Travaux de la délégation aux droits des femmes



DÉLÉGATION DU SÉNAT AUX DROITS DES FEMMES ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

Mardi 5 avril 2005

- Présidence de Mme Gisèle Printz, Vice-présidente.

Situation des droits des femmes dans les dix nouveaux Etats membres de l'Union européenne - Audition de Mme Marie-Cécile Moreau, présidente de l'Association des femmes de carrières juridiques

La délégation a tout d'abord procédé à l'audition de Mme Marie-Cécile Moreau, présidente del'Association des femmes de carrières juridiques.

Soulignant l'ampleur du sujet qu'elle était amenée à traiter, Mme Marie-Cécile Moreau, présidente de l'Association des femmes de carrières juridiques, a souhaité présenter trois observations liminaires. Elle a d'abord noté que la situation concrète des femmes dans les dix nouveaux Etats membres de l'Union européenne était très difficile à cerner, en raison des décalages potentiels que l'on pouvait observer entre les règles juridiques et leur application effective. Elle a également mis en évidence l'existence de ce qui peut être qualifié de « faux-amis » juridiques, une loi régissant une matière pouvant ne pas avoir la même portée qu'un texte similaire en Europe occidentale, et noté que ces « faux-amis » peuvent être une source d'erreur pour apprécier la situation réelle prévalant dans les nouveaux Etats membres. Elle a également constaté la difficulté de recueillir des informations fiables, faute d'actualisation régulière. De même, elle a ajouté qu'il était important, afin d'éviter des contresens, voire des faux-sens, de connaître la source et la date des informations disponibles.

Elle a ensuite indiqué que les dix nouveaux Etats membres remplissaient les quatre critères de Copenhague, ce qui leur a permis d'adhérer à l'Union européenne : tous sont des républiques parlementaires démocratiques, disposent d'une économie de marché et respectent les droits de l'Homme et ceux des minorités.

Enfin, a-t-elle noté, ces dix pays avaient tous, avant le 1er mai 2004, ratifié la Convention de New-York sur l'élimination des discriminations à l'encontre des femmes (CEDAW). Elle a expliqué que l'intégration de ces dispositions dans leur ordre juridique leur avait déjà donné une bonne connaissance des questions de discrimination, alors que ce sujet avait parfois été découvert par certains Etats membres plus anciens au moment de leur adhésion. Elle a également indiqué que ces dix pays étaient membres du Conseil de l'Europe et qu'ils avaient ratifié la Convention européenne des droits de l'Homme de 1950 ainsi que ses protocoles postérieurs -dont le protocole 12 relatif aux discriminations, ce qui n'est pas le cas de la France. A ce titre, elle a également rappelé un fait souvent négligé ou volontairement ignoré, à savoir que la Turquie est membre à part entière du Conseil de l'Europe.

Mme Marie-Cécile Moreau a ensuite abordé la question de l'élimination des discriminations et de l'égalité entre les sexes, telles qu'elles sont prévues à l'article 2 du traité constitutionnel, relatif aux valeurs de l'Union européenne, et à l'article 3 qui concerne ses objectifs, ainsi que dans la Charte des droits fondamentaux qui est intégrée à ce texte. Elle a expliqué que les dix nouveaux Etats membres possédaient tous des mécanismes prévoyant l'élimination des discriminations, qui ont été mis en place au titre de l'application de la Convention européenne des droits de l'Homme et de la Convention de New-York. Elle a estimé que les mécanismes les plus efficaces étaient ceux mis en oeuvre par les ministères de plein exercice et qui, s'agissant des droits des femmes, sont le plus souvent celui des affaires sociales, de la santé, voire de la famille.

Elle a indiqué que certains de ces pays avaient aussi modifié leur législation et s'étaient dotés d'institutions destinées à lutter contre les discriminations selon le sexe et à promouvoir l'égalité. Elle a toutefois jugé que les informations relatives aux activités concrètes de ces institutions étaient peu nombreuses.

Elle a expliqué qu'à l'origine, les dispositifs mis en place, qu'il s'agisse d'une législation spécifique ou de l'institution de structures administratives, avaient pour objectif de prendre des décisions ou d'en suggérer, en particulier au législateur, afin d'engager un rattrapage en termes d'égalité entre les hommes et les femmes. Elle a mis en évidence l'évolution récente qui consiste à promouvoir « l'approche intégrée », dont l'objet n'est plus seulement d'effectuer un rattrapage au profit des femmes mais d'examiner l'égalité au regard des situations comparées des hommes et des femmes. Elle a précisé que l'article 116 du traité constitutionnel reprenait la notion « d'approche intégrée », qui cherche à promouvoir la femme en qualité d'égale de l'homme dans le souci de l'intérêt général de la société. Elle a fait observer que cette approche existait d'ailleurs déjà dans les législations les plus récentes de certains de ces dix pays. Elle a cité le cas de la Slovénie, pays relativement performant en matière de droits des femmes et qui, selon elle, pourrait servir de modèle en Europe, y compris pour certains des « anciens Etats membres ».

