Mme la présidente. Je mets aux voix la motion n° 101, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
(La motion n’est pas adoptée.)
Discussion générale commune (suite)
Mme la présidente. Dans la suite de la discussion générale commune, la parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le 30 janvier dernier, la commission des lois de notre assemblée eut l’heureuse initiative d’organiser une table ronde avec des représentants des syndicats, des associations et des conseils engagés dans l’action contre le projet de loi de réforme de la justice. Voyez-y la preuve, madame la ministre, de la rigueur intellectuelle du Sénat, malgré les divergences profondes qui existent entre groupes parlementaires.
À l’occasion de cette table ronde fut lue une déclaration commune qui résumait le point de vue de ces représentants. Je souhaite, en ouverture de mon propos, vous en citer une phrase qui, selon moi, résume parfaitement la situation : « En tout domaine, le texte entérine un retrait et un affaiblissement de la justice dans le seul souci d’économiser des bouts de chandelles. »
La justice de notre pays va mal ; les femmes et les hommes qui la portent au quotidien, quelles que soient leurs fonctions, sont à bout, usés par le flux tendu qui leur est imposé depuis des années.
Des chiffres éloquents ont été rappelés le 30 janvier : notre pays consacre 0,20 % de son PIB à la justice, contre 0,31 % en moyenne en Europe. La France se situe au trente-septième rang sur quarante-deux membres du Conseil de l’Europe.
Comment accepter qu’un procureur de la République ait à traiter 3 465 procédures par an dans notre pays, contre une moyenne européenne de 578 ?
Madame la ministre, vous me répondrez que le budget de la justice a été augmenté de 24 %. Il faut pourtant rappeler que c’est l’administration pénitentiaire qui percevra, pour l’essentiel, les fruits de cette progression. Certes, il y a urgence, au vu de l’état déplorable des prisons françaises, mais n’est-il pas tout aussi urgent de permettre à la justice d’être plus efficace, non pas simplement pour condamner et pour sanctionner, mais aussi pour réinsérer et pour prévenir la récidive ?
Désengorger les prisons requiert évidemment – pardonnez-moi cette lapalissade – que l’on cesse d’adopter des lois qui entraînent la surpopulation.
Nous aurons l’occasion de constater une nouvelle fois, lors de l’examen des articles, que ce texte est truffé de mesures d’économie sur le rendu de la justice lui-même.
J’en citerai pour preuve l’effacement, à plusieurs reprises, des magistrats face à la police judiciaire, ou encore la centralisation du dispositif des injonctions de payer. Que dire de la mise à mal, la mise à mort des tribunaux d’instance ? Tout cela souligne cette volonté de réduire la justice pour économiser. La dématérialisation à tout va, liée au développement de la procédure de conciliation, s’inscrit bien entendu elle aussi, sous un couvert grossier de simplification ou d’efficacité, dans cette logique d’austérité.
La justice est ainsi traitée comme les autres services publics : on privatise, on externalise, on dématérialise, avec pour principales victimes non seulement les principes et les libertés, mais aussi, et surtout, les usagers et les personnels concernés. Sans reprendre mes propos de première lecture, je ne peux pas dissimuler un doute sur l’attitude de la majorité de la commission des lois dans ce débat.
Bien entendu, comme nous l’avons souligné, l’intervention sénatoriale en matière civile est positive, en particulier dans le domaine de la conciliation et de la dématérialisation. Mais elle est marquée du sceau du « tout-répressif » et du « tout-sécuritaire » en matière pénale.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Mais non !
Mme Éliane Assassi. Mais si ! Double peine, remise en cause du sursis, renforcement des conséquences de la récidive, et j’en passe… le juge est préservé, mais poussé à toujours plus de répression, sans place aucune pour une réflexion alternative dont l’objectif serait moins de prison, plus de réinsertion, en un mot plus d’apaisement. Punir serait ainsi la seule fonction de la justice. Un tel dogme conduit tout droit à l’échec.
En revanche, nous nous félicitons de la suppression par notre commission de l’article habilitant le Gouvernement à modifier l’ordonnance des mineurs de 1945 par voie d’ordonnance. Madame la garde des sceaux, nous espérons vivement que le Gouvernement se rangera à cet avis, renvoyant à un projet de loi cette nécessaire réflexion.
