15748/02
Date d'adoption du texte par les instances européennes : 06/06/2003
Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution
Texte déposé au Sénat le 12/02/2003Examen : 01/04/2003 (délégation pour l'Union européenne)
Ce texte a fait l'objet de la proposition de résolution : voir le dossier legislatif
Justice et Affaires intérieures
Communication de M. Pierre Fauchon sur les projets d'accords entre l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique en matière d'extradition et d'entraide judiciaire (E 2210)
(Réunion du mardi 1er avril 2003)
Nous sommes saisis, en application de l'article 88-4 de la Constitution, de deux projets d'accords entre l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique en matière d'extradition et d'entraide judiciaire. L'origine de ces accords est étroitement liée au contexte créé par les attentats terroristes meurtriers du 11 septembre 2001 et ils répondent directement à une demande des autorités américaines.
Afin de faciliter la conclusion de ces accords, les ministres de la justice des États membres ont décidé de recourir à la procédure prévue à l'article 24 du traité sur l'Union européenne. Cet article, introduit par le traité d'Amsterdam et modifié par le traité de Nice, s'applique, en effet, aux dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ainsi qu'à la coopération policière et judiciaire en matière pénale. Il dispose que : « Lorsqu'il est nécessaire de conclure un accord avec un ou plusieurs États ou organisations internationales en application du présent titre, le Conseil peut autoriser la présidence, assistée, le cas échéant, par la Commission, à engager des négociations à cet effet. De tels accords sont conclus par le Conseil sur recommandation de la présidence ». Mais cet article ne précise pas si ces accords sont conclus par le Conseil au nom de l'Union européenne ou des États membres.
Conformément à cet article, et sur la base d'un mandat de négociation, la présidence en exercice du Conseil, danoise puis grecque, a mené des négociations avec la partie américaine sur ces deux accords. Alors que ces négociations avaient considérablement progressé, les représentants des États membres ont toutefois décidé, lors du Conseil JAI des 27 et 28 février derniers, de suspendre les négociations pour donner à chacun « le temps d'examiner les différents aspects de ces textes » et de manière à associer les parlements nationaux, afin qu'une décision finale soit prise lors du prochain Conseil Justice et Affaires intérieures (JAI) du 8 mai.
Si le Conseil JAI a décidé d'interrompre provisoirement les négociations et de procéder à des consultations nationales, c'est parce que ces accords soulèvent des questions fondamentales, tant sur la procédure que sur le fond, et qu'ils concernent directement la place des parlements nationaux en matière internationale. De ce fait, c'est la première fois que le Parlement français est saisi par le Gouvernement de projets d'accords qui n'ont pas encore été signés. On peut distinguer trois types de questions soulevées par ces accords.
I - Le contenu de ces accords : une amélioration notable de la coopération judiciaire sous réserve de la levée de deux difficultés
Ces accords n'ont pas vocation à remplacer complètement les accords bilatéraux qui existent entre la plupart des États membres et les États-Unis en matière d'extradition et d'entraide judiciaire. En effet, les articles 3 de ces accords procèdent à une ventilation extrêmement complexe. Tantôt certaines dispositions de ces accords s'appliqueraient en lieu et place des dispositions des traités bilatéraux, tantôt ces accords procèdent à un renvoi aux dispositions prévues par les accords bilatéraux. Une autre source de complexité tient au fait que ces accords prévoient un échange de notes diplomatiques pour expliquer le sens de plusieurs dispositions.
1. Les principaux apports de ces accords
La France dispose déjà de deux accords bilatéraux en matière d'extradition et d'entraide judiciaire pénale avec les États-Unis, signés respectivement en 1996 et 1998. D'après les personnes auditionnées, ces accords fonctionnent de manière satisfaisante. Cela tient d'ailleurs beaucoup à la présence d'un magistrat de liaison français à Washington et d'un magistrat de liaison américain à Paris. Il convient toutefois de remarquer que certains États membres n'ont pas conclu de tels accords et que, pour eux, ces accords représenteront une réelle valeur ajoutée.
