Mme le président. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, ce n’est pas sans une vive émotion que je m’exprime devant vous ce soir. Je mesure aussi celle que doivent ressentir les familles des victimes, dont certaines sont présentes dans les tribunes de notre hémicycle – je tiens à les saluer.
Le moment est solennel. Mme la ministre l’a souligné, ce texte est historique. Il n’a aucun équivalent dans notre histoire législative. Jamais le Parlement n’avait été amené à se prononcer sur la sortie d’œuvres de collections publiques pour les rendre à des particuliers, du fait des persécutions antisémites commises pendant la période nazie.
Ce texte pose pourtant une question essentielle : celle de la réparation des spoliations d’œuvres d’art intervenues pendant cette période.
Ces spoliations ne peuvent être dissociées de la politique d’extermination des juifs d’Europe, à laquelle se sont livrés le régime nazi et ses complices, parmi lesquels figure le régime de Vichy, qui y a collaboré de manière active. Ces spoliations visaient à anéantir le peuple juif, non pas dans sa chair, mais dans son esprit, sa culture, son identité. Elles font partie des crimes de la Shoah, pour lesquels nous conservons une « dette imprescriptible », selon les mots prononcés par le Président Jacques Chirac en 1995. (Mme Nathalie Goulet approuve.)
Même si ces crimes sont irréparables, il nous appartient de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour corriger ce qui peut l’être, pour reconnaître les atrocités, pour restaurer la dignité des victimes et pour entretenir et transmettre leur mémoire. C’est une œuvre de justice et d’humanité. C’est aussi un devoir de mémoire.
Comme le précise Emmanuelle Polack dans l’introduction de son livre Le Marché de l’art sous l’Occupation, « c’est seulement si cet esprit de justice et d’humanité prévaut dans la cohérence d’un travail de mémoire que l’expérience de la restitution des biens juifs peut tendre vers l’universalité ».
Accepter aujourd’hui de lever le caractère inaliénable de quinze œuvres pour permettre qu’elles soient rendues à leurs ayants droit s’inscrit dans cette démarche.
Ces œuvres sont non seulement la seule trace matérielle qui subsiste parfois d’une victime, mais aussi, plus globalement, les témoins silencieux de la barbarie qui a frappé notre continent voilà plusieurs décennies. Leur restitution, c’est une part de l’identité, de la mémoire et de la dignité de ces hommes et de ces femmes victimes de la barbarie nazie que l’on restitue ; c’est une reconnaissance symbolique de la spoliation et des crimes dont ils ont été victimes.
La sortie des collections de ces quinze œuvres s’impose pour permettre leur retour auprès des ayants droit de leurs légitimes propriétaires. Mme la ministre nous a rappelé voilà un instant le parcours de ces œuvres. Le travail effectué par ses services, par les musées et, pour deux des quatre articles, par la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations, la CIVS, démontre que ces œuvres ont été spoliées ou acquises dans des conditions douteuses.
On pourrait regretter qu’il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale pour permettre le retour de ces œuvres. Notre pays a longtemps accusé du retard en matière de réparation des spoliations. Mais l’essentiel n’est pas là.
Mme Nathalie Goulet. Tout à fait !
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. L’essentiel, c’est ce que dit aujourd’hui de nous ce projet de loi.
Tout d’abord, il traduit le chemin parcouru par notre pays au cours des années récentes en matière de réparation des spoliations. C’est un travail collectif des autorités nationales et du monde de l’art.
La mission Mattéoli et la création de la CIVS à la fin des années 1990 ont été un premier pas. L’ouverture progressive des archives, le lancement de recherches proactives, le chantier de la recherche de provenance et la création de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 au sein du ministère de la culture ont depuis lors permis d’enregistrer des avancées significatives. Ce projet de loi en est le fruit.
Ensuite, ce texte exprime la volonté de notre pays de regarder son passé en face et le devoir qui est le sien de mener un travail d’introspection. Au-delà de la restitution des œuvres, ce texte est bien un acte de reconnaissance, qui prolonge le discours de Jacques Chirac au Vél d’Hiv du 16 juillet 1995.
Enfin, il manifeste notre détermination à trouver des « solutions justes et équitables » pour réparer les spoliations d’œuvres d’art, comme nous y invitent les principes de Washington, auxquels nous avons souscrit en 1998. Il dit clairement que la Nation considère que les œuvres spoliées n’ont pas leur place dans ses collections. C’est une question éthique.
