M. Roger Karoutchi. Très bien !
Mme Dominique Estrosi Sassone. Je pense à l’efficacité dans la conduite des affaires du pays, ensuite, car aucun gouvernement, aucune majorité, aucun pouvoir ne dispose de la vérité absolue. J’en veux pour preuve la loi anticasseurs : comme vous le savez, c’était une proposition de loi de notre groupe, portée par Bruno Retailleau. Vous l’avez initialement écartée, avant de la reprendre à votre compte face aux violences urbaines auxquelles nous avons été confrontés ; nous nous en félicitons. Aussi sommes-nous en droit d’attendre du Gouvernement qu’il adopte la même attitude constructive que le Sénat.
Avec le projet de réforme institutionnelle, vous avez, monsieur le Premier ministre, une nouvelle occasion de bénéficier de la sagesse des sénateurs.
Oui, une réforme est nécessaire pour revitaliser la démocratie française sur le plan tant national que local, pour réarticuler la démocratie représentative avec la démocratie directe et participative.
Oui, une révision constitutionnelle est possible, si le Gouvernement fait preuve de cette ouverture que vous mettez en avant ! Autant nous saluons votre décision d’avoir renoncé à certaines atteintes au Parlement, autant nous déplorons que, sur la question de la représentation des territoires, et donc celle du nombre de parlementaires, vous sembliez privilégier le rapport de force, voire la pression. Pour nous qui portons la voix des territoires, ce point n’est pas secondaire ; il est majeur, car il touche à la justice territoriale. Il est juste que tous les territoires soient représentés. Il est juste qu’il n’y ait pas plus de vingt départements ne disposant que d’un sénateur et que cette garantie fasse l’objet d’une disposition constitutionnelle. Autrement dit, c’est en partant de l’exigence d’équité et de représentativité territoriale que le nombre de sénateurs doit être fixé, et non pas à partir d’une logique arithmétique, sinon technocratique. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
N’ajoutons pas aux fractures géographiques une déchirure démocratique en éloignant encore un peu plus la République des territoires. Dans bien des communes rurales ou des villes moyennes, le sentiment d’abandon domine, la conviction qu’on ne compte pour rien est largement partagée. Elle fut d’ailleurs au cœur de cette crise des « gilets jaunes » que vous avez dû affronter. Alors, tirez-en tous les enseignements ! N’accentuez pas cette désespérance en supprimant, après les services publics, le service démocratique qu’assurent les parlementaires ! Du reste, cela fait un an que nous avons exprimé nos exigences préalables à toute révision constitutionnelle. Qu’attendez-vous pour nous dire « oui » ou « non » ?
Au-delà de cette question majeure, nous souhaitons, vous le savez, renouer avec l’esprit initial de la Ve République. Je pense évidemment au respect du bicamérisme, au renouvellement par moitié du Sénat, notamment pour assurer le principe de la continuité des pouvoirs publics.
Enfin, ces différences que nous assumons sont aussi, nous le croyons, un gage de concorde et d’unité.
Certains, dans votre majorité, ont exprimé leur satisfaction au lendemain des élections européennes. Pourtant, la réalité géographique et civique que dessinent les chiffres n’a rien de satisfaisant : elle exprime, au contraire, une situation dont nul ne peut se féliciter, celle d’un pays fracturé, de deux France profondément opposées.
Vous vouliez dépasser les vieux clivages, mais vous n’êtes parvenu qu’à leur substituer des clivages autrement plus dangereux : des clivages territoriaux, sociaux, culturels, même générationnels, des clivages qui, en réalité, épousent les lignes de cette recomposition que vous poursuivez. « La poutre travaille encore », disiez-vous, monsieur le Premier ministre.
Un sénateur du groupe La République En Marche. C’est vrai !
Mme Dominique Estrosi Sassone. Prenez garde qu’à force de travailler elle ne fracture les murs porteurs de l’édifice français ! (M. Rémy Pointereau applaudit.) Prenez garde que, dans ce « nous » et « eux » que vous avez installé face au Rassemblement national, la perspective d’une réconciliation de tous les Français ne s’effondre, prise entre des forces irréconciliables. Bien sûr, les fossés qui se creusent entre nos concitoyens ne datent pas d’aujourd’hui, mais c’est à vous qu’il revient de les combler plutôt que de les creuser.
Le grand défi que nous allons devoir relever dans les années qui viennent, celui qu’il vous incombe aujourd’hui d’affronter, c’est celui de l’unité, cette grande œuvre française toujours à recommencer.
Cette unité ne pourra se faire que dans la vérité, parce que, toujours, le mensonge divise, les illusions séparent.
