"La mondialisation, une chance pour la francophonie"
Colloque au Sénat les 27 et 28 avril 2006, organisé par francofffonies !
TABLE RONDE 4
UN COMBAT POLITIQUE POUR DES VALEURS UNIVERSELLES
Le débat est présidé par Jacques LEGENDRE, sénateur du Nord, secrétaire général parlementaire de l'APF, ancien ministre.
Il est animé par Christian RIOUX, correspondant du quotidien québécois Le Devoir.
Participent à cette table ronde :
Luan RAMA, ancien ambassadeur de la République d'Albanie en France et écrivain, Gil REMILLARD, ancien ministre des relations internationales,
Ghassan SALAME, ancien ministre de la culture au Liban.
Christian RIOUX
Jamais les questions de démocratie, de droits de l'homme ou de diversité culturelle n'ont été tant débattues. Nous nous efforcerons ici de traiter ces questions de manière concrète. Le journal pour lequel je travaille est associé depuis longtemps à la francophonie. Son premier correspondant à Paris était d'ailleurs l'un des initiateurs de l'ACCT, l'Agence de Coopération culturelle et technique.
Jacques Legendre est sénateur du Nord et ancien maire de Cambrai, ville jumelée avec Châteauguay au Canada. Il est aussi secrétaire général parlementaire de l'APF. Cette organisation insuffisamment connue du grand public est à la pointe du combat pour la démocratie et les droits de l'homme.
Jacques LEGENDRE
Voilà une dizaine d'années, j'étais en voyage en Lettonie. L'ambassadeur de France a souhaité me faire rencontrer trois dames âgées, à qui le président François Mitterrand avait remis la légion d'honneur. A l'époque où la Lettonie était une république populaire, elles avaient monté un groupe clandestin d'apprentissage de la langue française. Les autorités russes ne s'étaient pas méprises sur le caractère subversif d'une telle entreprise. Apprendre le français plutôt que le russe, à l'insu des autorités, équivalait alors à de la résistance intellectuelle.
Pour autant, je ne suis pas sûr qu'en elle-même la langue française contienne de manière intrinsèque des vertus, telle que l'esprit de résistance et la liberté. En réalité, le français a bénéficié au XVIIIe siècle du fait qu'il était la langue du pays d'Europe le plus puissant et le plus peuplé. Par la suite, le français deviendra la langue de la révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Pourtant, quelques années auparavant, les Etats-Unis avaient rédigé une première Déclaration des droits de l'homme. Elle n'a simplement pas eu le même retentissement, dans la mesure où il ne s'agissait que d'une ancienne colonie anglaise. A l'époque, les EtatsUnis n'étaient pas encore la puissance qu'ils représentent aujourd'hui.
Déjà, à l'époque, la langue s'identifie aux valeurs. Ce mouvement représente une grande chance pour l'aura du français. Toutefois, nous ne devons pas oublier que cela s'accompagne de devoirs.
A d'autres époques, en d'autres lieux, la langue française n'était pas considérée comme un symbole de liberté. Un quotidien du soir dressait ainsi récemment le portrait d'un militant basque qui a purgé plusieurs années de prison en France pour actes terroristes. Il déclarait avoir eu le sentiment d'avoir été empêché par la France de pratiquer sa langue maternelle et d'avoir été obligé d'apprendre le français. Ce visage de notre langue est bien différent du précédent.
Il nous appartient ici de préciser le sens du combat politique choisi par la francophonie et la nature de ses valeurs. Le français a été chargé d'une bien lourde mission, à savoir celle de défendre et d'incarner les valeurs de la liberté et des droits de l'homme.
Nous courons en contrepartie le risque d'être taxé d'hypocrisie, lorsqu'un pays francophone, et singulièrement la France, s'illustrent par ses manquements. Aucun Etat ne saurait toujours être exemplaire. Par ailleurs, aucun Etat n'oublie que l'usage d'une langue signe des rapports de force. Au-delà de la simple accusation d'hypocrisie, nous pourrions être rapidement taxés d'arrogance. Enfin, nous risquons de perdre notre crédibilité si nous ne nous donnons pas les moyens de traduire nos ambitions en actes.
Sous prétexte d'un manque de moyens, certains pourraient être tentés par une attitude pessimiste. Ailleurs, des combats pour une langue ont pu être remportés, alors qu'ils étaient a priori désespérés. Inspirons-nous en.
En tant que sénateur du Nord, j'ai observé avec une certaine amertume les efforts des Flamands de Belgique pour éradiquer l'usage du français sur leur territoire. Alors que les structures de l'Etat belge étaient quasi intégralement francophones et qu'elles pouvaient s'appuyer sur la présence de la République française de l'autre côté de la frontière, leur bataille semblait perdue d'avance. Pourtant, leur volonté et leur cohérence dans l'action leur ont permis de gagner ce combat.
Le combat des Québécois est au final assez semblable à celui des Flamands. Cela explique certainement la proximité entre ces deux peuples. Les Québécois ont réussi ce pari fou de parler français au milieu d'un continent entièrement anglophone. La difficulté de parler français en France est certainement moindre. Nous sommes donc moins conséquents et moins déterminés.
Pourquoi devrions-nous répondre à cette exigence de détermination et de cohérence ? Tout simplement parce que de notre capacité à répondre aux attentes extérieures dépend un combat plus vaste pour la diversité culturelle. Nous avons récemment gagné une bataille à l'UNESCO. La francophonie dans son ensemble y a pris toute sa part. Sans le soutien des autres pays francophones, la France n'aurait pu remporter seule cette victoire. Nous pouvons nous en féliciter, mais nous ne saurions nous en contenter. Le combat prendra bien d'autres formes.
