Allocution du Président du Sénat, M. Gérard Larcher
« L’Europe contre l’antisémitisme, soirée de mobilisation »
Théâtre Antoine, le 3 juin 2024
Seul le prononcé fait foi
Madame la Présidente de l’Assemblée nationale,
Madame la Maire de Paris,
Monsieur le Grand Rabbin de France,
Monsieur le Président du Crif,
Monsieur le Premier ministre, cher Manuel Valls,
Madame et Messieurs les anciens ministres,
Cher Bernard-Henri Lévy,
Mesdames et Messieurs,
Kibboutz de Kfar Aza, 21 décembre 2023. Avec le Président de la Knesset et tous les présidents des groupes politiques représentés au Sénat, nous sommes à Kfar Aza. Une forme de pudeur réprouve souvent à se rendre sur les lieux où se sont produites de grandes tragédies. Et pourtant ces lieux portent témoignage. Ils renferment « le poids effrayant du vide » dont parlait Simone Veil, les traces silencieuses de la souffrance extrême des personnes massacrées. Parce qu’elles étaient juives.
En pénétrant dans le kibboutz dévasté et sans vie, on ne peut s’empêcher de penser à l'effroi décrit par ceux qui ont découvert l’horreur des camps.
Bien sûr, les circonstances historiques ont varié. Mais la cruauté est toujours la même, elle s'exerce toujours sur les mêmes victimes.
Tuer avec la plus grande cruauté, dans la jubilation du massacre, ce n’est pas seulement ôter la vie : cela devient une menace pour l'Humanité entière.
Mesdames et Messieurs,
S'il est un continent qui devrait être immunisé contre l'antisémitisme, c'est bien l'Europe, après la Shoah.
Nous avions cru y parvenir, grâce à l'Union européenne, avant que l'édifice ne se craquèle. C'était, en France, au début des années 2000, lorsque le caractère des crimes commis contre des Juifs peinait à être reconnu comme antisémite, et que l'ouvrage publié sous la direction de Georges Bensoussan, Les territoires perdus de la République, montrait déjà, à quel point, l'enseignement de l'histoire de la Shoah était dans certains quartiers remis en cause.
Quelle catastrophe devra-t-elle encore advenir pour que nous prenions, collectivement, la mesure des menaces ? Faut-il davantage de morts ? Faut-il plus de violences contre de simples citoyens ? Plus d'intimidations ? Plus de messages haineux sur internet ? Nous connaissons tous ici ceux qui en sont la cible … et les auteurs.
Jamais, avec la Présidente de l’Assemblée nationale, nous n’aurions pensé, après le 7 octobre, qu’il serait indispensable d’organiser une marche contre l’antisémitisme et pour la République, et que cette marche même ferait débat. C’était le 12 novembre.
Permettez-moi, dans ces conditions, de vous parler sans filtre et de partager quelques convictions.
L'antisémitisme a-t-il de nouveaux visages en Europe ?
C'est, me semble-t-il, une évidence, même si nous ne pouvons écarter d'un revers de main l'antisémitisme qui a « triomphé » en d'autres temps. Que le nouvel antisémitisme n'absolve pas le plus ancien !
Mais aujourd'hui, l'antisémitisme est décuplé parce qu'il se nourrit à d'autres sources : celle d'un Islam radicalisé et d’une ultra-gauche qui ne font plus la différence entre la critique de l'État d'Israël et l'antisémitisme. Celle d'un Islam interprété d'un point de vue littéral qui tente d'imposer ses propres normes à la loi de la Cité.
Voltaire, s'il vivait en France aujourd'hui, pourrait-il encore écrire son Mahomet ? Je n'en suis pas certain : on jugerait l’esprit voltairien « discriminatoire », comme les caricatures de Charlie Hebdo !
L'antisémitisme se limite-t-il aux seuls cercles de l'Islam radical ?
Non, malheureusement. L’extrême-gauche, aveuglée par son anti-sionisme et pour des considérations électoralistes, a perdu tout repère et s’est mise en marge des valeurs de la République. Souvenez-vous comment le leader de La France Insoumise a qualifié le déplacement de la Présidente de l’Assemblée nationale, en Israël, le 22 octobre !
Lorsque des forces institutionnelles comme des partis politiques nourrissent la haine et l’antisémitisme, la dérive est inacceptable.
Et lorsque l’on frappe de proscription l’État d’Israël au salon Eurosatory, au même titre que la Russie, on accorde de facto une victoire idéologique aux partisans du boycott et à l’ultra-gauche.
Les opérations militaires de Tsahal à Gaza pourraient-elles « expliquer », comme on l’entend trop souvent, le déferlement de l’antisémitisme ?
