compte rendu intégral

Présidence de Mme Pascale Gruny

vice-président

Secrétaires :

Mme Corinne Imbert,

M. Dominique Théophile.

Mme le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix heures trente.)

1

Procès-verbal

Mme le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Rappel des règles sanitaires

Mme le président. Mes chers collègues, je vous rappelle que le port du masque, qui doit couvrir le nez, est obligatoire dans l’hémicycle, y compris pour les orateurs s’exprimant à la tribune, conformément à la décision de la conférence des présidents réunie le 1er décembre dernier.

J’invite par ailleurs chacune et chacun à veiller au respect des gestes barrières.

3

Le partage du travail : un outil pour le plein emploi ?

Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

Mme le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, sur le thème : « Le partage du travail : un outil pour le plein emploi ? ».

Je vous rappelle que la conférence des présidents a décidé d’expérimenter une proposition du groupe de travail sur la modernisation des méthodes de travail du Sénat.

En application de cette proposition, le groupe CRCE disposera d’un temps de présentation de huit minutes.

Dans la suite du débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l’auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répliquer pendant une minute.

Le temps de réponse du Gouvernement à l’issue du débat est limité à huit minutes.

Le groupe auteur de la demande de débat disposera de cinq minutes pour le conclure.

Dans le débat, la parole est à Mme Cathy Apourceau-Poly, pour le groupe auteur de la demande.

Mme Cathy Apourceau-Poly, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la pandémie de covid-19 a entraîné une crise sociale et économique qui se traduit par une dégradation des conditions de travail, par une mise sous tension des services publics, notamment à l’hôpital, et par la multiplication des plans de licenciements.

Je pense notamment aux anciens salariés de France Loisirs, dont 118 du site de Noyelles-sous-Lens, dans mon département du Pas-de-Calais, qui ont été licenciés. Et avec quel cynisme : un courrier reçu le 24 décembre au matin et l’accusé de réception le 31 ! Joyeux Noël et bonne année à tous ces salariés !

Je pense également aux métallos de la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM), qui employait 350 personnes dans l’ancien bassin minier de Decazeville. Ils ont passé le réveillon du nouvel an dans leur usine, occupée depuis fin novembre à la suite de la liquidation de cette entreprise sous-traitante de Renault, qui a pourtant bénéficié de 5 milliards d’euros d’aides de l’État.

Je pense enfin aux salariés des sites Arkema qui, en grève depuis le 16 décembre, réclament une augmentation de salaire au vu des bénéfices record réalisés en 2021 par le leader de la chimie des matériaux : 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 2 milliards d’euros de bénéfice.

La liste est longue et je m’arrêterai là. La pandémie de covid-19 a entraîné un renforcement des inégalités entre les salariés, qui ont subi une dégradation de leurs conditions de vie, et les entreprises du CAC 40, qui ont réalisé, au premier semestre 2021, 60 milliards d’euros de profits. Ces mêmes entreprises qui ont bénéficié d’aides publiques ont pourtant licencié 60 000 salariés dans le monde, dont 15 000 en France.

Face à l’accumulation des richesses entre les mains d’un petit nombre et à la dégradation des conditions de vie du plus grand nombre se pose la question d’un meilleur partage des richesses et du travail.

La durée de travail est au cœur des luttes de classes ; pourtant, la crise sanitaire semble donner un sens nouveau à l’aspiration à la réduction du temps de travail.

En effet, la généralisation du recours au télétravail a entraîné un affaiblissement des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, mais a également favorisé l’expérience d’une réduction du temps de travail au profit de la vie familiale.

Certaines entreprises ont compris l’intérêt d’améliorer le bien-être de leurs salariés. La société d’agencement en bois Design Bois s’est ainsi créée en 2006 sur le concept de la semaine de quatre jours.

Au même titre que la rémunération, le temps de travail et la possibilité de recours au télétravail conditionnent l’attractivité de l’entreprise.

Depuis la pandémie de covid-19, de plus en plus d’entreprises réfléchissent et se penchent sur cette idée de la semaine de quatre jours.

