de l'exigence comparatiste. La période 1940-1962 a été riche en événements particulièrement lourds, tels que la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy, la décolonisation ou la construction du mur de Berlin. Ces sujets inscrits dans la mémoire collective mais aussi facteurs de grandes controverses mettent en jeu des mémoires diverses et parfois irréconciliables.
Au filtre des médias s'ajoute celui de notre vécu individuel, comme l'a rappelé le président Fischer. Pour ma génération, la guerre d'Algérie a profondément marqué nos mémoires, à travers les grands frères mobilisés pendant plus de deux ans, les répressions policières visibles contre les travailleurs algériens vivant en France ou le retour de de Gaulle en 1958. Pour d'autres, la guerre d'Algérie signifiait l'OAS, les rapatriés, le sort fait aux harkis. Ces différents vécus nous rendent à la fois réceptifs et partisans face aux lectures proposées aujourd'hui par les médias, au sein desquels le secteur audiovisuel occupe une place prééminente. La littérature, les revues, le cinéma, la photographie, les oeuvres d'art et les médiathèques s'y ajoutent pour former un ensemble exceptionnel de vecteurs d'accès à notre mémoire collective. Celle-ci demeure à mon avis très diverse et ne peut constituer un ensemble unifié. Pour cette raison, à l'exception des lois relatives à la Shoah et au négationnisme, je ne crois pas aux lois qui prétendent dire l'histoire. Vous savez sans doute que le Parlement est divisé sur la question d'une loi reconnaissant le génocide arménien. Pour ma part, j'estime qu'il n'appartient pas au législateur de dire l'histoire. Quant aux nombreuses commémorations qui parsèment notre calendrier, elles ne sauraient épuiser ou clore la recherche de la vérité historique. Par conséquent, il m'apparaît nécessaire de préserver le sérieux et la diversité des sources et de donner tous les moyens d'exister à la recherche historique, à la conservation des archives, à la formation des journalistes et à l'organisation des débats dans les médias. La responsabilité publique en ce domaine occupe une place centrale.
Jean-Noël JEANNENEY
Que de rappels précieux dans cette intervention, notamment sur l'idée de diversité dans la formation du jugement historique des citoyens, à travers les médias mais aussi par le truchement de la famille ou de l'école ! A cet égard, la profusion de l'offre proposée aujourd'hui par les responsables de télévision me semble la bienvenue. Nous sommes reconnaissants de l'hommage rendu à la radio, qui réserve une place de choix à l'histoire dans ses programmes. En atteste l'exemple de La Fabrique de l'histoire , animée par Emmanuel Laurentin, qui a été récompensé récemment par le prix Philippe Caloni du meilleur interviewer et à qui je suis reconnaissant de nous avoir rejoints pour intervenir sur la question des rapports entre médias et mémoire.
Emmanuel
LAURENTIN,
rédacteur en chef de « la Fabrique »
de l'Histoire (France Culture)
Merci Jean-Noël Jeanneney. Je vais m'exprimer ici en tant que simple praticien, à partir de mon expérience avec cette émission qui a succédé en 1999 à celle qu'avait créée Patrice Gélinet sur l'antenne de France Culture, L'histoire en direct , après que Laure Adler, Directrice de France Culture à l'époque, m'a demandé, à la suite d'une discussion avec Jacques Le Goff, de préparer une série d'émissions sur le thème des rapports entre histoire et mémoire. Nous avons tenté de traiter cette question en séparant formellement les témoins et les historiens qui incarnent deux approches distinctes du passé. Nous avons également recherché d'autres formes de discours sur le passé en mettant en oeuvre, par exemple, les « cascades de mémoires », des documentaires interrogeant trois générations d'une même famille sur des événements qui les avaient marqués. Je me souviens pour l'anecdote de cette vieille femme juive de Salonique qui à 94 ans incitait son arrière-petit-fils de 9 ans à plonger dans les origines andalouses de leur famille pour répondre à nos questions. Nous avons été interpellés, au cours de la préparation de ces émissions, par