Curieux procès, qui vise à justifier l'injustifiable et légitimerait le débordement de la violence contre les Juifs, au-delà des porte-voix de l’Islam radical ! Comme si les Français juifs, qui sont Français, les Américains juifs, qui sont Américains, les Anglais juifs, qui sont Anglais, étaient par "nature" comptables des autorités israéliennes et co-responsables de ce qui se déroule dans la bande de Gaza !
Rappelons les seuls faits. La flambée des actes antisémites en France et en Europe n'a pas attendu la riposte d'Israël dans la bande de Gaza. Elle fut immédiate, comme si les massacres du 7 octobre avaient galvanisé la haine et provoqué un effet d’entraînement, en démontrant la vulnérabilité de l’État d’Israël.
A contrario, préparons-nous à ce que la trêve dans la bande de Gaza, que j’appelle de mes vœux, n'engendre pas, hélas, de trêve dans la survenance d'actes antisémites en France, en Europe ou ailleurs.
L'État israélien commet-il un génocide à Gaza, en conduisant une riposte, je cite, "disproportionnée" ?
Mais comment répondre de façon "proportionnée" à une organisation terroriste qui utilise la population civile comme bouclier humain, qui fait le choix d'une stratégie jusqu'au-boutiste au lieu d'épargner des vies, en refusant depuis des mois de libérer les otages ? Le droit international a été conçu pour qualifier la guerre entre deux États, pas la violence d'un groupe terroriste à l'égard de la population civile d'un État.
Bien sûr, on peut être en désaccord avec la politique du gouvernement israélien - c’est mon cas ; le presser de prendre davantage de mesures humanitaires pour les civils à Gaza, car il ne faut pas compter sur le Hamas pour soulager les Gazaouis. Bien sûr, on doit dénoncer les exactions d'Israéliens ultra-nationalistes et orthodoxes en Cisjordanie. Bien sûr, nous sommes nombreux à plaider pour une solution à deux États, solution indispensable afin d’ouvrir une perspective politique.
Mais accuser l'État agressé d'être l'agresseur, et de commettre des exactions telles qu'il deviendrait un état génocidaire, est à la fois une erreur historique, une faute morale, un biais idéologique mortifère : qui veut rayer un État de la carte, sinon le Hamas, La France insoumise et certains activistes, à Sciences Po ou dans d’autres universités, favorables à un État palestinien « du fleuve à la mer » ?
Disons-le à l'adresse de la Cour pénale internationale : lorsque le banc des agressés devient le banc des accusés, la Justice s'égare.
Que ceux qui exigent, dans les démocraties occidentales, de faire porter toute la pression sur Israël n’oublient pas de faire d’abord pression sur le Hamas, pour qu’il libère les otages !
Nombre d’exigences doivent aussi être formulées à l’Autorité palestinienne, pour qu’elle se réforme et puisse demain exercer ses prérogatives, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Tel est le message que j’ai porté auprès du Président Abbas, en décembre dernier.
En 2014, le Parlement avait appelé le gouvernement français à reconnaître un État palestinien. Je le dis avec responsabilité : la reconnaissance devrait advenir à l’issue d’un processus de négociation, et ne pas être la résultante d’une action terroriste.
Le Hamas est devenu l’un des principaux obstacles et adversaires de l’aboutissement de la cause palestinienne.
Mesdames et Messieurs,
Si la campagne des élections européennes a permis à chaque force politique, avec plus ou moins de clairvoyance, de faire entendre sa voix sur le regain de l'antisémitisme, force est de reconnaître que l'Union européenne est restée en retrait.
C’est d’autant plus regrettable que la lutte contre l'antisémitisme est à la genèse de l’Union européenne. Alors que l’heure des survivants des camps et des témoins s’achève, nous commençons sans doute à en mesurer les effets sur la transmission de la mémoire de la Shoah.
Peut-être faut-il raffermir le socle de nos valeurs, trop souvent instrumentalisées pour devenir un obstacle à leur préservation même. Peut-être faut-il « refaire civilisation », comme l’a appelé une tribune récente, en renonçant à un relativisme érigé en dogme et en droits.
À quelques jours du 9 juin, il est encore temps de faire entendre un autre discours que celui qui inverse valeurs et repères ; il est encore temps de renforcer la protection de ceux qui sont la cible de menaces ou d'attaques, pour garantir la sécurité de tous ; il est encore temps de rappeler, haut et fort, que la France est un État laïc et qu’elle est attachée à la laïcité qui fait sa singularité.
Trop souvent, la haine d’Israël préfigure un rejet de l’Europe et de ses valeurs. Justifier l’action du Hamas, à quelque titre que ce soit, est contraire à ces valeurs.
L’affirmer sans ambiguïté, c’est s’inscrire dans l’héritage des Pères fondateurs de l’Europe. C’est le sens d’un authentique engagement européen.