C’est pourquoi j’espère que nous voterons, mes chers collègues, ce texte à l’unanimité, comme l’a fait voilà trois semaines l’Assemblée nationale.
Ce texte peut marquer un véritable tournant dans la réparation des spoliations d’œuvres d’art, à la condition que nous poursuivions nos efforts dans les années à venir. Je crois que, dans un certain sens, il nous oblige même à les accentuer.
Ce que ce texte nous enseigne, c’est qu’en dépit des précautions ayant pu être prises au moment des acquisitions, les collections publiques peuvent, malheureusement, comporter des œuvres spoliées. Il faut donc encore accélérer le travail de recherche de provenance amorcé par les musées depuis quelques années, sous l’impulsion du ministère de la culture, dont je tiens à souligner ici l’engagement.
Bien sûr, la tâche est immense et nécessite du temps. Mais identifier parmi nos collections les œuvres qui pourraient être entachées de spoliation est un travail à la fois capital au regard du respect dû aux victimes et crucial pour la réputation de nos musées. Plus ces derniers seront transparents, plus les familles de victimes pourront trouver une forme d’apaisement, qui est l’un des axes du travail de réparation.
Y consacrons-nous aujourd’hui des moyens suffisants ? Si l’objectif est d’accomplir ce travail dans des délais raisonnables, la réponse est probablement « non ». Les musées sont sans cesse investis de nouvelles missions, sans avoir bénéficié d’une revalorisation équivalente de leurs budgets ou de leurs plafonds d’emplois. Il y aurait donc lieu de confirmer que la recherche de provenance est bien une priorité politique, en lui allouant plus de moyens, en formant davantage de personnels dédiés et en sensibilisant les collectivités territoriales à cet enjeu qui les concerne tout autant.
Au-delà de la recherche de provenance, comment pourrons-nous à l’avenir faciliter les restitutions d’œuvres spoliées ? L’adoption d’une loi-cadre serait-elle appropriée ?
La procédure législative impose des délais. Elle s’inscrit dans un temps long, qui n’est pas forcément conforme au calendrier prévu par les principes de Washington, lesquels mentionnent la nécessité de « prendre des mesures dans les meilleurs délais ». Elle impose aux ayants droit une attente qui leur est sans doute difficilement compréhensible, une fois l’instruction de leur demande achevée.
De ce point de vue, une loi-cadre aurait pour vertu de rendre plus aisées les restitutions.
Cependant, comment parvenir à définir des critères qui ne soient ni trop étroits, pour ne pas faire obstacle à des restitutions légitimes, ni trop larges, pour ne pas remettre en cause le principe d’inaliénabilité des collections, qui est un pilier de nos musées auquel il serait dangereux de renoncer ?
Comment rendre ces restitutions automatiques sans leur ôter leur portée symbolique en termes de reconnaissance de la spoliation ?
Ces questions, il faudra inévitablement les poser dans les années à venir. Le problème ne peut pas encore être tranché. Les résultats des travaux de recherches de provenance pourront sans doute nous aider à y voir plus clair sur la diversité des cas éventuels, pour déterminer le dispositif le plus approprié.
Quoi qu’il en soit, je souhaiterais rendre hommage à notre ancienne collègue, Corinne Bouchoux, qui avait été à l’initiative, en 2013, d’un rapport fait au nom de la commission de la culture sur la gestion, par la France et ses musées, des œuvres d’art spoliées par les nazis. (Applaudissements.)
Mme Nathalie Goulet. Excellent rapport !
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Son combat avait alors joué un rôle déterminant pour donner une impulsion à la politique en matière de recherche de provenance. « Le temps de l’histoire apaisée est venu », expliquait-elle à l’époque. Ce projet de loi en est l’incarnation. (Applaudissements.)
M. Laurent Burgoa. Très bien !
Mme le président. La parole est à M. Lucien Stanzione.
M. Lucien Stanzione. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, pendant la Seconde Guerre mondiale, les occupants nazis organisèrent un pillage systématique des œuvres d’art, fondé sur l’idéologie génocidaire mise en œuvre par un organisme spécialement créé pour ce pillage, l’ERR, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, ou Équipe d’intervention du Reichsleiter Rosenberg.