Regardons les choses en face : les demi-vérités et les vrais mensonges n’ont fait qu’accentuer la méfiance des Français. Ils ont conduit les uns à rechercher des boucs émissaires, poussé les autres à s’enfermer dans leur vérité, à abandonner la raison critique pour les raisonnements irrationnels.
Pour recréer les conditions de l’amitié civique, il faut avoir le courage de dire la vérité sur l’état de nos finances publiques, sur la situation de nos comptes sociaux qui, de nouveau, plongent dans le rouge, sur l’impossibilité de soutenir artificiellement la croissance et le pouvoir d’achat en creusant indéfiniment les déficits.
Il faut avoir le courage de dire la vérité sur le chômage. Les paramètres actuels, qu’il s’agisse des dépenses publiques ou des déficits, ne permettront pas d’atteindre l’objectif de 7 % de chômeurs d’ici à la fin du quinquennat. La conjoncture ne suffit plus à créer l’embellie.
Il faut avoir le courage de dire la vérité sur l’état de notre institution scolaire, sur la nécessité d’étoffer la diversité des parcours, de donner plus de liberté pour recruter, pour innover, mais aussi de renouer avec la transmission, celle qui permet d’échapper à la reproduction sociale, et, surtout, de réaffirmer la valeur du mérite et du travail, en vous éloignant de la tentation de la discrimination positive.
Il faut également avoir le courage de dire la vérité sur l’immigration, qui, aujourd’hui, n’est pas régulée, sur le communautarisme ou les atteintes à la laïcité, qui, trop souvent encore, ne sont pas sanctionnées.
Il faut avoir le courage de dire la vérité, en somme, sur tous ces non-dits, sur ces dénis qui ont frayé la voie aux extrêmes.
M. Julien Bargeton. Et les vôtres ?
Mme Dominique Estrosi Sassone. Partout, dans les démocraties occidentales, le sentiment d’insécurité culturelle progresse, des questionnements fondamentaux se font entendre sur la Nation, sur les frontières, sur le rapport à la mondialisation. Ne pas offrir de réponses démocratiques à ces interrogations légitimes, rester insensibles aux angoisses et au sentiment de dépossession qu’expriment bon nombre de nos compatriotes, c’est exposer la République à des insurrections électorales. C’est nous exposer collectivement aux aventures sans lendemain dans lesquelles nous entraîneraient les extrêmes si, par malheur, elles parvenaient aux responsabilités.
Cette unité, nous ne la ferons que dans le cadre d’un débat apaisé, respectueux de chacun. Cessons les caricatures, les anathèmes manichéens.
Monsieur le Premier ministre, vous avez indiqué ne pas vous résigner au « rétrécissement du débat public ». Mais enfin, qui, depuis deux ans, rétrécit le débat à des oppositions binaires, sans nuances ? Qui n’a cessé de dire qu’il y avait désormais les progressistes, d’un côté, et les conservateurs, de l’autre, les représentants du monde d’avant et les hérauts du monde nouveau ? Ce n’est pas le Sénat, c’est le Président de la République, c’est votre gouvernement !
Mme Anne Chain-Larché. Absolument !
Mme Dominique Estrosi Sassone. Nous vous le disons calmement, mais franchement : le progrès n’est pas une marque déposée par la majorité. Nous voulons tous le progrès. Acceptez seulement que nous puissions en avoir une vision parfois différente de celle que vous nourrissez. Ayez l’humilité de reconnaître que la modernité n’est pas univoque, que ce qui est ancien n’est pas forcément daté et dépassé. En témoigne d’ailleurs l’institution communale : elle est sans doute l’une des plus anciennes, et c’est d’abord à elle que nos compatriotes accordent leur confiance. C’est vers elle, vers les maires que vous vous êtes d’ailleurs immédiatement tournés l’hiver dernier, après les avoir tant méprisés, lorsque la situation s’est enflammée. Les maires n’ont jamais été autant découragés, et vous devez tenir compte de leur découragement.
Du reste, nous pensons que, à l’heure des grandes ruptures et des changements permanents, la politique doit être aussi un facteur de stabilité. S’il est essentiel de changer ce qu’il faut, il l’est tout autant de préserver ce qui vaut, de protéger ces attachements vitaux qui nous tiennent comme un seul peuple, une seule Nation. C’est aussi le message qu’ont envoyé beaucoup d’électeurs lors du scrutin européen. Non, les Français ne sont pas des « Gaulois réfractaires » au changement ! Mais ils tiennent à leur souveraineté, à leur laïcité, à leur solidarité nationale, car ces attachements sont autant d’appuis nécessaires pour que nous puissions prendre collectivement notre élan, nous projeter et nous imposer dans un monde nouveau qui a besoin de la France. Prenons le meilleur de la modernité et donnons le meilleur de notre identité : voilà un « en même temps » qui, pour le coup, pourrait rassembler une majorité de Français.