Vous le savez, nous vivons un moment particulier de l’histoire de notre pays. Poussé par le mouvement des « gilets jaunes », le pouvoir organise un grand débat national. Peut-on concevoir que le service public de la justice, dont le bon fonctionnement garantit l’État de droit, ne soit pas l’un des sujets de cette discussion ? (M. le président de la commission des lois acquiesce.)
M. Pierre-Yves Collombat. Tout à fait !
Mme Éliane Assassi. L’égalité face à la justice est un questionnement démocratique fort. Vous le savez tous et toutes ici, l’accès au droit n’est pas le même selon que l’on est riche ou pauvre.
Les professions de la justice ne s’y sont pas trompées. Elles se sont lancées dans un mouvement d’ampleur, symbolisé par celui des robes noires, aux côtés des gilets jaunes ou des blouses blanches, pour défendre cet élément clé de la République qu’est la justice.
La majorité sénatoriale a écouté ; c’est bien. Elle a en partie entendu. Mais, sur le fond, elle suit la voie du Gouvernement, en substituant de-ci de-là des possibilités à des obligations.
Au groupe CRCE, nous estimons que ce projet ne laisse pas de place à la tergiversation ; il exige une opposition franche. Nous voterons donc contre ce texte sans hésitation, ici, au Sénat. Nous savons bien évidemment que c’est le texte de l’Assemblée nationale qui sera, pour l’essentiel, rétabli. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Bigot.
M. Jacques Bigot. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous sommes donc réunis pour examiner en nouvelle lecture un texte qui nous vient de l’Assemblée nationale. Ce texte est tel que nous l’avions anticipé au vu des amendements que vous aviez déposés, madame la garde des sceaux. En effet, les députés ont, pour l’essentiel, rétabli sans coup férir votre projet.
Il s’agit donc non pas du projet de l’Assemblée nationale contre celui du Sénat, mais du projet du Gouvernement adopté par sa majorité à l’Assemblée nationale. Vous omettez de dire que toute l’opposition, de droite comme de gauche, s’est exprimée contre ce texte.
À l’inverse, nous sommes parvenus ici – MM. les rapporteurs le savent – à trouver des points très consensuels sur ce qu’il faudrait faire pour la justice. Il y a d’abord eu une mission sur la justice, puis un récent rapport sur la nature de la peine et son exécution. Ces réflexions ont été partagées, échangées. Beaucoup sont consensuelles ; certes, pas toutes, et heureusement ! Le débat suppose qu’il y ait aussi des désaccords, et nous le verrons au cours de la discussion. Mais vous devriez entendre tout cela.
Quand les organisations professionnelles de cet univers que vous et moi connaissons bien – nous savons qu’elles sont rarement unanimes – s’expriment à l’unanimité contre ce texte, il faut peut-être s’interroger : est-on sûr que le Gouvernement ait raison contre tous ?
Dans le contexte d’un grand débat lancé parce que des manifestants exprimaient leur exaspération contre cette technocratie qui gouverne et pense avoir toujours raison, on ne peut plus s’enfermer dans de telles certitudes. C’est pourtant ce que vous faites !
En réalité, il y a bien deux projets : d’un côté, celui d’une vision et d’une ambition pour la justice ; de l’autre, le vôtre. Vous vous bornez à constater que la justice a besoin de moyens et que ceux-ci ne sont pas satisfaits. Certes, vous faites quelques efforts – nous le reconnaissons –, mais comme ils ne suffiront pas, vous voulez simplement gérer la pénurie. C’est ce que vous reprochent tous les participants que nous avons réunis lors de la table ronde. Ils constatent, rejoignant ce que nous disions en première lecture, que tout est manifestement fait pour désengorger la justice, l’amener à s’organiser de manière différente et, surtout, faire en sorte que le justiciable y ait de moins en moins recours.
Or, précisément, dans une société démocratique, dans un État de droit, il est logique que chacun veuille faire valoir ses droits. Le nombre des divorces augmente, de même que celui des conflits familiaux, celui des conflits de la consommation, celui des conflits des particuliers ou celui des conflits entre les entreprises. C’est normal dans un État de droit. Si l’on ajoute à cela les actes de délinquance, qu’il faut évidemment poursuivre, il est évident que notre justice n’est pas à la hauteur des besoins d’une société moderne.
