M. Thomas Dossus. Quelle vérité ?
M. Bruno Retailleau. Or la vérité, c’est de dire que, en 2030, lorsque la réforme s’appliquera, nous aurons en France le régime le plus avantageux d’Europe en matière d’âge de départ à la retraite. Ce sera également le cas pour ce qui concerne les carrières longues. (Exclamations sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.) C’est un fait incontestable !
La vérité est de reconnaître que oui, cette réforme est d’ordre budgétaire. Elle est évidemment et, en quelque sorte, accessoirement budgétaire, car elle doit remédier aux maux que traduisent des chiffres déjà énoncés dans la discussion, en particulier les 150 milliards d’euros de déficit cumulé sur dix ans – et encore, ces chiffres reposent sur des hypothèses macroéconomiques très favorables, avec un taux de chômage à 4,5 %.
Il y a toujours plus de pensionnés et toujours moins de cotisants. Comment y faire face ? Il s’agit de sauver un régime auquel nous tenons tous, par-delà nos divergences partisanes. (Exclamations sur les travées du groupe CRCE.) Voulons-nous amputer le pouvoir d’achat des retraités, ou imposer demain aux jeunes de payer deux retraites, la nôtre et la leur ? La réponse est non ! Il faut réformer.
J’entends dire qu’il ne faut pas regarder les chiffres, que c’est du fétichisme comptable… Mais derrière les chiffres, il y a l’argent des Français. Derrière l’argent des Français, il y a la peine des Français. Cela ne vaut-il pas le coup qu’on en prenne un peu soin ?
M. Pierre Laurent. Il faut aussi prendre soin de leur avenir !
M. Bruno Retailleau. Si cette réforme a des déficits pour point de départ, son point d’arrivée ne peut pas être également des déficits ; je l’ai déjà souvent rappelé.
Il y a bien pire que de demander aux Français des efforts, c’est de les leur demander pour rien ! Tel serait le cas si, en 2030, la réforme ne permettait pas d’équilibrer le système.
Nous proposerons donc plusieurs pistes pour réaliser des économies, notamment sur la fraude,… (Protestations sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST. – Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Et la fraude fiscale ?
M. Bruno Retailleau. … mais aussi sur la biométrie, comme vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, et sur l’alignement des conditions de résidence prévues pour le versement des minima sociaux, notamment entre revenu de solidarité active (RSA) et Aspa.
Nos propositions enrichiront le texte tout en gardant un coût raisonnable, bien loin, monsieur le ministre, des 6 milliards d’euros de mesures d’accompagnement – sans doute parfois légitimes – qu’il est prévu de prélever sur les 17,7 milliards d’euros de marge financière que devrait rapporter la réforme.
Si j’ai dit que cette réforme était d’ordre budgétaire, mais qu’elle n’était qu’accessoirement budgétaire, c’est parce qu’elle est – peut-être serons-nous d’accord sur ce point – porteuse d’un projet de société. (On en convient sur les travées du groupe SER.)
C’est une réforme globale – certains l’ont même qualifiée de « mère de toutes les réformes » – parce qu’elle concentre de nombreux enjeux, au moins trois, qui sont à mes yeux les plus importants.
Le premier enjeu, c’est notre modèle social et son régime de retraite par répartition, qui donne du sens au lien entre les générations, à ce que nous sommes : non pas simplement un agrégat de communautés ou d’individus, mais une Nation, un peuple ! Nous dépendons les uns des autres. Telle est la signification du régime par répartition, que nous voulons sauver. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
On peut toujours tenter de l’améliorer, mais le fait est qu’il est généreux. Ainsi, fait trop rarement relevé, parmi les pays de l’OCDE, la France est le pays où la proportion de pauvres âgés de plus de 65 ans est la plus faible. Notre pays compte 2,5 fois moins de personnes âgées pauvres que la moyenne des pays européens.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Grâce à la retraite à 60 ans ! Depuis, leur nombre augmente !
M. Bruno Retailleau. C’est cela aussi que l’on tente de préserver à travers les changements. C’est absolument fondamental !
La générosité va avec l’exigence : exigence en matière de lutte contre la pauvreté, exigence de justice en matière de régimes spéciaux.
Pourquoi attendre quarante-trois ans pour faire converger les régimes spéciaux et le régime général ? Une infirmière mérite-t-elle moins qu’un conducteur de la RATP ou de la SNCF ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Protestations sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Mme Céline Brulin. Eh bien, augmentez les retraites des infirmières !