Monsieur le Premier ministre, c’est dans cet esprit d’unité que nous voulons continuer d’œuvrer. L’unité n’est pas, à nos yeux, synonyme d’uniformité. Dans une démocratie adulte, la pluralité doit être vécue comme une richesse, et non comme un obstacle. Nous avons des différences, et nous aurons peut-être encore des convergences. C’est au nom de ces différences que nous assumons et de ces convergences que nous espérons que, dans le cadre du vote que vous nous demandez, le groupe Les Républicains s’abstiendra majoritairement, pour ces deux raisons essentielles.
D’abord, parce que le Sénat n’est pas l’Assemblée nationale : il n’est ni dans ses attributions ni dans ses missions de renverser ou non tel ou tel gouvernement.
Ensuite, parce que, depuis deux ans, nous avons été trop habitués à ce décalage entre, d’un côté, des mots forts, et, de l’autre, des actes faibles. Autrement dit, cette abstention, c’est tout sauf un chèque en blanc : nous jugerons sur pièces, au cas par cas, texte par texte.
Ni opposition systématique ni adhésion automatique : telle est notre ligne de conduite. Cette ligne, nous la tiendrons, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres. Nous la tiendrons parce que, au-delà de nos appartenances, il y a la France. Nous la tiendrons parce que nous tenons à nos convictions et nous croyons à ce que nous défendons. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à M. François Patriat, pour le groupe La République En Marche. (Applaudissements sur des travées du groupe La République En Marche.)
M. François Patriat. Monsieur le Premier ministre, vous nous demandez aujourd’hui de nous prononcer sur le chemin à parcourir et la méthode pour y parvenir.
La France est ainsi faite que, les soirs d’élection, l’on se projette déjà dans les futures échéances. Pour ma part, je préfère me cantonner au travail que nous avons à accomplir rapidement dans cette période qui nous conduira aux prochaines échéances.
À ce moment du quinquennat, monsieur le Premier ministre, deux questions se posent au groupe La République En Marche.
Tout d’abord, avons-nous tenu nos engagements ? Avons-nous mis notre pays sur le chemin du redressement avec tout votre gouvernement, que je salue ici ? Pouvons-nous être fiers du travail accompli ? Pour nous, la réponse est « oui ».
Ensuite, devons-nous encore repousser les échéances, refuser la réalité et reculer devant les réformes à faire ? La réponse est « non ».
Votre discours, monsieur le Premier ministre, a montré avec fermeté l’important travail à conduire maintenant. Vous vous êtes exprimé avec lucidité, sans mésestimer les difficultés à surmonter.
Est-il noble de parler, comme je l’ai entendu faire hier à l’Assemblée nationale, de programme « cache-poussière » ? Il est respectable de s’opposer, mes chers collègues, mais on peut s’épargner les propos outranciers.
Monsieur le Premier ministre, vous avez choisi de recourir à une disposition prévue dans notre Constitution pour solliciter un vote de confiance de la Haute Assemblée. Je m’en réjouis, car cette démarche entend valoriser l’institution sénatoriale et les élus qui y siègent.
Je sais bien que le résultat du vote d’aujourd’hui ne sera pas similaire à celui d’hier, à l’Assemblée nationale, mais faut-il pour autant renoncer ? Dans un Sénat d’une couleur politique différente de celle du Gouvernement, la démarche est courageuse. Elle est en cohérence avec la volonté d’ouverture qui est celle du Gouvernement, tant la situation politique de notre pays est inédite.
Oui, monsieur le Premier ministre, vous avez raison, le Sénat ne doit pas être écarté de la « marche du monde ». Aujourd’hui vient le temps d’insuffler, plus que jamais, l’espoir du dépassement, du dialogue, de l’ouverture.
Le dépassement, mes chers collègues, ce n’est pas renoncer à ses convictions ; c’est accepter de partager avec d’autres, venus d’horizons divers, les analyses et les voies du redressement. Moi-même, j’ai gardé mes convictions personnelles, qui ne sont pas les vôtres, monsieur le Premier ministre, mais je pense que la justice sociale ne peut advenir que si le redressement économique est là.
Le dépassement des clivages, qui permet de sortir des rigidités et de réunir les progressistes, a permis de réelles avancées, qui commencent déjà à produire leurs effets.