Ainsi un quotidien économique titrait-il, le 10 décembre dernier : « Ces entreprises qui testent la semaine de quatre jours ». Je vous donne lecture du chapeau : « Discrètement, depuis la pandémie, de plus en plus de PME testent la suppression du vendredi ou d’un jour de travail dans la semaine. Les patrons qui l’ont mise en place revendiquent plus de bien-être et plus d’efficacité chez leurs salariés. C’est aussi un argument dans la guerre actuelle des recrutements. »

Le journal Les Échos rejoint ainsi la campagne menée par la Confédération générale du travail (CGT) en faveur de l’abaissement du temps de travail. Pour la CGT, la réduction du temps de travail à 32 heures sans perte de salaire permettrait à toutes et à tous de travailler.

En France, le nombre annuel d’heures supplémentaires est estimé à 800 millions, soit 500 000 équivalents temps plein. En réduisant le temps de travail, on permet des créations d’emplois, on favorise l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et l’égalité dans l’articulation entre vie professionnelle et vie privée, et on permet aux salariés de disposer des temps nécessaires pour s’investir sous différentes formes dans la vie sociale. Cette campagne syndicale rejoint notre projet politique de transformation sociale de la société.

Nous avons conscience des résistances qui existent du côté du patronat, relayées par le Président de la République : les Françaises et les Français, selon eux, travailleraient moins que leurs voisins.

Cette affirmation est fausse, comme le démontrent les statistiques d’Eurostat, qui mesure le temps de travail à 37,4 heures en France, contre 37,3 en Espagne, 37 en Italie et en Belgique, 35 en Allemagne et 30,4 aux Pays-Bas. Il est donc non seulement faux de dire que nous travaillons moins, mais c’est même l’inverse !

La réduction du temps de travail n’est ni l’ennemie du salaire ni celle de l’emploi. Contrairement à ce que certains candidats à l’élection présidentielle peuvent affirmer, elle n’obère pas l’augmentation des salaires, au contraire.

Il suffit de regarder les chiffres de l’Insee pour s’en convaincre. Le passage aux 35 heures a entraîné un gain de productivité de 4 % à 5 % pour les entreprises, plaçant la France au deuxième rang mondial pour la productivité horaire, devant les États-Unis et l’Allemagne. Les 35 heures ont permis un fort développement de l’économie de la culture, des loisirs et du tourisme grâce au temps libre dégagé, ainsi que la création de 350 000 et 500 000 équivalents temps plein travaillé.

La réduction du temps de travail ne doit pas se traduire par une hausse de l’intensification du travail, bien au contraire. C’est en libérant la parole des salariés sur leur travail, en leur donnant de nouveaux droits d’intervention, que l’on contribuera à éviter les dérives de la mise en place des 35 heures, par exemple dans les secteurs des services et de l’industrie ou à l’hôpital public.

La réduction du temps de travail est plus que jamais à l’ordre du jour.

Pendant la crise sanitaire, elle a constitué, sous forme de chômage partiel, la mesure principale de gestion de l’emploi, avec le télétravail ou le travail à domicile. Ainsi les données de l’Insee montrent-elles que, lors du premier confinement, de mi-mars à mi-mai 2020, le nombre d’heures travaillées par personne a diminué d’un tiers, soit –34 %.

Il s’agit donc pour nous, par ce débat, de poser les bases d’une réflexion sur un partage du travail qui se fonderait sur la réduction du temps de travail, permettant aux salariés de profiter davantage de leur vie familiale et d’une vie sociale, culturelle, sportive et démocratique.

Diminuer le temps de travail, c’est améliorer les conditions de vie de chacune et de chacun en créant massivement des emplois à temps plein, bien rémunérés, plutôt que des contrats à temps partiel extrêmement précaires.

En réduisant le temps de travail de chacun, on favorise une meilleure répartition du travail disponible et on crée les conditions permettant d’atteindre un réel plein emploi.

Dans le même esprit, la réduction de la durée de cotisation nécessaire pour partir à la retraite à taux plein à 37,5 annuités et l’abaissement de l’âge du départ à la retraite à 60 ans, au lieu de son recul, participeraient d’un nécessaire partage du travail dans le temps. À quoi bon faire travailler les gens plus longtemps quand tant de jeunes attendent un emploi ?

Partager le travail et les richesses constitue un enjeu fondamental pour l’épanouissement de l’humanité. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER.)

Mme le président. Dans la suite du débat, la parole est à Mme Nadia Sollogoub.

Mme Nadia Sollogoub. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je vais vous donner lecture de l’intervention de mon collègue Jean-Marie Vanlerenberghe, empêché ce jour, mais dont je partage la brillante analyse.

