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DÉLÉGATION DU SÉNAT AUX DROITS DES FEMMES ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES
Mercredi 12 décembre 2001
- Présidence de Mme Gisèle Gautier, vice-présidente.
Réforme du divorce - Audition de Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, professeur de droit à l'Université de Lille
La délégation a entendu, sur la proposition de loi n° 17 (2001-2002), adoptée par l'Assemblée nationale, portant réforme du divorce, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, professeur de droit à l'Université de Lille et présidente du groupe de travail sur la réforme du droit de la famille qui a rendu son rapport au Garde des Sceaux en 1999.
Mme Gisèle Gautier, présidente, a introduit le débat en rappelant qu'un des points principaux de la proposition de loi était la suppression du divorce pour faute, en précisant que ce dernier représentait encore 46 % des procédures, la part des divorces par consentement mutuel s'établissant à 52 %.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a d'emblée émis des réserves à la fois sur le principe de la suppression du divorce pour faute et sur la rédaction du texte adopté par l'Assemblée nationale, en rappelant que le groupe de travail sur le droit de la famille, qu'elle avait présidé, avait formulé des propositions différentes.
Elle s'est interrogée sur les raisons qui peuvent justifier la suppression d'une procédure qui est encore utilisée dans 46 % des cas de divorce. Elle a estimé que le motif affiché -la dé-dramatisation du divorce, la procédure actuelle envenimant les conflits et traumatisant les enfants- n'était pas le plus solide. Elle a évoqué, en revanche, des divergences entre avocats et magistrats, en estimant qu'il serait toutefois simpliste de supprimer le divorce pour faute sur cette seule base.
Elle a ensuite fait valoir que la suppression du divorce pour faute constituait un pari : elle permettra de simplifier les procédures, mais le risque existe, d'après les praticiens, de reporter les litiges sur les questions relatives aux enfants. Elle a noté à ce propos que ces dernières étaient, pour les concubins qui se séparent, le seul terrain judiciaire possible, et qu'ils l'utilisaient très souvent.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a convenu que le texte adopté par l'Assemblée nationale, en ouvrant plus largement la possibilité d'une rupture unilatérale, consacrait pleinement un nouveau droit au divorce conforme à la conception actuelle de la liberté individuelle, selon laquelle, sous réserve d'éventuelles compensations pécuniaires et du respect des formes requises, un époux ne doit plus être emprisonné dans un mariage qui lui est devenu insupportable.
Puis, elle a souligné que la réforme proposée comptait beaucoup sur la médiation, en estimant que cette dernière était une solution faussement simple, car elle est parfois perçue comme une forme de violence par ceux qui y sont soumis, et que cette tentative de transfert des conflits de la régulation judiciaire vers la régulation sociale pourrait préparer d'ici quelques années un revirement en sens inverse, avec une demande accrue de droit.
S'agissant du mariage et de la nécessité juridique d'en sanctionner les obligations définies par la loi, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a relevé que la proposition de loi ne comportait, en matière de divorce, plus aucune trace des obligations de fidélité, de secours et d'assistance : la rédaction proposée pour les articles 259-5 et 266 du Code civil ne mentionne que « les faits d'une particulière gravité » et « les demandes de dommages-intérêts ». En particulier, a-t-elle estimé, l'obligation de fidélité est définitivement enterrée, alors que, même si l'adultère n'est plus pénalement réprimé depuis 1975, il est aujourd'hui encore stigmatisé comme une faute par la jurisprudence. Sans vouloir prendre parti sur l'opportunité pour le législateur de ne plus sanctionner les obligations du mariage, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a souligné qu'« individuellement insupportable », l'adultère était devenu « socialement toléré ».
Indiquant que la plupart des législations sur le divorce des Etats de l'Union européenne avaient renoncé à la faute, elle a noté que cette évolution n'avait pas toujours eu les effets bénéfiques escomptés, ce qui se traduisait depuis quelques années par l'adoption de mesures plus restrictives, notamment au Royaume-Uni. Le même durcissement s'observe aux Etats-Unis, dans certains Etats. Elle a estimé que même si des compensations financières peuvent être prononcées, le risque existait que la proposition de loi institue un divorce injuste pour la partie économiquement et socialement faible.
