compte rendu intégral
Présidence de M. Thierry Foucaud
vice-président
Secrétaire :
M. Jackie Pierre.
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Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
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Violences sexuelles : aider les victimes à parler
Débat organisé à la demande du groupe écologiste
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe écologiste, sur le thème : violences sexuelles, aider les victimes à parler.
La parole est à Mme Esther Benbassa, oratrice du groupe auteur de la demande.
Mme Esther Benbassa, au nom du groupe écologiste. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, chaque année, en France, 62 000 femmes et 2 700 hommes âgés de 20 à 69 ans sont victimes d’au moins un viol ou une tentative de viol. On estime que, au cours des douze derniers mois, 553 000 femmes et 185 000 hommes ont été victimes d’autres agressions sexuelles. Parmi ces victimes, 11 % des femmes et 7 % des hommes ont déclaré des attouchements du sexe, 95 % des femmes des attouchements des seins ou des fesses, des baisers imposés par la force ou du pelotage, et 93 % des hommes du pelotage. Entre 20 et 34 ans, les agressions sexuelles touchent une femme sur vingt, soit cinq fois plus qu’entre 50 et 69 ans.
La famille et l’entourage proche constituent un espace privilégié de victimation. Ainsi, 5 % des femmes y ont subi au moins une agression depuis leur enfance et 1,6 % au moins un viol ou une tentative de viol. Ces violences se produisent avant les 15 ans de la victime.
C’est également au sein de cet espace que les hommes sont le plus victimes de viols ou de tentatives de viol. Dans neuf cas sur dix, ces violences commencent au même âge que pour les femmes.
Les femmes subissent viols et agressions sexuelles dans de bien plus grandes proportions que les hommes. Pour elles, les violences dans le cadre des relations conjugales s’ajoutent aux violences subies au sein de la famille dès l’enfance et l’adolescence, ainsi qu’aux agressions tout au long de la vie, au travail ou dans l’espace public.
Cela étant dit, les violences sexuelles ne sont nullement une « affaire de femmes ». À cet égard, je regrette que seules des femmes se soient inscrites pour prendre la parole dans le présent débat et que les hommes ne soient guère nombreux dans l’hémicycle. C’est dommage !
Mme Chantal Jouanno. Merci tout de même à ceux qui sont présents !
Mme Esther Benbassa. Certes, depuis vingt-cinq ans, un travail considérable a été accompli par les associations féministes et de lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants. Depuis 2011, des plans gouvernementaux triennaux de lutte contre les violences faites aux femmes ont été lancés, ainsi que, en 2013, une mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, la MIPROF.
Sur le terrain, pourtant, ces initiatives n’ont pas bouleversé la donne. La loi du silence, le déni, l’impunité des agresseurs, l’abandon des victimes perdurent.
Dans un livre paru en 2010, Mourir de dire – La Honte, Boris Cyrulnik explique pourquoi ces victimes restent dans le silence :
« Si vous voulez savoir pourquoi je n’ai rien dit, il vous suffira de chercher ce qui m’a forcé à me taire. […] Si je vous dis ce qui m’est arrivé, vous n’allez pas me croire, vous allez rire, vous allez prendre le parti de mon agresseur, vous allez me poser des questions obscènes ou, pire même, vous aurez pitié de moi. […] Il m’aura suffi de dire pour me sentir mal sous votre regard. […] Le honteux fait secret pour ne pas gêner ceux qu’il aime, pour ne pas être méprisé et pour se protéger lui-même en préservant son image. »
Notre société continue de méconnaître la réalité des violences sexuelles, leur fréquence, la gravité de leur impact et de les reléguer dans la catégorie des faits divers. Cette méconnaissance participe à la non-reconnaissance des victimes et à leur abandon sans protection ni soin.
Ce système, organisant le déni et la mise en cause des victimes elles-mêmes, qui auraient provoqué le viol ou l’agression sexuelle par leur comportement, a un nom : la « culture du viol ».
Une société dans laquelle une part importante de la population estime que forcer sa conjointe ou sa partenaire à avoir un rapport sexuel alors qu’elle le refuse et ne se laisse pas faire n’est pas un viol, que forcer une personne à faire une fellation alors qu’elle le refuse et ne se laisse pas faire n’est pas un viol, ou encore qu’à l’origine d’un viol il y a souvent un « malentendu », est une société dans laquelle les victimes de violences sexuelles révélant ce qu’elles ont subi courent le risque d’être mises en cause et maltraitées. Comment attendre d’elles qu’elles parlent ?