Les résultats de la France en matière d’attractivité économique sont salués par l’OCDE, qui confirme que les réformes vont dans le bon sens et qu’il faut les poursuivre.
Contrairement aux affirmations de certains, beaucoup de mesures répondent à la demande d’une plus grande justice sociale, largement exprimée par nos concitoyens : je pense au plan Pauvreté, au reste à charge zéro, aux avancées en faveur des personnes handicapées, aux mesures éducatives, au travail qui paie, à la baisse historique du chômage… Avec un peu d’objectivité, chacun peut faire le bilan des actions entreprises. Il montre que, loin d’être une simple formule, le « en même temps » a réellement été mis en œuvre.
Aujourd’hui, pour établir les solides fondations de l’acte II du quinquennat, il est fondamental de l’accompagner, ici au Sénat, avec lucidité, courage, détermination et, comme vous l’avez dit hier, civilité.
Face à l’urgence écologique, sociale, démocratique et politique, réformer est ce que nous devons réussir ensemble.
Notre pays a besoin de poursuivre le chemin tracé avec constance et cohérence. Changer de méthode, oui, mais garder le cap est nécessaire.
Le Président de la République porte un projet d’émancipation, qui parle au peuple comme aux élus.
Au travers du grand débat, nous avons entendu les Français : ils veulent plus d’écoute, plus de proximité, plus d’ouverture, plus d’humanisme, pour un plus large rassemblement. C’est la méthode de l’acte II du quinquennat.
Mes chers collègues, faut-il, oui ou non, réformer les finances des collectivités locales ? Faut-il, oui ou non, réduire la pression fiscale qui pèse sur nos concitoyens ? Faut-il, oui ou non, plus d’avancées écologiques ? Faut-il, oui ou non, étendre le droit à la procréation médicalement assistée à toutes les femmes ?
Monsieur le Premier ministre, nous soutiendrons les projets de loi qui ont été annoncés hier lors de votre discours de politique générale : réformes de l’assurance chômage et des retraites, projets de loi bioéthique, de programmation de la recherche et de l’accélération écologique.
Le projet de loi consacré à l’engagement des élus, que vous avez évoqué ce matin, nous paraît aussi essentiel pour répondre à la crise des vocations de maire, en levant les freins à l’exercice du mandat, en défendant la validation des parcours et la reconversion. D’autres chantiers majeurs doivent être entrepris, comme le lissage des irritants de la loi NOTRe. Je fais confiance à Sébastien Lecornu pour conduire ces travaux dans le dialogue, comme il l’a déjà fait par le passé.
Faisons preuve de volonté et sachons aussi prendre des risques et les assumer. Mes chers collègues, vos choix, quels qu’ils soient, sont respectables, mais je vous invite au plus large rassemblement. Votre projet, monsieur le Premier ministre, vise à réconcilier la France avec elle-même ; nous avons confiance en la démarche que vous nous proposez. Ce n’est pas un scoop ni une surprise, le groupe La République En Marche votera largement votre déclaration de politique générale. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – Mme Michèle Vullien applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Mme Éliane Assassi. Monsieur le Premier ministre, j’ai écouté hier la lecture de votre déclaration de politique générale par M. de Rugy, tout en gardant un œil sur votre intervention à l’Assemblée nationale. Je vais vous dire ce que j’en pense, avec sérieux, car nous ne sommes pas ici au théâtre, même si nous allons évoquer l’acte II du quinquennat.
Ce qui m’a d’emblée frappée, c’est le décalage avec le pays réel.
Après la séquence électorale des européennes, vos partisans semblent avoir vaincu la colère jaune, domestiqué la colère du peuple qui a tonné si fort durant des semaines et, à son apogée, vous le savez bien, a fait vaciller vos certitudes. Erreur ! La colère est toujours là, comme à Belfort, à Saint-Saulve, dans les hôpitaux, les maternités, dans la fonction publique, chez les élus.
Ne vous y trompez pas, monsieur le Premier ministre, faire une liste à la Prévert des colères ne suffira pas à les apaiser. Vous n’en avez pas fini avec celles et ceux qui, majoritaires dans le pays, aspirent à une vie meilleure et digne, à l’emploi, à un vrai travail stable, avec tous ceux qui aspirent à garantir un avenir serein à leurs enfants, à vieillir dignement et en bonne santé et qui sans doute, majoritairement, ont déserté les isoloirs le 26 mai dernier, ce qui ne semble pas vous préoccuper…
Dans votre discours, vous avez, une nouvelle fois, agité les peurs, vos peurs – l’insécurité, le terrorisme, l’étranger –, mais la peur qui taraude l’immense majorité du peuple, c’est celle du lendemain, du chômage, du contrat précaire qui se termine, des soins trop chers et même de la faim. Or, de tout cela, vous n’avez pas parlé.