Nous devons rester particulièrement vigilants quant à la place du français en France. Comment voudrions-nous que des étrangers continuent à apprendre le français, si celui-ci n'est plus usité en France dans le monde du travail ou dans celui des sciences
? Cette défense du français ne cache pas une attitude protectionniste aggravée. Efforçons-nous simplement de donner des raisons d'apprendre le français à ceux qui n'ont pas cette langue pour langue maternelle.
Ce combat n'appartient pas uniquement aux Etats. Chacun doit y prendre part. Par le choix de son thème, les organisateurs de ce colloque ont bien compris que le monde entier est impliqué est impliqué dans cette bataille. Il nous appartient de donner à tous ceux qui le souhaitent de par le monde la possibilité d'apprendre notre langue et de pouvoir utiliser ses concepts et penser le monde au travers de son prisme.
Le respect que nous avons pour notre langue doit nous amener à respecter les langues des autres. Nous ne pouvons qu'espérer que de puissants réseaux rassemblent sur notre planète ceux qui parlent la langue qui leur tient au coeur. Le français n'est pas la seule langue à pouvoir se targuer d'une telle place dans le coeur des hommes. Nous nous devons de chasser toute arrogance en la matière. Ensemble, les aires culturelles pourront faire en sorte que la planète reste diverse. Si nous ne résistons pas à l'uniformisation, des cultures disparaîtront car elles auront été bafouées. Nous savons que, dans de tels cas, ces cultures se vengent et deviennent meurtrières. Nous rejetons en bloc une telle idée.
Christian RIOUX
Les pays d'Europe de l'Est font figure d'étape obligatoire dans toute réflexion sur la question des droits de l'homme est de la démocratie. Luan Rama, ancien ambassadeur d'Albanie en France, est aussi écrivain. Après avoir été correspondant à Paris pour divers journaux albanais, il a quitté le monde du journalisme, pour se consacrer à la diplomatie, notamment au sein de l'UNESCO. Il est aujourd'hui par ailleurs membre du Haut Conseil à la Francophonie.
Luan RAMA
L'anecdote concernant ces trois Lettones décorées par le président François Mitterrand pour leur courage à l'époque communiste m'en évoque une autre. Elle concerne un ami, ancien détenu politique, devenu par la suite ambassadeur à l'UNESCO. A l'époque totalitaire, il a été à plusieurs reprises torturé, avant d'être placé en isolement. Pour ne pas devenir fou, il déclamait dans sa cellule à voix haute des poèmes d'auteurs francophones. Il estimait que cette langue véhiculait des valeurs universelles et une autre vision du monde. La langue française possède une richesse intrinsèque, qui est en réalité renforcée par les valeurs qu'elle véhicule.
A l'heure de la troisième révolution industrielle et de la mondialisation, le combat politique qui accompagne la défense de cette langue fait figure de priorité. Elle offre une dimension supérieure à la francophonie. L'Assemblée Parlementaire de la Francophonie accomplit sur ce plan un travail remarquable. Son action aux côtés de tous les parlements francophones est exemplaire.
La francophonie politique est jeune. Elle est née au sommet de Hanoï en 1997 et a réellement pris corps avec la déclaration de Beyrouth. Ce texte formidable doit servir de guide à l'action de la francophonie. Cependant, sur le terrain, l'action est parfois plus hésitante. Nous ne constatons que peu d'actions concrètes dans les pays francophones du Sud qui traversent régulièrement des phases de crise. La francophonie ne saurait limiter son action à une simple condamnation ou à la rédaction d'une déclaration exprimant son inquiétude.
Si le secrétaire général de l'OIF utilise régulièrement les missions d'office pour dénouer ces crises, cela ne saurait être considéré comme suffisant. La survenue régulière de nouvelles crises suffit à la démontrer. La francophonie doit faire preuve de plus de compacité dans son action.
Au sein de la francophonie, de nombreux pays de l'Europe de l'Est ont obtenu un statut d'observateur C'est le cas pour la Pologne, la Hongrie, la Lituanie, la Tchéquie ou encore la Slovaquie. Le dialogue politique au sein de la francophonie se dote de fait d'une dimension supplémentaire. Au traditionnel axe Nord-Sud, s'ajoute désormais un axe Est-Ouest.
Depuis Beyrouth, la Délégation des droits de l'homme et de la démocratie au sein de l'OIF a accompli un travail important. Des réseaux se sont ainsi noués entre les cours constitutionnelles et entre les médiateurs francophones. Je juge cette action de la francophonie en direction des leaders politiques de haut niveau comme fondamentale.
Au-delà, de nouveaux mécanismes m'apparaissent nécessaires pour progresser dans ce combat politique. Le Conseil permanent de la Francophonie compte aujourd'hui
53 membres. Ce chiffre devrait d'ailleurs progresser dans les années à venir. C'est cette instance qui est chargée d'adopter les déclarations et les résolutions.
Cependant ce conseil est-il aujourd'hui suffisamment fort et efficace ?
La démocratie et les droits de l'homme doivent être considérés comme des priorités de cette institution. Il est d'ailleurs important de noter que le développement économique est étroitement lié à la stabilité de la démocratie. En Afrique, j'ai rencontré de nombreux politiciens qui affirmaient que le développement devait précéder la démocratie. Je me rallie au contraire à la position de Boutros Boutros-Ghali qui définit ces deux notions comme intimement liées. Alain Touraine estime pour sa part que la démocratie est la condition du développement économique.
La mondialisation ne sera une chance pour la francophonie que si une francophonie politique très forte parvient à émerger. En l'espace de quelques années, sous les effets de la mondialisation, un espace linguistique qui n'aurait pour seul lien que le partage d'une langue pourrait aisément éclater. En revanche, un espace politique centré autour d'un combat pour des valeurs universelles aurait des chances de résister. Il bénéficierait certainement d'un poids important sur la scène internationale. Chacun doit se battre dans ce but.
