COM (2006) 174 final
du 26/04/2006
Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution
Texte déposé au Sénat le 04/05/2006Examen : 28/06/2006 (délégation pour l'Union européenne)
Justice et affaires intérieures
Communication de M. Pierre Fauchon
sur le Livre vert sur
la présomption d'innocence
Texte E 3134 - COM (2006) 174
final
(Réunion du 28 juin 2006)
Nous sommes saisis, dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution, d'un Livre vert de la Commission européenne portant sur la présomption d'innocence.
Si j'ai jugé utile d'intervenir sur ce texte, ce n'est pas tant en raison de son contenu, puisque, comme tout Livre vert, il s'agit davantage d'un document de réflexion que d'un texte normatif ; c'est surtout parce que l'objet de ce Livre vert - la présomption d'innocence - est un sujet qui a fait l'objet de nombreux débats dans notre pays à l'occasion des dernières réformes de notre procédure pénale. Et cette question pourrait également figurer au coeur d'une nouvelle réforme de la justice, à la suite de l'affaire dite d'Outreau. Je pense notamment au régime de la détention provisoire.
Je vous présenterai d'abord l'origine et l'objet de ce Livre vert, puis j'examinerai son contenu, avant de vous donner mon sentiment.
I - POURQUOI CE LIVRE VERT ?
Ce Livre vert s'inscrit dans le cadre des réflexions menées actuellement par la Commission européenne au sujet de l'harmonisation de la procédure pénale.
En effet, jusqu'à présent, l'Union européenne s'est surtout intéressée à l'harmonisation du droit matériel, c'est-à-dire à l'harmonisation des incriminations et des sanctions. Depuis le Conseil européen de Tampere, d'octobre 1999, de nombreux textes ont été adoptés au niveau européen sur des sujets très variés : le blanchiment d'argent, le terrorisme, la traite des êtres humains, le trafic de drogue, etc. En revanche, peu de choses ont été faites dans le domaine de la procédure pénale.
Un changement est intervenu avec une proposition de décision-cadre, présentée par la Commission en avril 2004 (texte E 2589). Cette initiative vise à définir un socle minimal de droits procéduraux accordés aux personnes suspectées d'avoir commis des infractions pénales au sein de l'Union européenne.
Elle répond à la volonté de la Commission européenne de constituer un acquis de l'Union européenne dans le domaine du droit procédural. En effet, la mise en oeuvre du principe de reconnaissance mutuelle suppose la confiance réciproque des États membres dans leurs systèmes judiciaires. Or, cette confiance mutuelle est difficile à construire, en particulier depuis le dernier élargissement. On l'a vu notamment avec les difficultés rencontrées lors de la mise en oeuvre du mandat d'arrêt européen, ou, plus récemment, lors des négociations relatives au mandat européen d'obtention de preuve. La Commission européenne considère donc que l'harmonisation des règles procédurales ne pourra que renforcer la confiance des États membres dans leurs systèmes judiciaires respectifs.
La proposition de décision-cadre sur les droits des suspects soulève cependant de nombreuses réserves et les négociations sur ce texte progressent laborieusement. L'harmonisation des règles procédurales soulève, en effet, de nombreuses difficultés, non seulement en raison de la réticence de plusieurs États membres à l'idée d'une intervention de l'Union européenne dans ce domaine, mais aussi en raison de la diversité des systèmes juridiques nationaux. Chaque système a une logique qui lui est propre et il est difficile de toucher un de ses aspects sans risquer de bouleverser la cohérence d'ensemble. Que l'on songe, par exemple, à la distinction entre le système accusatoire et le système inquisitorial. Par ailleurs, il est souvent difficile de transposer des notions étrangères à notre culture juridique, à l'image des concepts d'origine anglo-saxonne. J'avais présenté une communication sur ce texte devant la délégation en mai 2005. Ce texte a fait l'objet d'une proposition de résolution, qui a été transmise à la commission des lois. Celle-ci ne l'a pas encore examinée.
Nonobstant ces difficultés, la Commission européenne poursuit sa réflexion en ce qui concerne l'harmonisation des règles procédurales. Outre le présent Livre vert sur la présomption d'innocence, la Commission devrait, en effet, présenter prochainement de nouvelles initiatives relatives à la détention provisoire et au jugement rendu par défaut.