Vous ne devez pas oublier que vous n’en avez pas fini avec les exigences de justice sociale et fiscale – les vraies ! –, celles qui passent obligatoirement par la répartition des richesses, et non par des aménagements pudiques du système.
Votre acte II a un goût de réchauffé. « Libérer les énergies », dites-vous en écho à l’ancien Premier ministre Alain Juppé. « Nous sommes des réformateurs », annoncez-vous, en écho, cette fois, au « mouvement des réformateurs » fondé par Jean Lecanuet en 1972. Pouvez-vous encore parler de « nouveau monde » avec de telles références ? Certainement pas.
Bien au contraire, vous êtes fidèle – tragiquement fidèle – aux politiques menées depuis près de quarante ans, hormis de brèves éclaircies, qui font rimer réforme avec recul social, précarisation, appauvrissement.
Vous avez dit hier que vous étiez « inénervable » ; j’en suis bien contente pour vous ! (Sourires.) Imperturbablement donc, vous tracez la voie du libéralisme le plus archaïque qui soit.
Malgré le mouvement de colère soutenu massivement durant des mois par la population, vous n’avez pas prononcé les mots « ISF », « Smic », « salaires » et, surtout pas, les mots « évasion fiscale », qui, bien évidemment, concernent trop de soutiens de celui qui demeure le président des riches.
Vous n’avez pas davantage répondu à l’aspiration à une démocratie profondément refondée, à une irruption de la citoyenneté.
Votre discours n’est pas disruptif ; il est, bien au contraire, convenu, destiné à sauver l’existant, c’est-à-dire une France où les riches possèdent toujours plus et les pauvres toujours moins, une France où les inégalités se creusent.
Vous avez longuement parlé d’écologie. Comme vous l’avez dit, personne n’en a le monopole. Mais il ne suffit pas d’en parler ! Encore faut-il produire des actes en s’attaquant au plus grand prédateur de l’écologie et de l’environnement. Or, jamais vous ne pointez la responsabilité, dans la dégradation de l’environnement, du système capitaliste lui-même, un système capitaliste de surcroît mondialisé.
Monsieur le Premier ministre, il faut écouter cette jeunesse qui n’est pas réfugiée dans une écologie naïve et béate, mais est animée par une contestation profonde du système économique qui engendre la pollution massive. Changer le système et pas le climat, ce n’est certainement pas un slogan qui vous agrée.
On le voit bien, votre dessein, c’est le mirage d’un capitalisme vert, propre, succédant à celui qui a abîmé notre planète et l’humanité.
Or le capitalisme porte en lui la quête du profit, la mise en concurrence, l’exploitation des femmes et des hommes comme des richesses de la terre : c’est en cela qu’il ravage la planète et doit être remis en question pour envisager l’avenir.
De toute manière, vos actes concrets nous donnent raison et contredisent vos bonnes intentions. Allez-vous, par exemple, continuer à fermer les petites lignes de train ? Confirmez-vous la fermeture de la ligne de fret ferroviaire de fruits et légumes Perpignan-Rungis, cadeau insensé fait aux transporteurs routiers ?
Le service public, la solidarité sont au cœur du projet de transformation écologique que nous portons.
Monsieur le Premier ministre, je l’ai dit, votre vieux discours réformateur vise toujours et encore à réduire les droits sociaux, arrachés parfois au prix du sang, plutôt qu’à assurer le bonheur commun par un juste partage. Réduire le nombre de fonctionnaires et en finir avec leur statut, cette vieille lubie des libéraux, s’inscrit dans ce cadre.
Votre acte II, c’est la remise en cause du système de retraites par l’avènement du système par points et la diminution des droits des chômeurs, victimes annoncées de la sacro-sainte réduction des déficits et dettes en tout genre.
Vous l’avez dit encore aujourd’hui, les salariés sont déjà contraints de travailler au-delà de l’âge légal pour tenter de s’assurer une retraite digne. L’argument fallacieux de l’allongement de la durée de vie ne tient pas. Lorsque l’on a travaillé plus de quarante ans, on a droit au repos et on doit laisser la place aux jeunes. En effet, quelle absurdité que d’enchaîner au travail des femmes et des hommes jusqu’à la vieillesse, alors que 4 millions de personnes sont au chômage et près de 10 millions en situation de précarité !
Notre projet est diamétralement opposé et d’une audace juste et solidaire : il faut travailler moins, moins longtemps pour partager le travail. Nous défendons, en ce sens, la marche vers la semaine de 32 heures et le retour au droit à la retraite à 60 ans.