Mme Victoire Jasmin. Curieuse comparaison !
M. Bruno Retailleau. Nous déposerons bien sûr un amendement sur ce sujet, c’est une question de justice et, croyez-moi, notre proposition est populaire !
Le deuxième enjeu est démographique. Un système intergénérationnel, c’est un système démographique. Auguste Comte a dit très justement que la démographie, c’est le destin. Oui, c’est en particulier le destin d’un régime par répartition ! Sans renouvellement générationnel, il ne peut pas y avoir de solidarité.
C’est la raison pour laquelle nous ne voulons pas que cette réforme se fasse sur le dos des femmes qui ont eu des enfants, qui ont travaillé, qui ont eu des carrières complètes, mais qui n’ont pas souvent eu le loisir de s’arrêter longtemps. Elles ont dû bosser, soit parce qu’elles élevaient seules leurs enfants, soit parce que leur mari avait un petit salaire et qu’il fallait bien payer les traites !
Mme Laurence Cohen. La faute à qui ?
Mme Michelle Gréaume. Égalité salariale !
M. Bruno Retailleau. Alors oui, nous proposerons, avec courage et fierté, une surcote pour ces mères de famille. Nous le leur devons bien, mes chers collègues ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Exclamations sur les travées des groupes SER et CRCE.)
Le troisième enjeu est un enjeu de société important. Quelle société voulons-nous ? Voulons-nous une société du droit à la paresse ou une société du travail ? Voulons-nous une société de la décroissance, du déclassement collectif, de l’appauvrissement individuel, ou bien celle, que nous appelons de nos vœux, de la prospérité pour tous, une société de la croissance ?
Pourquoi le rapport des Français au travail s’est-il tant dégradé ? Sans doute la pandémie de covid-19 y est-elle pour quelque chose, mais je pense que la raison principale, c’est que trop de Français ne parviennent pas aujourd’hui à vivre du fruit de leur travail.
Mme Céline Brulin. Augmentez donc les salaires !
Mme Cathy Apourceau-Poly. On vous l’a proposé !
M. Bruno Retailleau. Écoutez-moi, vous n’aurez pas affaire à un ingrat : c’est le produit d’un mensonge vieux de quarante ans, le boniment de celles et de ceux qui nous ont vendu la retraite à 60 ans, puis la semaine de 35 heures, de celles et de ceux qui ont dit aux Français qu’ils vivraient toujours mieux en travaillant toujours moins ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Protestations sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
M. Emmanuel Capus. Voilà !
M. Bruno Retailleau. Le résultat, nous le voyons : la richesse par habitant, c’est-à-dire le niveau de vie des Français, a dégringolé au vingt-sixième rang !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. C’est l’euro ! La croissance a manqué !
M. Bruno Retailleau. Il est temps aujourd’hui, mes chers collègues, de mettre fin à ce mensonge et de tenir un discours de vérité aux Français, ce qui permettra, demain, d’améliorer leur pouvoir d’achat et leur niveau de vie. La prospérité pour tous passe par le salaire, bien sûr, mais aussi par la création de richesses grâce au travail ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
C’est la raison pour laquelle le report de deux années de l’âge de départ à la retraite est fondamental. Je sais que ce recul est exigeant, qu’il est impopulaire. Il est bien sûr un levier budgétaire, mais il est surtout un filet de sécurité contre les décotes massives – M. le ministre du travail a parlé dans son intervention liminaire de « machine à décotes » –, qui créent de la pauvreté.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Et les recettes ?
M. Bruno Retailleau. À cet égard, relisez l’excellente simulation de la Cnav, qui a étudié l’hypothèse d’un allongement de la durée d’assurance requise (DAR) pour une pension à taux plein, et celle d’un recul de la borne d’âge.
J’en reviens à la prospérité : pensez-vous que la France puisse s’en tirer en travaillant toujours moins ?
M. Emmanuel Capus. Non !
M. Bruno Retailleau. Le recul de l’âge procure un autre avantage : nous allons automatiquement, mécaniquement, augmenter le taux d’emploi des seniors (Protestations sur les travées des groupes CRCE et SER.) et ainsi mettre plus de travail dans la machine économique française, ce qui permettra davantage de redistribution. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
C’est capital, car aujourd’hui, la croissance de demain est obérée par une productivité et une durée du travail en berne et par un taux d’emploi parmi les plus faibles de tous les pays européens.