L'UNESCO a récemment adopté une Convention sur la protection et la promotion des expressions culturelles. La francophonie a joué un rôle important dans ce combat. Sans elle, nous ne serions certainement pas parvenus à adopter ce texte. Cet épisode illustre bien la nécessité d'une institution soudée autour de valeurs communes et prête à se battre pour leur défense.
La francophonie doit aussi s'interroger sur son action pour le dialogue interreligieux. Au Liban et en Egypte, nous assistons à une résurgence des actes terroristes liés à la question religieuse. Sur ces questions, la francophonie reste silencieuse, alors qu'il s'agit là de problèmes majeurs sur la scène internationale. Nous ne pouvons laisser cette question aux autres grandes organisations internationales. L'UNESCO a monté plusieurs projets autour de ces questions. La francophonie pourrait y prendre part ou construire des initiatives propres.
Pendant deux siècles, les Etats-Unis ont patiemment fait en sorte d'atteindre un rêve. Le rêve s'est ensuite transformé en un grand succès, jusqu'à récemment. La francophonie, elle aussi, doit se construire son utopie autour de valeurs universelles. Ce sont les utopies qui nous pousseront dans le contexte demain de la mondialisation qui abat les frontières. Nous avons besoin pour cela des élites et des intellectuels. Trop nombreux sont les académiciens ou les prix Nobel français qui se tiennent en marge de la francophonie. Nous devons mobiliser ces Français mais aussi tous ceux qui, dans des pays non francophones, sont attachés à la langue française. Nous l'avons entendu hier avec Lord Prosser. De même, nous trouvons de nombreux francophones enthousiastes aux Etats-Unis. Invitons-les à parler avec nous de l'avenir du monde.
Christian RIOUX
Peu de gens savent que l'Assemblée parlementaire du Québec est l'une des plus vieilles du monde. Gil Remillard fut longtemps l'un de ses membres éminents. Il fut notamment ministre du gouvernement Robert Bourassa. Il est originaire de Hull. Depuis 1994, il enseigne à l'Ecole nationale d'administration publique, tout comme Alain Juppé. Depuis 1995, il occupe le poste de président l'Institut international d'études administratives de Montréal et du Forum économique international des Amériques, autrement appelé la Conférence de Montréal. Ce forum est considéré comme le Davos québécois. Il est aussi membre du barreau. Il fut le maître d'oeuvre de la réforme du code civil québécois, inspiré du code Napoléon.
Gil REMILLARD
On raconte que Voltaire, sur son lit de mort, au plus mal, avait à ses côtés Hortense, sa ménagère. Le voyant à l'article de la mort, elle court chercher le curé. Ce dernier s'approche du lit du mourant et lui dit : « Voltaire, Voltaire, est-ce que tu m'entends ?
». Voltaire, d'une voix faible, lui répond : « Oui Curé, je t'entends. » Le Curé reprend alors : « Voltaire, si tu m'entends, renonce à Satan ! » « Curé, ce n'est pas le moment de me faire un ennemi de plus » répond Voltaire.
Voilà une anecdote qui peut servir d'illustration à mon propos. Nous nous trouvons au chevet d'une mourante, qui n'est autre « qu'une certaine » mondialisation et nous avons besoin d'un maximum de volonté internationale pour que puisse émerger une nouvelle mondialisation plus humaine et plus équitable. Des situations internationales difficiles sur le plan culturel, politique et économique auxquelles nous faisons face aujourd'hui nous amènent en effet à croire qu'il est nécessaire qu'émerge maintenant un « marché global » plus sensible aux spécificités nationales et régionales. La francophonie a ainsi l'occasion aujourd'hui de s'inscrire dans ce nouveau mouvement d'intégration internationale qui devrait façonner nos façons de vivre pour les prochaines décennies avec l'arrivée de nouvelles puissances commerciales tel le BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) et une nouvelle approche tant sur le plan économique que social et culturel.
En effet, les ajustements au processus de mondialisation se font sous l'influence de trois principaux facteurs qui devraient guider l'évolution de la francophonie.
1) Le premier découle de la crise du multiculturalisme. Autrefois, nous nous interrogions, en tant qu'être humains, sur notre identité, nos origines, ou encore notre finalité. Aujourd'hui, ce questionnement n'est plus celui des individus mais bien celui des peuples. Douze années d'une mondialisation fondée essentiellement sur la compétitivité et la productivité reliées à de puissants mouvements migratoires, et en plus au terrorisme, ont fait naître une inquiétude, une insécurité internationale. En réalité, c'est la peur de l'autre qui prend le dessus. Le débat sur l'immigration en France, au Canada, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne par exemple, fait figure de symptôme révélateur en la matière. La crise du multiculturalisme nous amène à la recherche de valeurs de solidarité et d'universalité. La francophonie doit se saisir de cette opportunité, puisque la langue française est essentiellement un véhicule de ces valeurs.
Au cours des prochaines années, nous assisterons à de nouveaux développements parfois très difficiles autour de la question de l'identité nationale. De nombreux intellectuels, comme du côté des Américains, Francis Fukuyama et Samuel P. Huntington, en ont fait le centre de leur réflexion. Parfois, leurs conclusions et leur activisme nous paraissent difficiles à accepter. Il n'empêche qu'il appartient à la francophonie d'entrer dans ce débat, en tant que porteurs de valeurs universelles, de liberté, de solidarité et de partage.