Je vous renvoie aux chiffres qui ont été rappelés par notre collègue Éliane Assassi ; tout le monde les connaît. Les crédits concernés s’élèvent à 0,2 % du PIB seulement, contre 0,31 % en moyenne dans tous les pays du Conseil de l’Europe. Nous sommes en dessous de tout par rapport aux autres pays. La comparaison avec l’Allemagne nous ferait honte à tous : nous consacrons 65,9 euros par habitant à la justice, contre le double outre-Rhin. Notre justice est donc manifestement exsangue.
Certes, tout ne se refera pas du jour au lendemain. Mais faut-il pour autant abandonner, comme cela est fait pour partie dans le texte, le recours à la justice ? Je ne le crois pas.
Dans le rapport de la mission, nous n’avons jamais dit que nous étions hostiles à la numérisation. Au contraire ! Nous relevions le retard pris, l’incohérence des systèmes informatisés au sein du ministère – en l’occurrence, c’est un problème administratif, et non législatif –, les erreurs et les échecs constatés. Nous insistions sur la nécessité de trouver d’autres systèmes plus performants.
Pour autant, on peut rejoindre ce qui se dit sur les alternatives à la justice : trouver un mode de règlement contentieux différent. C’est ce que vous avez donné comme chantier à MM. Jean-François Beynel et Didier Casas. L’un est haut magistrat ; l’autre est maître des requêtes au Conseil d’État, mais, surtout, secrétaire général de Bouygues Télécom. Ils ont travaillé sur les modalités d’utilisation de la médiation, de la conciliation et du traitement participatif par le biais de l’internet. Mais ils ont insisté sur la nécessité d’une labellisation contrôlée. C’est ce que les rapporteurs ont proposé en première lecture sur la notion de certification. Pourquoi ne veut-on pas garantir le justiciable en lui suggérant d’essayer de trouver une solution amiable, mais par le biais de la certification avant de faire trancher le contentieux par la justice ? C’est normal que l’État certifie. Mais non : vous refusez !
De même, vous ne pouvez pas, mais vous le savez, être insensible aux craintes des territoires quant à l’organisation des juridictions. Vous avez raison de dire à notre collègue Jean Louis Masson qu’il n’y a pas de décision de fusion de cour d’appel dans le Grand Est pour l’instant.
M. Pierre-Yves Collombat. Mais ça va venir !
M. Jacques Bigot. Mais l’inquiétude existe. Et le simple fait de dire que l’on pourrait rapprocher des présidents et des procureurs généraux l’accentue, même si je ne dis pas que c’est le projet que vous avez en tête.
Nous étions favorables à la fusion des tribunaux d’instance au sein de tribunaux de grande instance, appelés dans le texte dont nous sommes saisis « tribunaux judiciaires » – le terme me semble pertinent, puisqu’il y a des tribunaux administratifs –, ce qui relève notamment de l’article 53. Nous l’avions signifié dans le rapport de la mission, ainsi qu’en première lecture.
Mais, comme je vous l’ai dit lorsque nous nous sommes rencontrés, il faut absolument rassurer les territoires, qui sont inquiets. Il faudra mener un travail de fond avec les collectivités territoriales sur l’organisation territoriale. J’aimerais bien que des juges des enfants, des juges aux affaires familiales, des juges de la proximité puissent siéger et recevoir les justiciables dans les lieux de justice qui seront maintenus, comme les anciens tribunaux d’instance. Ce n’est pas tout à fait dans l’état d’esprit des magistrats. Il faudra peut-être les faire évoluer sur ce point.
En revanche, votre projet sur la spécialisation des TGI n’est pas réaliste. Cela conduira incontestablement à la crainte – nous l’avons déjà souligné – que certains tribunaux de grande instance ne disparaissent à terme. Cela ne se fera sans doute pas du temps de votre ministère, madame la garde des sceaux. Mais rien que cette inquiétude est dangereuse. Elle a été renforcée par l’ajout, à l’Assemblée nationale, de la fusion des greffes des conseils des prud’hommes et des greffes des tribunaux de première instance.
