M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire dÉtat auprès du ministre de léconomie et des finances. Ce qui est ici en jeu, c’est bien de savoir comment est traité le système français de crédit immobilier dans le cadre prudentiel international de Bâle qui va être transposé en droit européen.

En effet, il existe des spécificités françaises, en particulier la pratique du taux fixe, en vertu de laquelle les banques gardent les risques de taux. C’est la façon dont cette spécificité va se retrouver dans les exigences prudentielles qui est en jeu.

Cette réglementation européenne est en cours de discussion ; nous militons afin que la spécificité de la pratique des banques françaises soit bien prise en compte. Nous sommes relativement confiants ; en tout cas, cette exigence est bien comprise au plan européen. Nous avons donc intégré ce sujet.

M. Michel Raison. C’est une bonne chose !

M. le président. La parole est à Mme Sophie Taillé-Polian, pour le groupe socialiste et républicain.

Mme Sophie Taillé-Polian. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je dois tout d’abord remercier mon collègue Pierre-Yves Collombat de ce rapport. Il décrit très bien – cela a été dit – le fonctionnement du capitalisme financier transnational et les difficultés systémiques passées et, hélas, certainement à venir.

Je voudrais revenir sur le financement de l’économie réelle par les banques. Je devrais plutôt parler de non-financement, tant la part consacrée à ce financement est faible par rapport à l’ensemble des transactions financières réalisées par les opérateurs financiers.

Le rapport pose bien la question : « À quoi sert réellement le marché financier ? » Alors même que le système financier a été la cause de la grande crise dont nous sortons à peine, on ne peut que regretter que l’écart entre son implication dans l’économie réelle et son activité sur les marchés spéculatifs s’accroisse, via la poursuite de pratiques risquées. Risquées pour qui ? Pour nos États et pour nos populations, car aujourd’hui, au vu des mesures qui sont prises, nous sommes toujours, en cas de crise grave, dans une situation où les risques pris seront couverts par la puissance publique.

Quelle est donc l’utilité de ce marché financier ? Le rapport cite, à titre d’exemple, la somme de 32 000 milliards de dollars d’échanges de titres à Wall Street sur un an, alors que le besoin annuel de financement des entreprises n’est que de 250 milliards de dollars par an, soit moins de 1 % du total précédent.

Autre chiffre : la part du crédit destinée aux PME ne représente que 5 % du bilan des banques françaises.

C’est dans un tel contexte, madame la secrétaire d’État, que vous avez notamment en grande partie supprimé l’ISF, l’impôt de solidarité sur la fortune, en nous assurant que cela permettrait de « financer » l’économie réelle ! Je crains pour ma part, et nous sommes nombreux à le craindre, que cette mesure ne contribue à perpétuer cette sorte de finance « casino », alors que l’argent dont nous parlons aurait pu être si positivement utilisé en faveur d’investissements publics.

Comment pouvez-vous nous garantir, madame la secrétaire d’État, que cet argent, qui eût été si utile à l’investissement public, n’alimente pas les marchés spéculatifs, mais revienne vraiment dans l’économie réelle ? Ce que vous avez dit sur le PACTE n’est guère convaincant. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire dÉtat auprès du ministre de léconomie et des finances. Le Gouvernement met en œuvre une politique d’incitation et d’orientation de l’épargne vers les entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises. Toutes les dispositions prévues ne sont pas encore prises. Une première série a été engagée dans le cadre du budget pour 2018 ; un nouveau paquet de mesures est proposé dans le cadre du PACTE. Il est un peu difficile, aujourd’hui, de dire quel sera le point final de tout cela. Je pense néanmoins que, en agissant sur l’ensemble des leviers qui nous paraissent actionnables, nous faisons déjà pas mal !

Madame la sénatrice, je ne saurais vous garantir que, par exemple, la part du financement des PME dans le bilan des banques va évoluer de telle ou telle façon. C’est bien pour cette raison que nous avons accepté que soit menée, après deux ans, me semble-t-il, en tout cas dans le courant du quinquennat, une évaluation de l’impact de ces mesures gouvernementales sur l’économie réelle.