Or céder, faut-il le rappeler, n’est pas consentir. Maintes contraintes physiques, morales ou économiques peuvent permettre à une personne d’imposer des actes ou des comportements sexuels à une autre qui ne les veut pas, mais les subira sans mot dire ni s’opposer.
La vision stéréotypée des violences sexuelles, parasitée par la « culture du viol », n’est pas seulement le fait des hommes : elle est aussi partagée par de nombreuses femmes. Pour en venir à bout, l’imprescriptibilité des crimes et délits sexuels ne suffira pas ; il y faudra une lutte de tous les instants.
Le premier objectif doit être d’encourager les victimes à parler, pour les aider à sortir plus tôt de leur traumatisme.
Pour 72 % des Français et des Françaises, les victimes de viol ne sont pas bien soignées, et 83 % des victimes de violences sexuelles déclarent n’avoir reçu aucune protection, tandis que 78 % d’entre elles n’ont pu bénéficier d’une prise en charge en urgence et un tiers n’a pu rencontrer de psychiatre ou de psychothérapeute dûment formé. Plus de deux Français sur trois jugent impossible de se remettre d’un viol.
L’urgence est, clairement, de lancer des campagnes à destination du grand public afin de l’informer qu’il est possible, par une prise en charge adaptée, de guérir des conséquences psychotraumatiques engendrées par les violences sexuelles. Elle est de lancer des campagnes visant à améliorer, au sein de la population, la connaissance de la loi, des droits des victimes et des chiffres des violences sexuelles, ainsi qu’à déconstruire les représentations fausses qui portent préjudice aux victimes.
Priorité doit être donnée à l’amélioration, par des campagnes d’affichage et d’information et des actions spécifiques, de la prévention dans les sphères les plus touchées par ces violences : la famille et le couple, mais aussi les institutions, les lieux publics, dont les transports en commun, et l’internet.
Il est tout aussi impératif de mieux former les professionnels susceptibles d’être en contact avec les victimes : médecins, policiers, juges, enseignants, éducateurs.
L’efficacité de la prévention passera aussi par un renforcement de l’éducation à l’égalité entre femmes et hommes. Elle exige que l’on donne aux médias les outils nécessaires pour qu’ils cessent de participer à la diffusion de représentations sexistes, de stéréotypes et d’idées fausses concernant les violences sexuelles.
On sait qu’une proportion élevée d’enfants et de jeunes adolescents subissent des violences sexuelles. Ils devraient être prévenus des dangers qu’ils courent, apprendre comment et par qui ils peuvent en être protégés. Il ne faut jamais se lasser de répéter que leur protection passe avant celle de l’agresseur, avant celle, aussi, des intérêts et de la réputation de la famille, des institutions ou de la société, quand les mis en cause sont des personnalités publiques connues. Il paraît indispensable, à cet égard, d’inclure un volet relatif à la prévention des violences sexuelles dans la formation initiale des directeurs d’école, en l’inscrivant dans un projet éducatif plus global de promotion de la santé, élaboré avec les différents acteurs concernés au sein de l’école, en accordant une plus grande place à la parole de l’enfant et en établissant de bonnes relations avec les familles. Dans le même esprit, l’accompagnement des enseignants dans la mise en œuvre de la prévention passe par une réflexion sur le choix des pratiques pédagogiques.
Malgré les efforts déjà déployés, le chemin est encore long. Nous sommes loin d’avoir rompu avec la « culture du viol ». Il ne s’agit pas seulement d’un travail institutionnel, mais aussi d’une démarche à conduire avec chaque victime, pour libérer sa parole de souffrance avant qu’elle ne se laisse envahir par elle, parfois pour des décennies.
Il revient à chacun, là où il vit et là où il œuvre, et à la société tout entière, au nom de la solidarité, de s’investir dans ce combat, pour rendre définitivement inacceptables les violences sexuelles et aider celles et ceux qui les subissent à sortir de leur silence, pour pouvoir se reconstruire. C’est aussi à sa capacité de mener pareil combat qu’une société démocratique comme la nôtre est jugée. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Mireille Jouve.
Mme Mireille Jouve. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, force est de constater, comme vient de le faire Esther Benbassa, que les intervenants dans ce débat sont exclusivement des femmes, comme si le sujet ne concernait pas les hommes…
Au début du mois de janvier, l’académie des Césars annonçait en grande pompe sur Twitter que le réalisateur franco-polonais Roman Polanski, 83 ans, présiderait la quarante-deuxième cérémonie des Césars, le 24 février prochain. L’industrie du spectacle, qui n’aime rien tant que les anniversaires, choisissait Roman Polanski quarante ans exactement après qu’il eut été accusé de viol sur une jeune fille de 13 ans, ce qui l’avait poussé à fuir les États-Unis peu après s’être déclaré coupable de « rapports sexuels illégaux ».
