COM(2022) 177 final
du 28/04/2022
Contrôle de subsidiarité (article 88-6 de la Constitution)
Réponse de la Commission européenneCe texte a fait l'objet de la proposition de résolution : Proposition de résolution portant avis sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (2021-2022) : voir le dossier legislatif
v Proposition de directive sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public ») COM(2022) 177 final
Le contexte : une dégradation de la sécurité et de la liberté des journalistes La liberté d'expression et le droit à l'information constituent l'un des piliers des démocraties européennes. Ainsi, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 affirme-t-elle que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme ». De même, la charte européenne des droits fondamentaux, dans son article premier, rappelle que « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. » Bien entendu, cette liberté s'exerce dans le cadre de la loi dans chaque État membre. Elle s'exerce dans les faits grâce au travail des journalistes et au pluralisme de la presse. Cependant, au cours des dernières années, dans l'Union européenne, plusieurs journalistes ont été assassinés dans l'exercice de leurs fonctions, à l'exemple de la rédaction du journal satirique « Charlie Hebdo », qui avait publié des caricatures de Mahomet, abattue en France par un commando de terroristes islamistes, le 7 janvier 2015, de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, morte dans l'explosion criminelle de sa voiture, le 16 octobre 2017, alors qu'elle était à l'origine de graves accusations de corruption contre son gouvernement, ou du journaliste slovaque Jan Kuciak, assassiné, le 26 février 2018 avec sa compagne alors qu'il s'apprêtait à publier une enquête sur les liens présumés entre plusieurs hommes politiques slovaques et la mafia italienne. La dégradation de la situation des journalistes est également illustrée par des menaces, des actions de harcèlement ou des campagnes de dénigrement. Ainsi, la plateforme du Conseil de l'Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes a enregistré une hausse de 40% de ses alertes entre 2019 et 2020. La volonté d'empêcher les journalistes prend également la forme de « poursuites judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public » (communément appelées « poursuites-baillons »). Le principal objectif de ces poursuites est effectivement « d'empêcher, de limiter ou de pénaliser le débat public » en nuisant à la crédibilité des journalistes visés, en les intimidant et en les contraignant à cesser leurs critiques ou enquêtes, par épuisement de leurs ressources financières. Dans son plan d'action pour la démocratie européenne, présenté le 3 décembre 2020, la Commission européenne a donc décidé d'engager plusieurs mesures : -en adressant, en 2021, une recommandation aux États membres sur la sécurité des journalistes ; -en présentant, en 2022, d'une part, une législation spécifique pour lutter contre les procédures judiciaires infondées ou abusives visant les journalistes (il s'agit de la présente proposition de directive) et, d'autre part, une initiative législative en faveur de la liberté des médias (qui devrait être présentée d'ici à l'été 2022). |
I) La proposition de directive
A) Un champ d'application très étendu
La présente proposition de directive a un champ plus large que la simple protection des journalistes « en prévoyant des garanties contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière engagées contre « les personnes physiques et morales, en particulier des journalistes et des défenseurs des droits de l'Homme, en raison de leur participation au débat public» (article premier de la proposition).
Cette définition appelle quatre remarques :
-Les « procédures judiciaires abusives altérant le débat public » sont définies (à l'article 3) comme celles « qui sont totalement ou partiellement infondées et ont pour principal objectif d'empêcher, de restreindre ou de pénaliser le débat public ». La proposition énumère également plusieurs indices permettant d'identifier ces procédures : caractère « disproportionné, excessif ou déraisonnable » de la demande en justice ou d'une partie de cette demande ; existence de procédures multiples engagées par le requérant ou des parties associées concernant des questions similaires ; « intimidation », « harcèlement » ou « menaces » de la part du requérant ou de ses représentants.