M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton, pour le groupe Les Républicains.

Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, je salue tout d’abord l’excellent rapport de mon collègue Pierre-Yves Collombat.

L’histoire peut-elle bégayer indéfiniment ? Je ne le crois pas. Le politique peut-il, dans ce cas, jouer le rôle de l’orthophoniste ? Je le crois profondément.

En 2007-2008, notre monde a connu la pire crise financière de son histoire depuis celle de 1929. Malgré tout, un certain nombre d’acteurs du système financier continuent à considérer que le marché est le seul et unique instrument de régulation.

Personnellement, je crois dans le libéralisme économique, dans la possibilité pour chacun de réussir, pour chaque entreprise de se développer sans entrave ; je crois dans un marché libre et créateur de richesses.

Mais je ne crois pas à l’effacement du monde politique face à l’économie. Je ne crois pas que notre rôle soit de ramasser les débris après une crise ni que nous soyons élus pour nous ranger aux prédictions et aux recommandations d’un système imbriqué auquel on ne peut pas toujours faire confiance.

Notre rôle n’est-il pas au contraire d’imaginer l’économie de demain, une économie respectueuse de l’environnement, consciente de l’enjeu social, libre mais régulée, une économie, surtout, au service de l’économie réelle ?

J’ai été consternée, à la lecture de ce rapport, par un chiffre : 5 % seulement de l’activité bancaire servent au financement des entreprises ; 5 %, mes chers collègues ! Qu’avons-nous tous collectivement raté pour constater de tels chiffres aujourd’hui ?

Le laisser-aller en matière économique a engendré une défiance profonde à l’égard des États, des entreprises, de l’économie, à l’égard d’un système qui donne le sentiment de se liguer contre les intérêts des citoyens.

Les discours populistes prospèrent sur l’incapacité des décideurs publics à faire changer les choses.

Promenez-vous, mes chers collègues, dans les rues de chacune de nos villes. Vous entendrez sûrement l’un de nos concitoyens vous dire que, en votre qualité d’élu, vous n’avez aucun pouvoir en matière économique. Et peut-on le blâmer pour cela ? Je ne le crois pas.

C’est collectivement l’image que nous renvoyons depuis des décennies : une classe politique atone face au monstre spéculatif, impuissante face à la destruction de l’économie de notre pays, résignée face à l’étiolement de son pouvoir.

Madame la secrétaire d’État, votre gouvernement a-t-il pris la mesure de la situation et envisage-t-il des initiatives, à l’échelle européenne ou mondiale, …

M. le président. Ma chère collègue, vous dépassez de beaucoup le temps de parole qui vous est imparti. Veuillez conclure !

Mme Nicole Duranton. … pour prévenir d’autres crises et ainsi éviter au monde un nouveau choc aux conséquences sociales violentes ? (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire dÉtat auprès du ministre de léconomie et des finances. S’agissant des actions que le Gouvernement compte engager au plan européen, elles revêtent bien sûr une dimension technique et économique, de réponse à la crise, mais aussi une dimension politique : il s’agit de créer un bloc de la zone euro dont le niveau d’intégration serait bien supérieur à celui qui prévaut aujourd’hui. Ce projet a une dimension éminemment politique, même s’il passe par des actions extrêmement précises et techniques relatives aux instruments.

Nous pensons que le contexte actuel est favorable à l’accélération de l’intégration de la zone euro : la croissance est forte, ce qui crée une dynamique propice aux réformes tout en évitant que nous ne fassions que réagir à des crises.

Les discussions sont engagées avec l’Allemagne. Elles sont cruciales : on n’avancera que si l’Allemagne et la France unissent leurs forces dans le même sens. Tel est le souhait exprimé par le Président de la République, annonçant, main dans la main avec la Chancelière allemande, une position commune de nos deux pays sur le sujet crucial de la zone euro d’ici à mars prochain. Tout cela, comme je l’ai dit, revêt donc une dimension éminemment politique.