Depuis, sous la pression des associations féministes, le réalisateur, dont personne ici ne nie le talent, a décidé de renoncer. Rappelons que Frédéric Mitterrand, en 2009, alors qu’il était ministre de la culture, avait eu ces mots terribles : « Si le monde de la culture ne soutenait pas Roman Polanski, ça voudrait dire qu’il n’y a plus de culture dans notre pays. » Si le monde de la culture absout des agresseurs sans nuance ni scrupule, au prétexte qu’ils débordent de talent, comment la société peut-elle espérer que les victimes, confrontées à de telles amnisties, libèrent leur parole ?
Car c’est un fait malheureusement avéré : très souvent, les victimes ne portent pas plainte parce qu’elles éprouvent un sentiment de honte ou de culpabilité, et elles s’enferment malgré elles dans cet état, parfois aussi pour épargner leurs proches. Elles craignent d’être tenues pour responsables de ce qui leur est arrivé, qu’on les soupçonne d’avoir été consentantes. C’est la funeste « culture du viol », en raison de laquelle, pendant longtemps, les questions de la pédophilie, du viol ou des agressions sexuelles ont été peu abordées, pour ne pas dire taboues.
Dans cette « culture », si peu éclairée, les victimes sont souvent mises en cause à la place de leur agresseur.
Publiée en mars 2016 – voilà donc moins d’un an, j’insiste sur ce point –, une enquête de l’IPSOS portant sur les représentations du viol et des violences sexuelles chez les Français donne des résultats effarants : 40 % des personnes interrogées estiment que la responsabilité du violeur est atténuée si la victime a eu une attitude provocante en public ; pis, 27 % portent la même appréciation si la victime portait une tenue sexy ; enfin, quatre sur dix pensent que l’on peut faire fuir le violeur si l’on se défend vraiment… Ces chiffres donnent la mesure du travail de pédagogie et d’accompagnement restant à accomplir.
Selon le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, en moyenne annuelle sur la période 2010-2015, 84 000 femmes âgées de 18 à 75 ans et 14 000 hommes déclarent avoir été victimes de viol ou tentative de viol. Mais, parmi ces personnes, 12 % seulement déposent plainte et seule une plainte sur dix aboutira à une condamnation. Ces données alarmantes font dire à la présidente du Collectif féministe contre le viol que, « dans le viol, la parole est le premier tabou ».
À ce titre, l’accueil des victimes est le premier enjeu. Si, dès ses premiers mots, une victime a le sentiment qu’elle n’est pas crue, que l’accueil manque de confidentialité et n’est pas bienveillant, elle renonce à porter plainte.
Pour remédier à cette situation, les policiers et gendarmes qui le souhaitent peuvent, depuis le début des années 2000, bénéficier d’une formation relative à l’accueil et à l’audition des femmes victimes de violences sexuelles.
Plus récemment, la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a instauré une obligation de formation pour tous les professionnels – depuis les personnels médicaux jusqu’aux magistrats et aux policiers – en contact avec des femmes victimes de violences.
L’intervention de ces professionnels est en effet capitale pour les victimes, et c’est aussi grâce à eux que de nombreuses femmes parviennent à aller au bout du processus et à se reconstruire.
La présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Danielle Bousquet, rappelle d’ailleurs que, en la matière, si des progrès indiscutables ont été faits, « il faut […] aller plus loin, en s’inspirant de l’expérience de la cellule d’accueil d’urgence des victimes d’agressions du CHU de Bordeaux : les victimes peuvent y accéder en direct, c'est-à-dire sans dépôt de plainte préalable. Du coup, parce qu’elles sont mieux accompagnées, elles portent davantage plainte –jusqu’à trois fois plus. »
Un tel accompagnement se pratique déjà au Québec, via la prise en charge des victimes, souvent dans un cadre hospitalier, au sein de ce que l’on appelle des « centres désignés ». Ces structures, accessibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, offrent aux personnes victimes d’agressions sexuelles différents services d’aide médicale et psychologique, assurés par une équipe d’intervenants sociaux, de médecins et d’infirmières. La victime y rencontre sans délai une équipe de professionnels formés pour la soutenir dans ses démarches. Ce dispositif est complété par les centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, dont la mission est de venir en aide aux victimes d’agressions sexuelles, particulièrement en les accompagnant durant tout le processus judiciaire si elles décident de déposer une plainte.