Je pense que nous n’avons pas du tout la même vision sur le plan pénal. Certes, il est normal que nous divergions les uns et les autres. Mais vous n’avez pas su proposer une nouvelle vision de la justice pénale dans ce texte. M. Bruno Cotte et Mme Julia Minkowski, à qui vous avez fait confiance pour les chantiers de la justice, déclarent à propos de la peine de probation, que vous fustigez : « La plupart des personnes entendues comme le résultat de nombre des consultations ont mis l’accent sur l’intérêt d’une peine de probation combinant ce qu’il y a de meilleur dans l’actuel sursis avec mise à l’épreuve qui est fréquemment prononcé et dans la contrainte pénale à laquelle, contrairement à ce qu’il était souhaité, il n’a pas été fréquemment recouru. »
M. Jacques Bigot. Vous refusez de suivre leurs propositions.
M. Jacques Bigot. Vous dites vous-même que vous faites une synthèse avec la proposition de Mme Taubira.
M. Jacques Bigot. Alors, vous nous l’expliquerez mieux.
M. Jacques Bigot. À la peine de probation, vous préférez la détention à domicile, qui est une façon d’exécuter une peine d’emprisonnement. Alors que ce n’est pas une peine en soi, vous en faites une peine en soi. Là encore, cela signifie que vous gérez la pénurie. Faute de places dans les prisons, vous proposez aux gens d’être incarcérés à domicile, ce qui n’est pas simple. Nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir. Mais nous avons déjà su échanger sur ce point en première lecture.
En résumé, vous nous donnez globalement le sentiment d’être partie sur une certitude depuis le début et de n’avoir rien ouvert au débat. Même dans le grand débat, vous refusez encore de débattre ! Vous nous expliquez que vous allez sur le terrain pour « convaincre ». Mais convaincre, ce n’est pas débattre. Au fond, vous faites comme votre gouvernement. Nous voyons aujourd’hui les députés La République En Marche, le Président de la République, le Premier ministre et des ministres aller dans les grands débats citoyens pour, en fait, expliquer ce qu’ils font. Or débattre, c’est écouter les autres. En l’occurrence, ce serait écouter le Sénat.
En tout cas, madame la garde des sceaux, je vous remercie d’avoir, à l’occasion de ces débats, montré l’intérêt et la place du Sénat. Je ne m’attendais pas à entendre des syndicats de la justice plutôt marqués à gauche déclarer que le Sénat avait mieux travaillé que l’Assemblée nationale ! (Mme la garde des sceaux sourit.) Il est vrai qu’ils nous ont dit aussi que le Sénat les avait écoutés alors que l’Assemblée nationale ne semblait pas vouloir les entendre… (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains. – Mme Sophie Joissains applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Maryse Carrère. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme Maryse Carrère. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je voudrais commencer par remercier nos deux rapporteurs et l’ensemble de nos collègues de leur investissement sur ce projet de loi très important. Avant même les mobilisations provoquées par l’examen du texte à l’Assemblée nationale, le Sénat avait identifié les sujets les plus problématiques et y avait apporté des réponses pour la plupart satisfaisantes et consensuelles. L’organisation d’une nouvelle table ronde après l’échec de la commission mixte paritaire illustre la particulière implication de notre chambre sur le sujet.
Nous n’ignorons pas que toutes les réformes sont difficiles à conduire, surtout quand elles affectent un grand nombre d’acteurs ayant des intérêts divergents. C’est le cas en matière de justice.
Mais ici, ce sont tous les Français qui sont concernés. Notre devoir est de protéger les justiciables de manière équitable, de défendre les libertés individuelles et d’assurer la proximité du service public de la justice. Les préoccupations peuvent d’ailleurs sensiblement varier selon que l’on se situe en zone urbaine ou en zone rurale.
Avec la complexification des parcours de vie familiaux, professionnels et géographiques, notre réflexion doit se poursuivre. On ne peut pas se cantonner dans une attitude seulement conservatrice consistant à vouloir maintenir l’existant. Ce n’est pas la position de notre Haute Assemblée. Dès 2017, l’investissement de l’ensemble de l’hémicycle sur la proposition du président Bas a montré notre volonté de prendre à bras-le-corps tous les défis qui s’imposent aux justiciables et aux professionnels du droit, malgré plusieurs points de désaccord.