Par ailleurs, à ce dossier politique s’ajoutent des sujets concrets : l’union bancaire, l’union des marchés de capitaux, la convergence fiscale. Sur ces points concrets, nous voulons enregistrer des progrès à très court terme, en 2018.

Au-delà, la France œuvrera pour défendre une transformation en profondeur et ambitieuse de la zone euro, en particulier par la mise en place d’une capacité budgétaire de la zone sur l’ensemble des pays membres. Cette vision, là encore, a été définie par le Président de la République dans son discours de la Sorbonne.

Sur tous ces sujets, le sommet européen de la zone euro qui se tiendra en mars prochain sera un point de passage important.

M. le président. La parole est à M. Marc Laménie, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Marc Laménie. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, merci à Pierre-Yves Collombat et aux membres de la délégation à la prospective pour ce travail de fond et de grande qualité qui pose les problèmes essentiels liés tant à la crise économique et financière qu’à celle du monde agricole, au plan national et mondial. Je signale également le niveau d’endettement de notre pays, lequel a été rappelé.

Le 5 janvier dernier, madame la secrétaire d’État, avec M. le ministre de l’économie et des finances, vous visitiez, dans les Ardennes, à Vrigne-aux-Bois, l’entreprise La Fonte Ardennaise. Vous avez pu rencontrer des chefs d’entreprise qui se battent pour maintenir l’emploi et dialoguer avec l’ensemble des salariés.

La priorité est donc le soutien à nos entreprises industrielles, agricoles, du bâtiment et des travaux publics, de l’artisanat, du commerce, autrement dit le soutien à l’emploi. Les chefs d’entreprise se heurtent à différents obstacles, malgré une volonté de simplification fiscale et administrative, s’agissant du code du travail notamment.

Mes questions sont les suivantes : comment restaurer la confiance, afin que les banques puissent de nouveau accompagner les entreprises dans leur effort d’investissement ?

Comment promouvoir l’attachement au « produire français », alors qu’il existe dans tous nos départements des entreprises de grande qualité ?

Comment, par ailleurs, favoriser l’embauche ? Les chefs d’entreprise se heurtent à des difficultés pour recruter, d’où la nécessité, dans le cadre de la formation professionnelle, d’encourager le recours à l’apprentissage – on sait que la tâche, là aussi, reste immense. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire dÉtat auprès du ministre de léconomie et des finances. Monsieur le sénateur, merci de m’avoir rappelé ma visite dans les Ardennes : un bon moment d’échange, en effet, avec une entreprise et ses salariés.

Concernant le financement des PME, il est lié à toute une batterie de sujets dont j’ai déjà parlé.

S’agissant de la formation, il est bien évident que ce point figure parmi les priorités du Gouvernement pour le premier semestre 2018. Il est défendu par le ministère du travail, mais l’ensemble du Gouvernement est extrêmement mobilisé. Nous parlons de formation professionnelle, d’apprentissage, de réforme des lycées professionnels, également, avec Jean-Michel Blanquer.

L’accès à une main-d’œuvre qualifiée, à un encadrement de qualité, partout sur le territoire et surtout pour tous les métiers, est extrêmement important. Certains métiers sont aujourd’hui en tension ; il est un petit peu dommage que la reprise ne profite pas à l’emploi autant qu’elle le pourrait. Si des personnes, des jeunes notamment, étaient formées à ces métiers en tension, le cas échéant, l’effet de levier sur l’emploi serait bien supérieur. Il s’agit donc en effet d’un enjeu crucial.

D’autres inégalités, d’autres fractures territoriales peuvent également être évoquées. Je pense notamment à la fracture numérique. Ce matin, en conseil des ministres, nous avons parlé de ce qui a été annoncé en matière de couverture mobile des territoires et d’accès au très haut débit partout en France. De telles mesures vont bénéficier non seulement à nos concitoyens dans leur vie quotidienne, mais aussi aux entreprises, qui ont besoin de cette connectivité, de ces outils, de ces compétences pour se développer.