On le voit, la France gagnerait à s’inspirer de l’exemple du Québec, lequel a institutionnalisé l’ensemble du processus de prise en charge et d’accompagnement des démarches judiciaires, afin de sécuriser les victimes et, ainsi, de libérer leur parole.
Beaucoup reste à faire, et je remercie le groupe écologiste du Sénat d’avoir pris l’initiative de ce débat. (Applaudissements.)
M. Claude Kern. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme Chantal Jouanno.
Mme Chantal Jouanno. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens moi aussi à remercier le groupe écologiste d’avoir demandé l’inscription à notre ordre du jour de ce débat, dont l’intitulé même – « aider les victimes à parler » – est assez effrayant, en ce qu’il révèle la difficulté, voire l’impossibilité, pour les victimes, de sortir du silence, et l’existence, dans notre société, d’une forme de tolérance à l’égard des violences sexuelles que rien ne saurait justifier.
Les chiffres qui expriment l’ampleur du phénomène des violences sexuelles ont été rappelés. D’après l’Institut national d’études démographiques, chaque année, quelque 580 000 femmes et 197 000 hommes sont victimes de violences sexuelles. C’est énorme, d’autant que les enquêtes de l’INED ne portent que sur les personnes âgées de 20 à 69 ans, alors que, malheureusement, beaucoup d’enfants subissent aussi de telles violences.
Ajoutons que seulement 10 % des victimes des actes les plus graves portent plainte, les autres n’osant pas le faire parce qu’elles ont honte d’évoquer des faits commis le plus souvent au sein de la famille ou par des membres de l’entourage. On sait en outre – c’est aujourd'hui une réalité médicale pleinement avérée – que les victimes, en particulier les enfants, sont fréquemment atteintes d’amnésie post-traumatique. Leur cerveau occulte par tous les moyens une violence d’autant plus traumatisante qu’elle est généralement le fait de proches, de personnes en qui elles ont confiance. Cette amnésie post-traumatique peut n’être levée que bien tardivement, hors délai de prescription pénale. Je reviendrai bien entendu sur ce dernier point.
La négation collective de l’ampleur des violences sexuelles tient enfin au fait que les viols sont beaucoup trop souvent requalifiés en attouchements.
Or les victimes sont blessées, dans leur chair et dans leur esprit, non seulement par l’agression subie, mais aussi par le déni de leurs proches et de l’ensemble de la société.
À ce propos, comme Mireille Jouve, je suis choquée que, au nom de la liberté de création, on se permette de mettre en avant des personnalités du monde de la culture ayant commis des violences sexuelles. Outre Roman Polanski, on pourrait citer Gabriel Matzneff, primé pour des ouvrages qui relatent de tels actes en leur conférant un caractère presque romantique, voire poétique…
Mme Esther Benbassa. Et Lolita, Le Dernier Tango à Paris…
Mme Chantal Jouanno. Nous sommes donc bien face à une tolérance collective à l’égard des violences sexuelles.
Le constat étant posé, comment agir ? Je voudrais évoquer plusieurs pistes juridiques.
Tout d’abord, depuis la loi du 5 novembre 2015, les professionnels de santé ont la possibilité, et non l’obligation, de signaler les cas de violences sexuelles. Ils hésitent à le faire, faute de garanties en termes de confidentialité et de protection. Il faut absolument rouvrir le débat juridique en reconsidérant les dispositions du code pénal en cause.
Ensuite, j’évoquerai l’un de mes sujets de prédilection, sur lequel je me suis engagée dès 2013 au côté de Muguette Dini, à savoir l’allongement des délais de prescription. En effet, en matière de violences sexuelles, les délais de prescription ne sont pas du tout en adéquation avec la réalité médicale, notamment l’amnésie post-traumatique. À cet égard, il est profondément regrettable que le texte de la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale, qui comporte de bonnes dispositions, à l’instar du doublement des délais de prescription pour les crimes et délits, et dont l’adoption devrait intervenir le 7 février prochain, ne fasse plus aucune distinction, en matière de violences sexuelles, selon que les victimes sont mineures ou majeures, comme si ce point n’avait finalement guère d’importance ! J’espère que nous aurons l’occasion de rouvrir ce débat.