L’article 1er du projet de programmation budgétaire est certainement le plus important. La justice souffre d’un manque d’investissement substantiel. L’effort budgétaire consenti, qu’il soit de 20 % ou 30 % sur quatre ans, devrait permettre d’améliorer les conditions de travail dans les juridictions. Quand on voit les résistances que le reste des dispositions suscitent, on n’est pas loin de se demander s’il n’aurait pas fallu se limiter à cet engagement budgétaire à droit constant ou presque, avant d’ouvrir les chantiers de la justice. À l’avenir, il serait peut-être sage de s’imposer comme doctrine de n’ouvrir que des chantiers que l’on est certain de pouvoir sereinement conduire à leur terme.
En effet, aucun aspect de la justice n’échappe à ces projets de loi : développement de la médiation et de la conciliation, justice civile, affaires familiales, plateformes de services juridiques en ligne, justice administrative, procédure pénale, droit pénal et même justice pénale des mineurs, que vous proposez de réformer par ordonnance. Par la multitude des sujets qu’ils abordent, les effets escomptés de ces textes sont devenus impossibles à anticiper.
Nous regrettons particulièrement que la réforme pénale n’ait pas fait l’objet d’un texte distinct, en lien avec les très nombreuses réformes de sécurité intérieure qui se sont succédé après les attentats de 2015. Car, dans ce domaine, la défiance s’ajoute aux manques de moyens.
Là plus qu’ailleurs, il est dangereux de vouloir réformer sans s’assurer que des garanties élémentaires seront effectivement observées. Je pense en particulier au développement des techniques spéciales d’enquête, qui font reposer la protection des libertés individuelles sur un contrôle aujourd’hui purement formel des juges.
Parmi les points de consensus dans notre chambre – le sujet inquiète également de nombreux collègues députés –, il y a évidemment la question de la carte judiciaire et l’inscription de la justice dans l’espace national. Nous avons pris acte de votre engagement personnel et sincère à maintenir des lieux de justice à bonne distance de tous les justiciables, madame la garde des sceaux. Mais notre rôle est de nous assurer que cet engagement vous survivra sur du plus long terme.
À ce titre, la rédaction adoptée par la commission des lois offre de meilleures garanties que le texte résultant des travaux de l’Assemblée nationale.
Sur la question de la dématérialisation, de la même manière qu’il faut veiller à se départir de tout conservatisme, je crois qu’il est nécessaire de relativiser les retombées potentielles d’une transformation numérique des relations entre la justice et le justiciable.
Il faut bien le reconnaître, il existe aujourd’hui un fantasme administratif transversal selon lequel le recours aux nouvelles technologies serait la solution à tous les problèmes. Ce projet de loi n’y échappe pas. S’agit-il de rendre justice ou, pour l’administration, de limiter ses rapports avec les justiciables ? S’agit-il d’instituer une nouvelle intermédiation fragilisant l’accès au juge ? Le dernier rapport du Défenseur des droits dénonçant les liens entre la dématérialisation et les inégalités d’accès aux services publics abonde dans notre sens.
De la même manière, il est probable que les plateformes numériques en ligne serviront de miroir aux alouettes pour les justiciables les moins bien informés. Les autres continueront de solliciter des juges.
Sur d’autres questions, comme la lutte contre les violences sexuelles et la création d’un tribunal criminel départemental, nous avancerons également sans dogmatisme. C’est dans cet esprit que nous abordons cette nouvelle lecture. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. – Mme Sophie Joissains applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Louis Masson.
M. Jean Louis Masson. Madame le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je voudrais évoquer un point relatif au fonctionnement de la justice qui n’est pas pris en compte dans ce texte alors qu’il mériterait, me semble-t-il, une réflexion : la mobilité des magistrats.
Partout, dans la fonction publique, on pousse et on incite à la mobilité des fonctionnaires, parce que c’est un gage d’expérience, de diversification et de meilleure administration. Dans l’administration de la justice, la mobilité répond également à cette finalité. Mais, pour la justice, je crois qu’il y a une autre nécessité dans la mobilité : celle de l’indépendance des juges par rapport au contexte local.