Pour la France, les principales améliorations par rapport aux traités bilatéraux porteraient sur l'entraide judiciaire pénale, avec la possibilité de créer des équipes communes d'enquête et d'utiliser la visioconférence. L'innovation majeure réside dans l'amélioration de l'accès aux comptes bancaires aux États-Unis. En effet, les États-Unis ne disposaient pas auparavant d'un système centralisé de comptes bancaires, ce qui rendait difficile les demandes françaises d'accès à des comptes bancaires aux États-Unis. Le « Patriot Act », adopté peu après les attentats du 11 septembre, prévoit la centralisation des renseignements bancaires et l'accord sur l'entraide contient, dans son article 4, une série de dispositions visant à favoriser la recherche d'informations bancaires sur le territoire des États-Unis.
2. Les principales pierres d'achoppement des négociations
a) La question de la peine de mort
Cette question s'est posée à la fois pour l'extradition et pour l'entraide judiciaire pénale. Pour cette dernière, les États membres souhaitaient obtenir des garanties afin que la transmission d'informations ne soit pas utilisée aux fins de condamner une personne à la peine capitale. Dans l'accord sur l'extradition, les États membres ont obtenu une clause (article 13) qui prévoit que les États membres pourront autoriser la remise d'une personne à condition que la peine de mort ne soit pas prononcée ou exécutée. Dans l'accord sur l'entraide judiciaire pénale, les États membres ont obtenu des garanties d'après lesquelles ils pourront poser des conditions au cas par cas (art. 9 § 2A), et ils pourront s'opposer à la réutilisation des données transmises aux autorités américaines dans une autre affaire que celle pour laquelle ces informations ont été communiquées (art. 9 § 1).
Ces garanties représentent une amélioration notable par rapport aux traités bilatéraux conclus entre la France et les États-Unis. En effet, les deux garanties devant être apportées par l'État requérant (ne pas prononcer ou ne pas exécuter une condamnation à la peine de mort) ne seraient plus mises sur un même plan, mais elles seraient hiérarchisées, car ce n'est que pour des raisons de procédure que l'on accepterait de faire jouer cette deuxième garantie.
b) La priorité pour les demandes d'extradition émises par la Cour pénale internationale
Les États-Unis, qui n'ont pas ratifié la Convention internationale sur la Cour pénale internationale, étaient très réticents à l'idée d'admettre une priorité pour les demandes d'extradition émises par cette Cour. Malgré ces réticences, les Européens ont réussi à imposer cette priorité qui devra faire l'objet d'un échange de notes diplomatiques.
3. Les difficultés qui restent en suspens
Si les États membres n'ont plus aucune réserve sur l'accord concernant l'entraide, les autorités françaises émettent deux réserves concernant l'accord sur l'extradition.
a) La question des « juridictions d'exception »
La première difficulté soulevée par le Gouvernement français porte sur l'article 16 bis alinéa 2 et concerne les juridictions d'exception. L'article 16 bis alinéa 1 représente une avancée essentielle pour la France. En effet, le renvoi aux accords bilatéraux permettra à la France de faire jouer la plupart des motifs de refus d'extradition, notamment les infractions politiques et la remise des nationaux. Cependant, cette clause ne couvre pas les juridictions d'exception qui ne sont pas comprises dans les motifs de non extradition dans les accords bilatéraux.