II - L'OBJET DU LIVRE VERT
La présomption d'innocence est un principe fondamental de la procédure pénale, commun à tous les États membres de l'Union européenne.
En France, la présomption d'innocence est un principe à valeur constitutionnelle, consacré à l'article 9 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, qui dispose que tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été reconnu coupable. La plupart des autres États membres ont placé ce principe au sommet de leur hiérarchie des normes, soit en l'inscrivant dans leur Constitution (comme l'Espagne, l'Italie ou le Portugal), soit dans un texte de même portée, comme le Bill of Rights de 1689 pour le Royaume-Uni.
La présomption d'innocence est également consacrée au niveau international. Elle figure notamment à l'article 6 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, à l'article 48 § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, à l'article 14 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l'article 11 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948.
Ce droit est non seulement reconnu, mais aussi appliqué au niveau européen par la Cour européenne des droits de l'Homme, qui a fait de la présomption d'innocence un élément déterminant du droit à un procès équitable et qui a développé une abondante jurisprudence. Ainsi, à la suite de plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme condamnant la France (notamment l'arrêt Poitrimol), la loi du 9 mars 2004 a abrogé la procédure de contumace et modifié la procédure de jugement par défaut, en généralisant la possibilité pour le prévenu absent des débats d'être représenté à l'audience par un avocat.
Si la présomption d'innocence est un principe reconnu par tous les États membres de l'Union européenne, sa déclinaison concrète varie selon les systèmes juridiques nationaux. Il en va ainsi de la garde à vue, et notamment de la présence de l'avocat, de la détention provisoire, des règles de preuves, de l'existence de voie de recours, etc. Ainsi, l'équilibre entre la liberté de la presse et la présomption d'innocence n'est pas toujours assuré de la même manière parmi les États membres. De même, en matière de preuves, certains pays, comme l'Allemagne, ont toujours été résolument hostiles à toute forme de présomption de culpabilité, alors que d'autres pays, comme la France, reconnaissent des présomptions de culpabilité qui ont pour effet de renverser la charge de la preuve. Ainsi, l'article L. 121-2 du Code de la route dispose que le titulaire de la carte grise est coupable de stationnement illicite de son véhicule sauf à charge pour lui de prouver la véritable identité du contrevenant ou l'existence d'un cas de force majeure.
La Commission européenne s'interroge donc, dans ce Livre vert, sur le point de savoir si la présomption d'innocence est comprise de la même manière dans tous les États membres de l'Union européenne. Elle se demande notamment si des problèmes particuliers se posent dans des affaires transfrontalières au sujet de la présomption d'innocence. Elle s'interroge, enfin, sur le point de savoir si une intervention législative de l'Union européenne pourrait apporter une valeur ajoutée dans ce domaine.
III - LE CONTENU DU LIVRE VERT
Le Livre vert contient une série de questions qui touchent à des domaines très variés comme :
- les éléments constitutifs de la présomption d'innocence et sa durée ;
- la déclaration de culpabilité préalable au procès ;
- la détention provisoire ;
- la charge de la preuve ;
- le droit de se taire et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination ;
- ou encore les procédures par défaut.
La plupart des questions soulevées n'appellent pas d'observations particulières. Je n'évoquerai ici qu'un seul aspect abordé par le Livre vert qui concerne la législation applicable à certaines formes spécifiques de criminalité, comme la criminalité organisée et le terrorisme.
Plusieurs États membres, comme la France, se sont dotés d'une législation spécifique en matière de terrorisme et de criminalité organisée. Ainsi, en France, les infractions terroristes obéissent à un régime procédural particulier, tant au cours de l'enquête, que lors de la phase judiciaire.
Au cours de l'enquête, il existe un régime de garde à vue spécifique pour toutes les infractions terroristes :
- la durée de la garde à vue peut être portée à 96 heures « lorsqu'il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'une ou plusieurs personnes majeures ont participé comme auteurs ou complice à la commission de l'infraction » ;
- la garde à vue peut être portée à six jours s'il existe un risque sérieux d'imminence d'une action terroriste en France ou à l'étranger ou que les nécessités de la coopération internationale le requièrent impérativement ;
- l'intervention de l'avocat est reportée à la 72e heure de garde à vue pour les personnes majeures.
