M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le ministre de l’intérieur et des outre-mer, cher Gérald, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes réunis pour débattre au sujet d’un de nos territoires d’outre-mer qui nous sont si chers.
Le texte constitutionnel dont nous allons discuter concerne ce territoire, la Nouvelle-Calédonie, dans lequel je me suis rendu avec mon collègue Gérald Darmanin voilà tout juste un mois, pour y dire l’engagement total de l’État et du ministère de la justice en particulier.
J’ai pu en effet inaugurer le centre de détention de Koné. J’ai annoncé des renforts humains – magistrats, greffiers, contractuels – sans précédent, ainsi que la construction tant attendue de la nouvelle prison de Nouméa, pour un montant record de près d’un demi-milliard d’euros.
La Nouvelle-Calédonie est un territoire particulièrement attachant et j’ai pu constater la richesse des cultures qui y cohabitent. C’est aussi un territoire dans lequel le poids de l’histoire récente est très fort.
La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République a déjà pris acte du caractère unique de ce poids de l’histoire par la formulation « dans les collectivités d’outre-mer […] et en Nouvelle-Calédonie », qui la distingue de tout autre territoire de la République. Cette originalité était déjà présente dans la reconnaissance par l’accord de Nouméa d’une citoyenneté calédonienne. Il s’agissait là d’une innovation majeure, porteuse d’une forte charge symbolique. Cette citoyenneté se manifeste notamment par l’existence d’un corps électoral spécifique aux élections provinciales et aux élections du Congrès.
La persistance du gel du corps électoral déroge cependant de manière particulièrement significative aux principes d’universalité et d’égalité du suffrage, en excluant du droit de vote des personnes nées en Nouvelle-Calédonie ou qui y résident depuis plusieurs décennies.
C’est à ces Français-là que je pense. Lors du déplacement en commun que nous avons effectué, nous avons rencontré beaucoup de Français, qui nous ont fait part de leur incompréhension et de leur frustration de ne pas pouvoir participer à la démocratie.
C’est aussi bien sûr à nos règles que je pense, et particulièrement à l’article 1er de la Constitution, selon lequel la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
Je pense également à son article 3, qui pose clairement le caractère « universel, égal et secret » du suffrage, et qui affirme avec force que sont électeurs « dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques ».
Enfin, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame de façon solennelle : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. »
Mesdames, messieurs les sénateurs, ce gel du corps électoral contrevient également aux obligations internationales de la France.
L’article 3 du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales affirme la nécessité d’organiser, « à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».
Dans l’arrêt de janvier 2005 Py contre France, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait jugé que l’exigence de dix années de résidence en Nouvelle-Calédonie pouvait paraître « disproportionnée au but poursuivi », mais elle avait admis la conventionnalité du dispositif, qui s’inscrivait dans un processus transitoire et répondait à une situation très particulière. Cette décision aura vingt ans dans quelques mois. La situation démographique a largement évolué et la Cour pourrait être désormais saisie du cas d’une personne résidant depuis plus de vingt ans en Nouvelle-Calédonie, qui ne se verrait pas pour autant reconnaître un entier droit de vote aux élections locales.
Si les circonstances propres à la Nouvelle-Calédonie sont toujours de nature à justifier l’existence d’un corps électoral spécifique, la compatibilité des règles en vigueur avec les engagements internationaux de la France est aujourd’hui plus qu’incertaine, alors que le processus défini par l’accord de Nouméa est désormais achevé.
Les trois référendums d’autodétermination organisés en 2018, 2020 et 2021 ont en effet tous conclu au refus de l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.
Aujourd’hui, plus de 40 000 de nos concitoyens peuvent voter aux élections nationales, mais sont privés du droit de vote aux élections du congrès et des assemblées de province. Parmi eux, 12 000 personnes, d’une part, sont nées et ont fait leur vie en Nouvelle-Calédonie et 12 000 autres, d’autre part, vivent sur ce territoire depuis dix ans. Il n’est plus tolérable qu’en 2024 toutes ces personnes soient exclues de la démocratie calédonienne.
Comme vous le savez, la priorité absolue du Gouvernement reste la conclusion avec les partenaires calédoniens d’un accord portant sur l’évolution politique et institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie. C’est la raison pour laquelle, de manière inédite, il est prévu que l’entrée en vigueur du projet de loi constitutionnelle soit subordonnée à l’absence de conclusion d’un accord entre les partenaires politiques.