Ces « juridictions d'exception » sont des tribunaux institués par le Président des États-Unis par un « Military Order » du 13 novembre 2001, pour juger toute personne qui n'aurait pas la nationalité américaine impliquée dans des affaires de terrorisme international menaçant les États-Unis ou leurs ressortissants. Ces tribunaux, composés de militaires, fonctionnent selon des règles de procédure largement dérogatoires au droit commun et ils peuvent prononcer des condamnations à mort. Les procédures applicables devant ces tribunaux pourraient soulever des difficultés au regard des exigences posées par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, relatif au procès équitable. Certes, l'alinéa 2 de l'article 16 bis prévoit que « si les principes constitutionnels de l'État requis sont de nature à faire obstacle à l'exécution de son obligation d'extradition (...), l'État requis et l'État requérant procèdent à des consultations » mais cette référence aux « principes constitutionnels » apparaît comme trop restrictive pour le Gouvernement qui souhaiterait la remplacer par une référence aux « droits fondamentaux ».
Pour ma part, je partage le souci du Gouvernement et je considère qu'il serait préférable d'insérer une telle référence. D'autant plus que cette référence répondrait également aux exigences posées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme à l'égard des jugements rendus par défaut.
b) La priorité du mandat d'arrêt européen
Le texte actuel de l'article 10§2 de l'accord sur l'extradition assimile expressément le mandat d'arrêt européen à une demande d'extradition. Pour le Gouvernement, il s'agit là d'une difficulté importante car cette disposition empêcherait de donner, à l'avenir, une priorité au mandat d'arrêt européen dans une future évolution de cet instrument. Il faudrait, en effet, obtenir l'accord des États-Unis pour instaurer une telle « préférence européenne » et cette équivalence pourrait constituer un précédent à l'égard des accords de coopération judiciaire conclus avec d'autres pays tiers.
Il convient de noter que la décision-cadre sur le mandat d'arrêt européen ne retient pas ce système de « préférence européenne ». La Commission l'avait initialement proposé, mais elle s'était heurtée à l'opposition de plusieurs États membres. Le problème soulevé par la France ne tient donc pas à la situation présente, mais au fait que l'on se prive d'une possible évolution ultérieure. En effet, si l'article 10 § 2 restait inchangé, les États membres auraient les mains liées pour l'avenir, et cela pourrait constituer une entrave à l'évolution future de l'espace judiciaire européen. Pour résoudre cette difficulté, la France souhaite donc supprimer l'alinéa 2 de l'article 10.
Il est regrettable que la France se soit retrouvée relativement isolée sur cette question majeure. Le nécessaire renforcement de la coopération judiciaire entre l'Europe et les États-Unis ne peut, en effet, se faire au détriment de la construction d'un authentique « espace judiciaire européen », qui répond à une forte attente des citoyens. L'édification d'un tel espace est, d'ailleurs, de l'intérêt même des États-Unis et elle seule serait de nature à répondre à leur légitime préoccupation d'une lutte efficace contre les formes graves de criminalité transnationale, comme le terrorisme. Je vous propose, par conséquent, de soutenir la demande du Gouvernement de supprimer la disposition prévue au deuxième alinéa de l'article 10.
II - La procédure de conclusion de ces accords : L'Union européenne peut-elle être seule partie à ces accords ou ceux-ci doivent-ils être conclus par l'Union européenne et les États membres ?
1. La question de la personnalité juridique de l'Union
Dans les conclusions du Conseil JAI des 27 et 28 février 2002 il est mentionné, à propos des présents accords, que les deux parties contractantes sont l'Union européenne et les États-Unis. Le service juridique du Conseil a estimé, en effet, dans un avis du 19 décembre 2002, que « tout accord conclu en vertu de l'article 24 est conclu au nom de l'Union européenne et non pas au nom des États membres ». Cet avis est fondé sur une interprétation de l'article 24 du traité sur l'Union européenne qui revient à reconnaître à l'Union européenne une personnalité juridique de facto. Cette interprétation est contestée par une partie de la doctrine. En effet, si les traités disposent expressément que « la Communauté a la personnalité juridique », pour ce qui concerne l'Union européenne, ils ne contiennent aucune disposition de ce type.