Vous le savez très bien, quand on est pendant vingt ans quasiment au même endroit, des liens se créent. Or cela peut poser des problèmes lorsque l’on est ensuite confronté à des réseaux d’influence. Les liens ainsi noués peuvent avoir une influence sur les décisions rendues, au détriment des principes de neutralité et d’équité de la justice.
Certes, il y a une mobilité pour les magistrats. Mais elle répond essentiellement à la même logique que pour tous les fonctionnaires. Il s’agit de changer d’activité, de fonction et de responsabilités. En revanche, elle ne répond pas du tout à l’exigence d’indépendance des magistrats et à la nécessité de les déconnecter des réseaux d’influence qui peuvent les entourer s’ils restent trop longtemps sur un même poste.
Je pense donc qu’il y a un problème. La mobilité ne doit pas être simplement conçue comme un changement d’activité. Il doit s’agir d’un changement géographique. Or nombre de magistrats parviennent à faire quasiment toute leur carrière au même endroit, en se faisant muter dans un TGI ou une cour d’appel situés à quinze ou vingt kilomètres, pour y rester seulement deux ans, le plus souvent sans même déménager.
Or un magistrat étant un homme – au sens générique du terme, bien entendu –, s’il reste trente ans au même endroit, il finit par bien connaître ceux qui y vivent. Et des réseaux d’influence plus ou moins occultes, ainsi que d’éventuelles affinités directes ou indirectes, peuvent exister localement.
Mme la présidente. Il faut conclure, car vous avez dépassé de dix-sept secondes le temps qui vous était imparti.
M. Jean Louis Masson. Je conclus.
J’aimerais bien que nous ayons un jour une réflexion sur le sujet. Il y va de la neutralité de la justice.
Mme la présidente. La parole est à Mme Sophie Joissains. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
Mme Sophie Joissains. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous sommes de nouveau réunis pour l’examen de ce texte d’une importance capitale.
La justice est, certes, un service public, mais c’est surtout l’incarnation d’un pilier de la démocratie, du « troisième pouvoir » décrit par Montesquieu. Faute d’effectifs suffisants ou de respect vigilant de certains principes, elle peut faire basculer un régime démocratique, et également broyer des vies. Il importe donc de se montrer particulièrement vigilant lorsqu’il s’agit d’en modifier les règles ou le fonctionnement.
C’est un pouvoir régalien qui doit être accessible à tous. Son efficacité et son organisation ne peuvent pas se mesurer à l’aune d’un prisme purement comptable.
En première lecture, le Sénat a apporté des évolutions avisées et nécessaires à ce projet de loi.
On peut évoquer ici une trajectoire budgétaire ambitieuse, avec une création de 13 700 emplois là où – il faut bien le dire – le Gouvernement n’en prévoit que 6 500.
Le budget proposé par le Gouvernement est, certes, important, mais son affectation concernant les juridictions est loin d’être satisfaisante. Je ne reviendrai pas sur les chiffres qui ont été rappelés par mes collègues.
Dans l’objectif de garantir l’équilibre de la procédure pénale et de limiter le renforcement excessif des pouvoirs du parquet, le Sénat a veillé à ne pas marginaliser le juge d’instruction et à maintenir la collégialité des travaux de la chambre de l’instruction.
La collégialité est une garantie en matière d’échanges, d’ajustements, d’examen concerté et minutieux des cas d’espèce, en bref d’impartialité et de considération de la situation du justiciable.
Nous savons tous combien, particulièrement dans le domaine pénal, une affaire apparemment simple peut se révéler complexe. Nous savons aussi que les juges sont surchargés. À l’évidence, comme pour tout un chacun, leur attention ne peut pas être aussi aiguë à la vingtième ou trentième affaire de la journée qu’à la première. J’aurais pour ma part souhaité une réduction des formations à juge unique.
L’inflation des missions dévolues au parquet est une caractéristique majeure du texte. Sur le plan de l’efficacité et de la rapidité – c’est à l’évidence le premier objectif du projet de loi –, une telle orientation laisse dubitatif.
En effet, le Conseil de l’Europe désigne nettement la surcharge des procureurs de la République comme responsable de l’allongement des procédures.