En ce qui concerne le traitement judiciaire, il convient de relever en particulier que la durée de détention provisoire peut être plus longue.
Ces spécificités peuvent également trouver à s'appliquer, sous réserve d'aménagements particuliers, aux faits liés à la criminalité organisée, ainsi que dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants (intervention de l'avocat à la 48ème heure de garde à vue).
Pour ma part, ce régime particulier me paraît tout à fait justifié. En effet, ces différentes dispositions ne créent pas un droit d'exception, mais simplement un droit spécialisé et dérogatoire, comme il en existe en droit pénal économique et financier.
Il en va ainsi de l'intervention de l'avocat lors de la garde à vue. Notre code de procédure pénale prévoit en effet que toute personne peut demander à s'entretenir avec un avocat dès le début de la garde à vue. Mais ce principe connaît des exceptions, en particulier en matière de terrorisme, car, dans ce cas, l'entretien avec un avocat ne peut intervenir qu'après un délai de 72 heures de garde à vue. Cette question a d'ailleurs soulevé de nombreux débats dans notre pays, encore récemment à l'occasion de l'adoption par le Parlement de la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité du 9 mars 2004. Le Conseil constitutionnel avait ainsi estimé, dans sa décision du 2 mars 2004, à propos de la prolongation de ce délai à la 48e heure pour les infractions relevant de la criminalité et de la délinquance organisée, qu'elle ne constituait pas une atteinte injustifiée aux droits de la défense. En effet, le Conseil constitutionnel a considéré que « ce délai, justifié par la gravité et la complexité des infractions concernées, s'il modifie les modalités d'exercice des droits de la défense, n'en met pas en cause le principe ». De plus, il a estimé que « en indiquant que le procureur de la République est avisé de la qualification des faits justifiant le report de la première intervention de l'avocat lors du placement de la personne en garde à vue, le législateur a nécessairement entendu que ce magistrat (...) contrôle aussitôt cette qualification » et que « l'appréciation initialement portée par l'officier de police judiciaire (...) est ainsi soumise au contrôle de l'autorité judiciaire et ne saurait déterminer le déroulement ultérieur de la procédure ».
Des garanties subsistent donc pour les personnes mises en cause : la garde à vue se déroule toujours sous le contrôle de l'autorité judiciaire, la prolongation de la garde à vue est décidée par le juge des libertés, une mauvaise qualification juridique des faits peut entraîner la nullité de toute la procédure, etc. De la même manière, les critères relatifs au placement en détention provisoire demeurent, des délais butoirs continuent d'exister, et les possibilités de former des demandes de mises en liberté sont garanties aux mis en cause. Enfin, si l'utilisation de témoignages anonymes est possible, l'article 706-62 du code de procédure pénale dispose qu'aucune condamnation ne peut être prononcée sur le seul fondement de déclarations recueillies sous anonymat.
La France n'est pas le seul pays dans ce cas. Ainsi, en Espagne, il existe également une législation spécifique en matière de terrorisme. Dans ce pays, l'avocat peut intervenir dès le début de la garde à vue, mais le principe du libre choix de l'avocat connaît des exceptions car, dans les affaires de terrorisme, seuls des avocats homologués par le ministère de la justice peuvent être choisis par les personnes mises en cause.
Par ailleurs, le comité des ministres du Conseil de l'Europe a adopté, en juillet 2002, des lignes directrices sur les droits de l'Homme et la lutte contre le terrorisme. Ces lignes directrices précisent les restrictions des droits de la défense qui sont compatibles avec la Convention de sauvegarde européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales et avec le principe de la présomption d'innocence. Il s'agit des restrictions concernant les modalités d'accès et de contacts avec l'avocat, les modalités d'accès au dossier ou encore l'utilisation de témoignages anonymes.