Toutefois, ce n'est pas la reconnaissance d'une personnalité juridique à l'Union qui pose véritablement problème. C'est le fait que le service juridique du Conseil exclut expressément la solution consistant à considérer ces accords comme des accords conclus au nom de l'Union et des États membres. Reconnaître, dès à présent, une personnalité juridique à l'Union européenne, c'est une manière d'anticiper sur le résultat des travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe. Cependant, cette solution s'impose aujourd'hui afin d'affirmer le rôle de l'Union sur la scène internationale. En outre, il existe un précédent, puisque l'Organisation des Nations Unies s'est vue reconnaître une personnalité juridique « fonctionnelle » par la Cour internationale de Justice dans un avis de 1949.
2. Le problème de la compétence
La question de la délimitation des compétences entre l'Union européenne et les États membres est une question distincte de celle de la personnalité juridique de l'Union. L'interprétation du service juridique du Conseil revient, en effet, à reconnaître à l'Union européenne une compétence sur des matières qui relèvent pourtant de la compétence des États membres en vertu des traités et qui n'ont pas été déléguées. Et cela alors même qu'une déclaration annexée au traité d'Amsterdam exclut expressément tout transfert de compétence, puisqu'elle dispose que « les dispositions de l'article J.14 et de l'article K.10 (articles 24 et 38) ainsi que tout accord qui en résulte n'impliquent aucun transfert de compétences des États membres vers l'Union européenne ».
De plus, considérer que ces accords peuvent être conclus au nom de l'Union seule ne revient-il pas à reconnaître implicitement à l'Union une compétence exclusive pour négocier et signer des accords dans toutes ces matières ? Or, comment imaginer que, dans ces domaines, les États membres ne puissent plus conclure individuellement des accords internationaux, notamment sur un plan bilatéral ?
Et, comment expliquer que la conclusion d'accords internationaux sur ces matières serait facilitée, alors même que, sur le plan interne, l'établissement d'une politique étrangère et de sécurité commune, de même que la création d'un espace de liberté, de sécurité et de justice, ne sont restés que de belles et de stériles fictions du traité ? Ne serait-il pas paradoxal, si l'on prend le cas des présents accords, que les États membres s'accordent à mettre en place immédiatement des équipes communes d'enquête et à faciliter l'extradition avec les autorités américaines, sans que ces mesures ne nécessitent théoriquement une ratification préalable et une transposition dans les législations nationales, alors même que ces instruments ne sont toujours pas en vigueur au sein de l'Union ? Il y a là une contradiction majeure car l'Europe est prête à accorder à des pays tiers ce qu'elle se refuse à elle-même. En effet, la plupart des instruments disponibles dans le cadre du troisième pilier nécessitent d'être ratifiés ou transposés dans les droits internes. La transposition du mandat d'arrêt européen a même nécessité une révision constitutionnelle en France. Or, dans le cas d'accords conclus par l'Union seule avec des pays tiers, il serait juridiquement possible de passer outre ces dispositions.
Parmi les arguments avancés en faveur de cette thèse, certains mettent en avant l'existence de trois précédents. En effet, deux accords internationaux ont été conclus en 2001 par l'Union européenne seule, sur la base de l'article 24, avec la République fédérale de Yougoslavie et la Macédoine concernant les activités de la Mission de surveillance de l'Union européenne et on peut également citer un échange de lettres entre l'Union européenne et le Liban en matière de lutte contre le terrorisme du 17 juillet 2002. Cependant, il s'agissait alors d'accords très particuliers relatifs à la PESC, qui relevaient du domaine réglementaire en droit interne et dont la portée est sans commune mesure avec le cas présent. Par ailleurs, la compétence des États membres n'était pas en cause, puisque l'élaboration du statut et du fonctionnement de la Mission de surveillance de l'UE, relève par définition de la seule compétence de l'Union. Aussi, dans un tel domaine, il ne suffit pas d'un ou deux précédents très spécifiques liés à une conjonction particulière pour fonder une organisation communautaire d'ensemble.