Abordant ensuite les modalités techniques du texte adopté par l'Assemblée nationale, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a déploré un manque de précision qui se manifeste notamment par le caractère flou de la notion de rupture irrémédiable du lien conjugal -ce qui ne portera toutefois pas à conséquence, a-t-elle précisé, car le juge n'aura pas à l'apprécier. Elle a estimé plus préoccupante l'imprécision du dernier alinéa du texte proposé pour l'article 262-1 du Code civil sur les raisons permettant au juge de statuer sur le report des effets du jugement de divorce, en évoquant les conséquences quant à la fixation de la date de dissolution de la communauté, laquelle comporte des enjeux financiers importants.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a manifesté une inquiétude toute particulière sur les conséquences du texte en matière de libéralités : quoique de manière non explicite, a-t-elle précisé, le texte supprime la révocabilité des donations entre époux, ce qui porte atteinte à la liberté testamentaire et peut empêcher les ex-époux d'arbitrer, notamment pour des raisons fiscales, entre le maintien des donations et le versement d'une prestation compensatoire en capital.
Evoquant l'articulation entre le droit du divorce et celui de la prestation compensatoire, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a fait observer que la réforme dont cette dernière avait récemment fait l'objet connaissait des débuts difficiles. Elle a rappelé que cette réforme avait répondu à un besoin urgent -ce qui n'est pas le cas, a-t-elle estimé, de la réforme du divorce dont il faudrait profiter pour procéder aux corrections nécessaires s'agissant du nouveau régime de la prestation compensatoire.
Elle a conclu en regrettant qu'une réforme d'une telle ampleur soit faite sous forme de proposition, et non pas de projet de loi, privant ainsi la procédure de l'avis du Conseil d'Etat.
Un débat s'est ensuite instauré.
Mme Gisèle Gautier, présidente, après avoir rappelé que la France avait connu sept réformes du divorce depuis la Révolution, s'est demandé si le texte examiné n'allait pas entraîner une augmentation du nombre des divorces.
Mme Janine Rozier a regretté que la réforme du divorce soit susceptible d'affaiblir le mariage et fasse oublier son aspect constructif.
M. Serge Lagauche, rapporteur, recentrant le débat du strict point de vue de l'égalité entre hommes et femmes, a posé la question de savoir si le texte adopté par l'Assemblée nationale comportait plus d'inconvénients ou d'avantages pour les femmes que le droit en vigueur.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, après avoir rappelé que les femmes prenaient dans 70 % des cas l'initiative du divorce, a estimé que la nouvelle réforme ne devrait pas les désavantager. Elle a cependant noté que la suppression du divorce pour rupture de la vie commune s'accompagnait d'une disparition des garanties attachées à ce cas de divorce et fondées sur le devoir de secours.
Mme Gisèle Printz a exprimé la crainte que les femmes soient pénalisées par une réforme qui facilitera les ruptures ou les départs de certains maris sans motif grave et a soulevé la question des difficultés de versement des pensions alimentaires.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a rappelé que les divorces prononcés aux torts exclusifs sanctionnaient dans leur grande majorité les maris (mais qu'il n'existait aucune statistique précise sur la nature exacte de ces torts). Elle a expliqué cette situation par le fait que, bénéficiant de l'aide juridique, les épouses engageaient des procédures de divorce pour faute à l'encontre de maris qui, bénéficiant moins fréquemment de cette aide, ne souhaitent pas se défendre lorsque les enjeux financiers sont limités.
Mme Gisèle Gautier, présidente, s'est interrogée sur la perte de signification de l'obligation de fidélité alors que les maires sont conduits à la réaffirmer lors de chaque célébration de mariage et a redouté la focalisation des procédures de divorce sur la question des enfants.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a redit ses craintes à ce sujet en rappelant que la pacification n'est, la plupart du temps, possible qu'après le déroulement d'une étape conflictuelle -un phénomène dont l'âpreté s'observe également lors de la rupture du concubinage.
En réponse à Mme Janine Rozier, elle a rappelé la règle de l'irrévocabilité des donations à laquelle font aujourd'hui exception les donations entre époux au motif que « l'amour ne dure pas toujours », une exception que le texte de l'Assemblée nationale prévoit de supprimer.