Selon les archives de l’époque, près de 70 000 logements de juifs, dont plus de la moitié est située à Paris, sont alors vidés. Le Jeu de Paume devient une véritable « gare de triage » des trésors culturels envoyés en Allemagne entre 1941 et 1944.
Après-guerre, en France, les réclamations sont très vite recensées : on en comptera 96 000, dont 61 000 prospéreront, puisque les œuvres furent retrouvées.
Si une action résolue en faveur des restitutions est organisée à la Libération, puisque 75 % des œuvres retrouvées sont rendues à leur propriétaire, il est toutefois décidé de vendre une dizaine de milliers d’œuvres.
Le rapport général de la mission d’étude sur la spoliation des juifs de France, présidée par Jean Mattéoli, fait état d’une méthodologie d’une extrême légèreté s’agissant du classement des œuvres devant être vendues. Il existe donc des incertitudes sur le nombre de ventes réalisées après-guerre, et le passé de certaines œuvres demeure toujours flou.
Par ailleurs, quelque 2 000 œuvres sont compilées, et il leur est attribué un statut adapté, appelé MNR, pour « Musées nationaux récupération », qui impose qu’elles soient conservées par les musées sans pour autant faire partie des collections publiques. L’État n’en est pas le propriétaire, mais seulement le détenteur provisoire.
Depuis la fin des années 1990, une nouvelle dynamique est insufflée par le contexte historique, lequel mérite un bref rappel. En effet, à la chute du mur de Berlin, les archives allemandes sont ouvertes et les archives américaines déclassifiées. Cela donne lieu à une nouvelle médiatisation de la question des œuvres d’art pillées, spoliées ou vendues durant la guerre et à une nouvelle vague de demandes d’indemnisations ou de restitutions.
C’est dans ce nouveau contexte que le Président de la République Jacques Chirac prononce le discours du 16 juillet 1995, lors des commémorations de la rafle du Vél d’Hiv, qui marquera un vrai tournant.
La France réalise de nouveaux travaux, notamment la mise en place de la mission Mattéoli, confirmée dans sa tâche par le Gouvernement de cohabitation conduit par le Premier ministre Lionel Jospin, issu des élections législatives de 1997, qui réalisera ses études de 1997 à 2000.
Cinq préconisations de ce rapport concernent la spoliation des objets et œuvres d’art, parmi lesquelles figure la création d’une commission d’indemnisation des victimes de spoliation, la CIVS, qui a vu le jour en 1999, comme l’a précisé tout à l’heure Mme la rapporteure. Parallèlement, la Conférence de Washington de 1998 réunit 44 États sur la question des œuvres d’art volées par les nazis et fait adopter la Déclaration de Washington, afin de rendre applicables onze principes à ces œuvres confisquées.
Malgré les nombreux efforts fournis par la France, des améliorations sont toujours possibles.
Il existe d’ailleurs actuellement environ 40 000 œuvres et objets pillés dont on a perdu la trace et qui peuvent réapparaître à tout moment, que ce soit sur le marché de l’art ou dans les musées. Les initiatives privées existent également : certains organismes de ventes aux enchères vérifient la provenance de toutes les œuvres d’art et ne mettent pas en vente celles pour lesquelles un doute subsiste.
Un autre débat relatif à la restitution des œuvres d’art concerne le processus mis en œuvre. On le voit avec le texte que nous étudions aujourd’hui, le parcours de restitution n’est ni aisé, ni rapide, ni même connu du plus grand nombre.
À cet égard, il convient de souligner, comme vous l’avez fait, madame la ministre, la lenteur du processus de restitution de l’œuvre de Maurice Utrillo Carrefour à Sannois, qui a été reconnue en 2018 comme provenant d’un pillage de l’ERR, mais ne pourra être restituée qu’à l’issue d’un travail législatif de quatre ans au minimum. En effet, les restitutions d’œuvres d’art ne relevant pas du statut des MNR ne peuvent être opérées que par la voie législative.
Il est crucial de parler des spoliations par le régime nazi dans cet hémicycle. J’estime important d’évoquer ce sujet, qui relève du travail de mémoire et de justice, d’autant que nous évoluons dans une époque où les approximations historiques, pour rester courtois, doivent être combattues. (M. Joël Bigot et Mme Nathalie Goulet applaudissent.)
