COM (2005) 6 final  du 24/02/2005
Date d'adoption du texte par les instances européennes : 24/10/2008

Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte déposé au Sénat le 08/03/2005
Examen : 11/04/2006 (délégation pour l'Union européenne)


Justice et affaires intérieures

Communication de M. Pierre Fauchon
sur la lutte contre la criminalité organisée

Texte E 2839 - COM (2005) 6 final

(Réunion du 11 avril 2006)

Ce projet de décision-cadre, présenté par la Commission européenne, vise à renforcer la lutte contre la criminalité organisée.

Je vous présenterai d'abord le contexte de ce projet, puis j'évoquerai son contenu et l'état des discussions au sein du Conseil, et, enfin, je vous proposerai une position sur ce texte.

I - LE CONTEXTE DU PROJET

La criminalité organisée est un phénomène en pleine expansion au sein de l'Union européenne. Selon Europol, environ 4.000 organisations criminelles impliquant 40.000 individus auraient été identifiées sur le territoire de l'Union en 2002. Et, cette forme de criminalité n'a pu que s'accroître avec le dernier élargissement de l'Union européenne. En outre, les groupes criminels, comme les mafias italiennes, russes ou chinoises, tendent à diversifier leur activité (trafic de drogue, traite des êtres humains, contrefaçon, etc) et à étendre leur emprise (par la corruption, par le blanchiment d'argent sale, etc). Selon l'ONU, le produit de la criminalité organisée serait de l'ordre de 1000 milliards d'euros par année.

Dans une étude récente, éditée par la Fondation Robert Schuman, intitulée « La lutte contre la criminalité organisée : le parent pauvre de l'Union européenne ? », le chercheur Xavier Raufer dresse un constat particulièrement alarmant de l'ampleur de ce fléau. Il relève notamment deux phénomènes qui me paraissent particulièrement pertinents : d'une part, le fait que seule une organisation criminelle structurée et stable est capable de contrôler toutes les étapes d'un trafic illicite, comme le trafic de drogue ou la traite des êtres humains, depuis le fournisseur jusqu'au consommateur, d'autre part, que seule une organisation criminelle de cette nature peut garantir un marché illicite, comme celui des armes. Le rapporteur du projet de décision-cadre au Parlement européen souligne également la nécessité de prendre des mesures efficaces au niveau européen pour lutter contre ce fléau.

Or, comme le soulignent les praticiens, l'un des principaux obstacles à une coopération judiciaire efficace tient à l'absence, dans de nombreux États membres, de l'infraction d'« association de malfaiteurs ».

II - LE CONTENU DU PROJET

Le texte contient une définition de la notion d'« organisation criminelle », définie comme « l'association structurée, de plus de deux personnes, établie dans le temps, et agissant de façon concertée en vue de commettre des infractions punissables d'une peine privative de liberté ou d'une mesure de sûreté privative de liberté d'un maximum d'au moins quatre ans ou d'une peine plus grave, pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel ».

Le texte prévoit également une harmonisation des infractions relatives à la direction et à la participation à une organisation criminelle ainsi qu'une harmonisation des sanctions relatives à ces infractions : la direction d'une organisation criminelle devrait être passible d'une peine d'emprisonnement d'au moins dix années, tandis que la participation à une organisation criminelle devrait être passible d'une peine d'emprisonnement d'au moins cinq années.

Il est prévu des circonstances susceptibles de conduire à une aggravation ou à une réduction de la peine encourue, notamment pour les « repentis », ainsi que la responsabilité des personnes morales. Le projet prévoit aussi des règles de compétence avec l'objectif de centraliser les poursuites dans un seul État membre. Enfin, le texte contient des dispositions relatives à la protection des victimes.

III - L'ÉTAT DES DISCUSSIONS AU SEIN DU CONSEIL

Ce projet soulève un net clivage entre deux groupes d'États.

D'un côté, les pays de tradition romano-germanique (comme la France, l'Allemagne, l'Espagne ou l'Italie), qui connaissent l'infraction d'« association de malfaiteurs », soutiennent cette initiative. Ainsi, le gouvernement français est globalement favorable à ce texte, même s'il était, au départ, assez réservé sur l'idée d'incriminer la direction d'une organisation criminelle (qui n'est prévue en droit français qu'en matière de terrorisme et de trafic de drogue), car il estimait qu'il est très difficile, en pratique, d'identifier la « tête » d'un réseau mafieux. Toutefois, sa position a évolué et il serait désormais prêt à envisager la création d'une nouvelle incrimination dans notre droit, relative à la direction d'une organisation criminelle, ce dont je me félicite.

De l'autre côté, les pays nordiques, qui ne connaissent pas la notion d' « association de malfaiteurs » contestent cette initiative. Ainsi, les pays scandinaves, comme la Suède ou le Danemark, contestent le niveau trop élevé des sanctions proposées pour la direction et la participation à une organisation criminelle et ils considèrent que ce texte est contraire au principe de la liberté d'association, qui est inscrite dans leur Constitution.

Les pays anglo-saxons (comme le Royaume-Uni et l'Irlande) se situent dans une position intermédiaire, car ils ne reconnaissent que la « conspiracy » (ou entente délictuelle), qui est quelque peu différente de l'« association de malfaiteurs ». Toutefois, un compromis semble possible, qui consisterait à offrir une alternative aux États membres entre le choix d'incriminer l'« association de malfaiteurs » ou la « conspiracy ».

En revanche, l'opposition entre les pays de droit romano-germanique et les pays nordiques paraît irréconciliable. En effet, les pays scandinaves ne veulent pas aller au-delà d'une peine maximale de deux années d'emprisonnement pour la participation à une organisation criminelle. Or, la France, l'Allemagne et la Commission jugent inacceptable de retenir un niveau de sanction aussi peu élevé. Je rappelle qu'il s'agit toujours d'une peine maximale et que le juge reste libre de fixer une peine en deçà de ce plafond.