Admettre, dans le cas des présents accords, que l'Union européenne seule a la compétence de conclure des accords internationaux dans toutes les matières relevant des deuxième et troisième piliers, constituerait, en outre, un dangereux précédent. Car rien de permet de penser que ce cas resterait isolé. Au contraire, les États membres envisagent déjà de conclure un accord sur la coopération judiciaire avec le Canada en recourant à la même procédure et la présidence grecque a même proposé un « projet d'accord type » sur la coopération policière avec les pays tiers sur la base de l'article 24 du traité.
III - Quel doit être le rôle du Parlement au regard de ces accords ?
Si ces accords devaient être conclus par l'Union seule, cela aurait des conséquences très importantes sur la place des parlements nationaux en matière internationale.
1. D'après l'article 24 du traité sur l'Union européenne, un État membre peut très clairement soumettre des accords négociés au titre de cet article à une procédure de ratification parlementaire, même s'il s'avérait que ces accords pouvaient être conclus au nom de l'Union seule.
En effet, l'alinéa 5 de l'article 24 dispose que « aucun accord ne lie un État membre dont le représentant au sein du Conseil déclare qu'il doit se conformer à ses propres règles constitutionnelles (...) » L'article 24 du traité sur l'Union européenne prévoit donc expressément la possibilité pour un État de soumettre les accords négociés sur la base de cet article à une procédure de ratification parlementaire. La suppression de cette possibilité a, d'ailleurs, été une question très débattue au sein du groupe de travail de la Convention chargé de la personnalité juridique, ce qui démontre a contrario que son existence n'est pas contestée.
2. La plupart des États membres envisagent d'ailleurs de soumettre la conclusion de ces accords par l'Union à une approbation préalable de leur Parlement.
Ainsi, en Allemagne, le Parlement devrait être consulté avant la conclusion de ces accords et, postérieurement à la signature par l'Union, le Gouvernement envisage d'engager une procédure de ratification. Les autorités allemandes devraient donc faire usage des dispositions de l'article 24 § 5 du traité. L'Espagne, l'Italie, l'Autriche et le Portugal envisagent également de procéder à une ratification formelle de ces deux accords, postérieurement à leur signature, et donc de faire usage de ces dispositions. Au Royaume-Uni et en Suède, la question se pose de manière différente car, en raison du modèle dualiste, tout texte européen doit être introduit dans le droit interne par une loi, ce qui implique nécessairement une intervention du Parlement. Seule la Belgique exclut a priori une ratification formelle de ces accords, mais son Gouvernement étudie actuellement les modalités juridiques permettant au Parlement de consentir à ces accords. Il est vrai que l'organisation constitutionnelle de ce pays rend extrêmement compliquée toute procédure de ratification.
3. En France les représentants de l'Exécutif considèrent toutefois, de manière informelle, qu'une ratification de ces accords n'est pas possible juridiquement, car l'article 53 de la Constitution ne vise que les accords auxquels est partie la France.
Dès lors, la procédure de conclusion de ces accords par l'Union seule se heurte à une difficulté juridique majeure car la France ne serait pas en mesure de faire jouer la réserve constitutionnelle prévue à l'article 24 alinéa 5. Or, c'est précisément sous réserve de cette disposition que le Conseil constitutionnel a estimé que l'article 24 du traité n'était pas contraire à la Constitution. En effet, dans ses commentaires sur la décision du Conseil Constitutionnel relative au traité d'Amsterdam, M. Jean-Eric Schoettl, Conseiller d'État et Secrétaire général du Conseil Constitutionnel, considère à propos de l'article 24 : « Cette habilitation demeure sans incidence sur l'exercice de la souveraineté nationale dès lors qu'il est précisé qu'aucun accord ne lie un État membre dont le représentant au sein du Conseil déclare qu'il doit se conformer à ses propres règles constitutionnelles. Autrement dit, la France pourra recourir à la procédure constitutionnelle de ratification parlementaire et le Conseil constitutionnel pourra ainsi, le cas échéant, être saisi ». Encore faudrait-il considérer que la France est, directement ou indirectement, partie à l'accord.