Votre politique économique et industrielle, monsieur Premier ministre, est à l’avenant. Vous avez évoqué General Electric à Belfort. Mais qui est responsable de cette situation ? Qui a supervisé les négociations conduisant à la soumission à l’entreprise américaine, si ce n’est le secrétaire général de l’Élysée d’alors, M. Macron ?
Vous vantez la relance de l’attractivité de notre pays, mais elle s’effectue dans la dérégulation la plus totale, accompagnée d’une valse de plans sociaux, d’exonérations massives et d’une casse systématique du droit du travail, votre cap étant la réduction de la dépense publique.
Huit minutes pour évoquer, ou plutôt effleurer, la situation difficile de notre pays, confronté à la déstructuration sociale et démocratique, c’est bien peu. Nous ne voterons pas votre déclaration de politique générale, nous ne soutiendrons pas ce projet qui s’attaque en profondeur à la solidarité nationale et qui n’est pas « ni de gauche ni de droite », mais tout simplement de droite.
Nous combattrons ce que dissimule votre flegme. Nous nous élèverons contre l’autoritarisme qui sert votre projet et se déchaîne contre les manifestants ou les journalistes ayant suivi le conflit au Yémen.
Enfin, vous n’avez pas prononcé les trois lettres suivantes, monsieur le Premier ministre : ADP. Soit dit sans vouloir vous énerver, ce silence est le reflet de votre profond agacement.
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue !
Mme Éliane Assassi. Enfin, le peuple peut prendre la parole, et pas sur un sujet secondaire : la privatisation d’un grand service public national, qui succède à tant de bradages du bien collectif, depuis les autoroutes jusqu’au secteur de l’énergie.
Ainsi, plus de 100 000 citoyennes et citoyens ont déjà participé à la consultation qui a commencé cette nuit, malgré des bugs informatiques ; nous en reparlerons cet après-midi. Quoi que vous en pensiez, monsieur le Premier ministre, les Français vont pouvoir librement s’exprimer et briser les murs que les puissants ont construits pour les enfermer et les réduire au silence. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Patrick Kanner. Monsieur le Premier ministre, hier et aujourd’hui, je vous ai bien écouté, et je crains que vous n’ayez oublié la crise sociale qui traverse notre pays.
Le Président de la République nous avait dit que rien ne serait plus comme avant. Il avait évoqué la France divisée et appauvrie qu’il avait découverte au gré de son tour de France, à l’occasion du grand débat. Vous nous aviez parlé, ici même, des leçons à tirer de la crise des « gilets jaunes » – deux mots que vous n’avez d’ailleurs pas prononcés hier lors de votre discours devant l’Assemblée nationale.
Nous n’étions pas d’accord sur les remèdes, mais des constats étaient partagés. Aujourd’hui, tout cela semble oublié dans la présentation de votre action politique des prochains mois : l’acte II est annoncé comme si la crise sociale n’avait été qu’un entracte après l’acte I. Vous êtes remonté sur votre nuage de certitudes…
Hier comme aujourd’hui, nous attendions un projet social pour la France, un contrat social pour les Français. C’est ce que demande avec constance mon groupe depuis le mois de décembre, notamment dans cet hémicycle. Or ce projet social d’envergure, nous ne le voyons toujours pas venir.
Vous auriez pu venir nous expliquer que la réforme des retraites se ferait dans un esprit de justice sociale et qu’aucun report de l’âge de départ à la retraite, sous quelque forme que ce soit, n’est envisagé. Nous aurions alors entrevu une remise en question de vos choix antérieurs.
Au lieu de cela, en contradiction avec le discours tenu par Jean-Paul Delevoye depuis des mois, nous voyons poindre une réforme paramétrique. Le tour de passe-passe de l’âge pivot ou de l’âge d’équilibre à 63, 64 ou 65 ans revient de fait à contraindre les personnes aux revenus faibles, ceux qui ont souvent les métiers les plus pénibles et répétitifs, à retarder leur départ à la retraite pour maintenir leur revenu à un niveau décent.
Pendant ce temps, les personnes les mieux rémunérées pourront capitaliser pour s’assurer des revenus complémentaires de retraite et choisir de partir avant l’âge pivot en compensant le nouveau malus que vous vous apprêtez à créer.