Le partage du travail : un outil pour le plein emploi ? C’est une question légitime que l’on doit se poser, mais ledit partage est-il bien la bonne réponse pour atteindre le plein emploi aujourd’hui ?

Premier constat : le temps de travail a diminué de moitié en cent soixante-dix ans grâce à l’action syndicale et à celle des pouvoirs publics. De 3 021 heures en 1851, la base légale est aujourd’hui de 1 607 heures annuelles. Les statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour 2010 plaçaient la France, avec 1 554 heures, loin devant l’Allemagne et les Pays-Bas, où le temps de travail se situait autour de 1 400 heures.

Cette réduction a été rendue possible grâce à la multiplication par trente environ de la productivité. Deux lois, l’une en 1996, la loi Robien, l’autre en 2000, la loi Aubry, ont accéléré le processus. Ces deux réformes instaurèrent les 35 heures hebdomadaires en les assortissant d’une forte compensation de l’État. La loi Robien permit aux entreprises en difficulté de réduire le temps de travail pour créer ou maintenir de l’emploi. La loi Aubry généralisa le dispositif à toutes les entreprises, quelle que soit leur situation ; une dérogation fut ensuite prévue pour les PME.

La première de ces lois a sauvé des emplois. La seconde en a créé 100 000, 200 000, 300 000 – les experts ne se sont jamais mis d’accord. Mais elle a sûrement handicapé certains secteurs face à la concurrence étrangère, en augmentant le coût du travail.

Deuxième constat : en 1995, dans un rapport du Commissariat général au plan rédigé par le journaliste Jean Boissonnat, il était précisé, entre autres, que le mouvement séculaire de réduction du temps de travail se poursuivrait plutôt sous la forme de temps variables et choisis. Vingt-cinq ans plus tard, cela reste d’actualité.

Mais Jean Boissonnat soulignait également que l’erreur de tous ceux qui voulaient partager le temps de travail était de considérer celui-ci comme un gâteau de taille constante, alors que le meilleur moyen d’augmenter le nombre de parts est d’augmenter la taille du gâteau. Aucun doute, c’est la croissance qui permettra le plus sûrement de créer des emplois.

Troisième constat : certains doutaient, voilà peu, du retour à la croissance. Or la croissance est là, plus forte qu’espérée, +6,7 % en 2021. Et l’emploi est au plus haut depuis quinze ans, au point que toutes les offres d’emploi ne sont pas satisfaites. Certains secteurs sont en souffrance, ceux du bâtiment et des travaux publics (BTP) et de l’hôtellerie-restauration notamment, faute de personnel.

La question à se poser est donc tout autre : ne faut-il pas repenser le travail, le réorganiser, dans ces secteurs qui manquent d’attractivité ? Certains, sans attendre, quand c’est possible, modifient les horaires et les conditions de travail, augmentent la rémunération.

Faut-il d’ailleurs appeler « travail » la seule activité donnant lieu à rémunération ? Selon la vision de l’économiste et ingénieur Marc de Basquiat, l’activité, qui prend de multiples formes, doit être systématiquement valorisée via un revenu universel de base ; mais c’est là un autre débat.

Ce qui me paraît urgent, c’est de former et de qualifier tous ceux qui sont en âge de travailler. Les branches professionnelles concernées en ont les moyens, par l’intermédiaire des opérateurs de compétences (OPCO). L’apprentissage, qui a atteint un niveau historique, est une réponse appropriée, que l’État encourage fortement, comme le sont la revalorisation salariale et l’amélioration des conditions de travail.

Quant au partage des richesses et des responsabilités dans l’entreprise, c’est-à-dire la participation et l’intéressement, il est à nouveau d’actualité ; je m’en réjouis. Il faut que chaque homme ou femme « trouve sa place dans la société, sa part et sa dignité », comme disait le général de Gaulle. Vaste programme… pour la présidentielle 2022. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)

Mme le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Laurent Pietraszewski, secrétaire dÉtat auprès de la ministre du travail, de lemploi et de linsertion, chargé des retraites et de la santé au travail. Je répondrai à Mme la sénatrice Apourceau-Poly à l’issue de notre débat.

Madame la sénatrice Sollogoub, je partage une partie de vos propos. La question se pose, globalement, de l’attractivité de certains métiers, notamment ceux qui peuvent susciter des difficultés d’organisation pour ce qui est de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Vous avez souligné que la rémunération était un facteur d’attractivité, mais pas le seul, et évoqué la participation et l’intéressement.