Je tiens à le redire avec vigueur et conviction, le peuple juif a subi des exactions commises par les nazis qui occupaient notre territoire, mais aussi par les collaborationnistes en tous genres. Il est de notre devoir de réparer les abominations commises.
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
M. Lucien Stanzione. Pour en revenir à mon propos, au vu des délais engendrés et de l’inadaptation d’une telle procédure, de nombreuses voix, auxquelles je me joins, s’élèvent pour faire évoluer les choses.
Les pistes sont diverses. Il est possible de créer un statut spécial à l’image des MNR ou d’adopter une loi-cadre pour toutes les restitutions, ce qui permettrait de réduire les délais de traitement de ces dossiers, qui ne sont pas anodins, vous l’avez souligné, madame la ministre.
Dans le cadre du projet de loi que nous étudions aujourd’hui, deux œuvres ont fait l’objet d’une spoliation par les nazis avant d’entrer dans les collections publiques, alors que les autres ont été achetées par l’État pendant l’Occupation. Elles relèvent donc toutes d’une logique systématique de spoliation des biens des familles juives durant la Seconde Guerre mondiale.
La facilitation des restitutions se heurte à certains principes généraux de notre dispositif juridique. Je pense ici aux dispositions de l’article L. 451-5 du code du patrimoine, selon lesquelles « les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables. »
Une autre problématique soulevée concerne le partage de l’œuvre, laquelle possède une valeur universelle et doit donc rester accessible au plus grand nombre. On peut ainsi imaginer qu’une représentation de l’œuvre, par exemple une photographie, demeure exposée.
Vous l’aurez compris, à mes yeux, la restitution de ces objets représente bien plus qu’un retour légitime d’œuvres d’art : elle est une question de reconnaissance nationale et républicaine, une question de justice équitable et de réparation mémorielle.
En retrouvant leurs propriétaires légitimes, ces œuvres contribuent à la nécessaire réparation des actes perpétrés à l’encontre du peuple juif, ce qui va dans le sens d’un apaisement, d’une réconciliation et d’une reconnaissance de notre histoire. C’est un acte symbolique fort et indispensable. Notre groupe soutient donc avec force ce projet de loi et le votera avec grande conviction.
Enfin, je souhaite saluer le beau travail réalisé par Mme la rapporteure Béatrice Gosselin, entourée de toute son équipe. (Applaudissements.)
Mme le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, dans La Tête d’obsidienne, André Malraux écrit : « L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort ; le musée est le seul lieu du monde qui échappe à la mort. » Cette part d’immuable et d’immortalité de l’œuvre d’art prend tout son sens lorsqu’il s’agit de restituer des œuvres d’art aux ayants droit de collectionneurs juifs spoliés par les nazis et, très souvent, déportés.
Je tiens à saluer ici la volonté politique qui anime à ce sujet le Gouvernement depuis 2018 et le consensus qu’a suscité ce projet de loi, adopté à l’unanimité à l’Assemblée nationale et en commission de la culture du Sénat. Le groupe RDPI du Sénat votera bien évidemment en faveur de ce texte.
Toutefois, ce premier pas, extrêmement louable, ne doit pas occulter le fait qu’il y a plus que jamais urgence à restituer ces œuvres d’art. En effet, les derniers témoins de la Shoah disparaissent aujourd’hui et emportent avec eux des mémoires familiales, pourtant indispensables à la recherche de provenance des œuvres d’art spoliées.
À mesure que le temps passe, les ayants droit des propriétaires spoliés se font plus nombreux, ce qui, outre les difficultés généalogiques accrues qui en découlent, fragmente la propriété desdites œuvres et rend difficile l’accord de l’ensemble des ayants droit sur le devenir de celle-ci.
De fait, ils se trouvent le plus souvent contraints de vendre les œuvres qui leur ont été restituées, avec l’espoir de tous qu’elles puissent rejoindre des collections publiques ou des collections exposées au public.
Cette urgence de la recherche en provenance et en dévolution successorale est d’autant plus grande que la France accuse un important retard en comparaison d’autres pays. Le nombre de restitutions effectuées dans notre pays ces dernières années est infiniment plus réduit que le nombre de celles qui ont eu lieu en Allemagne ou ailleurs.