Interrogée par Mme Gisèle Gautier, présidente, sur la place laissée à la possibilité d'une réconciliation des époux, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a rappelé que, d'après le texte de la réforme, le juge « entend les parties » et « s'efforce de les amener à régler les conséquences du divorce à l'amiable », notamment par la médiation, mais qu'il prononce ensuite nécessairement le divorce.
En réponse à Mme Gisèle Printz et M. Jean-Guy Branger, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a confirmé la nécessité pour les époux de recourir à un avocat pour défendre leurs droits.
Mme Sylvie Desmarescaux, après avoir pris acte des critiques adressées à la réforme proposée, a rappelé les inconvénients et la conflictualité des procédures actuelles de divorce pour faute.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez est revenue sur les inconvénients de la situation actuelle qui traduisent un certain échec de la réforme du 11 juillet 1975 avec plus de 40 % de divorces pour faute. Elle a estimé que la procédure de divorce sur demande acceptée, à laquelle le Doyen Carbonnier avait prédit un développement plus important, s'est essentiellement heurtée aux stratégies mises en oeuvre par les avocats qui ont plutôt orienté leurs clients vers la faute ou le consentement mutuel pour mieux défendre leurs intérêts. Elle a rappelé l'opposition des avocats au divorce déjudiciarisé, et évoqué les possibles effets pervers de la loi avec, notamment, l'éventualité d'une augmentation des plaintes pénales ou des demandes de dommages-intérêts.
Mme Sylvie Desmarescaux s'est inquiétée de l'effet traumatisant sur les enfants des divorces conflictuels et Mme Gisèle Gautier, présidente, a redouté que l'intention généreuse de la réforme -la pacification des divorces- n'atteigne pas son objectif.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, a regretté que la proposition de loi fonde dans un seul cas -le divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal- des hypothèses différentes dans lesquelles l'un seulement ou chacun des époux veulent divorcer.
Elle a également déploré que la réforme ne s'attache pas à réaménager le divorce sur demande acceptée, le groupe de travail sur la réforme du droit de la famille ayant estimé que si le divorce pour faute ne pouvait descendre en dessous d'un seuil irréductible de 10 à 15 %, la proportion des divorces sur demande acceptée pourrait s'accroître, sous réserve d'adaptations, jusqu'à 35 %.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a ensuite insisté sur le caractère incontournable dans le droit du divorce de l'obligation de réparation du préjudice prévue par l'article 1382 du Code civil, obligation d'ailleurs consacrée par la décision du Conseil Constitutionnel relative à la loi sur le pacte civil de solidarité.
M. Jean-Guy Branger a évoqué les perspectives d'évolution comparées du PACS et du mariage.
Mme Sylvie Desmarescaux s'est interrogée, revenant sur les précisions données par Mme Françoise Dekeuwer-Défossez en matière de droit comparé, sur les risques d'instabilité de la législation française sur le divorce.
Mme Gisèle Gautier, présidente, s'est associée à cette interrogation sur un éventuel « retour de balancier » législatif, tout en craignant une fragilité accrue du mariage et une recrudescence des divorces.
M. Serge Lagauche, rapporteur, évoquant les engagements pris dans le cadre du mariage, et notamment l'obligation de fidélité, a souligné que le défaut de respect de ces engagements pouvait donner lieu à compensation financière.
Mme Françoise Dekeuwer-Défossez a estimé irréaliste l'idée que les juges puissent allouer, demain plus qu'aujourd'hui, des dommages-intérêts à l'époux victime d'adultère, en soulignant qu'en revanche la violence ou le harcèlement moral constituent des préjudices sans conteste indemnisables. Mme Sylvie Desmarescaux faisant observer que le harcèlement moral était facile à opérer, mais difficile à prouver, elle a estimé que les avocats pourraient s'emparer de ce dernier pour faire échouer l'objectif de pacification de la réforme.
Au terme de la réunion, Mme Gisèle Gautier, présidente, a conclu en indiquant que le mariage semblait évoluer vers une logique de plus en plus contractuelle.