Afin de remédier à d’éventuelles difficultés, le Gouvernement a précisé les caractéristiques de l’accord dont la conclusion empêcherait l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle. Il a, en outre, décidé de confier au Conseil constitutionnel le soin de constater l’existence d’un accord répondant à ces caractéristiques ; ce rôle s’inscrit parfaitement dans les missions déjà confiées au Conseil.
Ce projet de loi constitutionnelle confie par ailleurs au pouvoir réglementaire le soin de déterminer les modalités de mise en œuvre de la révision constitutionnelle.
En tant que garde des sceaux, j’ai conscience du caractère inhabituel de ce renvoi. Pour son application, la Constitution de la Ve République renvoie traditionnellement à la loi organique et à la loi ordinaire. Toutefois, vous l’avez compris : ce mécanisme n’est en rien une défiance, bien au contraire. L’intervention du pouvoir réglementaire est justifiée par l’urgence de la situation, le Gouvernement s’étant engagé à ce que les élections ne soient pas reportées au-delà de 2024.
L’esprit même de notre démocratie, chacun le comprend, ne permet pas de retarder ces élections, et impose un dispositif qui assure la plus grande célérité.
Pour renforcer les garanties encadrant l’intervention du pouvoir réglementaire, le Gouvernement a fixé les matières dans lesquelles ce décret est susceptible d’intervenir : la composition du corps électoral, les opérations de révision des listes et divers critères d’appréciation des conditions d’inscription. Il a également limité dans le temps cette habilitation : ce décret ne pourra être adopté qu’avant le 1er septembre 2024.
En ce qui concerne la possibilité de reporter la date des élections jusqu’au 30 novembre 2025 en cas de conclusion d’un accord entre les partenaires politiques, je serai plus bref.
La jurisprudence constitutionnelle admet la possibilité de prolonger les mandats en cours des membres de l’organe délibérant d’une collectivité dans un but d’intérêt général. Toutefois, le législateur n’est pas libre : il doit évidemment respecter les règles et principes de valeur constitutionnelle. Cela implique notamment que les électeurs soient appelés à exercer leur droit de suffrage selon une périodicité jugée raisonnable.
Selon le Conseil d’État, le report d’élections ne peut intervenir au-delà d’un délai raisonnable de dix-huit mois. En prévoyant un report au plus tard au 30 novembre 2025, le Gouvernement s’inscrit pleinement dans la ligne jurisprudentielle qui guide notre droit électoral.
Mesdames, messieurs les sénateurs, au nom du Gouvernement, j’ai l’honneur aujourd’hui de porter devant vous, avec mon collègue de l’intérieur et des outre-mer dont je veux ici saluer le formidable engagement, ce projet de loi constitutionnelle.
Je tiens à le rappeler avec force : le destin commun de la Nouvelle-Calédonie est dans les mains des Calédoniens eux-mêmes.
Si la priorité du Gouvernement demeure la conclusion d’un grand accord entre les partenaires politiques afin d’aboutir à une nouvelle organisation politique durable respectueuse des sensibilités de chacun et fidèle aux acquis de l’accord de Nouméa, il nous faut agir pour mettre fin à une injustice démocratique, qui prive de droit de vote aux élections au congrès et aux assemblées de province un électeur calédonien sur cinq. (M. Olivier Bitz applaudit.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – Mme Évelyne Perrot applaudit également.)
M. Philippe Bas, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je veux saluer tout particulièrement nos collègues de Nouvelle-Calédonie, Georges Naturel et Robert Wienie Xowie, qui nous ont beaucoup aidés dans la préparation de ce débat, en s’attachant à nous donner une information précise sur la situation du territoire et en se faisant force de proposition.
Monsieur le ministre de l’intérieur, vous l’avez dit : une page se tourne ; il faut en ouvrir une autre, comme en 1988 avec l’accord de Matignon, comme en 1998 avec l’accord de Nouméa.
La stabilité et le devenir du territoire supposent que les représentants de toutes les catégories de la population calédonienne trouvent un terrain d’entente pour vivre ensemble et assurer le développement de l’île.