Bien entendu, nous voulons améliorer les conditions d’emploi des seniors. À cet égard, monsieur le ministre, la proposition de notre commission n’est pas un caprice. Prenez garde, car elle fait partie des points qui, pour nous, sont essentiels. L’index seniors est une statistique ; un contrat de fin de carrière, c’est bien autre chose : c’est un outil beaucoup plus opérant. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mes chers collègues, nous aurons ici un rôle important à jouer – chacun l’a dit avec ses mots, mais je pense que nous partageons tous le même point de vue, quelles que soient nos appartenances partisanes et nos divergences politiques. Nous sommes le Sénat, la Haute Assemblée, chacun de nous a une responsabilité.
Je sais que nos débats seront passionnés, mais raisonnés ; ils seront parfois rugueux, évidemment, car nous n’avons pas les mêmes convictions. Je suis d’ailleurs heureux de constater que l’examen de ce projet de loi ressuscite un peu le vieux clivage entre droite et gauche ! (Rires sur les travées des groupes SER et CRCE.) Ce n’est pas moi qui vais le déplorer, vous me connaissez ! (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains, SER et CRCE.)
Le Parlement, c’est la représentation des Français, ce n’est pas la « guignolisation ». La politique, ce n’est pas la guerre, ce n’est pas l’institutionnalisation de la violence dans un hémicycle. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE et RDPI.) La politique, c’est la démocratie, et la démocratie, c’est la belle invention qu’ont trouvée nos plus anciens pour canaliser la violence dans le débat, notamment dans l’espace public.
Mes chers collègues, il nous incombe à nous, sénateurs, de relever le défi d’un débat respectueux, mais aussi d’aller jusqu’au vote du texte. Ne me dites pas qu’un bon débat serait simplement un débat calme et respectueux : les parlementaires sont faits pour voter !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Nous voulons le retrait du texte !
M. Bruno Retailleau. J’entends, mes chers collègues, que vous voulez qu’il y ait un vote sur l’article 7. Cela signifie-t-il que les articles suivants, les articles 8, 9 et 10, les dispositions sur les petites retraites, l’invalidité, les travailleurs handicapés ne mériteraient pas un débat, un vote ? Eh bien, si ! Nous voulons aller au bout du texte, nous le devons aux Français. Pour nous, c’est un devoir ! (Vifs applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Daniel Chasseing. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Daniel Chasseing. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, carrières longues, emploi des seniors, retraite des femmes, retraite progressive : avant de nous soumettre le présent texte, il eût été heureux de nous présenter un projet de loi sur le travail, qui aurait permis de traiter de ces différents sujets avec les partenaires sociaux. Cela étant, nous devons débattre de façon sérieuse du texte qui nous est soumis, avec toute la responsabilité qui nous incombe.
Je tiens tout d’abord à féliciter et à remercier Élisabeth Doineau et René-Paul Savary pour leurs exposés complémentaires et très complets. Ils ont présenté les enjeux de la pérennisation de notre système de retraite, mais aussi formulé des propositions claires et précises afin d’améliorer ce texte.
Le fait est là, mon collègue Emmanuel Capus l’a dit : le nombre d’actifs pour un retraité ne cesse de diminuer. Alors qu’il y avait 4 actifs pour un retraité en 1970, on n’en comptait plus que 2 pour un retraité en 2000, puis 1,7 en 2020. La France comptait 17 millions de retraités en 2020 ; ce nombre s’élèvera à 25 millions en 2050.
Le COR annonce un déficit annuel de 14 milliards d’euros en 2030 et de 26 milliards d’euros en 2040, sur la base d’un taux de chômage inférieur à 5 %, ce qui est optimiste. Il fait état d’une détérioration de notre système de retraite et, partant, de la sécurité sociale, malgré les lois de 2004 et de 2010, puis celle de Marisol Touraine en 2014, sous la présidence de François Hollande, par laquelle la durée de cotisation a été portée à 43 annuités.
Le présent projet de loi accélère le calendrier de mise en œuvre de cette mesure, mais il n’en remet pas en cause l’objectif. Une personne née en 1971 et ayant commencé à travailler à 21 ans percevra une retraite à taux plein en 2035, à l’âge de 64 ans.
Nous devons sauver notre système de retraite par répartition, issu du Conseil national de la Résistance en 1945, pour ne pas laisser une situation désastreuse à nos enfants tout en préservant le pouvoir d’achat des retraités.