Mme Gisèle Printz, présidente, a noté que la France avait souvent l'impression d'être un exemple en Europe.

Mme Marie-Cécile Moreau, approuvant ce propos, a fait remarquer que la France n'était pas toujours à la hauteur de ses déclarations, notamment en ce qui concerne la place des femmes sur le marché du travail. Elle a néanmoins souligné les progrès accomplis récemment en matière électorale quand 43,6 % des représentants français au Parlement européen sont des femmes, même si des progrès sont encore possibles, pour les élections législatives notamment.

Elle a également considéré qu'il convenait d'attacher une grande importance à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, qui siège à Strasbourg, et à celle de la Cour de justice des Communautés européennes de Luxembourg, cette dernière se référant souvent, dans ses considérants, aux droits fondamentaux. Elle a insisté sur l'existence de deux ordres juridiques distincts, celui issu des traités communautaires et celui résultant du droit conventionnel européen, et a estimé que leur conciliation sera difficile, le traité constitutionnel prévoyant une adhésion de l'Union européenne, désormais dotée de la personnalité juridique, à la Convention européenne des droits de l'Homme. Il n'en demeure pas moins -a-t-elle estimé- que ce traité, s'il est adopté, instituera un espace commun de sécurité, de justice et de liberté. Elle a rappelé que la Cour européenne des droits de l'Homme de Strasbourg était souvent considérée comme la « gardienne des droits des femmes ». Elle a cité le cas de l'accouchement sous X, la France étant le seul pays sur les vingt-cinq de l'Union européenne à posséder un tel dispositif. Elle a noté que la Cour de Strasbourg, interrogée sur l'éventuelle contrariété de cette disposition avec le droit de connaître ses origines, avait donné raison à la France. Elle a souligné le caractère évolutif de certains sujets de société, tels que l'avortement. Elle a expliqué que cette question n'était pas de la compétence du traité constitutionnel et que les Etats membres de l'Union européenne conservaient des pratiques différentes. Ainsi, la Pologne est le seul pays de l'Union où l'avortement est illégal. Plusieurs autres pays européens, dont le Portugal, ont une législation qui ne reconnaît pas l'accès à l'avortement, sans le sanctionner systématiquement.

Mme Hélène Luc s'est interrogée sur les raisons de cet écart entre la loi et son application.

Mme Marie-Cécile Moreau a rappelé que la France avait connu la même situation et que, sur l'avortement, elle avait modifié la loi en 1974, en partie parce que le droit n'était plus appliqué pour des raisons liées à l'évolution des moeurs.

Mme Gisèle Printz, présidente, a noté que le traité constitutionnel n'empêchait pas les différents Etats membres d'adopter une législation spécifique sur certains sujets.

Mme Annie David a fait observer que l'article 116 du traité constitutionnel ne représentait pas, selon elle, une avancée pour les droits des femmes, puisqu'il ne faisait que reprendre les dispositions existantes.

Mme Hélène Luc a estimé que le traité comportait même des dispositions défavorables aux femmes.

Mme Marie-Cécile Moreau a relevé que le traité constitutionnel ignorait volontairement certaines questions sociales qui concernent en particulier les femmes. Elle a, par exemple, indiqué que le droit de la famille ne serait pas communautarisé et qu'il resterait propre à chacun des Etats membres. Elle a affirmé que la notion « d'approche intégrée » constituait en revanche un réel apport.

Mme Gisèle Printz, présidente, a souhaité obtenir des informations complémentaires en matière de législation comparée en se demandant notamment dans quels pays le droit du divorce prévoyait un dispositif d'éviction du conjoint violent du domicile conjugal ou l'attribution d'une pension alimentaire.

Mme Marie-Cécile Moreau a indiqué que la Lettonie et la Lituanie possédaient un dispositif d'éviction du conjoint violent du domicile conjugal et que celui-ci avait été institué bien avant leur adhésion à l'Union européenne.

Mme Gisèle Printz, présidente, a fait observer que la France souhaitait souvent que toute l'Europe imite son « modèle ».

Mme Marie-Cécile Moreau a abondé en ce sens et a rappelé que l'Union européenne était constituée de pays très divers connaissant des étapes d'évolution extrêmement hétérogènes, en particulier depuis son dernier élargissement.