Ce retard français s’explique notamment par l’institution très tardive, en avril 2019, d’une mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, dont il convient néanmoins de saluer avec respect la création.
Les moyens alloués à la recherche de provenance de cette commission peuvent paraître faibles au regard de l’ampleur de la tâche.
La question des dates considérées n’est pas anodine, puisqu’elle fait remonter les travaux de la mission au moment de l’accession des nazis au pouvoir. Cette borne temporelle, qui peut paraître évidente, a l’avantage d’être identique à celle qui a été retenue par la plupart des pays ayant entrepris une démarche similaire.
Toutefois, je veux le souligner ici, cette date exclut de facto les descendants de personnes ayant subi des spoliations que je qualifierais de « non institutionnelles », mises en œuvre avant 1933 par des milices violentes et antisémites telles que les Freikorps, les Casques d’acier, les SA et d’autres groupes affiliés au NSDAP, le parti national-socialiste allemand.
Néanmoins, ce qui rend la recherche en provenance très difficile, c’est la manière dont la circulation de ces œuvres s’est internationalisée au fil du temps. Rappelons ici l’insupportable équation idéologique posée par Adolf Hitler dès 1925 dans Mein Kampf : l’antisémitisme et la guerre déclarée à l’art jugé « dégénéré », dans une rhétorique associant bien sûr étroitement les deux.
Durant le nazisme, de nombreuses pièces d’art moderne confisquées ont migré vers la France, la Suisse et d’autres pays, par l’entremise d’intermédiaires des plus douteux, pour être converties en numéraire, souvent pour acquérir des œuvres jugées conformes aux préceptes artistiques du régime hitlérien.
Comme le rappelle Emmanuelle Polack, dans l’un de ses ouvrages récents, Paris a été sous l’occupation l’une des plaques tournantes de ce blanchiment. Et les choses ont continué, de manière plus subtile, mais non moins odieuse, bien après la Seconde Guerre mondiale.
Le parcours long et laborieux de la restitution du tableau Rosier sous les arbres de Gustav Klimt illustre la complexité du processus de recherche de provenance et l’efficacité d’une collaboration européenne exemplaire de plusieurs années.
Oui, nous manquons encore cruellement de moyens au regard du retard accumulé et de l’urgence toujours plus pressante que j’ai déjà évoquée.
Oui, notre toute jeune mission de recherche et de restitution des biens est très loin d’être aussi bien dotée que ses homologues d’outre-Rhin. Ses effectifs actuels permettent tout juste d’instruire une quarantaine de dossiers par an, sur près de 1 800 œuvres encore en souffrance.
À notre décharge, il faut avouer qu’il s’agit de dossiers souvent complexes, qui relèvent parfois de situations assez atypiques. Nous ne disposons pas encore de suffisamment de personnes spécialisées et expérimentées. De nombreuses années seront nécessaires pour les former.
Cela ne pourra se faire sans une implication forte de nos musées. Ces derniers se retrouvent dans la situation paradoxale de devoir consacrer des ressources rares à une démarche pouvant les conduire à se séparer d’œuvres emblématiques, pour l’acquisition desquelles ils ont parfois déboursé des sommes considérables.
Mme le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. André Gattolin. Je conclus, madame la présidente !
Nous franchissons aujourd’hui un grand pas, en passant de la prise de conscience à la prise en charge. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et CRCE. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
Mme le président. La parole est à M. Joël Guerriau.
M. Joël Guerriau. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, Hitler rêvait de réunir à Linz les plus grands chefs-d’œuvre pillés dans les territoires occupés, à commencer par les galeries d’art et les collections privées des juifs de France, sur fond de rafles et de déportations.
À l’époque où Paris était la première place mondiale du marché de l’art, la plupart des galeries appartenaient à des juifs, à l’image de la galerie Zborowski, rue de Seine, du nom du marchand d’art et ami de Modigliani.
Le gouvernement du maréchal Pétain a non seulement laissé le champ libre aux spoliations, mais il les a aussi favorisées. Des milliers de tableaux, de sculptures et d’instruments de musique, ainsi que des millions de livres ont été pillés, triés, entreposés au musée du Jeu de Paume et au Palais de Tokyo, avant d’être disséminés sur le territoire du Reich, jusque dans les sous-marins allemands.
Au cœur des plus sombres pages de l’histoire, des femmes et des hommes se sont démarqués par leur humanité, leur intelligence et leur courage hors du commun.