Nous devons améliorer le présent projet de loi et valoriser davantage la maternité des femmes. J’ai déposé un amendement en ce sens.
Le taux d’emploi des seniors en France est le plus bas d’Europe : il est de 36 % pour les personnes âgées de 60 à 64 ans. Ce projet de loi ne doit pas entraîner leur précarisation. Ces personnes doivent pouvoir garder ou retrouver un emploi. Peut-être peuvent-elles trouver une place dans le tutorat ou la formation, ou encore bénéficier d’une retraite progressive.
À l’article 2, nous devons faire de l’emploi des seniors une priorité en améliorant sensiblement l’index seniors prévu pour les entreprises et en mettant en œuvre une politique volontariste en matière de recrutement et de maintien dans l’emploi. À cet égard, la proposition du rapporteur René-Paul Savary – « 1 senior, 1 solution » – nous paraît de nature à améliorer sensiblement le taux d’emploi des seniors.
L’article 8 porte sur les carrières longues. Il est essentiel que les personnes ayant commencé à travailler à l’âge de 16, 18 ou 20 ans puissent prendre leur retraite après 43 annuités.
L’article 9 peut également être amélioré afin de mieux prendre en considération et valoriser l’usure professionnelle, grâce à un suivi médical plus régulier et au rétablissement de certains critères de pénibilité dans le compte professionnel de prévention. Les partenaires sociaux doivent y être associés.
À l’article 10, il convient de mieux prendre en compte la situation des aidants.
La revalorisation de certaines des pensions les plus faibles à hauteur de 85 % du Smic constituerait un progrès. Toutefois, monsieur le ministre, il faudra que vous nous apportiez plus de précisions sur cette disposition. Les agriculteurs retraités, les artisans ayant effectué une carrière complète percevront-ils bien une retraite de 1 200 euros, ainsi que les autres retraités ?
À l’article 13, le projet de loi améliore sensiblement le dispositif emploi-retraite votée en 2014 et ouvre de nouveaux droits aux retraités reprenant une nouvelle activité. C’est une bonne chose, car en l’état actuel du droit, de nombreux médecins à la retraite ont renoncé à effectuer des remplacements du fait de cette carence.
Enfin, il est nécessaire d’ouvrir plus largement le bénéfice de la retraite progressive et d’assurer pleinement les conditions de départ anticipé des personnes handicapées.
En conclusion, il est regrettable que le Gouvernement n’ait pas mobilisé en amont les partenaires sociaux pour élaborer un projet de loi sur le travail. C’était à mon avis nécessaire. Bien sûr, le travail des rapporteurs et leur connaissance du dossier ont permis d’amender le présent projet de loi et de lui donner une autre dimension, s’agissant notamment de l’emploi des seniors, de la prévention de l’usure professionnelle et des carrières des femmes.
Nous espérons que le travail qui sera mené ici, au Sénat, contribuera à l’amélioration de ce texte et qu’il permettra, pour nos enfants et les futurs retraités, de préserver de manière pérenne le pouvoir d’achat des retraités et l’équilibre de notre système de retraite et de la sécurité sociale, cette dernière étant la colonne vertébrale de notre démocratie. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – Mme Véronique Guillotin applaudit également.)
M. Emmanuel Capus. Excellent !
M. le président. La parole est à Mme Victoire Jasmin. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)
Mme Victoire Jasmin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, M. Retailleau a évoqué les travaux de la Cnav. Les données sur lesquelles je vais m’appuyer ici concernant les territoires d’outre-mer proviennent également de la Cnav. J’imagine donc, mon cher collègue, que vous avez vu ce dont je vais parler.
Cette réforme injuste et injustifiée aura des effets néfastes pour l’ensemble des populations des territoires d’outre-mer. Comment expliquer qu’aucune étude préalable n’ait été menée pour prendre en compte la réalité de ces territoires dans ce projet de loi ?
Les conséquences de vos choix, monsieur le ministre, seront irréversibles dans un contexte de chômage des jeunes, d’inflation, de vie chère et de déséquilibre démographique.
Par idéologie, et en s’appuyant sur des éléments de langage infondés, le Gouvernement a décidé d’imposer son projet machiavélique en limitant à dix jours la durée des débats parlementaires au Sénat ! C’est tout à fait regrettable.