Compte tenu de la gravité et de la complexité des infractions concernées, il ne me paraît pas souhaitable de revenir sur le dispositif prévu par notre législation en matière de criminalité organisée et de terrorisme. Je crois, en effet, qu'il est nécessaire de préserver un équilibre entre les droits accordés aux suspects et l'efficacité des enquêtes en matière de lutte contre certaines formes graves de criminalité, comme le terrorisme.
IV - QUE FAUT-IL PENSER DE CE LIVRE VERT ?
Dans sa réponse au Livre vert, le gouvernement français émet des doutes sur l'intérêt d'une intervention législative de l'Union européenne concernant la présomption d'innocence.
Il relève, tout d'abord, que les différences existant entre les États membres dans ce domaine ne semblent pas poser de difficultés dans le cadre de la coopération judiciaire en matière pénale. Ainsi, pour prendre un exemple concret, aucun mandat d'arrêt européen n'a été refusé pour un motif lié à la présomption d'innocence. Ensuite, le Gouvernement considère qu'il n'est pas évident que le contrôle par la Cour européenne des droits de l'homme en la matière présente des lacunes qui pourraient être comblées par une initiative de l'Union en la matière. Au contraire, le Gouvernement relève que cette jurisprudence ne fixe pas des principes rigides mais qu'elle apprécie l'ensemble de la procédure pénale d'un État membre, et l'équilibre général qui en résulte, pour porter une appréciation sur le respect de la présomption d'innocence par telle ou telle disposition spécifique.
La présomption d'innocence est donc un principe reconnu et appliqué par tous les États membres de l'Union européenne, grâce à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. On ne voit donc pas très bien l'intérêt qu'il y aurait à ce que l'Union européenne légifère dans ce domaine. En outre, on peut ajouter que fixer dans un texte des principes rigides, et cela à l'unanimité des vingt-cinq ou vingt-sept États membres, présenterait paradoxalement le risque d'affaiblir la portée de la présomption d'innocence. En effet, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme se caractérise par une souplesse qui mérite d'être préservée.
La réponse au Livre vert des associations représentant la profession d'avocat en France aboutit au même constat.
Je vous proposerai donc d'appuyer la position prise par le Gouvernement en faisant part à la Commission européenne de nos doutes en ce qui concerne la valeur ajoutée d'une éventuelle intervention législative de l'Union européenne dans ce domaine.
Ne serait-il pas plus utile que les institutions européennes consacrent leurs efforts et leur énergie à renforcer les instruments nécessaires à une lutte efficace contre les formes graves de criminalité internationale, comme le terrorisme, le trafic de drogue ou la traite des êtres humains ? Il ne faudrait pas, en effet, laisser penser que les institutions européennes se préoccupent davantage des droits des suspects que des droits des victimes.
A cet égard, on ne peut que déplorer que la proposition faite par la Commission de transférer les mesures relatives à la coopération policière et à la coopération judiciaire en matière pénale, du « premier » au « troisième » pilier, grâce à la clause passerelle de l'article 42 du traité sur l'Union européenne, n'ait pas été approuvée par les chefs d'États et de gouvernement, faute d'un consensus suffisant. Elle ne figure même pas explicitement dans les conclusions du dernier Conseil européen, des 15 et 16 juin.
Je souligne qu'en France il n'y a aucune réticence : le Gouvernement et les deux assemblées sont favorables au recours à la « clause passerelle ». Et, à l'échelon de l'Europe, la situation me paraît paradoxale : les pays qui bloquent, comme l'Allemagne, sont des pays qui ont approuvé le traité constitutionnel. Or, précisément ce traité avait pour effet de « communautariser » le troisième pilier. Comment peut-on être pour le traité constitutionnel et contre la clause passerelle, qui ont le même effet ? Je crois que nous ne devons pas nous lasser d'insister sur ce sujet. On parle aujourd'hui de l'exigence d'une « Europe des résultats ». Voilà un domaine où nos concitoyens européens veulent des résultats concrets. Alors, cessons de tergiverser, et faisons sauter le verrou de l'unanimité. Je suis certain qu'ensuite les résultats suivront rapidement.
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À l'issue de cette communication, la délégation a décidé d'appuyer la réponse du Gouvernement à ce Livre vert.