2) La crise du multilatéralisme apparaît aujourd'hui comme le second facteur concourant à cette forte turbulence qui frappe les relations internationales. Elle a connu son paroxysme au moment des événements « onusiens » qui ont précédé le déclenchement de la guerre d'Irak par les Américains. Et en ce moment même, l'OMC vit difficilement les derniers jours du calendrier de la ronde de Doha. En parallèle, nous voyons se développer la notion de patriotisme économique et de régionalisme avec des conséquences de plus en plus évidentes sur le commerce international.
La francophonie a là aussi un rôle important qu'elle pourrait jouer parce qu'elle possède cette faculté de générer des solidarités internationales et de porter des valeurs universelles.
La victoire remportée à l'UNESCO l'automne dernier sur la question de la diversité culturelle le démontre. J'espère que cette convention votée par l'ensemble des pays membres sauf deux votes contre et une abstention, se transformera prochainement en un principe de droit international. Au Québec, au Canada, nous évoquons cette résolution comme la résultante d'un grand mouvement de solidarité et une belle réussite du multilatéralisme. Nous savons tous à quel point les pays de la francophonie ont joué un rôle majeur pour faire adopter cette résolution.
Ainsi, en matière de multilatéralisme, la francophonie peut apporter une contribution significative en faveur du compromis et du partage.
3) La crise de la règle de droit constitue le troisième élément déclencheur d'une nouvelle approche face à la mondialisation. Au plan international, les Nations Unies peinent à mettre en place le nouveau Conseil des droits de l'homme appelée à remplacer l'ancienne Commission. Notre impuissance face à la criminalité internationale n'est en réalité qu'une autre facette de cette crise qui bafoue dans tellement de pays les principes tant de légalité que de légitimité et démocratie. En fait, d'une façon générale, nous assistons dans tous les pays à une interpellation du système juridique. Partout dans le monde, les gouvernements sont confrontés à l'exigence de fournir une justice de qualité, universelle et accessible.
Pourtant, un élément fondamental fait office de point commun entre la très grande majorité des pays de la francophonie. Il s'agit du droit écrit. Des travaux de la faculté de droit civil de l'Université d'Ottawa ont permis de démontrer qu'actuellement, plus de 60 % des habitants de la planète sont soumis à un système de droit civil et 28 % de common law. La Chine, le Japon et la Russie ont tous opté par exemple pour un système de droit écrit. La Bulgarie et la Roumanie travaillent pour leur part à la réforme de leur code civil pour préparer leur entrée dans l'Union européenne.
Un code civil représente bien plus qu'une pièce juridique, c'est en réalité un contrat qui est à la base de toute société. Pourquoi la Francophonie n'accorde-t-elle pas une place plus grande au domaine juridique ? Le domaine juridique, s'il est mis au service de questions sociales, politiques, culturelles et économiques, peut être un autre gage d'un message de démocratie, d'universalité et de solidarité pour la Francophonie dans le contexte du « marché global ».
La francophonie doit travailler de manière plus concrète. Cela vaut particulièrement dans le domaine de l'économie. Le statut d'une langue est directement proportionnel au statut économique de ceux qui la parlent.
La Francophonie dispose, à la veille du Sommet de Bucarest, d'une occasion unique d'apparaître aux yeux du monde comme un puissant véhicule de valeurs universelles au moment où la mondialisation des économies entame une mutation significative.
Que la langue anglaise soit de plus en plus le moyen de communication internationale privilégiée n'est pas contestable et est même souhaitable à certains égards pour les avantages de communication internationale qu'elle offre. La langue française a un rôle différent à jouer en relation avec l'universalité, la démocratie et la solidarité internationale, comme ce colloque peut en témoigner fort bien. Au-delà de la crise du multiculturalisme, celle du multilatéralisme et celle de la règle de droit, la francophonie doit s'imposer concrètement comme le véhicule privilégié des grandes valeurs universelles dans le respect, le dialogue et la tolérance.
Le président Chirac dans son discours remarquable sur la liberté prononcé à l'Élysée le 17 décembre 2005, disait fort justement que : «... Bien que porteur de chance nouvelle, la mondialisation inquiète, déstabilise les individus, les poussent parfois au repli. » Voilà l'occasion pour la francophonie de démontrer sa solidarité et son efficacité à véhiculer les valeurs universelles en étant rassembleur. En ce sens, le Sommet de Bucarest et celui de Québec seront déterminants. Après 20 ans, il est temps de voir la francophonie et ses Sommets comme des outils privilégiés de développement dans tous les sens de ce mot pour les pays qui en font partie.
Je tiens, en terminant, à remercier les organisateurs de m'avoir donné le privilège d'avoir participé à ce colloque.
Merci de votre attention.
Christian RIOUX
Je vous propose maintenant de partir vers le Liban. Depuis deux ans maintenant, la question des droits de l'homme et de la démocratie y est abordée de manière récurrente. Ghassan Salamé était autrefois ministre de la culture du Liban. Nous lui devons notamment l'organisation du grand sommet arabe de 2002 ainsi que celle du sommet de la Francophonie la même année. Il est maintenant professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et conseiller spécial du secrétaire général de l'ONU. Il a étudié à l'Université Saint-Joseph, puis à l'American University, à Beyrouth, avant de partir étudier à Paris.
Ghassan Salamé est par ailleurs l'auteur de plusieurs ouvrages aux titres percutants, comme Quand l'Amérique refait le monde ou encore Démocraties sans démocrates : Politiques d'ouverture dans le monde musulman.
Ghassan SALAME
Si nous choisissons de donner une dimension politique à notre Organisation, nous devons clarifier les notions et les valeurs qu'elle défend. Nous sommes dès lors confrontés à un dilemme. Tout ce qui s'universalise voit sa définition première s'effriter et devient matière à interprétation. Les valeurs universelles ne sont pas simples à définir. En s'étendant à travers le monde, leur définition est interprétée jusqu'à la perversion du concept premier.