Concernant l’hôtellerie et les cafés-restaurants, les discussions au niveau des branches portent sur l’aménagement du temps de travail au sens d’une réorganisation des rythmes plutôt que d’une réduction. Ayant travaillé, pendant mes études, deux ans à temps plein dans la restauration, j’en ai gardé quelques souvenirs : il valait mieux être en forme et disponible sur des séquences horaires parfois imprévisibles.

Tous ces éléments doivent faire partie eux aussi des réflexions et des discussions.

Mme le président. La parole est à Mme Nadia Sollogoub, pour la réplique.

Mme Nadia Sollogoub. Je remercie M. le secrétaire d’État pour son analyse et pour les compléments d’information qu’il vient de nous fournir.

Il est vrai que ce débat, bien que très intéressant, arrive un peu à contretemps eu égard à ce qui se passe dans nos territoires : on a l’impression que les entreprises « pleurent » après la main-d’œuvre. Le sujet n’est pas alors le partage du travail, mais le partage des bras.

Mme le président. La parole est à Mme Maryse Carrère.

Mme Maryse Carrère. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, notre pays, au fil de son histoire, s’est honoré de toutes les avancées sociales liées non seulement au temps de travail, mais aussi à l’amélioration des conditions de travail. Ce furent d’abord les 40 heures, grâce au Front populaire, puis les 39 heures, en 1982, enfin les 35 heures obligatoires dans toutes les entreprises, à partir de 2002.

À l’orée d’une élection présidentielle, je tiens à saluer nos collègues du groupe CRCE pour avoir mis ce débat à l’ordre du jour.

Ce sujet mérite selon moi d’être abordé sereinement et sérieusement, loin des clichés nous expliquant que les Français sont plus enclins à favoriser leurs loisirs, qu’ils ne travaillent pas suffisamment en comparaison de leurs homologues européens, loin aussi de l’idée qu’il suffirait d’être volontaire, tout simplement, pour trouver du travail.

« Le partage du temps de travail, un outil pour le plein emploi ? » : la question est de savoir s’il faut travailler moins pour travailler tous.

On pourrait répondre assez aisément que les 35 heures n’ont pas permis de résorber le chômage de masse et que les exonérations concédées à l’époque n’ont pas eu les retombées espérées.

On pourrait également se dire qu’une meilleure répartition du travail permettrait une meilleure répartition des richesses, mais tel ne fut pas le cas en 2002.

Dans un contexte de flambée des prix de l’essence, du gaz et de l’électricité, les Français sont-ils prêts à travailler moins pour gagner moins ? Je ne le pense pas.

L’idée n’est pas de remettre en cause les 35 heures, qui sont un acquis social, mais simplement d’en dresser un constat lucide : si elles ont permis davantage de temps libre, leur effet sur l’emploi et la réduction du chômage fut très limité. Le prisme de la réduction du temps de travail, s’il n’est pas à éliminer, me paraît insuffisant pour réduire le chômage.

L’un des premiers combats à mener consiste à œuvrer pour une meilleure adéquation entre les besoins et l’offre ; c’est à l’école que ce combat se joue, dans la revalorisation des métiers manuels et de l’apprentissage – on le répète à chaque élection, il serait temps de s’y pencher.

Il n’est plus possible de se satisfaire d’une France où le taux de chômage des jeunes avoisine les 20 % et où, en même temps, des commerces ferment, des boulangers et des bouchers recherchent désespérément des apprentis, des emplois restent non pourvus. Oui, il s’agit souvent de métiers difficiles, aux horaires décalés, mais il faut peut-être informer davantage et mieux communiquer sur ces professions de grande qualité.

Un débat sur le travail nous oblige également à réfléchir à ce que celui-ci apporte en fait de relations sociales et d’estime de soi, au-delà de la rémunération.

À cet égard, le combat contre le chômage de longue durée mérite d’être mené tant ledit chômage peut avoir des effets dévastateurs pour les principaux concernés. L’expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée », conduite depuis 2016, permet notamment de ramener vers l’emploi les publics qui en sont le plus éloignés, des jeunes, des femmes et des personnes peu diplômées.

Si la crise sanitaire que nous connaissons a perturbé certaines expérimentations, il faut continuer à encourager ces projets qui sont de vrais outils d’insertion sociale.