la question des commémorations imposées qui prétendent faire revivre l'événement et engager le débat de façon quelque peu forcée. Quant au rôle des médias dans la question de la mémoire, il me semble qu'il se traduit d'abord en termes de reconnaissance : on s'aperçoit ainsi que des groupes un peu marginaux espèrent trouver celle-ci dans l'intérêt que les médias leur accordent. Je citerais l'exemple d'une émission consacrée à la suppression du rugby à treize, remplacé par le rugby à quinze sous le régime de Vichy, qui nous a valu des remarques passionnées de la part de certains témoins et acteurs de cette période. Cela montre que de petits groupes peuvent porter des mémoires douloureuses et que celles-ci peuvent être réveillées par l'intervention des médias. Nous pouvons citer également la mémoire des rapatriés d'Algérie qui ont parfois le sentiment d'être négligés par les médias officiels et usent d'internet pour compenser cette frustration, reconstituant par exemple les villes et villages de leur enfance. Je pense également au rôle des médias dans la popularisation de telle ou telle cause. Ainsi l'émission La caméra explore le temps a-t-elle permis à des descendants des Cathares, dans le sud de la France, de se réapproprier leur propre histoire au cours des années 1960. Nous pouvons mentionner également le travail de mémoire mené par des associations sur le massacre de manifestants algériens le 17 octobre 1961 à Paris, une mémoire qui a progressivement supplanté celle de la répression menée à la station de métro Charonne le 8 février 1962. Les interviews que nous menons aboutissent également à la patrimonialisation d'un nouveau matériau, constitué également des rushes, que les historiens pourront être amenés à utiliser plus tard.
Avant de conclure, je souhaiterais mettre en évidence deux difficultés que nous rencontrons dans notre métier. La première tient au fonctionnement des médias trop souvent en réaction aux scandales ou aux affaires. Nous en voulons pour preuve le tourbillon provoqué par l'affaire Aussaresses, la question du transport des déportés par la SNCF ou l'affaire Zucca relative à l'exposition de photographies de Paris sous l'occupation. Un comportement caractéristique des médias à l'égard de l'histoire consiste à se focaliser sur un fait pendant quelques semaines avant de l'oublier. La deuxième difficulté pose la question de l'usage des mémoires non douloureuses dans une société comme la nôtre : par exemple, que faire de la mémoire des métiers disparus, celle des agriculteurs, des pêcheurs, des ouvriers suite à la disparition des grandes usines ? Quelle place donner à ces mémoires dans l'espace public ? Nous pouvons citer également l'exemple des immigrations portugaise et espagnole, moins représentées dans le débat public.
Jean-Noël JEANNENEY
Merci de nous avoir éclairés sur l'apport de la radio et sur certaines tentations périlleuses. Je pense qu'il revient aux historiens comme aux élus du peuple d'alerter les responsables des médias sur les risques de dérives, telle la prétention à révéler à tout prix ce qui était caché jusque-là. En effet, cette prétendue dissimulation ne correspond pas à la réalité et les médias devraient surtout se donner pour mission de faire du révisionnisme dans le bon sens du terme, en jetant de nouveaux éclairages sur les faits et sur leur agencement. Certains journalistes ont tendance à considérer qu'ils sont les premiers à aborder tel ou tel sujet, ce qui conduit à surévaluer les événements tragiques aux dépens des faits plus paisibles. Les médias ont parfois tendance également à se focaliser sur la période contemporaine et nous sommes heureusement surpris lorsque d'autres périodes sont abordées. La question de la fiction historique et de la docu-fiction se pose alors eu égard à la rareté des sources. Sur cette question, nous sommes heureux d'entendre maintenant Madame Rose Bosch, dont le film La Rafle a rencontré un succès populaire avec trois millions de spectateurs en France, permettant par la même occasion de restituer des émotions et des réflexions auprès des nouvelles générations.
