OUVERTURE

Benoît FALAIZE,
Chargé d'études et de recherches à l'Institut national de recherche, Université de Cergy-Pontoise

Merci Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, merci de votre invitation. Je suis très honoré d'avoir à faire cette ouverture européenne qui représente à mes yeux un défi d'autant plus grand que j'appartiens à une institution supprimée par décret le 29 décembre prochain. Il sera question de transmission et je tâcherai de poser quelques jalons à partir de la préoccupation de l'école dans un cadre international. Je proposerai d'abord une typologie des questions mémorielles qui se posent aux échelles européenne et internationale, puis je discuterai de trois questions transversales.

En préambule, je dirais que nous assistons depuis une quinzaine d'années à une mondialisation d'un rapport douloureux au passé. Longtemps, nous avons cru à la spécificité du cas français. Or cette mondialisation peut s'observer aujourd'hui dans le monde entier. Partout les enjeux de mémoire construisent un rapport conflictuel au passé tout en étant instrumentalisés par les politiques. Nous pouvons expliquer ce phénomène de deux manières : d'abord, par la mondialisation des échanges d'idées mais aussi par la mondialisation du souvenir par les événements historiques eux-mêmes. Ainsi, une réflexion mondiale sur les enjeux mémoriels des deux conflits mondiaux s'est-elle imposée. Le monde semble brusquement saisi par le passé comme s'il devenait urgent d'en parler dans nos sociétés contemporaines.

A propos des temporalités, deux questions se posent. D'abord, les bornes 1940-1962 sont-elles applicables aux autres constructions mémorielles européennes et internationales ? En grande partie, oui. Ensuite, le mouvement mémoriel se déroule-t-il selon les trois temps définis par Henry Rousso à propos de la mémoire de Vichy : refoulement-amnésie, émergence et hypermnésie ? Observe-t-on le même rapport au souvenir dans le reste de l'Europe et dans le reste du monde ?

Je vous propose maintenant une typologie à partir de quatre catégories larges mais non hermétiques de rapport au passé. Ces quatre matrices mémorielles doivent permettre de rendre compte des enjeux de construction de la mémoire dans le monde. La première d'entre elles correspond aux deux guerres mondiales, en particulier la dernière. Les histoires locales, parfois confrontées à des conflits mémoriels, ont en effet partie liée avec les deux conflits mondiaux, la Shoah constituant la matrice paradigmatique des questions de mémoire. Certes des nuances se présentent dans le traitement qu'en font les différents pays européens mais elle reste l'un des sujets majeurs autour desquels s'organise la mémoire européenne. Ainsi la construction d'une mémoire scolaire varie-t-elle en fonction des lieux et des époques. En France, il a fallu attendre les années 1990 pour que la question du génocide des Juifs européens soit établie sur des bases scientifiques dans les programmes et les manuels scolaires. Cependant, cette question se voit confrontée aujourd'hui au risque du traitement compassionnel en lieu et place du travail d'histoire, comme cela apparaît dans les travaux de la commission européenne : l'enjeu civique de la construction européenne s'opère en effet à partir de cette matrice-là, posant la question de l'éducation à l'Europe de demain avec Auschwitz comme origine. Finalement, Marek Halter invite à se poser une telle question lorsqu'il évoque Homère car Auschwitz semble bien constituer la véritable référence commune dans les écoles européennes.

Ce constat s'impose également pour la mémoire du communisme qui constitue une seconde catégorie mémorielle. Les études comparatives sur la prise en charge de cette mémoire dans les différents pays européens manquent ; mais nous pouvons deviner un clivage majeur entre l'Est et l'Ouest, et même entre le Nord et le Sud si l'on prend l'exemple des deux Corées.

Une autre catégorie s'enracine dans la mémoire impériale, dont la mémoire coloniale qui ne représente qu'un aspect. De la mémoire hongroise de l'Empire austro-hongrois à la guerre du Vietnam pour les Etats-Unis, de l'empire japonais expansionniste aux accords d'Evian, cette dimension constitue une matrice mémorielle importante dans laquelle se définissent des rapports au passé. La mémoire arménienne trouve également sa place dans ce cadre si nous la replaçons dans le contexte d'un Empire ottoman déclinant. J'ai proposé récemment une étude comparée de la perception du traité du Trianon de 1919 dans les manuels et les pratiques scolaires de plusieurs pays (Slovaquie, Autriche, Allemagne, France, Hongrie), ce qui a soulevé un certain enthousiasme mêlé d'appréhension d'une petite partie du public hongrois qui était inquiète qu'un Français s'occupe de ce traité qui avait abouti à la perte des deux tiers de leur territoire d'origine. Le retour du colonial en France mériterait d'être comparé avec les débats qui se posent à la Corée et au Japon sur la période de l'occupation japonaise et son traitement dans les manuels scolaires.