Je ne choisirai donc pas le point de vue de l'universalisme. Mon propos se limitera au niveau inférieur. Sur le plan de la langue, le combat est de toute évidence de nature politique. Le XXe siècle s'apparente en quelque sorte à un immense cimetière de langues. 6 000 langues ont disparu en l'espace d'un siècle. Il est probable que, dans 150 ans, n'en subsistent qu'une centaine. Pour contrer cette tendance, nous devons lancer un combat de nature politique. La francophonie se trouve en première ligne dans cette bataille. Elle est devenue, par son opiniâtreté, un modèle pour les autres langues.
Reste à définir quel type de combat doit être mené. C'est à ce moment que nous prenons conscience du fait que le meilleur peut être l'ennemi du bien. La langue accompagne la puissance et le pouvoir. Ainsi, trois ans après la chute de l'Union soviétique, le russe ne détenait plus le statut de langue officielle que dans la seule Russie.
De même, la langue accompagne le commerce. C'est pourquoi nous sommes confrontés aujourd'hui à un phénomène inédit. 2 milliards de personnes de par le monde apprennent aujourd'hui l'anglais. Cette demande sans limite est à l'origine d'une pénurie de professeurs d'anglais dans de nombreux pays. L'apprentissage de l'anglais a fait naître une industrie que l'on n'avait jamais connue jusqu'alors dans le domaine des langues. A elle seule, la Grande-Bretagne tire près de 3 milliards de dollars chaque année de cette seule industrie.
Faute de moyens, la francophonie ne peut être présente à la fois sur tous les fronts de la bataille. L'enseignement, les médias et la diplomatie sont autant de terrains sur lesquels elle peut intervenir. Il lui appartient cependant d'effectuer des choix clairs et efficaces. En matière d'éducation, je crois qu'elle doit investir dans les lycées. C'est en effet dans les lycées que le français ne reste pas une langue étrangère. Celui qui apprend le français à l'université apprend en revanche une langue qui lui restera pour toujours étrangère.
Dans le domaine littéraire, Amin Maalouf expliquait que la francophonie devenait en France un système d'exclusion plutôt qu'un système d'inclusion. Il suffit de visiter une librairie en France pour s'en convaincre. La littérature française y est séparée de la littérature francophone. La première a droit aux tables et aux rayonnages à l'entrée du magasin, tandis que la seconde doit se contenter des recoins. D'autres auteurs s'en plaignent eux aussi ouvertement.
Dans son combat politique, la francophonie doit sortir de sa logique de double exclusion. Le français ne doit pas dépenser son énergie à tenter de se substituer aux langues maternelles ni à la langue universelle qu'est devenue l'anglais. Le français doit se définir comme une plus-value pour ceux qui utilisent l'anglais et refusent d'abandonner leur langue maternelle. Cette attitude revêt à la fois un caractère plus subtil et plus délicat.
Une telle position n'est en rien défaitiste. J'écris en trois langues différentes et mes deux derniers ouvrages ont été volontairement rédigés en français. En réalité, ce choix permettra de recentrer le combat.
L'invasion du facteur culturel à tous niveaux doit devenir une source de questionnement pour la francophonie. Le facteur culturel est en effet aujourd'hui utilisé pour expliquer la réussite de certaines entreprises et l'échec d'autres. Il sert aussi à rendre compte du développement économique des uns et du retard des autres. Il est encore invoqué dans l'analyse des guerres civiles ou du système international. Cette vision culturaliste est à l'origine des écrits de David Landes et de Samuel Huntington.
Je ne pense pas qu'il soit dans l'intérêt de la francophonie de se laisser porter par cette vague culturaliste. Au questionnement sur l'identité autour de l'interrogation « Qui suis-je ? », elle se doit de substituer celle de Voltaire, à savoir « Qu'est-ce que je pense ? ». Il est dangereux que chacun explique son comportement politique en fonction de ses caractéristiques physiques, sa langue ou sa religion. L'identité n'est pas fixe. Elle est au contraire mouvante et négociée chaque matin. Si la francophonie entre dans cette logique culturaliste, elle risque de finir dans une impasse et prendrait ainsi le risque de l'explosion.
La francophonie doit à l'inverse intensifier son effort pour relativiser l'importance du culturel. Elle doit privilégier à cette analyse la philosophie des Lumières. Cette dernière s'appuie sur la possibilité d'un choix volontaire et le dépassement des acquis de la naissance.
La force de la théorie culturaliste est cyclique. Elle reprend vigueur lorsque les idéologies s'effondrent. Le culturalisme a ainsi pris le dessus au XVIIIe siècle, quand, au sortir de la Révolution, la foi religieuse vacillait. Par la suite, des idéologies se sont créées, en même temps que des solidarités volontaires. C'est ce qui risque d'advenir à nouveau dans les années à venir. Ne croyons pas que nous sommes condamnés par notre identité première. L'admettre signifierait la fin du politique et de la philosophie des Lumières.
La diversité culturelle doit aujourd'hui beaucoup à la francophonie. Cette dernière a en effet lutté avec vigueur contre la tendance à l'homogénéisation. Cette dernière prend diverses formes aujourd'hui. La première vise à faire passer comme universelles des normes qui ne le sont pas. La théorie de la convergence, qui prétend que tous les systèmes politiques et économiques convergent en ce moment vers la démocratie représentative et l'économie de marché, en représente la deuxième forme. L'identification de la globalisation à l'américanisation apparaît comme une troisième manifestation de cette tendance.
La Convention de l'UNESCO affirme que « les activités, biens et services culturels sont dotés d'une double nature, économique et culturelle, parce qu'ils sont porteurs d'identité, de valeurs et de sens ». Nous devons maintenant cesser de nous féliciter de cette victoire, à laquelle nous avons tous contribué à des degrés divers. Ne nous reposons pas sur nos lauriers. Il nous faut maintenant envisager l'usage qui pourra être fait de cette Convention.