Le travail doit certes être encouragé : il reste le meilleur moyen de sortir de la précarité. Mais il nous faut également être pragmatiques. Augmentation de la population, constante accélération du progrès technologique, automatisation croissante : le plein emploi n’est-il pas révolu ?

Je ne dis pas qu’il faut encourager de telles évolutions, mais, dans ce contexte, il faut envisager une telle hypothèse et réfléchir à la manière de garantir à tous sinon un emploi, du moins une rémunération décente.

Dire tout cela ne sert à rien si l’on ne prend pas en compte l’évolution du travail ces dernières années. Au premier rang de ces transformations, le télétravail est venu bouleverser les habitudes durant le confinement.

Au-delà même du nombre d’heures de travail, on observe un changement de paradigme : émerge une approche davantage centrée sur le nombre de jours de travail. Certains pays mettent en place la semaine de quatre jours, la Nouvelle-Zélande et l’Islande notamment, où l’on constate des gains de productivité et des progrès en matière de lutte contre l’absentéisme… de quoi nourrir nos réflexions.

Plus largement, un débat sur le travail mériterait également que l’on s’interroge sur la place du salarié dans l’entreprise via la revalorisation de l’intéressement et la hausse de sa participation au sein des conseils d’administration des entreprises.

Nous pourrions aussi faire valoir la notion de bien-être au travail, sujet sur lequel notre collègue Stéphane Artano se penche activement.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, si ce débat a le mérite de poser beaucoup de questions, les réponses qui peuvent y être apportées sont nombreuses. Le partage du temps de travail peut certes être une piste à explorer ; reste qu’il ne sera pas la solution unique au problème de la réduction du chômage. (M. Marc Laménie et Mme Marie Mercier applaudissent.)

Mme le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Laurent Pietraszewski, secrétaire dÉtat auprès de la ministre du travail, de lemploi et de linsertion, chargé des retraites et de la santé au travail. Je note tout d’abord une certaine convergence entre les interventions des deux oratrices qui viennent de s’exprimer. Madame la sénatrice Carrère, vous avez appelé notre attention sur un certain nombre de sujets déjà abordés par Mme Nadia Sollogoub, la participation et l’intéressement notamment.

Vous avez évoqué les métiers dont l’attractivité est supposée moindre ; sachez que cette question fait l’objet d’un travail de fond de la part du Gouvernement.

On peut ainsi se réjouir de constater que, désormais, des générations entières de jeunes apprentis, dans notre pays, entrent en apprentissage en étant fières des métiers qu’elles peuvent exercer. Nous sommes passés de 300 000 apprentis en 2017 à près de 700 000 en 2021. Cela montre bien que nous faisons mouvement, collectivement, vers ces métiers qui, dans l’inconscient général, étaient peut-être considérés comme de peu d’intérêt, alors qu’ils sont extrêmement intéressants – vous les avez mentionnés, les métiers de bouche et du commerce alimentaire notamment, que je connais bien, pour avoir longtemps travaillé dans ce secteur.

Cela démontre que les choses changent dans les profondeurs de notre société, dans le regard des parents par exemple : nous avons tous entendu – je l’ai entendu chez les miens, qui sont des autodidactes – qu’il fallait faire de longues études. J’ai, pour ma part, eu l’occasion de faire de longues études d’économie. Mais j’ai toujours dit à mes filles que si elles souhaitaient faire un métier d’art ou d’artisanat, je les soutiendrais pleinement dans leur démarche sans les obliger à faire des études générales.

En d’autres termes, les choses changent, globalement !

Mme le président. La parole est à Mme Annie Le Houerou.

Mme Annie Le Houerou. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le chômage préoccupe les Français : 6 millions de personnes environ sont inscrites à Pôle emploi. Pour elles, cela signifie une fragilité financière, un sentiment d’inutilité et de relégation sociales ou, à tout le moins, une difficulté à concilier projet personnel et utilité sociale.

Le débat qui nous réunit aujourd’hui autour du partage du travail n’est pas nouveau, il est indissociable de l’évolution des conditions de travail et de l’organisation du travail tout au long de la vie.

Depuis 1919, des lois résultant de plusieurs décennies de lutte et de revendications syndicales ont scandé un mouvement historique de réduction du temps de travail au cours du XXe siècle.