Une dernière catégorie concerne les conflits locaux hérités. Certes, ils peuvent être analysés dans des cadres relevant des trois catégories précédentes : le fascisme comme une conséquence de la Première Guerre mondiale, la guerre d'Espagne comme prolégomènes de la Seconde Guerre mondiale ou encore l'Argentine, le Rwanda, l'Afrique du sud. Cependant, les spécificités locales ont leur importance.

Parmi les questions qui entourent la construction de la mémoire dans le monde, et plus particulièrement en Europe, émerge d'abord celle du sens. Nous savons que la mémoire des populations est plurielle et nous nous intéresserons donc d'abord à l'usage social des mémoires jusqu'à leur instrumentalisation politique. Paradoxalement, cette diversité d'usages se réalise selon un mouvement commun de retour mémoriel en des termes relativement proches (refoulement, émergence, hypermnésie). De la même manière, elle s'accomplit dans un contexte d'unification européenne qui se traduit par la recherche de lieux de mémoire communs : une commission s'était réunie à cet effet et les pays membres et candidats s'étaient alors tous entendus sur Auschwitz (d'autres monuments tels que la mosquée de Cordoue ou le mur d'Hadrien ne faisant pas l'unanimité) ce qui pose la question des fondements de la construction européenne. La question d'un grand récit européen, avec ses légendes et ses mythes, qui se substituerait aux récits nationaux se pose également dès lors que l'on songe à former une mémoire collective commune. Parmi les raisons avancées à l'instauration de débats de mémoire à travers le monde, les mêmes phrases tendent à revenir dans les études réalisées sur le sujet : « dire l'histoire commune » ; «  une oeuvre de paix » ;  « restaurer la dignité des victimes ». C'est tout le sens des manuels transfrontaliers dont le plus connu est sans doute le manuel franco-allemand mais qui fut précédé par le manuel balkanique incluant la Grèce, la Macédoine, la Serbie et le Monténégro. Ces oeuvres représentent des projets de réaliser la paix sur le plan universitaire sur des sujets d'histoire particulièrement sensibles. De tels projets de manuels existent également entre la Slovaquie et la Hongrie, entre la Pologne et la Russie, entre la France et l'Algérie. Quant au manuel franco-allemand, il faut nuancer son succès en signalant sa faible diffusion. Mon hypothèse sur le surgissement mémoriel fait le lien entre la construction de la mémoire de la Shoah comme paradigme et la chute du mur de Berlin. Celle-ci donne une caisse de résonnance formidable à Auschwitz en libérant les consciences de l'affrontement Est-Ouest. Des problématiques mémorielles nouvelles sont apparues après cette date : les Sudètes, que les minorités allemandes de Tchéquie ont remis sur la table ; l'histoire du communisme ; enfin, l'histoire des Balkans qui retrouve toute sa place avec la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Tout ceci a fait dire à une historienne polonaise : « Allons en Europe, mais avec nos morts. »