Je le répète : instaurer un nouvel âge pivot n’entraînera le report de l’âge de départ à la retraite que des plus faibles revenus ! Avec cet âge pivot, vous allez contraindre les moins riches à travailler plus longtemps, tout en laissant le choix aux plus riches de poursuivre ou non. (Applaudissements sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
Avec cette réforme paramétrique, qui n’a plus rien à voir avec la réforme systémique annoncée, vous allez creuser un nouveau fossé entre les Français en fonction de leurs revenus. Vous allez encore affaiblir l’adhésion au système des retraites, y compris à celui qui sera mis en place. Vous allez accélérer la perte de confiance envers un système universel et solidaire.
A contrario, nous proposons de revenir aux critères de pénibilité, qui doivent être au cœur du mode de calcul des droits à la retraite et du nombre de trimestres, tout en conservant l’âge légal de départ à la retraite pour tous à 62 ans, et à 60 ans pour les carrières longues.
Ces règles paramétriques peuvent s’appliquer dans le système actuel ou dans le système par points. Elles permettent de ne pas prolonger les carrières de ceux de nos concitoyens qui ont les métiers les plus difficiles et qui font fonctionner notre société au quotidien.
Monsieur le Premier ministre, ce sont les mêmes qui ont l’espérance de vie la plus courte à la retraite. Ce sont eux qui ont crié leur désespoir ces derniers mois. Notre conviction est que leur droit à la retraite doit être garanti par des critères justes. Voilà ce que serait une réponse solidaire à la crise sociale !
Vous auriez pu venir nous expliquer que la réforme de l’assurance chômage n’affaiblirait pas les droits des Français ou même – j’ose le dire – qu’elle les garantirait, que la mise en place du revenu minimum se ferait avec une enveloppe dynamique, ou que vous avez un projet pour l’emploi.
Au lieu de cela, vous proposez un allongement de la durée du travail pour pouvoir bénéficier de l’allocation d’aide au retour à l’emploi. Vous annoncez aussi d’autres mesures sous prétexte que le système actuel n’inciterait pas suffisamment à la reprise d’une activité durable.
Ce discours qui est tenu dans vos rangs, par vos ministres, permettez-moi de vous le dire, est l’une des causes du fossé grandissant entre les Français. Ce discours est totalement déconnecté de la réalité du chômage ! C’est le discours de ceux qui n’ont jamais eu à vivre éloignés du travail, avec des périodes répétées de chômage et, surtout, des revenus inférieurs à 1 000 euros. C’est le discours de ceux qui n’ont jamais été au chômage et qui ne le seront jamais !
C’est parce que nous nous opposons à ces arguments et à ce mépris social que nous défendons l’abondement de la prime d’activité, celle-là même que nous avons instaurée. Le nombre élevé de demandes de cette prestation est la preuve que les Français préfèrent travailler, plutôt que d’être prétendument assistés.
Cette prime d’activité est d’abord un outil complémentaire du retour à l’emploi : elle ne peut donc remplacer, comme vous le faites, la nécessaire conférence sociale sur les salaires, que nous appelons une nouvelle fois de nos vœux. User et abuser de la prime d’activité, c’est faire de la redistribution sans demander d’efforts supplémentaires aux employeurs. C’est recreuser le déficit de la sécurité sociale et, au passage, ne pas répondre aux besoins des hôpitaux publics !
Nous portons nous aussi l’idée d’un revenu minimum. Après la création de la prime d’activité, ce revenu devait constituer une étape supplémentaire pour pallier le non-recours aux aides sociales. C’est pourquoi nous avons défendu, et nous continuerons de le faire, la proposition d’expérimentation formulée par les départements à majorité socialiste.
Seulement, votre volonté d’intégrer dans le périmètre de ce revenu minimum des allocations qui ne sont pas du même niveau risque d’affaiblir l’impact social de cette mesure.
Surtout, votre volonté de maintenir une enveloppe constante, alors que vous affichez l’objectif d’automatiser le versement des allocations, est une erreur : c’est un peu comme si l’on voulait faire entrer une pointure 42 dans une chaussure pointure 39 ! Nous défendons l’automatisation des allocations : nous défendrons donc une enveloppe adaptée et dynamique.
Sur l’emploi, monsieur le Premier ministre, nous réitérons nos inquiétudes et nos propositions.
Tout d’abord, la suppression des contrats aidés a affaibli notre marché de l’emploi et réduit la baisse du chômage pour nos concitoyens les plus en difficulté.
Ensuite, sur la politique économique, les annonces successives de fermetures d’usines sont la démonstration d’une absence de stratégie industrielle. Les privatisations engagées n’alimenteront que faiblement le fonds pour l’innovation, alors qu’un investissement direct, clair et assumé de l’État pour la transformation de notre appareil industriel serait nécessaire.