Malgré vos efforts, monsieur le ministre – je vous en donne bien volontiers acte, rares sont les ministres de l’intérieur et de l’outre-mer à avoir fait sept déplacements en peu de temps en Nouvelle-Calédonie pour rechercher les voies d’un accord –, cet accord n’a pu encore être trouvé.
Il suppose de la part du Gouvernement et du Parlement de l’impartialité et un souci d’équilibre, mais aussi que le Gouvernement joue un rôle actif dans les négociations. Si un tel accord devait survenir, je crois pouvoir dire en votre nom, mes chers collègues, que nous serions tous prêts à le traduire dans la Constitution, dans la loi organique et dans les lois ordinaires. Mais à l’évidence, il ne s’agit pas de cela aujourd’hui.
Si chacun admet qu’un cadre stable ne peut être posé pour la Nouvelle-Calédonie que dans le cadre d’un accord, il n’est pas en notre pouvoir de donner le temps long que vous réclamez à juste titre, monsieur le ministre de l’intérieur, par un vote du Parlement. Seul un accord global permettra d’obtenir ce temps long. Je crois, messieurs les ministres, que vos propos vont tout à fait dans ce sens.
Le texte qui nous est soumis ne porte pas une telle ambition. Il vise simplement à sortir du blocage du corps électoral qui fait que, en dehors des électeurs de statut coutumier, on ne peut plus accéder au vote aux élections provinciales.
Il faut donc permettre le dégel du corps électoral pour en faire un corps électoral « glissant ». C’est bien la moindre des choses, car nous sommes arrivés à une situation qui écarte du vote non plus 7 % des électeurs, comme au moment de la révision constitutionnelle de 2007, mais, comme le rappelait le garde des sceaux, 20 % de ces électeurs.
Le Conseil d’État a d’ailleurs exprimé de très forts doutes sur la capacité d’organiser régulièrement des élections en Nouvelle-Calédonie sur le fondement d’une telle liste électorale.
Certes, la Constitution n’interdit pas le gel ; au contraire, elle le permet depuis 2007. Mais la dérogation à l’égalité devant le suffrage que cela implique – le garde des sceaux a rappelé qu’elle était fondée sur l’article 3 de la Constitution française – doit être proportionnée à l’objectif poursuivi. Elle ne l’est plus aujourd’hui, en raison de cette proportion très importante d’électeurs écartés des élections provinciales.
Monsieur le garde des sceaux, vous l’avez dit : il y a urgence, car nous ne savons pas organiser des élections en Nouvelle-Calédonie sans dégel de la liste électorale. Et s’il n’y a plus d’élections en Nouvelle-Calédonie, alors en effet nous ne pourrons pas éternellement prolonger des mandats qui ne tirent plus leur source de la légitimité du suffrage universel, mais du vote du Parlement de la République.
Cela n’est pas possible. Il y a un moment où nous arrivons au pied du mur. Nous aurions tous préféré que ce moment survienne après un accord, mais à présent nous n’avons pas d’autre choix possible. Si nous voulons des élections en Nouvelle-Calédonie, il faut que la disposition de la Constitution qui gèle le corps électoral disparaisse.
Je tiens à dire – il y a eu des incompréhensions à l’égard du travail de la commission des lois – que cette volonté s’est exprimée en commission dès la semaine dernière. Le choix d’un dégel permanent, irrévocable, irréversible, par abrogation d’une disposition constitutionnelle qui permettait le gel, est le choix de la commission des lois, comme il a été le choix du Gouvernement lorsqu’il a déposé son projet.
Une fois que l’on aura dégelé le corps électoral et permis l’inscription de nouveaux compatriotes calédoniens sur la liste électorale, reste à savoir quelles règles nous imposerons.
On pourrait imaginer d’élargir la liste à tout le monde, mais on contreviendrait alors fortement à l’accord permanent qui a été passé entre nos compatriotes calédoniens et le Gouvernement français. Cet accord prévoit un corps électoral restreint, en raison de cette idée simple selon laquelle il faut être intéressé par l’avenir de la Calédonie pour voter aux institutions qui sont les plus importantes de Nouvelle-Calédonie.
Par conséquent, le Gouvernement nous propose d’intégrer à la liste électorale tous les natifs de Nouvelle-Calédonie ayant atteint l’âge de 18 ans, ainsi que tous les Calédoniens présents sur le territoire calédonien depuis au moins dix ans.