Par ailleurs, il faut se donner les moyens d’entendre les victimes et de les prendre en charge. Des progrès substantiels ont été réalisés dans ce domaine, notamment au sein des commissariats, pour mieux recueillir les témoignages des victimes. Toutefois, nous aimerions que Mme la ministre nous apporte des éléments d’information sur le rôle des brigades de prévention de la délinquance juvénile, qui, apparemment, depuis la circulaire du 20 avril 2016, n’interviennent plus lors des auditions d’enfants victimes de violences sexuelles.
Enfin, la prise en charge des victimes, comme l’ont dit les deux oratrices précédentes, est quasi inexistante aujourd’hui. Au mieux, les conséquences physiques immédiates de l’agression sont traitées ; ses effets psychologiques sont rarement pris en considération, en tous cas jamais dans la durée. Or la violence sexuelle est comparable à une forme d’affection de longue durée nécessitant un traitement global du corps et de l’esprit sur le long terme, qui n’existe pas aujourd’hui.
Il en va de même pour les auteurs de violences sexuelles, qui ont eux aussi besoin d’être accompagnés et traités pour ne pas récidiver. Aujourd’hui, une telle prise en charge n’existe pas. Or elle est absolument nécessaire si l’on veut éviter ce phénomène presque épidémique de récidive des auteurs de violences sexuelles, qui sont parfois d’ailleurs d’anciennes victimes.
La violence sexuelle n’est pas une fatalité ni une simple déviance acceptable, fût-ce au sein du couple. Ce n’est pas une question de parité ou d’égalité entre femmes et hommes ; c’est une question de société d’une urgence absolue, surtout au regard de la progression des rapports sexuels non consentis entre mineurs et de la diffusion croissante d’images mettant en scène de tels rapports, phénomène qui me donne à penser que le plus dur est encore devant nous. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement Esther Benbassa d’avoir pris l’initiative de ce débat et le groupe écologiste d’en avoir demandé l’inscription à l’ordre du jour.
Je regrette que nos travées soient quelque peu clairsemées. On y dénombre ce matin trois fois plus de femmes que d’hommes : c’est le Sénat à l’envers ! Visiblement, ce sujet ne touche pas certains de nos collègues…
J’ai choisi d’axer mon intervention sur la protection des mineurs victimes de violences sexuelles.
Les violences sexuelles constituent encore un tabou, absolu dans le cas des mineurs. La honte, la peur de voir sa parole contestée et le sentiment qu’il est impossible de mettre en cause l’auteur des faits prennent souvent le dessus, d’autant que ce dernier est souvent un proche. En outre, la situation post-traumatique ajoute un stress très intense à celui né de l’agression : des troubles de la mémoire et un sentiment de culpabilité empêchent souvent les victimes de sortir du silence et de révéler les faits.
Rappelons que la parole est particulièrement difficile, sachant que 80 % des victimes ont été agressées par des proches, des membres de la famille ou des amis. On oublie trop souvent que l’on compte aussi des hommes parmi les victimes.
Cependant, victimes et professionnels sont unanimes : il faut parler pour espérer surmonter le traumatisme. La parole est le premier jalon d’une libération.
S’il faut libérer la parole des victimes, il faut également libérer celle d’éventuels témoins : personnels éducatifs, voisins, proches, amis, personnels médicaux… Nombreux sont ceux qui ont des soupçons et s’interrogent mais hésitent à parler, faute d’être protégés ou de peur d’« aggraver les choses » ou d’« accuser à tort ».
Dans cette perspective, il convient de rappeler que tout signalement sera suivi d’une enquête menée par des professionnels, qui permettra de déterminer si la personne est bien victime de violences à caractère sexuel. En réalité, les personnels de terrain savent souvent identifier les situations, comprendre les rapports de force et deviner les problèmes. Ce sont eux, et seulement eux, qui seront à même de définir si la personne a été ou non victime d’agression sexuelle.
Pour que les agressions sexuelles ne soient plus aussi fréquentes qu’elles le sont aujourd’hui, il est indispensable d’entendre les victimes et de renforcer la prévention. La formation des professionnels, quels qu’ils soient, est perfectible. Dans le domaine éducatif, des modules de formation au sein des écoles supérieures du professorat et de l’éducation sont prévus par les textes : pourriez-vous nous rassurer, madame la ministre, quant à leur effectivité ? Dans les domaines médical, judiciaire et social, un certain nombre d’acteurs devraient être mieux protégés. À cet égard, Mme Jouanno a souligné les limites des textes que nous avons votés en 2015. Il pourrait être utile d’y revenir.