Evoquant le cas de la Slovénie, elle a rappelé que ce pays de 1,9 million d'habitants présentait, en janvier 2004, un taux de chômage de 6,4 % et que les femmes y constituaient 39,5 % de la population active, loin derrière la Lettonie et la Lituanie. Elle a indiqué que la Slovénie ne disposait pas de loi relative à l'égalité salariale. En revanche, a-t-elle ajouté, ce pays, où les femmes ont le droit de vote depuis 1945, s'est doté d'un médiateur, de même qu'en Lituanie, et demeure le seul à avoir institué très récemment un défenseur de l'égalité des chances, qui émet des avis écrits sur les cas dont il est saisi, ces avis étant présentés au Parlement. Elle a noté que si le Comité (article 17) mis en place par la Convention de New-York avait estimé que la loi slovène était insuffisamment précise quant aux objectifs affichés en matière de lutte contre les inégalités, il n'en demeurait pas moins que la Slovénie était le seul pays, parmi les dix nouveaux Etats membres, à avoir introduit des mesures de discrimination positive, dans l'esprit de la Convention de New-York et en application du traité d'Amsterdam.

Mme Hélène Luc a demandé des précisions sur les inégalités salariales en Slovénie.

Mme Marie-Cécile Moreau a indiqué que l'écart de rémunération était plus important dans ce pays qu'en France. Puis elle a abordé le cas d'un autre nouvel Etat membre, très différent de la Slovénie, la Pologne. Elle a rappelé que ce pays comptait 38 millions d'habitants et qu'en janvier 2004, le taux de chômage y était de 19 %, les femmes constituant 60 % des chômeurs. Elle a noté que les Polonaises avaient le droit de vote depuis 1918. Enfin, si l'avortement est illégal dans ce pays très marqué par la religion catholique, les autorités y entretiennent des relations étroites avec les organisations non gouvernementales, y compris en matière de droits des femmes.

Audition de Mme Monique Halpern, présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes

Puis la délégation a entendu Mme Monique Halpern, présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes.

Mme Monique Halpern, présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes a souhaité présenter des observations personnelles sur la situation des femmes dans les nouveaux Etats membres. Elle a précisé, pour mieux situer son point de vue, qu'elle était agent de l'Etat du ministère du travail et qu'elle exerçait ses fonctions au sein du Groupement d'intérêt public (GIP) pour le développement de l'assistance technique et de la coopération internationale. Elle a également rappelé qu'elle était présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes et a présenté brièvement ce lobby européen en rappelant qu'il avait été créé en 1992, qu'il représentait 4.000 associations de femmes et qu'un budget de près d'un million d'euros lui était alloué par la Commission européenne.

Elle a indiqué que la Coordination française, dite la « CLEF » représentait, au plan national, quatre-vingts réseaux et associations qui ont, à travers leur diversité, un point commun : leur implication à l'égard des enjeux européens, pour les femmes.

Mme Monique Halpern a précisé que le Lobby européen des femmes comprenait vingt-cinq coordinations nationales, en faisant observer que Chypre n'en disposait pas mais qu'en revanche, la Turquie y était représentée par une coordination très active.

Elle a signalé que, depuis l'arrivée des nouveaux pays membres qui font souffler un esprit libéral au cours des débats auxquels ils participent, la configuration traditionnelle entre Nord et Sud avait changé au sein du Lobby européen des femmes. Elle a, par exemple, noté que les représentantes de certains pays Baltes et d'Europe centrale avaient manifesté leur opposition au principe d'une réduction généralisée de la durée du travail, en indiquant qu'elles souhaitaient, compte tenu de l'insuffisance des revenus des femmes, avant tout pouvoir améliorer leur rémunération.

Elle a rappelé que la création du Groupement d'intérêt public, en 1992, répondait au souci de mettre au point des programmes de coopération au plan européen et que, peu à peu, les recours aux financements européens tendaient à se substituer au financement par le budget de l'Etat.

Dans le cadre d'un appel d'offre financé par l'Union européenne à hauteur de 500.000 euros, elle a indiqué qu'un programme récemment lancé concernait l'aide à la mise en place, dans les administrations slovaques, d'outils destinés à intégrer les politiques d'égalité (« gender mainstreaming ») dans tous les départements ministériels. Elle s'est félicitée de ce que le GIP ait remporté cet appel d'offre, qui suppose la mise en place d'un jumelage avec la France : dans ce cadre, elle a souhaité que des fonctionnaires slovaques puissent être reçus par la délégation sénatoriale aux droits des femmes.