En la matière, je crois que nous devons rapidement installer des observatoires internationaux. Ils nous permettront de vérifier les pratiques réelles des Etats en matière de diversité culturelle. Beaucoup d'entre eux, en effet, ont fait preuve le jour du vote de plus de conformisme que d'enthousiasme. Les rapports annuels qui seront établis par ces observatoires doivent impérativement être rendus publics.
Le lien entre la francophonie et la démocratie doit être questionné. L'image de la francophonie en la matière n'est pas bonne. Souvent, on assimile les pays francophones dans leur ensemble à des pays autoritaires, jacobins, bureaucratiques et manquant de transparence. Si un effort important a été consenti au cours des dernières années, il est maintenant nécessaire de le poursuivre.
Pour cela, nous devons cesser de réduire la démocratie à la tenue d'élections. Un pays ne saurait être considéré comme démocratique sur le seul critère qu'il organise régulièrement des élections. Parfois, les élections sont des impasses. Des élections précoces peuvent être la cause d'une guerre civile plutôt que la solution à celle-ci. Les élections faussement compétitives sont à l'origine de clivages verticaux très violents dans les sociétés. Face à cette pensée réductrice, la francophonie doit rappeler que la démocratie suppose tout à la fois des libertés, des institutions et une culture.
La francophonie doit par ailleurs se pencher sur la question du retour massif du sacré, au travers notamment de la transformation de l'Eglise catholique, la réapparition de l'orthodoxie et l'affirmation de l'islamisme dans diverses régions. Certains affirment face à ces constats que les guerres de religion sont de retour. La francophonie ne doit pas se laisser entraîner par ces penseurs.
La religion répond avant tout à une foi. Elle est ensuite devenue une institution. Elle induit en outre un langage, dans lequel s'expriment des luttes qui ne sont pas religieuses au départ. Ce n'est qu'à des fins de mobilisation que ces luttes utilisent le biais religieux. Enfin, elle devient un marché, autour de biens à exporter. La francophonie n'a rien à voir avec ces quatre éléments. Elle doit rester confinée dans un espace plus classique, contre la désécularisation de l'espace mondial.
Enfin, la francophonie doit envisager une action sur le terrain de la crise du multilatéralisme. Cette crise provient simultanément de l'attitude unilatéraliste de grandes puissances et de la dépréciation des institutions internationales. L'OIF peut opter pour une attitude très active dans la défense du principe du multilatéralisme, au-delà du simple combat pour l'usage du français dans ces institutions. Pour cela, elle doit s'ériger en modèle d'action multilatérale et défendre ces institutions.
Au moment où s'impose un pseudo consensus sur les vertus du marché, la francophonie doit continuer à croire en l'aide au développement. Il est à la mode de penser que le marché est à même de régler les déséquilibres économiques. Cela est totalement faux. Le politique doit rester l'instrument de correction des glissements et des dérives du marché. Lors de son dernier congrès, l'OIF s'est positionnée de manière assez vigoureuse dans ce combat.
Christian RIOUX
Peut-être le débat que nous allons avoir avec la salle pourrait-il s'orienter sur la définition de l'utopie francophone. Certaines de ses bases ont été définies par la salle.
DÉBAT AVEC LA SALLE
Jean HARZIC,
ancien secrétaire général de l'Alliance française
A Buenos Aires, à l'époque de la dictature militaire, j'assistais à la finale du concours Air France Saint-Exupéry dans les locaux de l'Alliance française. Les six finalistes sont interrogés sur leur motivation pour partir en France. Pêle-mêle, certains évoquent la Tour Eiffel, les musées ou encore un fiancé français. La cinquième candidate, originaire de Cordoba se lance dans le récit de banalités similaires avant de s'arrêter. Elle s'écrie alors : « Pour moi, la France est le pays de la liberté et le français la langue de la liberté. » Les trois cents personnes présentes dans la salle se lèvent et pendant de longues minutes font résonner un tonnerre d'applaudissements. Au fond de la salle, deux sbires militaires se sauvent en courbant l'échine.
Le lendemain, je suis convoqué à la police militaire. J'y suis passablement secoué et l'on me demande de retirer du programme de littérature Camus, « cet écrivain athée
». Des amis argentins très courageux m'ont permis d'éviter de leur obéir. Cette anecdote m'a profondément marqué.
Certes il est possible de dire exactement l'inverse du Français. En tant qu'originaire d'Algérie, j'ai pu constater que le français était pour certains une langue d'émancipation, alors qu'il était pour d'autres une langue d'oppression.
Les neuf Ukrainiens qui gèrent les Alliances installées dans le pays m'ont récemment affirmé que la France faisait figure pour eux d'exemple à suivre et qu'ils souhaitaient appliquer dans leur institution les valeurs véhiculées par la France.
A Accra, le maire avait accordé à l'Alliance française un terrain de plus de 1 000 mètres carrés en plein centre ville. Lorsque je lui ai demandé ce qui justifiait un tel présent, il me répondit que le Ghana était cerné de pays anglophones et que le français pouvait présenter dans ce contexte un intérêt particulier. Il ajouta ensuite que la langue française convoie des valeurs particulières.
A Chicago, la création de l'Alliance française a suscité un afflux de dons à hauteur de
2,5 millions d'euros. Je dois d'ailleurs avouer qu'aucune entreprise française implantée dans la ville n'avait participé à cette collecte. Lorsque j'ai demandé à des particuliers pourquoi ils accepter de financer la création de l'Alliance française, ils m'ont répondu que c'est parce qu'une communauté de valeurs rapprochaient les deux peuples.