Cette proposition me semble sage et nous la soutenons. Nous considérons en effet qu’elle ne va pas trop loin dans l’intégration de nouveaux citoyens calédoniens à la liste électorale. On aurait pu prévoir cinq ans ou trois ans. On aurait pu aussi envisager que tout le monde vote. Le Gouvernement n’a pas fait ce choix et, sur ce point, la commission des lois lui a donné raison.
Monsieur le ministre de l’intérieur, vous avez évoqué un amendement dont je suis l’auteur. Je pense fermement que nous avons à prendre des mesures d’urgence pour permettre des élections. Afin de faciliter la conclusion d’un accord, nous devrions éviter de statuer indéfiniment en préemptant ce qui a été jusqu’à présent l’un des principaux sujets de négociation entre Calédoniens.
J’ai bien compris, au gré de nos discussions internes au Sénat et grâce aux contacts que nous avons noués avec les parties calédoniennes, que la position que j’ai fait adopter par la commission des lois était jugée excessive et qu’on voulait en finir une fois pour toutes, non pas avec le gel – j’ai apporté la garantie nécessaire pour qu’il soit définitivement écarté de nos textes fondamentaux –, mais avec la question du corps électoral restreint.
Le président de notre commission des lois a fait une proposition de compromis : si un accord survenait après les élections en Nouvelle-Calédonie, il faudrait alors modifier le corps électoral restreint au moyen non pas d’une révision constitutionnelle – celle-ci peut rester nécessaire sur d’autres points –, mais d’une simple loi organique, sur le fondement de cet accord. C’est une manière de dire que les dispositions que nous nous apprêtons à adopter ne sont pas absolument définitives : nous continuons à préférer l’accord à la recherche d’une solution unilatérale par le Parlement français.
J’espère que ce compromis, que j’ai accepté, pourra prévaloir dans nos votes d’aujourd’hui. Au-delà, un certain nombre d’autres questions se posent.
En ce qui concerne le partage des sièges entre les provinces, le ministre de l’intérieur a dit que la revendication lui paraissait fondée, mais qu’il valait mieux la traiter dans le cadre d’un accord. Je partage son point de vue.
D’autres amendements tendent à reporter les élections. Selon moi, ce n’est pas la bonne approche : on ne peut pas faire campagne le soir en mobilisant ses électeurs dans les meetings et négocier le matin pour trouver un accord avec ses adversaires.
Si nous voulons vraiment un accord qui assure le temps long et la stabilité de la Nouvelle-Calédonie, les élections doivent avoir lieu le plus tôt possible. Il s’agit non pas de s’en débarrasser, mais de permettre à la démocratie calédonienne de s’exprimer.
Sur cette base, nous pourrons, je l’espère, aboutir à un accord global, sans lequel il n’y a pas d’avenir possible pour les Calédoniens. Je veux leur dire ici toute l’attention que leur porte le Sénat et combien ce dernier a le souci de trouver des solutions qui permettent de stabiliser ce magnifique territoire, pour reprendre l’expression du ministre de l’intérieur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Annick Jacquemet et M. Philippe Bonnecarrère applaudissent également.)
M. le président. Je suis saisi, par M. Xowie et les membres du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, d’une motion n° 22.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3 du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi constitutionnelle portant modification du corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées de province de Nouvelle-Calédonie.
La parole est à M. Robert Wienie Xowie, pour la motion.
M. Robert Wienie Xowie. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, ipië mé co : respect et humilité.
Nous sommes au rendez-vous avec l’histoire, un rendez-vous manqué… Le temps est venu de parler, de parler de ce qui constitue le cœur du pari de l’intelligence sur le devenir de mon pays, la Kanaky.
Ce pari est le suivant : faire peuple. « Moi je suis passager, mais je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir, tout ce que je peux faire pour que le pays que je lègue à mes fils soit le plus beau pays. » Voilà les mots de Jean-Marie Tjibaou.
Aujourd’hui, je veux pouvoir dire les miens, ceux d’une lutte, d’un espoir, d’un rêve qui anime ma chair, celle de mes aïeux, et maintenant celle de mes enfants et petits-enfants. Ce rêve qu’on porte en nous et qui a été embrassé par les gens de ce pays : le rêve de la liberté de penser, de dire et de faire en notre nom propre !