Cependant, en pratique, il reviendra à chaque État membre de préciser cette définition dans le cadre de ses mesures de transposition1(*) ;
- La Commission européenne n'a pas souhaité limiter le bénéfice de cette protection aux seuls journalistes, visant plus généralement « les personnes physiques et morales (...) en raison de leur participation au débat public», en mentionnant explicitement les « défenseurs des droits de l'Homme ». L'exposé des motifs de la proposition donne une définition très extensive des droits de l'Homme sur laquelle nous reviendrons ;
-Les procédures judiciaires concernées par la proposition sont celles s'appliquant « aux matières de nature civile ou commerciale ayant une incidence transfrontière » (actions civiles dans le cadre de procédures pénales ; mesures provisoires et conservatoires ; actions reconventionnelles...). En revanche, « elle ne couvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives, ni la responsabilité de l'État pour des actes ou des omissions commis dans l'exercice de la puissance publique. » (article 2 de la proposition) ;
-la définition de la « matière ayant une incidence transfrontière » souligne là encore, la volonté de la Commission européenne de légiférer sur le plus grand nombre de situations possible. En effet, si en principe, une matière est considérée comme transfrontière, « sauf si les deux parties sont domiciliées dans le même État membre que la juridiction saisie », la proposition dégage deux exceptions : d'une part, dans l'hypothèse où « l'acte de participation au débat public concernant une question d'intérêt public contre lequel une procédure judiciaire est engagée a une incidence sur plus d'un État membre », et, d'autre part, lorsque « le requérant ou des entités associées ont engagé, simultanément ou antérieurement, des procédures judiciaires contre le même défendeur ou des défendeurs associés dans un autre État membre. » (article 4 de la proposition) ;
-enfin, au sens de la proposition, est considéré comme « débat public » « toute activité exprimée ou activité menée par une personne physique ou morale dans l'exercice du droit à la liberté d'expression et d'information sur une question d'intérêt public, ainsi que les actions préparatoires, de soutien ou d'assistance qui y sont directement liées » (article 3, paragraphe 1, de la proposition).
B) Une protection large offerte aux personnes subissant des procédures abusives ou infondées
De là, la proposition de directive demande aux États membres de veiller à ce que les personnes faisant l'objet d'une procédure judiciaire en raison de leur participation au débat public puissent bénéficier de certaines garanties procédurales, leur permettant de demander à la juridiction saisie :
-d'imposer au requérant de fournir une garantie pour les frais de procédure et éventuellement les dommages-intérêts si elle estimait qu'une telle garantie était appropriée compte tenu de la présence d'éléments témoignant du caractère abusif de la procédure (articles 5 et 8 de la proposition) ;
-d'adopter une « décision rapide de rejet, total ou partiel, des procédures judiciaires altérant le débat public comme étant manifestement infondées ». La charge de la preuve incomberait alors au requérant. La décision de la juridiction serait bien évidemment elle-même susceptible de recours (articles 5 et 9 à 12 de la proposition) ;
-de déposer un recours contre une procédure judiciaire abusive et d'obtenir réparation intégrale du préjudice subi. Dans ce cadre, le requérant qui viendrait à être condamné pourrait aussi se voir infliger des « sanctions effectives, proportionnées et dissuasives ».
Ces décisions pourraient être prises d'office par la juridiction concernée.
De plus, il est demandé à tout État membres de refuser de reconnaître et d'appliquer une décision rendue dans un pays tiers, dans le cadre d'une procédure judiciaire engagée contre un de ses résidents en raison de sa participation au débat public, dans l'hypothèse où, dans le droit interne de cet État membre, la procédure suivie aurait été considérée comme infondée et abusive (articles 17 et 18 de la proposition).
Soulignons enfin que la proposition de directive est accompagnée d'une recommandation de la Commission européenne2(*)- non soumise au contrôle de subsidiarité -.
II) La proposition de directive est-elle conforme au principe de subsidiarité ?
Premièrement, on peut déplorer que l'exposé des motifs de la proposition (considérant 7) assimile les défenseurs des personnes issues d'une « minorité raciale ou ethnique » aux défenseurs des droits de l'Homme parce que le concept de « minorité ethnique », tiré du droit anglo-saxon, n'est pas valide en droit français (ce dernier, en effet, ne reconnaît pas une existence juridique aux minorités « ethniques » et à des droits qui leur seraient spécifiques. Il défend au contraire, sur la base de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme » et sa dignité, quelles que soit ses origines), et parce que la mention de « minorités raciales » relève du racisme, une telle notion ayant été manipulée par les pires dictatures du XXème siècle pour justifier la suppression de millions d'êtres humains, elle semble plus que choquante dans un texte de la Commission européenne.
Deuxièmement, les efforts de l'Union européenne pour permettre aux journalistes d'exercer leur métier en toute indépendance doivent être soutenus dans leur principe. Toutefois, ce soutien de principe n'empêche pas d'exercer un véritable contrôle de subsidiarité.