C'est le même type de réflexions que l'on entend en Bulgarie, où les autorités nous prêtent des bâtiments dans sept villes. Il en va de même avec les universités polonaises. Une partie de ces discours relève peut-être du mythe et l'aspect économique joue certainement un rôle fondamental. Il n'en reste pas moins que j'ai entendu des discours semblables aux quatre coins du monde.
Une participante
En tant que salariée d'Alcatel, j'ai l'impression que le combat pour la francophonie doit commencer par les entreprises. Nous sommes obligés de parler l'anglais dans notre travail. Les entretiens d'évaluation se déroulent désormais en anglais. Tous les outils informatiques sont en anglais. Il est temps de contraindre les entreprises à appliquer la loi Toubon.
Ghassan SALAME
Vous soulevez un problème d'une importance capitale. Nous ne pouvons cependant arrêter ce mouvement. Je sais que 60 % du capital d'Alcatel n'est pas français et que cette entreprise réalise près de 80 % de son chiffre d'affaires et 90 % de son activité hors de France. A la place des dirigeants, adopteriez-vous une attitude différente ? Il est au final inévitable d'adopter la langue du commerce international.
Il est possible de contraindre les entreprises françaises à utiliser le français. Il faut tout de même reconnaître qu'Alcatel n'est plus aujourd'hui une entreprise française, même si elle est née en France. De même, depuis 30 ans, le bulletin de l'Institut Pasteur est publié en anglais. Quelle attitude adopter face à des entreprises mondialisées ? Nous pourrions certainement imaginer un rôle complémentaire pour le français.
Je veux croire cependant que cette question mérite mieux que la bataille stérile entre les amoureux du français, qui souhaitent préserver l'usage de leur langue, et des dirigeants d'entreprises, immergés dans les réalités du commerce international.
Gil REMILLARD
Le Québec a été amené à légiférer pour protéger sa langue dans les entreprises. Nous avons à l'époque été l'objet de toutes les risées. Avec du recul, peut-être pouvons-nous maintenant réfléchir de manière plus apaisée à ces questions.
Une participante
Les milliers de salariés français d'Alcatel n'ont plus le droit de s'exprimer en français, alors qu'ils travaillent pour une entreprise française. Certains de nos directeurs sont même incapables de traduire certains termes en français.
Un participant
Je souhaiterais connaître l'avis de Ghassan Salamé sur l'espéranto.
Ghassan SALAME
L'espéranto est une très belle utopie du début du XXe siècle. Cependant, loin de protéger la diversité culturelle, cette nouvelle langue la menaçait.
Georges DIENER,
chef de bureau au ministère des affaires étrangères
La francophonie est en réalité une adolescente. Cette jeune organisation n'est pas encore bureaucratisée et sa structure se modifie toujours. Elle fait l'objet d'un certain engouement. Ainsi, récemment, l'Ukraine est-elle venue frapper à sa porte. Ce ne sont pas des intérêts financiers qui poussent de nombreux pays à vouloir la rejoindre. En fait, la francophonie est considérée comme une tribune politique porteuse. Ceci ne peut que nous inciter à l'optimisme.
Par le passé, la langue française était étroitement associée à la puissance française, qui l'imposait à ses colonies. Cela a cristallisé des haines et des passions autour de cette langue, dont certains se sont servis pour affirmer leur indépendance vis-à-vis de la France. Il est fort à parier que demain, de nombreux peuples sauront se tourner vers notre langue pour des raisons bien différentes.
Aimé EYENGUE,
président de l'association Action francophone
En lieu et place d'une politique politicienne, il serait bon de lancer une véritable action d'aide en direction des pays du Sud. Leur développement doit faire figure de priorité. Une telle action rendrait certainement moins pesants les débats sur l'immigration dans les pays du Nord. Cette réflexion vaut tout autant dans le domaine de l'éducation. La création d'universités dans les pays du Sud permettrait à ces pays de ne pas se tourner en permanence vers la France.
L'idée de la création d'observatoires internationaux permettrait aux peuples du Sud de se libérer du carcan imposé par les dictateurs et de faire émerger ces valeurs universelles.
Catherine TASCA,
ancienne ministre de la Culture
Ghassan Salamé appelait à ne plus considérer le français comme une langue de substitution mais comme une plus-value. Je soutiens totalement cette conception. Le combat est d'ailleurs largement engagé dans ce sens. A travers le monde, les nouvelles générations semblent considérer la langue française comme une corde supplémentaire à leur arc pour leur développement individuel et leur insertion dans l'économie.
En ce qui concerne le sort du français dans les entreprises, je pense que nous devons obtenir des grandes entreprises qui travaillent sur le territoire français le respect de notre langue. Cette règle doit aussi prévaloir dans l'élaboration des contrats de travail. La loi Toubon, qui a repris largement les dispositions d'un projet que j'avais rédigé, réaffirme l'importance de ce point. Elle précise d'ailleurs que les travailleurs étrangers en France doivent disposer d'un contrat de travail rédigé dans leur langue maternelle.
En revanche, dans les grandes entreprises qui travaillent à l'étranger, pour sortir de l'impasse entre partisans du français et défenseurs de l'anglais, nous devrions privilégier la langue locale. Tout français travaillant à l'étranger a en effet pour mission d'acquérir la langue du pays dans lequel il a été envoyé.
La lutte contre l'invasion culturaliste me paraît fondamentale. La promotion de la diversité culturelle ne saurait se limiter à une photographie de nos différences. Nous ne saurions expliquer tous les conflits et toutes les difficultés par cela. Une mise en oeuvre intelligente dans chacun des Etats membres de la Convention de l'UNESCO doit nous permettre de contourner l'écueil culturaliste. La création de ces observatoires régionaux semble constituer une piste intéressante.