Nainville-les-Roches en 1983 en est le symbole. Je dis « symbole », car cette main tendue pèche à être prise. Je veux croire qu’elle le sera un jour par l’ensemble des communautés qui feront peuple en Kanaky.
Qaja mé kuca : parler et faire. C’est ce que je veux faire ici dans cet hémicycle. Parler de ce qui a été fait, de ce qui est fait et de ce que l’on pourra faire. Je veux exprimer la voix d’un peuple debout, qui existe, qui vit et qui crie haut et fort son existence, sa résistance.
Le pari de l’intelligence était de construire une communauté de destin, autour du peuple kanak, avec les descendants de la colonisation dans un pays commun. Qu’en est-il aujourd’hui de ce pari ?
Ce projet de loi confirme l’adage « diviser pour mieux régner ». C’est une démarche meurtrière. La représentation nationale et le Gouvernement peuvent-ils décider sans le peuple concerné ?
Monsieur le ministre, pouvez-vous confirmer ou infirmer vos déclarations sur l’existence d’un accord ? Vous avez déclaré devant la commission des lois le 14 février : « Toutes les tendances, indépendantiste et non indépendantiste, ont signé un document sous ma présidence, que j’ai cosigné également, […] qui acceptait le dégel du corps électoral à dix ans. » Dois-je comprendre que nous sommes des menteurs ? Ou ce document existe-t-il réellement ? Je note tout simplement que la saisine du congrès de la Nouvelle-Calédonie sur cette réforme constitutionnelle n’a pas été faite.
Nous sommes déjà le 27 mars au pays ; ici on est le 26. Comprenez ceci : les décisions depuis Paris seront toujours en retard face à notre histoire, car le destin de notre peuple se dessine sur sa terre. Ce projet de loi s’inscrit à contresens de notre histoire. On vient toucher au cœur même de ce qui constitue la citoyenneté calédonienne : le corps électoral.
Nous ne pouvons pas examiner ce projet de loi unilatéral sous l’unique prisme des valeurs républicaines si fondamentales pour la Nation française que sont l’universalisme et la démocratie.
Monsieur le ministre de l’intérieur, vous avez affirmé à l’Assemblée nationale, le 18 mars dernier, lors de la discussion relative au projet de loi organique qu’« être contre ce projet de loi organique et contre le projet de loi constitutionnelle que nous allons présenter, c’est être contre une forme de démocratie qui fait la France depuis 1789 », laissant ainsi entendre que toute position contraire serait antidémocratique.
À quelle forme de démocratie fait-on référence ? Dois-je vous rappeler, monsieur le ministre, moi qui suis Kanak, les sombres méandres et les pans honteux de l’histoire de la « démocratie » française au temps des colonies ?
Dois-je rappeler que la démocratie française en Kanaky s’est longtemps résumée à l’exercice du pouvoir par un petit nombre de citoyens non kanaks ?
M. Robert Wienie Xowie. Dois-je rappeler que les Kanaks ont été exclus du droit de vote en Kanaky pendant près de soixante ans ? Qu’en 1945 le gouverneur Jacques Tallec fut à l’origine du premier gel du corps électoral calédonien empêchant l’inscription des Kanaks ? Qu’en 1946, le ministre de la France d’outre-mer de l’époque a proposé un projet de création d’un double collège électoral afin de séparer les électeurs kanaks des colons électeurs ?
Dois-je rappeler aussi qu’il aura fallu attendre 1957 pour que l’Assemblée territoriale puisse véritablement représenter l’ensemble de la population non kanak et kanak ?
Monsieur le garde des sceaux, dois-je vous rappeler l’injustice démocratique induite par la circulaire Messmer de 1972, qui a volé au peuple kanak sa légitimité et sa majorité démocratique ?
Cela fait beaucoup de rappels historiques, mais ne dit-on pas que la pédagogie est affaire de répétition ? Pour autant, nous éviterions bien volontiers une répétition des conséquences du passé. Au nom de la démocratie, le Gouvernement oublie son passé et brandit les valeurs républicaines à géométrie variable.