Voilà ce qu’aurait pu être une réponse salariale et économique à la crise sociale !
Vous auriez aussi pu venir nous parler de ce qui est au cœur du problème social de notre pays : la question du reste à vivre, du pouvoir d’achat, que l’on appelle aussi depuis peu, à juste titre, le « pouvoir de vivre ».
Bien au-delà de la seule question du niveau des salaires, c’est l’augmentation des charges incompressibles qui grève le budget de beaucoup de Français de la classe moyenne et qui accentue les inégalités avec les plus hauts revenus. C’est cette augmentation qui est à l’origine du populisme rampant dans notre pays. Ce sujet mérite une action de l’État, une action résolue.
Les dépenses en matière de logement doivent être contenues dans les grands centres urbains, via des mesures plus volontaires des pouvoirs publics. Mais la crise des « gilets jaunes » a aussi mis en évidence le coût accru des transports du quotidien pour se rendre au travail.
Sur ces sujets, il existe des leviers, comme l’encadrement des loyers ou une fiscalité affectée aux transports collectifs. Vous ne les actionnez pas, mais nous ferons de nouveau des propositions en la matière lors de l’examen des prochaines lois de finances, avec une attention particulière portée à la situation des outre-mer.
Monsieur le Premier ministre, votre acte II manque cruellement d’un grand volet social, ce que nous déplorons. Pour autant, nous reconnaissons que vous vous emparez de quelques nouveaux sujets, qui étaient bien trop loin de vos préoccupations jusqu’alors.
J’évoquerai la question des nouveaux droits, comme la procréation médicalement assistée, la PMA. Vous l’annoncez depuis deux ans, et peut-être un jour cette réforme se fera-t-elle vraiment. Je veux vous dire ici que nous vous accompagnerions dans cet engagement, sous réserve d’inventaire naturellement, comme nous l’avons toujours fait quand il s’agit de faire progresser les droits des femmes dans notre pays.
Je voudrais aussi aborder la question démocratique. Nous avons eu connaissance des projets concernant le statut de l’élu. Cette problématique est un serpent de mer et nous accueillerons favorablement un débat qui porterait enfin sur ce sujet.
En effet, la crise sociale qui affecte notre pays concerne également les élus de nos mairies, qui n’ont pas la reconnaissance qu’ils devraient avoir. Pour réussir, cette réforme devra concilier deux impératifs : il vous faudra tout d’abord passer par une concertation avec les associations d’élus ; vous l’avez vous-même reconnu et c’est tant mieux ! Il vous faudra ensuite écouter le Sénat, qui, sur toutes ses travées, a déjà beaucoup travaillé sur ce statut.
Nous aurons certainement des points de vue divergents sur les détails, mais il est nécessaire de nous engager enfin dans la voie d’une véritable reconnaissance de nos élus locaux. Cela contribuera à la respiration démocratique dont notre pays a besoin.
La question centrale de cette respiration démocratique restera, ensuite, celle de la décentralisation. Comme lors des précédents débats, nous demandons la mise en place d’un nouveau pacte de décentralisation, afin que les collectivités puissent agir pleinement et librement, mais aussi disposer de moyens propres dans les domaines du développement économique, de l’aménagement du territoire ou des déplacements et des équipements.
Le lien de confiance avec les élus locaux passera par là et par le retour au respect des engagements de l’État sur les projets locaux. Jusqu’ici, nous en sommes loin, monsieur le Premier ministre. À cet égard, permettez au sénateur du Nord et, donc, des Hauts-de-France que je suis de vous dire que le retrait progressif et cynique de l’État sur le projet du canal Seine-Nord Europe n’est pas acceptable.
Faire confiance aux élus locaux, aux collectivités et à la décentralisation, c’est assurer la vitalité démocratique du pays. Cela étant, cette dernière a besoin d’une autre ressource : la pluralité politique.
Monsieur le Premier ministre, nous avons des divergences de vues et des oppositions, mais nous avons en commun la volonté, au moins affichée, de faire vivre notre démocratie et de promouvoir le projet républicain. Cette pluralité est incarnée dans nos assemblées, voire au sein de nos groupes. C’est une force pour nous tous. Aussi, nous nous inquiétons de l’une de vos réformes à venir : la réforme institutionnelle et le totem de la réduction du nombre de parlementaires.
Vous avez manifestement décidé de reporter sine die une réforme qui reste pourtant absolument nécessaire, en faisant porter la responsabilité de votre décision sur la Haute Assemblée, pourtant gardienne de la juste représentation des territoires. Monsieur le Premier ministre, je dénonce cette manœuvre, alors qu’un accord raisonnable est toujours possible.