En réalité, on retrouve dans ce clivage une différence entre les pays qui sont confrontés depuis longtemps à des réseaux de criminalité organisée et ceux, comme les pays nordiques, où ces formes de criminalité sont moins répandues. Ainsi, en France, le concept d' « association de malfaiteurs » apparaît dans le Code pénal dès 1810. Il trouve son origine dans le souvenir des exactions commises par les bandes de « chauffeurs » ayant sévi pendant la Révolution. Ces bandes étaient de redoutables associations criminelles organisées et hiérarchisées contre lesquelles il avait fallu mener de véritables expéditions militaires.

IV - QUE PENSER DE CETTE INITIATIVE ?

On ne peut, bien évidemment, qu'être favorable à une harmonisation européenne de la définition de la criminalité organisée. Une telle mesure répond à des préoccupations que nous avions exprimées à maintes reprises par le passé.

Je m'en tiendrai donc essentiellement à deux observations.

En ce qui concerne la définition de la criminalité organisée, je regrette que le projet ne retienne que les actions d'une organisation criminelle visant à obtenir un avantage financier ou un autre avantage matériel. En effet, cette définition ne prend pas en compte les actions criminelles qui poursuivent d'autres fins, comme les actions d'inspiration religieuse ou idéologique. Par ailleurs, il est fréquent que des groupes terroristes aient recours à des activités criminelles pour financer leurs activités.

Certes, il est précisé dans un considérant que les États membres sont libres de considérer d'autres groupes de personnes comme des organisations criminelles. Mais, étant donné que l'objectif de ce texte est de parvenir à une définition commune de la criminalité organisée au niveau de l'Union européenne, il me semble préférable de reprendre cette mention dans le dispositif.

Je considère donc que la définition de l'organisation criminelle ne devrait pas se limiter aux seules actions d'organisations criminelles visant à obtenir un avantage financier ou un autre avantage matériel, mais qu'elle devrait pouvoir s'appliquer à des actions criminelles qui poursuivent d'autres fins. Il suffit donc de les définir dans leur matérialité, quelle que soit la finalité poursuivie.

Je rappelle d'ailleurs que la première phrase de l'article 450-1 de notre code pénal, qui définit l'association de malfaiteurs, ne contient aucune référence au but poursuivi. En effet, elle se contente de la définition suivante : « constitue une association de malfaiteurs tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un ou plusieurs crimes ou d'un ou plusieurs délits punis d'au moins cinq ans d'emprisonnement ».

Ma seconde remarque porte sur le niveau des sanctions proposées.

Le projet initial prévoyait que la participation à une organisation criminelle, en vue de commettre une infraction punie d'une peine d'au moins quatre années d'emprisonnement, devait être passible d'une peine maximale d'au moins cinq années d'emprisonnement. J'avoue que cette disposition m'a laissé quelque peu dubitatif, étant donné que cela pouvait conduire à punir plus sévèrement la personne qui a participé à la préparation d'une infraction dans le cadre d'une organisation criminelle, que celle qui a réellement commis cette infraction.

Je rappelle que, dans notre droit, la participation à une association de malfaiteurs est passible d'une peine de dix ans d'emprisonnement, lorsque les infractions préparées sont des crimes ou des délits punis de dix ans d'emprisonnement. Et lorsque les infractions préparées sont des délits punis d'au moins cinq ans d'emprisonnement, la participation à une association de malfaiteurs est passible d'une peine de cinq ans d'emprisonnement. Il y a donc une corrélation entre les deux niveaux de peines.

Il me semblerait donc plus logique que la sanction relative à la participation à une organisation criminelle soit une peine d'emprisonnement maximale de quatre années, dès lors que ce seuil a été retenu dans la définition de la criminalité organisée par le projet de décision-cadre.

En tout état de cause, il me paraît inacceptable de retenir une peine maximale de deux années d'emprisonnement, comme le proposent les pays nordiques.

Face au risque de blocage ou d'une harmonisation qui se ferait sur le plus petit dénominateur commun, je vous proposerai donc d'appeler le gouvernement à oeuvrer au sein du Conseil pour un texte plus ambitieux.

À l'issue de cette communication, la délégation a adopté, sur proposition de Pierre Fauchon, les conclusions suivantes :

Conclusions

La délégation pour l'Union européenne du Sénat,

Vu le projet de décision-cadre relatif à la lutte contre la criminalité organisée (texte E 2839),

Souligne que la lutte contre la criminalité organisée présente une dimension transfrontalière essentielle, qui rend nécessaire une intervention de l'Union européenne ; déplore l'absence de mesures opérationnelles efficaces prises par l'Union européenne pour lutter contre la criminalité organisée confirmant à cet égard la position maintes fois affirmée par elle dans le passé ;

Souhaite une harmonisation européenne de la définition de la criminalité organisée ; considère que cette définition ne devrait pas se limiter aux seules actions d'organisations criminelles visant à obtenir un avantage financier ou un autre avantage matériel, mais qu'elle devrait pouvoir s'appliquer à toutes les actions criminelles organisées, quelle que soit leur finalité ;

Estime acceptable de laisser le choix aux États membres d'incriminer soit l'association de malfaiteurs soit la conspiration, dès lors que cela apparaît comme la condition d'un accord sur le projet de décision-cadre ;

Souligne la nécessité impérative de fixer des peines effectives, proportionnées et dissuasives ; considère que la peine d'emprisonnement maximale sanctionnant la participation à une organisation criminelle devrait être de quatre années, dès lors que ce seuil a été retenu pour la répression des infractions susceptibles d'être commises dans ce cadre.