Rose
BOSCH,
réalisatrice du film « La Rafle » (2010),
ancienne grand reporter au Point
Je n'ai pas préparé de discours car cela m'aurait paru déplacé compte tenu du fait que je ne suis pas historienne et, bien qu'ayant une formation de journaliste, je suis ici surtout pour partager mon expérience dans la réalisation du film La Rafle . A cet égard, je tiens à remercier Monsieur Jeanneney et les organisateurs de ce colloque de m'avoir permis de partager votre espace de discussion. Je souhaite vous expliquer les raisons pour lesquelles à mon avis le cinéma peut apporter des éclairages complémentaires au travail des historiens. Dans les cas du Vel' d'Hiv' et des 200 camps français, il n'existait à ma connaissance aucune image animée. Il y a une dizaine d'années, nous avions décidé, le producteur Alain Goldman et moi, de réaliser un jour ce film mais nous avons attendu d'être prêts à nous confronter à ce projet car il n'était pas aisé de traiter la douleur infligée à des enfants comme un spectacle. Nous ne nous attendions pas à réunir un aussi large public sur ce thème et d'avoir obtenu sa distribution dans 27 pays de par le monde (notamment en Australie, aux Etats-Unis, au Canada). Nous l'avons réalisé pour des raisons personnelles et même intimes à l'issue de dix années de réflexion et de cinq années de travail. Nous avons commencé par le travail à partir des archives. Grâce au travail des historiens, j'ai pu comprendre les mécanismes par lesquels cette rafle a pu se produire mais j'ai eu besoin également de retrouver la parole des enfants, ce qui a été rendu possible grâce au témoignage de six infirmières, parmi lesquelles Annette Monod (morte en 1995) que j'ai choisie comme l'une des héroïnes du film. J'ai pu recueillir également les témoignages de trois survivants de cette rafle, parmi lesquels Joseph Weismann qui à ma connaissance a été le seul enfant, avec Joseph Kogan, à s'être évadé du Vel' d'Hiv'. Leur présence était d'ailleurs nécessaire dans la mesure où elle permettait de ne pas plonger le spectateur dans un désespoir complet. J'ai retrouvé également une femme qui avait une vingtaine d'années à l'époque, aujourd'hui âgée de 89 ans, qui est représentée dans le film, ou encore un pompier âgé aujourd'hui de 90 ans et vivant à Bordeaux qui avait accepté à l'époque, en dépit de l'interdiction formelle qu'ils avaient reçue, de poster les messages de détresse que les personnes détenues au Vel' d'Hiv' avaient adressés à leurs familles, nous permettant ainsi de mieux connaître les faits. Ainsi le cinéma véhicule-t-il une parole capable de porter très loin hors de nos frontières lorsque le succès est au rendez-vous - ce qui n'est jamais garanti.
En réponse aux propos de Monsieur Yvon Collin qui évoquait les dangers pour la mémoire nationale d'un devoir de mémoire qui serait vécu comme une obligation de repentance et d'une hypermnésie qui aggraverait les troubles de la mémoire, je tiens à souligner le fait que ce film offre l'exemple l'inverse. D'une part, le film a réuni un public de trois millions de personnes qui dépasse largement le cadre de la communauté juive de France (qui compte au total 600 000 personnes) et qui se compose pour une large part de jeunes de 12 à 25 ans, qui ont souvent entraîné leur famille au cinéma à cette occasion. Nous avons donc plutôt constaté une situation de cohésion sociale mais aussi confessionnelle, puisque des chrétiens et des musulmans ont assisté au film. Personnellement, je me suis sentie impliquée parce que, mes enfants portant des noms juifs, le rappel de ces événements revenait à moi sous la forme de cauchemars dans lesquels ceux-ci étaient raflés. L'équipe du film a envisagé cette aventure de façon positive, comme une forme de libération de la parole chez les personnes qui avaient vécu les faits sans pouvoir s'exprimer ouvertement à leur sujet. J'ajoute que j'ai tenu à ce que les personnages du film incarnent des personnes réelles, afin de ne pas trahir l'histoire en ajoutant du romanesque à la tragédie.
En conclusion, j'insiste sur le fait que je n'ai pas cherché à dire une « vérité », notion à laquelle je préfère la réalité des faits. Par ailleurs, j'ai été guidée par le souci de l'honnêteté intellectuelle plus que par celui d'une hypothétique objectivité, en me demandant à chaque phase du tournage si j'étais en accord avec mon éthique personnelle. Je pense donc que le cinéma peut et doit s'intéresser à l'histoire, un sujet qui jouit à mes yeux d'une grande légitimité artistique.
Jean-Noël JEANNENEY
Bravo pour ces paroles si fortes et si convaincantes. Je précise que les historiens sont depuis longtemps attentifs aux apports possibles du cinéma à leur discipline. A cet égard, nous avons été nombreux à participer au lancement du Festival de Pessac consacré aux relations entre l'histoire écrite et l'histoire au cinéma. Un film tel que La Rafle figure désormais avec mérite dans ce champ.
Un extrait du film est projeté à l'écran.