Notre système change. Je pourrais évoquer la loi sur la liberté d’expression, à laquelle le Sénat a, dans sa sagesse, opposé un refus sans appel, ou la loi substituant l’intention supposée à la commission de l’infraction. Un fait est certain : la logique inquisitoire se substitue insidieusement à la logique accusatoire, et les droits de la défense se font de plus en plus timides.
Accroître les pouvoirs du parquet, c’est aussi occulter le fait que, quelles que soient les compétences et l’évidente valeur professionnelle de ses membres, celui-ci ne constitue pas une « autorité judiciaire » au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La France a déjà été condamnée plusieurs fois. La situation ne pourra pas s’améliorer tant que des garanties supplémentaires d’indépendance statutaire n’auront pas été apportées par une révision constitutionnelle. Tant qu’une telle révision n’aura pas été adoptée, il ne sera pas raisonnable de continuer à confier au parquet des pouvoirs toujours plus importants et de le rendre seul décisionnaire de l’utilisation de techniques d’enquête les plus intrusives qui soient pour la vie privée et les libertés individuelles. Avec le projet de loi, ces techniques, jusqu’alors réservées au terrorisme et à la criminalité organisée, seront exerçables à l’encontre de tout justiciable soupçonné d’un délit quel qu’il soit, même le plus mineur.
La question des moyens et de leur affectation est essentielle pour offrir à nos concitoyens une justice de qualité, une justice accessible offrant protection et garanties d’impartialité.
Elle ne saurait en aucun cas trouver une solution dans de simples réorganisations : suppression de tribunaux d’instance, déjudiciarisation ou encore dématérialisation débridée des procédures.
Les crédits dévolus au programme « Justice judiciaire » seront-ils suffisants pour redresser le service public de la justice ? Non, sauf à réduire drastiquement son rôle auprès des citoyens. C’est malheureusement le chemin qui semble être pris : déjudiciarisations coûteuses pour le contribuable ; règlements amiables de litiges en ligne non sécurisés, ce qui laissera les plus vulnérables de nos concitoyens être la proie des pires escrocs ; plaintes en ligne, alors que, pour information, presque le quart des Français ne sait pas utiliser l’outil numérique – je crois que le chiffre exact est 23 % ; disparition progressive des audiences de conciliation ; disparition programmée des jurés, et ne parlons même plus du juge de paix, passé, lui, aux oubliettes. L’individu, le justiciable, existe-t-il encore face à cette – oui, madame la garde des sceaux – déshumanisation de la justice ? La question se pose.
S’agit-il d’une justice à deux vitesses ou d’une justice en perte de vitesse ? À l’évidence, des deux.
Les professionnels du droit sont très inquiets. Le 29 janvier dernier, la commission des lois du Sénat a invité à débattre les représentants du monde judiciaire : avocats, bâtonniers, magistrats et fonctionnaires des greffes.
La Confédération nationale des avocats, par l’intermédiaire de son président, M. Spitz, a souligné l’unanimité des professionnels du droit pour défendre l’intérêt du justiciable. Cette unanimité est en effet rare, très inhabituelle.
Me Marie Aimé Peyron, bâtonnier du barreau de Paris, a salué le travail sénatorial sur le rééquilibrage entre les droits des victimes et les droits de la défense en matière pénale, et lourdement insisté sur le cruel manque de moyens humains et financiers.
L’affectation des moyens laisse le monde des juridictions bien à l’écart de la manne budgétaire, les moins bien lotis étant les greffiers, grands oubliés de la réforme, ainsi que le personnel affecté au réseau judiciaire de proximité. Il n’y a pas de hasard.
Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers, et Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, ont dénoncé la fusion des tribunaux comme la fin des juridictions de proximité.
Certaines des juridictions transformées en chambres seront inévitablement fermées à l’avenir, nonobstant vos engagements, que je pense profondément sincères, madame la garde des sceaux. Ce sont encore les habitants des territoires ruraux qui en feront les frais.
Face à ce projet de loi, contesté et profondément rejeté par l’ensemble des professionnels du droit, je salue la démarche du président de notre commission des lois, M. Philippe Bas : tenter jusqu’au bout d’obtenir un compromis avec vous, madame la garde des sceaux.