On notera qu’en 2023, la Cour de cassation a considéré que tant que le pays était sur la voie de la décolonisation, il n’y avait pas de nécessité démocratique à faire évoluer le corps électoral. La réouverture du corps électoral ne fait que reprendre la stratégie de colonie de peuplement pour s’emparer une nouvelle fois du pouvoir.
Le gouvernement français est-il en mesure de considérer que la démocratie prime sur la décolonisation ? On a tout connu, tout subi, des soulèvements, des morts, mais le combat d’un peuple n’a pas de prix. Ce projet de loi est un héritage de la pensée coloniale, un héritage des méthodes d’antan qui ont réduit nos anciens au code de l’indigénat, les privant du droit de vote sur leur propre terre.
Le consensus, par un accord global, est le seul et unique moyen de respecter notre histoire. Le gouvernement actuel passe en force sur ce qui est essentiel à la survie d’une communauté de destin.
Le point 5 de l’accord de Nouméa indique que « tant que les consultations n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette “irréversibilité” étant constitutionnellement garantie ». Or, aujourd’hui, aucun accord n’a été trouvé et le Gouvernement passe en force.
Ce mode de fonctionnement dédaigneux, paternaliste et déconnecté de nos pays met en lumière le caractère profondément colonialiste de l’intervention de l’État dans le dossier calédonien. La conclusion d’un accord global est le chemin consensuel le plus approprié. On ne discute pas sous la menace.
Le corps électoral est le ciment de la citoyenneté calédonienne. Rompre les équilibres trouvés, c’est volontairement éradiquer la notion de peuple kanak constitutionnalisé.
Cette réforme prévoit d’élargir le corps électoral à tous les résidents de plus de dix ans. Elle s’inscrit dans la droite ligne de la circulaire Messmer, nous rendant minoritaires sur nos terres et laissant la maîtrise de nos administrations locales entre les mains des populations accueillies. C’est ainsi que le gouvernement français veut consacrer dans la Constitution la colonie de peuplement et légitimer la « minorisation » du peuple kanak : c’est légitimer pour mieux recoloniser.
Par ailleurs, le gouvernement français rompt avec ses engagements internationaux. La Kanaky est inscrite depuis 1986 sur la liste des territoires non autonomes à décoloniser. Le projet de loi est en contradiction avec le point 11 de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies : « Les puissances administrantes devraient veiller à ce que l’exercice du droit à l’autodétermination ne soit pas entravé par des modifications de la composition démographique dues à l’immigration ou au déplacement de populations dans les territoires qu’elles administrent. »
« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir », disait Frantz Fanon. La nôtre est intergénérationnelle et nous voulons la remplir : celle de la lutte pour la pleine souveraineté. Nous sommes ici pour porter ce flambeau et personne ne nous l’enlèvera ; nos enfants le porteront à leur tour. Tant qu’il y aura un Kanak sur cette terre, la revendication subsistera.
Aimé Césaire disait : « Faire un pas avec le peuple, pas deux pas sans lui. » Dans la précipitation, le Gouvernement fait avec ce projet de loi deux pas sans le peuple kanak, en niant sa légitimité aux urnes : le premier lors du troisième référendum, le deuxième aux prochaines élections provinciales. La perte de la légitimité historique du peuple kanak nous fait revenir au temps que l’historien Louis-José Barbançon dénommait « le pays sans nous ». D’un peuple kanak minoritaire à un peuple français majoritaire, il n’y a qu’un pas.
Face à l’oppression, au mépris et à l’humiliation, mon peuple vous répond : respect et humilité. Le peuple français n’est pas l’ennemi du peuple kanak. Je ne suis pas venu dire que votre universalisme et votre démocratie sont meilleurs que notre droit d’exister. Chacun ses valeurs, chacun ses responsabilités. Je suis venu exprimer, sans haine ni mépris, notre droit de faire pays, tout comme vous aspirez à votre souveraineté. Pourquoi serions-nous moins légitimes à parler de nous-mêmes ?
Le FLNKS, réuni en congrès ce samedi 23 mars, a réaffirmé son unité. À l’instar de l’ensemble des groupes progressistes et du groupe CRCE-Kanaky, il demande le retrait de ce texte. Mesdames, messieurs les parlementaires, rejeter ce texte, c’est respecter le chemin de l’histoire. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)