Rose Valland en fait partie. Cette jeune femme travaillait au Jeu de Paume et comprenait l’allemand ; elle a subtilisé les données relatives aux provenances des nombreuses peintures et sculptures qui transitaient par le musée avant de quitter la France. Au lendemain de la guerre, ses notes ont permis de récupérer 100 000 œuvres d’art, dont 2 000 n’ont pas encore été restituées à leurs propriétaires ou ayants droit.
En 2012, la presse allemande a révélé la découverte d’un millier d’œuvres entassées dans un appartement munichois appartenant au fils de Gurlitt, l’acheteur officiel à Paris pour le musée d’Hitler. Cette affaire a conduit le gouvernement allemand à présenter une loi visant à abolir le délai de prescription pour ce qui concerne la restitution des biens spoliés.
Dans la continuité du discours fondateur du Président Chirac du 16 juillet 1995, le Premier ministre Édouard Philippe a donné un nouvel élan aux travaux de restitution. Plus de quatre-vingts ans après les premiers vols, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui vise, pour la première fois, à rendre quinze œuvres d’art spoliées durant la Seconde Guerre mondiale aux ayants droit de leurs propriétaires.
De nombreuses autres restitutions sont à l’étude. Nous devons intensifier ce travail et l’étendre aux milliers d’instruments de musique et aux millions de livres volés. Pour certaines familles, un violon, une torah ou un tableau constitue l’unique héritage, à la valeur sentimentale inestimable, laissé par leurs ancêtres disparus.
Madame la ministre, un effort de recherche des provenances doit être engagé dans le secteur de la musique. Pour cela, il faudrait imposer aux maisons de vente d’indiquer la provenance des instruments de musique et centraliser les archives détenues par les luthiers, dans le cadre d’une nouvelle mission attribuée au Centre national de la musique, en partenariat avec le Musée de la musique. Nous devons former des experts à la recherche de provenance, dans le cadre, par exemple, d’un diplôme universitaire.
Il est du devoir de tous et, en particulier, des personnes n’appartenant pas à la communauté juive d’honorer la mémoire des victimes et de leurs familles. Je crois à la force du récit, à l’importance de la transmission des histoires individuelles et de l’histoire collective. À l’heure où les derniers témoins disparaissent, nous devons plus que jamais lutter contre l’oubli ou la négation du génocide et l’instrumentalisation politique des faits historiques.
L’antisémitisme n’est pas mort avec Hitler. Une nouvelle forme émerge depuis des dizaines d’années ; il faut voir la réalité en face.
Partout en France, des familles juives sont inquiétées, harcelées, agressées. Il y a seize ans, Ilan Halimi ; il y a dix ans, l’école juive Ozar Hatorah ; il y a sept ans, l’Hyper Cacher ; il y a cinq ans, Sarah Halimi, puis Mireille Knoll. Des flots de haine à l’encontre des juifs sont répandus chaque jour sur les réseaux sociaux. Des cimetières sont profanés. Des enfants sont changés d’école régulièrement pour les protéger d’un antisémitisme décomplexé. Tel est bien l’enjeu de la reconnaissance permise par ce texte.
Pour ma part j’ai eu le privilège de siéger aux côtés de Simone Veil au bureau exécutif de l’association des adhérents directs de I’UDF, l’Union pour la démocratie française. Cette grande dame de l’histoire de France, remarquable d’intelligence et de modestie, continuera d’inspirer d’autres destins. C’est toute la grandeur de ces personnalités, qui se mesure avant tout par leur attachement à placer leur vie au service d’une cause située au-delà d’eux-mêmes. J’aimerais lui rendre hommage aujourd’hui. (Applaudissements.)
Mme le président. La parole est à Mme Toine Bourrat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Toine Bourrat. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le texte que nous examinons aujourd’hui marque une nouvelle et importante étape dans le processus de restitution des biens volés pendant l’Occupation à des familles juives, au nom de l’idéologie nazie.
Ce processus a suivi un cheminement étonnamment long. Je le rappelle, l’épisode tragique de la Shoah a conduit au pillage de 100 000 œuvres d’art environ sur le territoire national. Selon les archives de l’époque, près de 70 000 logements ont été vidés, dont 38 000 à Paris.