Quoi qu'il en soit, nous ne devons pas oublier que la diversité suppose un échange, par essence multilatéral. La coproduction, la confrontation et l'échange font figure de priorités dans cette optique.
Un participant
Je suis un citoyen français issu de la colonisation. Je constate que, dans de nombreux pays de l'OIF, la population est à majorité musulmane. Ces pays n'ont pas forcément l'arabe classique pour langue maternelle. Certains parlent ainsi un dialecte très différent de l'arabe. Dans ces pays, bien souvent, les musulmans ont accès à leur religion par le biais du français.
Le fondamentalisme découle de l'ignorance. Dans cette optique, le français peut jouer un rôle considérable pour contrer cette ignorance. La francophonie a certainement la capacité d'agir dans ce sens, au travers notamment d'aides à la traduction. L'universalité, à laquelle aspire la francophonie, peut être un remède contre ce que certains nomment le choc des civilisations, qui est en réalité le choc des ignorances.
Un participant
Je suis professeur de littérature et de civilisation canadienne et française. Il m'apparaît important de ne pas mélanger les différents usages du français. Pour certains, le français est une langue maternelle, partagée ou utilisée dans les relations internationales. On ne peut exiger de populations qu'elles adoptent l'anglais concurremment à leur langue maternelle, ainsi que certaines entreprises le demandent aujourd'hui. Cette attitude peut s'avérer dangereuse pour des pays dont le français constitue le véhicule principal.
Un linguiste du Québec avait pour habitude de dire : « Une langue morte est une langue qu'on ne parle plus qu'à partir de 18 heures. » Je crois profondément en la vérité de cette phrase.
Il semble en revanche logique que l'on promeuve l'usage des autres langues. Cela répond à des exigences d'humanisme et de pluralisme évidentes. Entre le fait de vouloir introduire une langue dans son horizon et celui d'être obligé de la faire entrer dans son lit et sa cuisine, la nuance est importante.
Mario STASI,
secrétaire général de la Conférence internationale des barreaux francophones Comme le soulignait Gil Rémillard, le droit est un vecteur économique et culturel. En vingt années d'existence, la Conférence internationale des barreaux francophones a notamment créé une école de formation des avocats à Cotonou et organise dans de nombreux pays d'Afrique des sessions de formation.
La francophonie n'est que rarement assimilée à la démocratie, pour de nombreuses raisons. Pourtant, notre organisation tiendra à Nouakchott une session sur l'indépendance de la justice. Comme vous pouvez le constater, ces valeurs sont aussi au coeur de notre action. Nous jugeons indispensables la création d'observatoires de la pratique démocratique, qui ne se résume pas aux seules élections. Nous nous mettons à la disposition de la francophonie dans cette optique.
Jacques LEGENDRE
Luan Rama a raison d'appeler la francophonie à développer une utopie. Son contenu est certainement difficile à définir d'emblée, mais sa nécessité, même au XXIe siècle, apparaît indéniable. La liberté, l'égalité et le maintien de la diversité pourraient certainement servir de base à cette utopie. Les cyniques dénigreront assurément ce rêve. Cependant, si nous en faisons une exigence et un guide pour notre combat, il pourrait fort bien s'avérer très utile.
Luan Rama déplorait aussi l'absence de l'OIF dans les débats sur la religion. Cette question nous pose celle du respect des sensibilités religieuses et de la liberté d'expression. Gil Rémillard, pour sa part, appelait l'OIF à garder sa place dans l'espace sécularisé. En réalité, la francophonie n'est pas complètement absente de ce débat. Elle entend bien en débattre lors de la prochaine Assemblée générale de l'APF qui se tiendra à Rabat. Nous avons constaté que, sur cette question, les approches différaient quelque peu au sein même de la francophonie. Le Conseil de l'Europe sera amené à se pencher à son tour sur ce sujet. Il organisera ici même un colloque à ce propos le 18 mai.
En ce qui concerne le sujet du français au travail, je dois rappeler que les lois d'un pays sont censées protéger les salariés contre l'arbitraire. Ces lois doivent être respectées. J'ai eu l'occasion d'être le rapporteur au Sénat de la loi Tasca-Toubon. Je crois que certaines de ses dispositions méritent d'êtres modernisées. Le Sénat a d'ailleurs récemment voté à l'unanimité une proposition de loi de Philippe Marini. J'espère qu'elle sera reprise bientôt par l'Assemblée nationale, afin qu'elle puisse au plus vite avoir force de loi.
Au-delà, dès lors que cela n'a pas de conséquence sur les salariés, il importe finalement peu que les chefs d'entreprise préfèrent débattre entre eux en anglais. Il est en revanche extrêmement surprenant de voir certains tenter d'imposer au client une langue qui n'est pas la sienne. Au nom de la liberté des échanges, certains nous demandent de ne pas obliger les entreprises à informer leurs clients sur leur achat dans leur langue. Il me semble que le législateur a pleinement le droit de décider de ce qui doit s'appliquer dans son pays en la matière. Les lois sont faites pour être appliquées.
Récemment, Ernest-Antoine Seillière expliquait devant les dirigeants européens qu'il s'exprimerait en anglais parce que l'anglais est devenu la langue de l'entreprise. Ce faisant, il confond la langue des dirigeants de l'entreprise et la langue de l'entreprise. Dans ce contexte, l'attitude du président Jacques Chirac, qui a décidé de quitter la salle, m'est apparue raisonnable.
Le titre de cette table ronde était « un combat politique pour des valeurs universelles ». Je crois que nos échanges représentent en réalité le volet culturel d'un débat très politique. Les valeurs que nous avons mises en avant et les utopies auxquelles nous aspirons sont éminemment politiques. La francophonie a vocation à devenir l'un des acteurs du volet culturel pour un combat politique.