Cette difficulté d'ordre constitutionnel n'est pas seulement théorique, mais elle serait de nature à remettre en cause l'effectivité même de ces accords, ce qui placerait la France dans une position extrêmement difficile, tant vis-à-vis de ses partenaires européens que des États-Unis. En effet, il serait possible à une personne d'invoquer ce moyen à l'appui d'un recours dirigé contre un décret d'extradition. Or, le Conseil d'État accepte, depuis une décision rendue en 1998, de contrôler la régularité de la procédure de ratification ou d'approbation des traités et accords internationaux au regard de l'article 53 de la Constitution.
4. Étant donné l'importance du contenu de ces accords qui touchent à des sujets essentiels, il paraît difficilement envisageable que ces accords ne soient pas soumis à un débat et à un vote du Parlement conditionnant leur approbation.
Cette solution s'impose, en effet, pour des raisons tant juridiques que politiques. Elle s'impose pour des raisons juridiques, car il s'agit ici d'une question de nature constitutionnelle. Mais elle s'impose surtout pour des raisons éminemment politiques, car il s'agit de sujets sensibles qui touchent aux droits des individus sur lesquels le Parlement dispose d'une légitimité particulière et d'une expertise reconnue.
IV - Conclusion : la solution de l'accord mixte
Je suis tout à fait disposé à l'idée de reconnaître une personnalité juridique à l'Union. Je suis même favorable à une extension des compétences de l'Union dans ces matières car je ne vois personnellement que des avantages à ce que l'Union ait les plus larges compétences en matière de lutte contre la criminalité transnationale et contre le terrorisme. Mais tout le problème tient au fait que si l'on attribue à l'Union des compétences d'une manière qui ne serait pas conforme aux traités, on va au devant de difficultés juridiques inextricables qui rendront le dispositif d'ensemble inefficace. Si les décrets d'extradition pris sur le fondement de ces accords sont systématiquement annulés par le Conseil d'État, si la procédure de conclusion de ces accords est déclarée non conforme à la Constitution, où sera le bénéfice ? Nous avons besoin de sécurité juridique pour la coopération judiciaire dans la lutte contre le terrorisme. Que l'on comprenne bien mon point de vue : c'est précisément parce que je suis pour une coopération efficace avec les États-Unis que je ne veux pas d'un système bancal et contestable juridiquement. Je vous propose donc une solution qui présente à mes yeux le mérite de garantir la sécurité juridique : considérer ces accords comme des accords mixtes, devant être conclus au nom de l'Union européenne et des États membres.
Compte rendu sommaire du débat
M. Robert Badinter :
Les questions posées par ces accords sont à proprement parler fascinantes. Je ne voudrais pas entrer là dans le détail du contenu de ces accords, mais il me paraît important de souligner que les procédures qui s'appliquent devant les juridictions d'exception méconnaissent totalement les principes inscrits dans la Constitution américaine. Ces « juridictions d'exception » posent des problèmes de fond.
La question de savoir si ces accords doivent être conclus au nom de l'Union européenne ou au nom des Etats membres me semble l'aspect le plus intéressant sur un plan juridique. Je n'insisterai pas ici à nouveau sur la reconnaissance de la personnalité juridique à l'Union, qui s'impose afin que l'Europe parle d'une seule voix. Le fait de reconnaître dès à présent une personnalité juridique à l'Union ne me paraît donc pas choquant. De même, le mode de négociation de ces accords me paraît justifié, car c'est de l'intérêt des États membres, comme des Etats-Unis, d'avoir un seul interlocuteur. Le véritable problème tient à la compétence. Reconnaître à l'Union européenne une personnalité juridique, lui octroyer le pouvoir de négocier des traités n'implique pas, en effet, un transfert de compétences. Le traité lui-même l'exclut expressément. L'Union européenne doit pouvoir négocier et conclure des traités, mais uniquement dans sa sphère de compétence. Or, le domaine concerné par ces accords se situe véritablement au coeur de la souveraineté des États membres, puisqu'il s'agit de l'extradition. A cet égard, la solution consistant à admettre que l'Union seule peut conclure de tels accords en demandant néanmoins de procéder à une ratification ne me paraît pas satisfaisante car elle ne règle pas le problème de la compétence. Cela ressemble un peu à du « bricolage » alors qu'on est ici en présence de questions de nature constitutionnelle.