M. le président. La parole est à M. Marc Laménie, pour la réplique.

M. Marc Laménie. Merci, madame la secrétaire d’État. L’enjeu me semble particulièrement important. Nous avons, dans notre pays, des entreprises et des chefs d’entreprise spécialement motivés. Leurs attentes sont fortes.

Votre combat, madame la secrétaire d’État, est un combat collectif : il s’agit de soutenir ces entreprises, de les aider à recruter et à former des jeunes, notamment dans les métiers d’avenir, en particulier les métiers manuels, et de favoriser le partenariat avec les financeurs que sont les banques.

M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier, pour le groupe Les Républicains.

M. Guillaume Chevrollier. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, en 1637 éclatait le premier krach boursier, celui des tulipes, aux Pays-Bas. Au plus fort de la bulle spéculative, le prix d’un bulbe de tulipe équivalait à quinze fois le salaire annuel d’un artisan. Et puis, brutalement, les cours se sont effondrés.

Cette histoire de la spéculation, nous la connaissons : elle s’est répétée, comme l’a rappelé mon collègue Collombat dans son rapport d’information, à travers de nombreuses crises financières mondiales. Elle se répète encore aujourd’hui, avec une fréquence d’ailleurs accentuée ces dernières années. Une bulle d’un tout autre ordre a récemment éclaté.

Sil y a une bulle aujourdhui, cest dans le bitcoin, titrait le Wall Street Journal le 19 novembre 2017. La poussée fulgurante de cette monnaie virtuelle, créée à l’issue de la crise des subprimes en 2009, a connu des records en décembre. Objet de toutes les spéculations et de tous les fantasmes, mais aussi phénomène de mode, le bitcoin a vu son cours augmenter de 1 000 % en un an, atteignant les 11 500 dollars l’unité, avant de violemment rechuter. Quelle volatilité !

La non-traçabilité des opérations, sa valorisation irrationnelle, sa nature même, qui est dématérialisée, font du bitcoin une valeur insaisissable, et donc dangereuse : dangereuse pour les épargnants qui achètent cet actif, dangereuse parce qu’il peut facilement être utilisé pour financer des activités illicites – fraude fiscale, blanchiment, terrorisme, trafics en tous genres.

Le bitcoin nous donne des sueurs froides, non pas tant parce qu’il menace directement l’équilibre du système financier mondial, mais parce qu’il échappe au contrôle des États, des banques centrales et des institutions financières.

La spéculation sur le bitcoin est symptomatique des dérives du fonctionnement de notre économie.

La mise en place d’un cadre réglementaire efficace relatif au bitcoin, et plus largement aux crypto-monnaies, ne pourra se faire que via une vaste coopération internationale.

À raison, M. le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, prend ce sujet au sérieux et a souhaité que le G20 s’en saisisse lors de son prochain sommet. Pas plus tard qu’hier, il a confié à l’ancien sous-gouverneur de la Banque de France, Jean-Pierre Landau, une mission sur les crypto-monnaies.

Ma question est donc la suivante : quelles sont les différentes pistes de réflexion avancées pour faire évoluer la réglementation et ainsi protéger nos concitoyens face au bitcoin ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire dÉtat auprès du ministre de léconomie et des finances. Monsieur le sénateur, vous l’avez dit, ce type de monnaies, les crypto-monnaies, représente des sommes certes significatives, mais il n’est pas en soi cause d’inquiétude s’agissant de la stabilité du système financier dans son ensemble : il correspond vraiment à une fraction relativement petite de l’ensemble des liquidités en circulation dans le monde.

C’est donc plutôt sous l’angle de leur opacité, du manque de contrôle dont elles font l’objet, de leur volatilité et des risques qu’elles représentent pour les investisseurs que nous abordons ces monnaies.

D’ores et déjà, la France a soumis ces crypto-monnaies aux obligations de droit commun en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, afin qu’elles ne restent pas dans une zone de non-droit. Nous allons engager au plan européen des mesures similaires dans le cadre de la révision de la quatrième directive anti-blanchiment.