Comment combattre le sentiment de peur éprouvé par certains médecins et professionnels de santé placés dans une position extrêmement délicate, qui peuvent ne pas se sentir soutenus ? Comment limiter leurs craintes de s’exposer à des poursuites judiciaires ? Comment faire en sorte que les victimes ne redoutent pas d’être attaquées en diffamation lorsqu’elles révèlent des faits avérés ?
L’interdisciplinarité et le travail d’équipe doivent être érigés en priorité.
Enfin, j’évoquerai une question taboue : celle de l’amélioration des procédures de recrutement des professionnels en contact avec les enfants. Si des progrès ont été accomplis au sein de l’éducation nationale, des problèmes subsistent en ce qui concerne les associations. Celles-ci doivent pouvoir s’assurer de la bienveillance des bénévoles sans pour autant les effrayer. Quant aux communes, qui doivent désormais organiser les activités périscolaires et périéducatives, elles ont de ce fait la responsabilité délicate de recruter les animateurs. Je ne suis pas sûre que l’on demande à beaucoup d’entre eux de fournir un extrait de casier judiciaire… J’ai tendance à penser que, sur ce plan, un important chantier est devant nous.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. C’est certain !
Mme Corinne Bouchoux. Peut-être ne prend-on pas suffisamment de précautions en recrutant des bénévoles sortis de nulle part ou des retraités que personne ne connaît. Sans jeter le soupçon sur tout le monde, il faut maintenant prévoir des garanties en la matière.
Au mois de décembre 2016, Psychologie Magazine a lancé un appel – « Il est urgent d’agir pour protéger les mineurs des violences sexuelles » – en faveur de la levée de l’omerta et de l’affirmation d’une volonté politique plus forte, plus structurée de protéger les enfants contre les violences sexuelles, qui a recueilli plus de 23 000 signatures. Cet élan en faveur de la protection des enfants a touché d’éminents spécialistes, mais aussi de nombreux citoyens, artistes et sportifs. Tous considèrent qu’il reste beaucoup à faire.
S’agissant des délais de prescription en matière de crimes sexuels contre les mineurs, on ne peut que se réjouir, madame la ministre, que vous ayez confié une mission sur ce thème à Flavie Flament et au magistrat Jacques Calmettes.
À titre personnel, je ne suis pas favorable à l’imprescriptibilité, qui je pense devoir être réservée aux crimes contre l’humanité. Cependant, entre l’imprescriptibilité et la situation actuelle, il y a une marge pour la discussion !
Vous présenterez le mois prochain, madame la ministre, le premier plan de lutte contre les violences faites aux enfants. Nous sommes très satisfaits que vous vous soyez saisie du sujet ; c’est tout à votre honneur, car agir dans ce domaine apporte sans doute davantage de désagrément que de reconnaissance. Le groupe écologiste compte sur vous !
Pour les victimes, « rebondir » est possible, mais les associations qui les prennent en charge doivent avoir les moyens de conforter leur résilience. Il faut aussi consentir un effort pour la formation de tous les professionnels. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Michelle Meunier.
Mme Michelle Meunier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, ces derniers mois ont été marqués par le retentissement médiatique du livre témoignage de Flavie Flament, La Consolation, qui dénonce un viol dont l’auteur présumé est un photographe de renom. Après ces révélations, l’animatrice a dû faire face à des accusations de diffamation. Une partie de l’opinion l’a même accusée d’être responsable de la mort de l’auteur présumé du viol.
Cet enchaînement de faits révèle, en raison de la notoriété des protagonistes, ce que vivent dans l’ombre des milliers, voire des millions, de victimes de violences sexuelles : l’horreur du drame et ses conséquences tout au long de la vie, la difficulté, voire l’impossibilité, d’en parler, d’être crue, le déchaînement de violences, de ruptures auquel de nombreuses victimes ont à faire face lorsque leur parole se libère. C’est la preuve, s’il en était besoin, que notre société n’entend pas ces victimes, pour plusieurs raisons.
Le huis clos dans lequel se déroulent ces abus et ces crimes muselle la parole des victimes. La violence physique et psychologique, la peur rendent le crime presque parfait, car l’enjeu pour l’auteur des faits, en plus d’abuser sexuellement sa victime, est d’empêcher la parole de celle-ci. Une double peine est ainsi infligée aux victimes. Comme nous le disent si justement les associations, c’est le seul crime dont la victime porte la honte. C’est insupportable !
Je tiens à saluer à mon tour l’initiative de mes collègues du groupe écologiste. L’enjeu est fort. La parole est le point de départ de la reconstruction des victimes et le point d’arrêt des criminels. Encore faut-il que la société accepte de regarder, d’écouter cette réalité et de mettre en œuvre les moyens d’accompagner cette parole, de la rendre audible. Au-delà de la révélation, il s’agit de proposer des lieux de réparation.