M. Pierre Fauchon :
Je partage votre sentiment. Ces accords interviennent dans un contexte politique particulier, ce qui explique sans doute une certaine improvisation juridique. Mais, encore une fois, en voulant improviser une solution de fortune pour aller plus vite, on risque d'aboutir au résultat inverse de l'objectif recherché.
M. Hubert Haenel :
Il ne faut pas oublier que nous touchons ici à des questions qui ne sont pas seulement théoriques, mais qui touchent directement aux droits individuels. Le cas de Zacarias Moussaoui en offre l'illustration. Ces textes posent, ainsi, la question de la peine de mort pratiquée dans certains États américains.
M. Pierre Fauchon :
Sur la peine de mort, le projet d'accord représente une amélioration notable par rapport au traité bilatéral.
M. Robert Badinter :
Il subsiste toutefois des interrogations. Ainsi, les conditions posées par la Chancellerie pour l'utilisation des informations transmises dans l'affaire Moussaoui ne me paraissent pas totalement satisfaisantes. Surtout, il reste la question des juridictions d'exception, qui est un problème majeur à mon avis.
M. Pierre Fauchon :
Sur ce point, la position du Gouvernement est claire. Il souhaite inclure une référence aux droits fondamentaux.
Il me semble utile, par ailleurs, d'appeler le Gouvernement à ne plus accepter que l'article 24 du traité sur l'Union européenne constitue la base juridique de tels accords politiques pour la double raison que cette procédure ne correspond pas à l'état actuel des traités et qu'elle ne garantit pas les conditions nécessaires de sécurité juridique.
M. Robert Badinter :
Je partage tout à fait votre avis, même s'il me paraît préférable que cette demande ne figure pas dans le dispositif, mais plutôt dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution.
M. Pierre Fauchon :
Je partage votre avis.
À l'issue de ce débat, et après avoir pris en compte les modifications proposées par M. Robert Badinter et M. Hubert Haenel, la délégation a conclu à l'unanimité au dépôt de la proposition de résolution suivante :
Proposition de résolution
Le Sénat,
Vu l'article 88-4 de la Constitution,
Vu les projets d'accords entre l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique en matière d'extradition et d'entraide judiciaire (texte E 2210),
1. Considère que le nécessaire renforcement de la coopération judiciaire entre l'Union européenne et les États-Unis d'Amérique ne doit pas se faire dans la méconnaissance du processus d'édification de l'espace judiciaire européen, garantie d'un partenariat euro-américain efficace dans la lutte contre la criminalité internationale, en particulier le terrorisme ;
2. Soutient, sous cette réserve et en l'état, la volonté du Gouvernement de ménager la possibilité de faire prévaloir le mandat d'arrêt européen sur les demandes d'extradition présentées par des pays tiers, afin de ne pas contredire l'idée même d'unification de l'espace judiciaire européen ;
3. Partage également le souci du Gouvernement d'inclure une référence aux droits fondamentaux parmi les motifs de refus d'extradition ;
4. S'interroge, cependant, au regard des compétences attribuées actuellement à l'Union par les traités, sur la possibilité de conclure de tels accords au nom de l'Union seule ;
5. Estime, compte tenu de l'importance politique et du caractère sensible du domaine concerné par ces accords, qu'ils doivent être soumis à un débat et à un vote du Parlement conditionnant leur approbation ;
6. Considère que la conclusion de ces accords au nom de l'Union européenne et des États membres permettrait seule de répondre à ces deux préoccupations.