Si nombre de ces œuvres, environ 45 000, ont pu être restituées à leurs propriétaires légitimes ou à leurs ayants droit dans l’élan national qui suivit la Libération, d’autres n’ont pas été réclamées et ont connu un destin plus complexe.
Certaines, au nombre de 2 000 environ, sont entrées dans la catégorie des œuvres dites « Musées nationaux récupération » (MNR), c’est-à-dire qu’elles ont été placées sous la garde de musées nationaux et sont répertoriées sur un inventaire provisoire dans l’attente de leur restitution. D’autres, au nombre de 13 000 environ, furent vendues par l’administration des domaines et sont retournées sur le marché de l’art.
S’est alors écoulée une longue période de silence et d’oubli. Des voix se sont cependant élevées dans plusieurs pays, au milieu des années 1990, pour appeler les musées et les administrations à reprendre leurs recherches.
En 1998, quelque 44 États énoncèrent les grands principes de la restitution des œuvres d’art spoliées, s’engageant notamment à passer en revue les collections des musées.
En France, le discours prononcé en 1995 par le Président Jacques Chirac, dans lequel celui-ci reconnaissait la responsabilité de la France dans la déportation des juifs, donc son devoir de réparation envers ceux qu’elle n’avait pas protégés, a déclenché une prise de conscience, qui s’est traduite par les travaux de la mission Mattéoli, puis par la création de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations.
Le Sénat a lui-même contribué à cette réflexion – Mme la rapporteure l’a rappelé – grâce à un rapport de notre ancienne collègue Corinne Bouchoux. (Mmes Esther Benbassa et Nathalie Goulet applaudissent.)
Peu à peu, le ministère de la culture a consacré davantage de moyens aux recherches. Nous sommes ainsi passés de 6 restitutions entre 1954 et 1993 à 116 depuis cette dernière date, via notamment la création en 2019 d’une mission spécifique, dont notre commission a auditionné le responsable, M. David Zivie. Son témoignage fut particulièrement éclairant quant à la difficulté des investigations, notamment concernant les collections publiques de l’État.
Jusqu’à présent, les restitutions ont porté sur les œuvres dites « MNR », parce qu’elles ne font pas partie des collections publiques – l’État français en est le simple détenteur provisoire, non le propriétaire. En revanche, en vertu du principe d’inaliénabilité des collections publiques, il n’était pas possible de restituer les œuvres ayant été achetées par des musées français en toute bonne foi et dont l’origine tragique est apparue depuis lors.
En tant qu’il vise à s’attaquer à ce problème, ce texte présente un caractère inédit. Certes, le dispositif choisi se rapproche de celui que nous avons adopté voilà quelques mois pour restituer des biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. (Mme Nathalie Goulet le conteste.)
Cependant, pour la première fois, ce sont des particuliers et non des États qui sont visés, et le motif est nouveau. Un grand nombre d’institutions muséales ont lancé des recherches approfondies sur les itinéraires des œuvres ; nous pouvons les en féliciter.
En l’espèce, le dessaisissement décidé par la France est d’autant plus remarquable qu’il concerne plusieurs œuvres majeures. Ainsi le tableau Rosiers sous les arbres, conservé au musée d’Orsay, est-il la seule œuvre de Gustav Klimt présente dans les collections nationales.
Notre rapporteure, Béatrice Gosselin, dont je salue la qualité du travail et la sensibilité de l’écoute, souligne la nécessité d’allouer des moyens suffisants à la recherche de la provenance des œuvres et de former davantage de personnels affectés à cette mission, y compris au niveau territorial, afin que ce travail puisse être mené à bien dans des délais raisonnables. N’oublions pas que les restitutions concernent maintenant le plus souvent des petits-enfants ou arrière-petits-enfants des personnes spoliées.
Par ailleurs, il appartiendra à l’État de mener une réflexion sur l’éventuelle rédaction d’une loi-cadre qui éviterait de légiférer au cas par cas et permettrait d’accélérer la procédure de restitution. Notre rapporteure a souligné la complexité d’une telle entreprise et appelle en priorité à l’approfondissement des recherches sur la provenance des œuvres. Cette démarche volontariste doit en effet se poursuivre.
Notre groupe votera bien évidemment le présent projet de loi, qui répond à une exigence de vérité et de justice. (Applaudissements.)