Deuxième question : la construction mémorielle, par qui et comment ? Sur ce terrain également, nous pouvons noter des invariants d'un pays à un autre, à commencer par la présence d'acteurs multiples : des mouvements associatifs, mémoriels, qui se saisissent d'objets relégués de la sphère scolaire ; des historiens ; ou encore des groupes politiques qui instrumentent le passé et qui le commémorent, de Guy Môquet à Katyn, de la loi sur la récupération historique en Espagne à la place des Héros ( Hösök tere ) en Hongrie, où l'on inhume le corps d'Imre Nagy pour la seconde fois en juin 1989. La commémoration peut consister aussi en un subtil équilibre. En Hongrie, trois dates de commémoration sont instaurées par le Ministère de l'Education nationale : le 6 octobre 1849, date de l'exécution de six généraux hongrois par l'Empire, dont la célébration permet de souligner l'indépendance de la Hongrie au sein de l'Empire ; le 16 avril 1944 pour la déportation des Juifs de Hongrie ; enfin, le 25 février 1947 pour l'occupation soviétique et l'arrestation d'un opposant politique. L'Etat hongrois définit ainsi ses lieux de commémoration (ou lieux de mémoire) entre deux empires dont il a été victime, l'Empire austro-hongrois et l'Empire soviétique, avec la Shoah entre les deux. Cela témoigne de l'un des grands enjeux posés aux pays d'Europe de l'Est par 1945, qui se pose en ces termes : cette date correspond-elle à la fin de la Shoah ou au début de l'invasion soviétique ? Pour prendre l'exemple de la Lettonie, la loi des légionnaires adoptée en 1998 y commémore les légionnaires de la Waffen SS qui ont lutté contre l'invasion soviétique. Deux ans plus tard, cette journée largement controversée est supprimée mais aujourd'hui encore, ces légionnaires sont décrits comme des patriotes dans certains manuels scolaires, et nous voyons bien le problème que cela pose pour les personnes en charge de la réflexion européenne. L'étude des manuels scolaires et des curricula témoignent depuis plus de quinze ans de la volonté de transmettre une histoire nationale ou européenne, soit pour rendre compte de la diversité d'une nation ou d'un continent, soit pour réaffirmer le national. Ainsi les manuels russes reprennent-ils aujourd'hui les mêmes discours que les manuels soviétiques à propos de l'invasion des pays Baltes. De plus, la société civile et les groupes de mémoire réclament leur part de visibilité scolaire, les Sudètes dans les manuels tchèques, les Hongrois de Transylvanie dans l'histoire enseignée en Roumanie, l'histoire scolaire devenant « pharmakos d'un passé traumatique » pour reprendre les termes de Paul Ricoeur.

Dernière question : à qui est destinée cette construction de la mémoire ? Nous nous situons ici dans des tonalités très communes où les débats en reviennent toujours à la question de la transmission. En France, la question de l'intégration des jeunes issus de l'immigration constitue une sorte de leitmotiv de l'enseignement public français. Mais l'intégration européenne se pose également. En Bolivie, la réforme éducative des années 2000 pour les programmes d'histoire-géographie concerne l'intégration des populations autochtones (Aymaras, Quechuas). En Hongrie, cette intégration vise à rendre compte de la pluralité des mémoires. Ce retour dans le passé peut apparaître comme un moment nécessaire pour « ouvrir grand les lourds rideaux de velours poussiéreux de l'histoire et aérer la pièce pour, enfin, passer à l'avenir » comme nous y invite l'historien québécois Jocelyn Létourneau non pas selon une vision pompidolienne de la mémoire, mais plutôt selon l'approche de Koselleck. Il est de notre responsabilité d'adultes et d'éducateurs de redonner un horizon d'attente aux élèves qui sont saturés du passé mais qui, en revanche, attendent beaucoup de l'avenir. Le travail de l'historien conserve ici toute sa force, avec la quête des traces ou des indices qu'il comporte, la Shoah apparaissant à nouveau comme paradigmatique. Le « devoir d'histoire » évoqué par Antoine Prost dans ses Douze leçons sur l'histoire apparaît à cet égard tout à fait essentiel. En guise de conclusion, et pour faire écho à l'évocation que le Sénateur Yvon Collin a faite ce matin de la madeleine de Proust, permettez-moi de citer un court passage de son oeuvre : « Mais quand, dans un passé ancien, rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps comme des âmes à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir sur leurs gouttelettes presque impalpables l'édifice immense du souvenir. ». Gageons qu'en promettant un avenir aux générations qui viennent, à celles qui sont déjà là et qui réclament beaucoup, avec le travail minutieux des historiens inspirés par un vrai devoir d'histoire en lieu et place d'un devoir de mémoire, nous pourrons restituer l'histoire commune de l'humanité.

Jean-François SIRINELLI

Un grand merci pour cet exposé très profond. Nous reviendrons certainement tout à l'heure sur certaines de vos analyses et, s'il était besoin d'une raison d'être supplémentaire pour l'institution à laquelle vous appartenez, nous en avons eu la preuve vivante à l'instant. A propos du cas espagnol qu'Antoine Prost évoquait tout à l'heure, nous avons la chance de compter parmi les intervenants de cette table ronde Madame Sophie Baby, auteure d'une thèse magistrale qui fait autorité sur cette question. Je la remercie de sa présence et lui cède maintenant la parole pour son exposé sur un des cas d'espèces qui nous intéressent.

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