Ces réformes promues par des gouvernements de gauche ont permis de réduire le temps de travail et de repenser la relation au travail. Je citerai les 39 heures et la cinquième semaine de congés payés instaurées après l’élection de François Mitterrand en 1981, ainsi que les deux lois de 1998 et 2000 sur les 35 heures du gouvernement de Lionel Jospin, qui témoignaient d’une volonté de réduire le chômage de masse en diminuant le temps de travail pour mieux le partager.

Selon la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), les lois Aubry auraient créé 350 000 emplois sur l’ensemble de la période 1998-2002. Ces allègements de la durée du travail ont aussi permis un meilleur équilibre entre le travail et le temps personnel et familial.

Cette dynamique de progrès et de partage du travail est freinée depuis vingt ans et, surtout, les inégalités se sont accrues entre les travailleurs. La baisse du temps de travail la plus importante est due, pour un quart, au développement du temps partiel, le plus souvent subi, le plus souvent par des femmes, qui exercent des métiers imposant des temps réduits ou doivent s’occuper de leur famille.

Depuis 2003, les salariés à temps complet ont vu leur temps de travail augmenter.

Le Président de la République a affirmé, lors de la présentation de son plan d’investissement France 2030, que « notre pays travaille moins que les autres ». Les chiffres démentent cette assertion.

Les Français ne travaillent pas moins que leurs voisins européens : la durée individuelle moyenne de travail en France était de 36,4 heures en 2016, temps complet et temps partiel confondus, identique à la durée constatée au Royaume-Uni et supérieure aux niveaux observés en Allemagne, en Italie et en Espagne.

En réalité, le travail s’est intensifié dans de nombreux secteurs et cause de nouvelles formes de souffrance au travail ; ainsi le nombre de burn-out a-t-il explosé.

La crise du covid a poussé de nombreux salariés à s’interroger sur la place que devait occuper le travail dans leur vie. Ceux-ci aspirent à organiser leur vie professionnelle de manière plus libre, alors qu’ils sont plus nombreux à travailler de manière autonome et à distance.

Les jeunes générations aiment le travail, y compris les travaux pénibles, mais souhaitent des compensations à la pénibilité et aux contraintes horaires – je pense par exemple au secteur de la restauration.

Notre société doit s’adapter à un monde qui devient moins créateur d’emplois et transforme notre rapport à l’existence, au travail, à la protection sociale ou, tout simplement, à la préservation de notre santé et de notre bien-être.

Il y va d’un choix de société ambitieux ; c’est par davantage de solidarité que le travail retrouvera sa véritable valeur, redonnant du sens à nos métiers et compensant les pénibilités.

Plusieurs pays ont suivi notre exemple de réduction du temps de travail. Notre voisin espagnol a décidé de lancer une expérimentation. En 2022, ce sont 200 entreprises volontaires qui testeront la semaine de quatre jours sans baisse de salaire.

La durée du travail considérée tout au long de la vie fait débat en France. La réforme des retraites préconisée par Macron et par d’autres à droite prévoit un recul de l’âge de la retraite.

Un retour en arrière a déjà eu lieu en 2017 via la suppression de plusieurs critères de pénibilité ouvrant droit à compensations : port de charges lourdes, vibrations, postures douloureuses, présence d’agents chimiques dangereux. Près de 300 000 personnes ou emplois potentiels, ces derniers principalement pourvus par des ouvriers dont les conditions de travail sont pénibles, se retrouvent ainsi exclus de la possibilité d’un départ anticipé à la retraite qui profiterait aux jeunes générations.

Selon l’Insee, à 35 ans, un ouvrier peut espérer vivre jusqu’à 77,6 ans, contre 84 ans pour un homme cadre, soit plus de six ans d’écart. À 62 ans, âge théorique de départ à la retraite, 25 % des plus pauvres sont déjà décédés ! Un recul de l’âge de départ à la retraite serait donc une double peine pour ces salariés déjà malmenés durant toute leur carrière.

Avec les partenaires sociaux, le Gouvernement pourrait se saisir du sujet de l’organisation du temps de travail tout au long de la vie en y incluant la question des retraites, afin d’aboutir à un accord national interprofessionnel et à une négociation par branche.

Une réduction du temps de travail intégrant les critères de pénibilité serait une réponse au problème du chômage structurel dans notre pays, une manière d’éviter les fins de carrière anticipées dues à des inaptitudes au travail et d’améliorer le bien-être au travail pour tous. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Laurence Cohen applaudit également.)