Commençons par regarder les choses en face : les violences sexuelles, qu’elles s’exercent sur des enfants ou sur des adultes, sont un phénomène d’ampleur dans notre pays. Selon l’enquête réalisée en 2006 par l’INSERM et l’INED, 16 % des femmes et 5 % des hommes déclarent avoir subi des viols ou des tentatives de viols au cours de leur vie. On estime que seulement 10 % des viols font l’objet d’une plainte.
Le Conseil de l’Europe estime qu’un enfant sur cinq est confronté à la violence sexuelle sous toutes ses formes : viols, abus sexuels, pornographie, sollicitation des enfants par le biais d’internet, prostitution et corruption. Selon le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, à l’âge de 20 ans, une Française sur dix déclare avoir été agressée sexuellement au cours de sa vie, dans le cercle familial pour la très grande majorité d’entre elles. Ces chiffres sont effrayants.
Ce matin, nous parlons d’un type de violences bien spécifique, les violences sexuelles, mais je souhaite insister sur le fait que ces violences s’inscrivent dans un contexte social très permissif. Les auteurs se sentent tout-puissants, ce qui décourage les victimes de parler.
On peut évoquer un continuum des violences au niveau individuel et au niveau collectif.
Au niveau individuel, toutes les violences subies dans l’enfance meurtrissent, abîment profondément. Les violences sexuelles sont encore plus destructrices. La victime risque, plus que toute autre personne, d’être surexposée à d’autres violences à l’école, et plus tard au sein du couple ou au travail. Elle risque aussi de développer des comportements à risque contre elle-même ou contre les autres. Si la victime n’est pas prise en charge, elle peut souffrir de ce continuum de violences tout au long de sa vie.
Nous retrouvons ce continuum au niveau sociétal, car même si les garçons et les hommes sont aussi victimes de violences, sexuelles notamment, celles-ci s’inscrivent toujours dans un contexte de domination sexué. Les auteurs sont très majoritairement des hommes, et les victimes sont majoritairement des femmes et des enfants.
Toutes les formes de violences se conjuguent et se renforcent : mépris, insultes, harcèlement, violences sexuelles, violences conjugales, prostitution, inégalités salariales, remise en cause de l’IVG, inégalités politiques, etc. Ces violences révèlent que les femmes, les enfants subissent encore une forte inégalité et une stigmatisation dans notre société.
On peut aussi évoquer un continuum chez les auteurs de violences. Violaine Guérin, endocrinologue et gynécologue médicale, présidente de l’association Stop aux violences sexuelles, indique, en s’appuyant sur les travaux de la psychanalyste Alice Miller, que « la violence est racine de la violence ». Elle avance même que 80 % des agresseurs auraient eux-mêmes subi des abus dans leur enfance.
Il y a donc urgence à traiter ce fait social, de santé publique que sont les violences sexuelles, en agissant au niveau individuel et au niveau collectif.
La politique conduite ces dernières années en matière d’égalité entre les femmes et les hommes a permis de mettre en évidence, de mesurer les inégalités et de rechercher des moyens d’atteindre l’égalité réelle. Malgré des avancées, il reste beaucoup à faire. Nous devons centrer nos efforts sur les droits des enfants et opter pour une éducation bienveillante. Il faut informer davantage les mineurs sur leurs droits.
À cet instant, que l’on me permette de déplorer que certains de nos collègues sénateurs aient saisi le Conseil constitutionnel de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, adoptée à la fin du mois de décembre dernier. Son article 222, que les deux chambres avaient enfin fini par adopter, disposait que l’autorité parentale s’exerce à l’exclusion de « tout traitement cruel, dégradant ou humiliant, y compris tout recours aux violences corporelles ». Cette censure, pour une question de forme, permet à certains parents de continuer à user d’un archaïque « droit de correction » sur leurs enfants. C’est bien regrettable !
Au niveau individuel, il s’agit de créer un climat de confiance propice à la libération de la parole de la victime, de croire celle-ci et de l’accompagner.
Comme nous l’apprennent de nombreux témoignages, il est tout d’abord difficile de faire émerger ces événements à la conscience : la victime les enfouit pour survivre. On parle d’amnésie traumatique. Ce travail personnel peut prendre de nombreuses années, voire ne jamais se faire. La victime doit affronter la honte et l’emprise, mécanismes spécifiques aux agressions sexuelles.