Elle a ensuite présenté quelques observations personnelles et « de terrain » sur la situation des femmes dans les nouveaux Etats membres de l'Europe centrale et orientale, en rappelant tout d'abord que l'un des postulats affichés du régime communiste était d'améliorer la place des femmes dans la société. Même si cet objectif a pu comporter un aspect artificiel, a-t-elle noté, les femmes étaient, de ce fait, parties prenantes au monde du travail, ce qui s'est, par exemple, traduit par la mise en place généralisée de crèches et d'infrastructures de garde des enfants.

Mme Monique Halpern a cependant souligné que les données récentes avaient révélé dans ces pays une importante régression de la situation des femmes en termes de salaire, de représentation politique, et plus généralement au niveau des soutiens de l'activité féminine. A ce titre, elle a cité le rapport remis par une chercheuse hongroise au Conseil de l'Europe, qui, en référence à la situation des femmes après 1989, évoque une « masculinisation de la société ». Elle a également précisé que la chute importante de la natalité qui peut être observée dans ces nouveaux Etats membres conduisait certains milieux conservateurs à y prôner une remise en cause du droit à l'avortement, en citant l'exemple de la Serbie.

Puis, Mme Monique Halpern s'est alarmée de l'explosion de la traite des êtres humains en indiquant qu'entre 120.000 et 175.000 femmes d'Europe de l'Est sont livrées à ce fléau.

Elle a ensuite insisté sur la rapidité fulgurante avec laquelle les changements se mettent en place dans ces pays. Elle a noté, à ce titre, la jeunesse des gouvernants et des cadres dirigeants, qui se traduit, en particulier, par le style très dynamique et quelque peu inhabituel, aux yeux de l'Europe de l'Ouest, de l'action des représentantes des femmes. Elle a illustré son propos en relatant un certain nombre de rencontres au cours desquelles des statistiques économiques présentées en janvier 2004 se sont révélées caduques trois mois plus tard : ainsi, les écarts salariaux dans certains secteurs et un recours accru au temps partiel rapprochent très rapidement la situation des femmes à l'Est et à l'Ouest.

Mme Monique Halpern a noté que la vitesse de ces évolutions contrastait avec le caractère plus modéré des rythmes du changement qui prévaut plus volontiers en Europe de l'Ouest. Evoquant la récente réunion onusienne, à New-York, pour le 10e anniversaire de la Conférence de Pékin, elle s'est félicitée du fait qu'en matière de droit à l'avortement l'activité de la diplomatie américaine, pour exclure la référence à ce droit au niveau international, n'avait réussi à rallier ni la Pologne ni la Slovaquie, qui sont restées sur la position commune de l'Union européenne.

Gisèle Printz, présidente, a posé la question des liens entre la CLEF et l'Association des femmes de l'Europe méridionale.

Mme Monique Halpern a répondu que ces liens étaient extrêmement amicaux et étaient appelés à se renforcer.

Mme Annie David, revenant sur la jeunesse et la combativité des femmes issues de l'Europe de l'Est, s'est demandé dans quels domaines ce dynamisme se manifestait.

Mme Monique Halpern a précisé que se manifestait de manière assez nette, chez les femmes des nouveaux Etats membres de l'Europe de l'Est, un rejet du régime politique antérieur. En même temps, elle a rappelé que la période communiste avait provoqué un bouleversement de la condition des femmes avec, notamment, un effort d'éducation de haut niveau et un ancrage de la conception selon laquelle les femmes peuvent occuper des postes à haute responsabilité. Elle a cependant noté que ces femmes, à l'heure actuelle, n'avaient pas le choix : étant donné leur situation économique précaire, elles sont obligées, pour évoluer, d'accepter un certain nombre de sacrifices, tout en espérant que leur adhésion à l'ensemble des normes européennes pourra entraîner une amélioration de leur situation.

En ce qui concerne le débat sur l'avortement, elle a noté que, même dans un pays comme la Pologne, il ne fallait pas négliger l'existence d'une grande diversité des conceptions des femmes sur ce sujet sensible.

S'agissant de la prostitution, elle a rappelé que l'Allemagne et les Pays-Bas défendaient traditionnellement l'idée de la professionnalisation du commerce du sexe. A travers les opinions recueillies dans les nouveaux Etats membres, elle a indiqué que certaines femmes faisaient observer que la pauvreté économique entraînait presque nécessairement des comportements de ce type pour des raisons de survie. Elle a cependant jugé particulièrement intéressant de signaler que la République tchèque vient de refuser la professionnalisation de la prostitution.

Mme Monique Halpern a enfin indiqué que, pour un certain nombre de pays de l'Est, le modèle de pays européen qui réussit à tirer partie de son intégration pour initier une forte progression économique demeurait, à bien des égards, l'Irlande.