Cela étant, vous avez parlé, monsieur le sénateur, des travaux que nous lançons dans le cadre du G20, pour lesquels nous avons mandaté Jean-Pierre Landau, chargé d’une analyse approfondie. Des réflexions sont donc menées sur le statut de ces monnaies et sur la protection des consommateurs.

Mais la technologie qui sous-tend ces crypto-monnaies représente également des opportunités. En France existe un tissu prometteur de start-up et de fintech. Il faut donc aussi travailler à sécuriser et à promouvoir les innovations dans ce domaine, en se gardant d’adopter une position complètement fermée par principe. Tel est l’équilibre sur lequel nous avons proposé à Jean-Pierre Landau de travailler.

M. le président. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur les conclusions du rapport d’information de la délégation sénatoriale à la prospective Une crise en quête de fin – Quand lhistoire bégaie.

Nous allons maintenant interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures vingt, est reprise à seize heures trente.)

M. le président. La séance est reprise.

7

Prise en charge des mineurs isolés

Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat sur la prise en charge des mineurs isolés, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.

Je rappelle que l’orateur du groupe qui a demandé ce débat disposera d’un temps de parole de dix minutes, y compris la réplique, puis le Gouvernement répondra pour une durée équivalente.

Dans le débat, la parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe auteur de la demande.

Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. « Le visage de Moussa est très marqué. Une panique constante dans le regard. Ses pupilles jonglent dans tous les sens. Tout dans l’environnement de notre bureau semble lui susciter une crainte. […] Il a beaucoup de mal à décrire sa vie dans son pays. À chaque fois, le voyage jusqu’en Europe arrive en trombe dans son esprit. […]

« Tout se mélange : les rebelles sur la route au Nord-Mali ; la traversée du désert du Sahara, dans un pick-up surchargé ; les travaux d’esclaves dans le bâtiment, dans chaque ville-étape, pour trouver l’argent nécessaire à la poursuite de la route […].

« Et surtout, Moussa se souvient des sept mois à Gourougou. Tous les migrants la connaissent, cette […] forêt, juchée sur la montagne qui surplombe l’enclave espagnole de Melilla au Maroc. […] Sept mois à vivre dans des tentes de fortune, à se faire déloger par les policiers marocains, à tenter de survivre. Et surtout, sept mois à attendre le bon moment pour […] tenter d’escalader la triple barrière de six mètres de haut pour mettre un pied sur le sol européen. […]

« Moussa a échoué six fois, avant de réussir. […] six fois les barbelés qui mordent, six fois les matraques, six fois le refoulement à la frontière algérienne. Six fois l’espoir qui explose au sol en tombant. Au moment où il le raconte, il touche machinalement le haut de sa main gauche, marquée d’une cicatrice. La barrière a sorti les griffes et mangé la chair. Sur le haut de son crâne aussi. […]

« Le parcours migratoire de Moussa n’est pas singulier. […] Ces jours et ces nuits sur le chemin de l’Europe sèment des traumatismes au creux de l’esprit de chaque voyageur. »

Voilà, monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, quelques lignes de ce qu’a écrit Rozenn Le Berre, alors éducatrice auprès des mineurs isolés étrangers, dans son livre De rêves et de papiers, témoignage de 547 jours passés avec les mineurs isolés étrangers. Je vous invite à prendre connaissance des dizaines d’autres récits poignants de ces vies en sursis, de ces jeunes femmes et de ces jeunes hommes qu’on évalue et pour lesquels on décide : mineur ou majeur, protégé ou expulsé, un toit ou la rue, la vie ou l’exil.

Avant de traiter du sujet sous l’angle des chiffres et de la loi, il est aujourd’hui plus que nécessaire de se confronter à ces réalités, à ces histoires personnelles qui font notre histoire commune. La vague de cynisme qui surplombe le sommet de l’État ces dernières semaines n’en est pas digne. Non, il n’est pas question de « bons sentiments », mais il est question de sentiments tout court, et pour ainsi dire d’humanité, de solidarité, de fraternité.