Une application différenciée de la réforme est pourtant indispensable, compte tenu des conditions de vie précaires des retraités ultramarins, particulièrement des femmes. J’ai déjà soulevé ce problème récemment lors d’une séance de questions au Gouvernement.
Cette réforme causera une véritable catastrophe humaine, sociale, économique et systémique. Ses conséquences seront graves pour les futurs retraités, bien sûr, mais aussi pour les collectivités locales.
En Guadeloupe, les acteurs de terrain tels que les centres communaux d’action sociale (CCAS) ou la caisse générale de sécurité sociale (CGSS) servent aujourd’hui de remparts face aux inégalités qui caractérisent le marché du travail, donc les retraites, et aux conséquences de la pénibilité, de l’exposition au chlordécone, ou encore de la vie chère.
Les disparités entre l’outre-mer et l’Hexagone sont pourtant connues. Les défauts de déclaration et la maltraitance institutionnelle contribuent énormément au non-recours aux droits dans ces territoires.
En raison de l’étroitesse du marché du travail, les salariés des outre-mer ont trois fois plus de trous de carrière que la moyenne nationale. Ils ont des carrières particulièrement hachées et sont déjà contraints de partir plus tardivement à la retraite : à l’âge de 65 ans en moyenne en Guadeloupe, contre 62,7 ans à l’échelon national.
Allonger de deux ans la durée de cotisation, c’est condamner mécaniquement les salariés des outre-mer à partir encore plus tardivement à la retraite, avec des problèmes de santé – je pense notamment au cancer de la prostate pour les hommes et au cancer du sein pour les femmes – et dans des situations de grande pauvreté.
En effet, les niveaux de pension dans ces territoires sont inférieurs de 10 % à 17 % à ceux de l’Hexagone. Dans un contexte d’inflation permanente, entre 9 % et 15 % des retraités des outre-mer sont considérés comme étant en grande pauvreté, contre 1 % en moyenne à l’échelon national. En Martinique, 24 % des pensionnés sont bénéficiaires du minimum contributif, dont 18 % du Mico majoré.
Les travailleurs indépendants, les agriculteurs et surtout les femmes sont de plus en plus nombreux à solliciter l’Aspa, l’ancien minimum vieillesse. Le nombre d’allocataires a augmenté, entre 2017 et 2022, de plus de 40 % en Guadeloupe. Des questions restent en suspens concernant la déconjugalisation de la prestation et le montant du seuil de recouvrement sur l’actif successoral.
Enfin, une concertation avec les syndicats et les employeurs publics est nécessaire afin que les différentes primes soient véritablement prises en compte dans le calcul de la retraite des fonctionnaires en outre-mer.
Messieurs les ministres, mes chers collègues, vous le constatez, la réforme des retraites en outre-mer soulève des questions très nombreuses et très spécifiques, qui devraient appeler plus de concertation et de différenciation. La chambre des territoires, le Sénat, doit écouter et entendre les Français ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Olivier Dussopt, ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, pardonnez-moi, mais je ne répondrai pas individuellement à chacun des intervenants, qui ont été nombreux. Je m’attarderai simplement sur quatre points, en écho aux différentes interventions.
Au préalable, je vous remercie de vos interventions, mesdames, messieurs les sénateurs, en préambule de l’examen du texte que nous entamons aujourd’hui.
Chacun a exprimé des oppositions, fait part de son soutien, apporté des nuances. Cela augure de débats qui nous permettront d’avancer sur un certain nombre de sujets.
Mon premier point porte sur l’objectif de la réforme que nous menons. Je l’ai dit, mais je le répète en réponse à de nombreuses interventions, nous voulons faire cette réforme pour ramener le système à l’équilibre, tout en l’améliorant.
Si nous nous contentions de l’améliorer, cela serait plus facile, mais cela ne serait pas très responsable. Si nous nous contentions de le ramener à l’équilibre par des mesures de nature purement budgétaire, sans mettre à profit cette occasion de débattre pour corriger des inégalités et créer un certain nombre de nouveaux droits, mieux prendre en compte la pénibilité, ou encore relever le montant des plus petites pensions – j’y reviendrai –, cela ne conviendrait pas non plus.
Nous devons faire cette réforme en gardant le cap de l’équilibre. Selon les prévisions, la réforme, telle que nous vous la proposons, rapportera 17,7 milliards d’euros, grâce aux seules mesures d’âge.