Au regard du principe de subsidiarité, en premier lieu, on peut déplorer, sur un texte de cette importance, que la Commission européenne ne fournisse pas d'analyse d'impact solide. Il convient de noter à ce stade que, tout en soutenant les objectifs de la réforme, le Conseil des barreaux européens avait demandé à la Commission européenne de procéder à une « évaluation » et à une « analyse approfondies des réglementations et mesures nationales existantes concernant les garanties contre les recours abusifs avant que l'Union européenne ne prenne une mesure législative concrète. Ceci est nécessaire pour garantir que les principes de subsidiarité et de proportionnalité soient bien respectés à cet égard. Les mesures proposées ne devraient en aucun cas s'immiscer dans l'indépendance, la qualité et l'efficacité des systèmes judiciaires nationaux, qui sont essentielles à la réalisation d'une justice efficace. »3(*)
Dans ce cadre, on doit particulièrement se demander si les garanties offertes par la présente proposition ne risquent pas de créer une « présomption de procédure abusive ou infondée » concernant toute requête qui viserait un journaliste ou défenseur des droits de l'homme. Au détriment alors du droit à un procès équitable, qui, pour la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), implique qu'une partie ne soit pas placée dans une situation de net désavantage par rapport à une autre4(*).
En deuxième lieu, la Commission européenne fonde sa proposition de directive sur les dispositions de l'article 81, paragraphe 2, point f, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui habilite le Parlement européen et le Conseil à adopter des mesures visant à garantir « l'élimination des obstacles au bon déroulement des procédures civiles, au besoin en favorisant la compatibilité des règles de procédures civiles applicables dans les États membres. » Or, cette base juridique ne semble pas permettre à l'Union européenne d'imposer de nouvelles procédures civiles ou commerciales aux États membres lorsqu'un seul d'entre eux est concerné ou lorsque les parties au procès sont toutes résidentes de ce même État membre, ni de demander à un État membre de ne pas reconnaître et de ne pas appliquer une décision de justice rendue dans un pays tiers au motif qu'il considérerait cette procédure judiciaire comme abusive.
En troisième lieu, pour appuyer le point précédent, la définition donnée des « matières ayant une incidence transfrontière » par l'article 4 de la proposition semble excessive et disproportionnée lorsqu'elle vise des procédures concernant des parties à une procédure judiciaire qui sont « domiciliées dans le même État membre que la juridiction saisie », dès lors que l'acte de participation au débat public contre lequel une procédure judiciaire est engagée « a une incidence sur plus d'un État membre » ou que le requérant (ou ses associés) aurait engagé « antérieurement » des procédures judiciaires contre le même défendeur. En réalité, si une telle définition extensive de la notion de matière « transfrontière » était acceptée pour des raisons d'opportunité, le champ d'application de cette réglementation européenne couvrirait l'ensemble des conflits opposant des journalistes ou défenseurs de droits de l'homme à une partie adverse dans une procédure nationale, civile ou commerciale.
Compte tenu de ces observations, le groupe de travail sur la subsidiarité a proposé d'approfondir l'examen de ce texte au titre de l'article 88-6 de la Constitution.
* 1 En droit français, les procédures judiciaires abusives (articles 32-1, 559 et 628 du code de procédure civile ; article 177-2 du code de procédure pénale ; article R.741-12 du code de justice administrative) sont délimitées par des critères surtout jurisprudentiels (action en justice menée avec malice ou mauvaise foi ou de la part d'un requérant cherchant à tirer profit d'un gain qu'il sait ne pas être le sien ; Cass. 1ère civ., 30 juin 1998 et Cass. chambre mixte, 6 septembre 2002). Elles sont punies d'une amende civile et de dommages et intérêts.
* 2 Recommandation concernant la protection, la sécurité et le renforcement des moyens d'action des journalistes et autres professionnels des médias dans l'Union européenne en date du 16 septembre 2021.
* 3 Position du Conseil des barreaux européens (CCBE) sur les recours abusifs visant des journalistes et des défenseurs des droits humains, 10 décembre 2021.
* 4 CEDH, 10 octobre 2006, Ben Naceur contre France ou CEDH, 22 mai 2008, Gacon contre France.