En outre, il est nécessaire de repenser aux causes à l’origine de ces migrations : aujourd’hui les guerres, les crises économiques dans lesquelles notre responsabilité n’est pas exempte ; demain les sinistres liés au réchauffement climatique et la nouvelle vague de réfugiés qu’il faudra bien prendre en compte.

Pour l’heure, et pour en venir aux chiffres, que se passe-t-il réellement ? Sur le million de personnes très vulnérables identifiées par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, seules 200 000 ont été prises en charge.

La France est le quinzième pays d’accueil des réfugiés, derrière de nombreux pays qui sont loin d’avoir notre puissance économique. Ces chiffres nous amènent à relativiser la réalité de la situation : l’Europe est loin d’être la première destination des réfugiés, les migrations s’établissant davantage entre pays du Sud et, au sein de l’Europe, la France est loin de prendre sa part.

Hélas, notre pays ne joue pas pleinement son rôle pour protéger et accueillir les réfugiés, à commencer par les plus vulnérables d’entre eux : les enfants.

Dans ce cadre, la politique migratoire envisagée par M. Macron et le Gouvernement apparaît plus qu’inquiétante ; en témoignent les circulaires Collomb du 20 novembre et du 12 décembre derniers visant à organiser un tri entre migrants et dans les centres d’hébergement d’urgence.

Ces circulaires, vous le savez, ont suscité un tollé dans le monde associatif, mais pas seulement, comme l’illustrent les nombreuses voix qui se sont exprimées ces derniers jours ; et nous sommes solidaires du recours contre la circulaire Collomb porté devant le Conseil d’État par une vingtaine d’associations de défense des étrangers et de lutte contre l’exclusion.

Cette approche de la politique migratoire de notre pays, qui porte atteinte aux droits humains, est plus que préoccupante, et dans ce cadre nous pensons aux plus vulnérables qui viennent nous demander refuge, aux mineurs isolés – nous les appellerons ainsi et non pas « mineurs non accompagnés », termes repris de l’usage des institutions européennes par nos politiques pour, semble-t-il, édulcorer le sens des mots, cette expression étant bien plus proche de la réalité.

Contrairement à ce que laissent entendre certains cris d’orfraie poussés à droite, il n’existe pas de statut juridique propre aux mineurs isolés étrangers. Ces derniers se trouvent donc à un croisement, relevant à la fois du droit des étrangers et, au titre de l’enfance en danger, du dispositif français de protection de l’enfance qui ne pose aucune condition de nationalité. C’est le statut d’enfant qui devrait prévaloir, conformément aux engagements de la France au titre de la convention internationale relative aux droits de l’enfant.

Pourtant, à l’issue du dernier congrès des départements de France, Édouard Philippe a annoncé qu’il entendait, entre autres, transférer la prérogative d’accueil des mineurs isolés étrangers à l’État, remettre en cause la présomption de minorité et la présomption d’authenticité des actes lors de l’orientation des mineurs vers l’aide sociale à l’enfance, l’ASE.

Si les départements sont à juste titre préoccupés, c’est que de 19 200 fin 2016, le nombre de mineurs isolés étrangers devait atteindre 25 000 fin 2017, leur prise en charge représentant selon l’Assemblée des départements de France, l’ADF, un coût d’un milliard d’euros par an.

Toutefois, rappelons que les mineurs isolés étrangers ne représentent qu’une faible part de l’ensemble des mineurs et jeunes majeurs accueillis dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance, soit environ 18 000 sur 325 000. Ceux que reçoivent notamment les associations telles que Médecins du Monde renvoient incontestablement à des profils d’enfants souvent très abimés, physiquement ou psychiquement.

Rappelons également que la mise à l’abri n’est pas systématique. Lorsqu’elle a lieu, elle se fait dans des conditions très contestables, parfois dans des hôtels insalubres, sans accompagnement ni suivi par un éducateur.