Nous avons prévu d’augmenter légèrement le taux de cotisation à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales ; je sais votre assemblée attachée à ce que la loi garantisse la bonne compensation pour les employeurs concernés, hospitaliers et territoriaux. Nous pourrons avancer sur ce sujet.
Nous avons aussi proposé, pour rester dans les bornes du système de retraite, que le taux de cotisation AT-MP des employeurs puisse être légèrement réduit, la branche AT-MP étant excédentaire à hauteur d’environ 20 % de ses recettes globales. A contrario, nous proposons d’augmenter légèrement le taux de cotisation des employeurs à la Cnav afin de générer un milliard d’euros supplémentaires, dans le cadre du système de retraite. C’est ainsi que nous disposerons d’environ 19,5 milliards d’euros supplémentaires en 2030.
Cette somme nous permettra de financer les mesures nouvelles et les mesures d’accompagnement, mais aussi de résorber le déséquilibre attendu, que les prévisions évaluent à 13,5 milliards d’euros en 2030.
Pour être tout à fait complet, je veux rappeler qu’un certain nombre de mesures annoncées ou envisagées auront des effets budgétaires.
Je pense, pour les mesures envisagées, à un amendement qui tient beaucoup à cœur à M. le rapporteur sur la retraite anticipée pour les salariés en incapacité permanente, mais je ne vais pas engager un débat budgétaire dès à présent sur ce sujet, Gabriel Attal étant déjà intervenu sur cette question.
Je pense, pour les mesures annoncées par le Gouvernement, au financement du fonds de prévention de l’usure professionnelle, dont les dépenses relèvent non pas du système de retraite, mais de la branche AT-MP. Nous savons la capacité de celle-ci à faire face tant à la modulation des taux qu’aux dépenses supplémentaires que nous proposons de lui faire prendre en charge.
L’ensemble de ces dispositions permettront au système de retraite de revenir à l’équilibre, mais nous devons être particulièrement vigilants afin que les différentes mesures qui seraient adoptées ne viennent pas contrarier cet objectif. Il serait extrêmement dommageable de mener une réforme sans en tirer le bénéfice d’un retour à l’équilibre et, partant, d’une pérennisation du système.
Mon deuxième point porte sur les amendements qui ont été déposés.
Certains d’entre eux – c’est normal dans un débat parlementaire – ont pour seul objet de remettre en cause l’essence même de la réforme. Le Gouvernement ne pourra évidemment pas leur être favorable.
D’autres, en revanche, déposés par la quasi-totalité des groupes, nous permettront d’avancer, d’apporter des précisions, de créer des droits. Le Gouvernement, tout en faisant preuve de la prudence financière que je viens d’évoquer, sera ouvert à l’ensemble de ces propositions. Je tiens à le souligner, car ce texte, tel qu’il résultera des travaux du Sénat, tel qu’il sera voté, je l’espère, par la Haute Assemblée, sera ensuite discuté en commission mixte paritaire. Chaque fois que nous pourrons améliorer le texte pour parvenir à des consensus, faciliter les convergences et, peut-être, gommer une partie des différences ou des oppositions qui s’expriment, nous aurons tout à y gagner.
Je souhaite ensuite – c’est mon troisième point – souligner la complexité du sujet, qui a été rappelée dans chacune de vos interventions.
Notre système de retraite est extrêmement complexe, parce qu’il est morcelé en 42 régimes et qu’il présente des inégalités, parfois des injustices, en tout cas des différences entre les règles qui s’appliquent dans chacun d’entre eux.
Lorsque j’ai évoqué, dans mon propos liminaire, le chantier des droits familiaux, j’ai mentionné la question des pensions de réversion. Imaginez-vous que, dans notre système de retraite actuel, il y a treize règles différentes en la matière ! Avec la même situation professionnelle, les mêmes revenus et une situation familiale identique, on peut être éligible à une pension de réversion dans un système de réversion et ne pas l’être dans un autre, car les conditions de revenus sont différentes d’un système à l’autre. Voilà l’une des injustices, des inégalités sur lesquelles nous devrons travailler d’ici au PLFSS pour 2024.
Cette complexité se reflète dans les territoires d’outre-mer, que vous venez d’évoquer, madame la sénatrice Jasmin. Vous avez rappelé que l’âge effectif de départ à la retraite des assurés dans ces territoires est supérieur au nouvel âge d’ouverture des droits, que nous souhaitons fixer à 64 ans. À la Guadeloupe comme à la Martinique, l’âge effectif de départ est déjà supérieur à 64 ans.