Ensuite, la question est « en parler ou non ». En effet, pour les personnes victimes de violences sexuelles, le fait même d’en parler constitue une expérience redoutable. En parlant, en déposant plainte, elles vont revivre les épisodes douloureux. Elles prennent le risque de se retrouver face à leur agresseur, d’être exclues de leur famille, accusées de mensonge, menacées de mort. Pour tenir, il faut impérativement être accompagné.
Cet accompagnement pourrait être assuré au sein de centres de crise et de soin spécifiques et pluridisciplinaires pour les enfants et les adultes victimes de violences sexuelles, comme le propose la psychiatre Muriel Salmona : des lieux de soins, mais aussi des lieux ressources pour les intervenants professionnels et bénévoles.
Dans les cas où les faits ne sont pas prescrits, c’est alors « parole contre parole ». La victime s’expose à une nouvelle charge de violence de la part de l’agresseur. En l’absence de preuves, comme c’est très souvent le cas pour ces faits, le dossier est classé sans suite. La victime n’a pas obtenu la reconnaissance attendue. Parfois, lorsque les faits sont prescrits, le dépôt de plainte permet la découverte de nouvelles victimes, pour lesquelles les faits peuvent être poursuivis.
Il me paraît essentiel d’évoquer à mon tour la question des délais de prescription. Je sais que cette vision est, pour l’instant, loin d’être partagée, y compris au sein de ma famille politique ; pourtant, je ne désespère pas que les délais de prescription puissent être allongés et que l’on atteigne un jour l’imprescriptibilité pour ces faits. En effet, la victime qui parle après que les délais de prescription sont écoulés se retrouve dans une situation d’insécurité juridique. En témoignant, elle risque d’être poursuivie pour diffamation ; c’est inique !
Devant un fait social d’une telle ampleur, il faut prendre les moyens d’aider les victimes à se réparer.
Tout d’abord, il est essentiel de former les professionnels et les bénévoles à la réalité des violences sexuelles, à leur ampleur, à leurs mécanismes de destruction et à la reconstruction de la personne, que ce soit dans le champ médical, dans l’éducation ou dans le monde du travail.
Par ailleurs, nous devons poursuivre les travaux engagés ici sur l’initiative de notre collègue Colette Giudicelli en instaurant une obligation de signalement pour le personnel médico-social qui repère des violences sexuelles chez un patient. Aujourd’hui, une vision conservatrice demeure au sein des ordres médicaux, qui, sous couvert de respect du secret professionnel, s’opposent à l’obligation de signaler.
Si, à l’automne 2015, nous avions réussi à faire en sorte que le signalement ne puisse se retourner contre le soignant, nous devons aller plus loin, en assurant la confidentialité des informations transmises. En effet, dans certaines situations, le signalement profite à la défense du mis en cause, par exemple quand celui-ci est détenteur de l’autorité parentale et peut donc consulter les dossiers relatifs à la victime
La réponse judiciaire doit également évoluer. Les classements sans suite sont trop nombreux. Il faut former les personnels de la police, de la gendarmerie et de la justice à ces réalités, en vue tant du traitement de la plainte spécifique de chaque victime que de la prévention. En effet, la connaissance d’un prédateur sexuel peut permettre de l’empêcher de nuire à nouveau, et d’enrayer ainsi le cycle infernal des violences.
Pour conclure, mes chers collègues, je me réjouis que ce débat ait lieu. Il nous honore. Ces dernières semaines, en effet, nous avons pu entendre dire que députés et sénateurs se désintéressaient de la question des violences sexuelles. Il n’en est rien. Nous continuons le combat en faveur des victimes. Nous voulons une société plus juste, plus respectueuse de chaque être humain.
Continuons à dénoncer toutes ces formes de violences. Je pense notamment à un phénomène récent, celui des « viols à distance », sur commande et par internet, qui se répandent dans les réseaux pédophiles.
Continuons aussi à dénoncer toutes les inégalités et injustices desquelles se nourrissent toutes ces violences. Rien n’est inéluctable, et l’intervention de la loi en la matière est déterminante pour signifier quelle société nous voulons construire.
La mobilisation de l’opinion publique, les prises de position de personnalités du monde du spectacle, aux côtés de la comédienne Andréa Bescond, en faveur de l’imprescriptibilité, nous interpellent et nous servent d’aiguillon. Soyons attentifs à la souffrance des victimes et à l’attente forte de plus de bienveillance que notre société exprime ; je veux croire avec vous qu’il n’y a pas de fatalité de la souffrance ! (Applaudissements.)