Enfin, le premier accueil est uniquement dédié à l’évaluation de l’âge et à l’isolement de jeunes qui ne sont pas en mesure d’être évalués.

Voilà pour le cadre ! Mais comme souvent dans cet hémicycle, madame la garde des sceaux, mon groupe vous soumet plusieurs solutions pour une prise en charge sérieuse et humaine des mineurs étrangers isolés et dont la mise en œuvre est urgente.

D’abord, il est nécessaire de mettre fin immédiatement à l’enfermement, sous quelque forme que ce soit, de tous les mineurs étrangers, aux frontières comme sur le reste du territoire, et au contraire de mettre en œuvre une mise à l’abri inconditionnelle pour les personnes se déclarant mineurs isolés étrangers, comme le prévoit la loi au nom du respect de la présomption de minorité.

Ensuite, il est urgent de mettre fin aux tests osseux, et plus globalement aux ingérences du ministère de l’intérieur dans le dispositif d’évaluation médicale, et de restaurer la tutelle du ministère chargé de la santé.

Sur ce point, rappelons, comme s’accorde à le dire l’ensemble de la communauté scientifique, qu’il n’existe aucune méthode objective et fiable pour évaluer la minorité d’une personne. En cas de persistance d’un doute, celui-ci doit profiter au jeune. Tout examen médico-légal doit être interdit. La santé qui soigne n’a pas vocation à être un outil à expulsion.

Enfin, à l’opposé des solutions envisagées par le Premier ministre, nous pensons, comme le suggèrent plusieurs syndicats, dont le Syndicat de la magistrature, qu’il est temps d’instaurer un dispositif de prise en charge des mineurs isolés étrangers juridiquement contraignant pour les conseils départementaux et de sanctionner les départements récalcitrants, notamment pour que le nombre de places d’hébergement en foyer éducatif et en famille d’accueil soit augmenté, accompagné des postes de travailleurs sociaux afférents, le tout sans discrimination en matière de financement entre enfants français et étrangers.

Il est primordial de revenir au droit commun de la protection de l’enfance impliquant l’abrogation du dispositif dérogatoire de la loi du 14 mars 2016 pour prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant.

Bien entendu, ce retour au droit commun devrait s’accompagner d’un financement important de l’État pour abonder les budgets gérés par les départements et du développement d’outils opérationnels de soutien aux professionnels chargés des mineurs étrangers isolés.

Dans cette logique, il semblerait cohérent que l’État abonde le Fonds national de financement de la protection de l’enfance créé par la loi du 5 mars 2007.

Enfin, comme le Défenseur des droits, M. Jacques Toubon, nous mettons en garde le Gouvernement « sur les risques que pourrait comporter une telle réforme, notamment au regard des engagements internationaux de la France, au premier rang desquels la Convention internationale des droits de l’enfant. »

Ratifiée par la France en 1990, celle-ci s’applique à tous les enfants, sans considération de nationalité ni d’origine ethnique ou sociale. Relevant du droit international, ce texte prévaut sur les législations nationales, donc sur le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ou CESEDA. En son article 20, la convention précise : « Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial […] a droit à une protection et une aide spéciales de l’État. »

En conclusion, la prise en charge des mineurs isolés étrangers en France est insuffisante, et ne répond pas à leurs besoins fondamentaux et à la protection qui leur est due. Or les propositions faites ces derniers mois, que ce soit par le biais du rapport d’information sénatorial publié en juin dernier ou par l’Assemblée des départements de France, soutenue par le Premier ministre, ne feront qu’aggraver la situation.

Il est notamment absolument nécessaire d’abandonner l’idée d’un dispositif dérogatoire au droit commun qui tendrait à considérer ces jeunes mineurs isolés d’abord comme des étrangers avant d’être des enfants à protéger. C’est là un angle primordial du débat ; j’espère qu’il guidera vos questions, mes chers collègues, et vos réponses, madame la garde des sceaux. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain.)