M. le président. Acte est donné de la déclaration du Gouvernement.
Dans le débat, la parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain et citoyen.
Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cinq ans après le « fichier des honnêtes gens » de Nicolas Sarkozy, qui créait déjà une base centrale de données personnelles et biométriques, censurée par le Conseil constitutionnel, nous voici à nouveau confrontés à la volonté d’un gouvernement d’élaborer une base numérique permettant le fichage de 60 millions de Français !
Face aux interrogations fort légitimes qui montent tant de nos travées que de l’extérieur de nos hémicycles, on nous répond que l’esprit du décret est différent de celui de la loi de 2012, ce que vient encore de déclarer M. le ministre. Ce décret viserait principalement à atteindre l’objectif de rationalisation visé par le plan Préfectures nouvelle génération tout en permettant par ailleurs à supprimer 1 300 postes dans l’administration préfectorale.
Afin de faire des économies budgétaires, le Gouvernement a donc choisi de créer une machine infernale, un fichier centralisé qui contiendra non seulement l’ensemble des données à caractère personnel, mais aussi les données biométriques de la quasi-totalité de la population de notre pays.
Ces informations seront accessibles à un nombre impressionnant d’agents qui dépendent tout autant des services centraux des ministères de l’intérieur et des affaires étrangères que des préfectures, des sous-préfectures, des services diplomatiques et consulaires, des services de renseignement ou des communes, et j’en passe ! La photographie numérisée, donnée biométrique et donc éminemment sensible, pourrait même être accessible aux agents qui travaillent avec leurs homologues d’Interpol !
Depuis quelques années, nous assistons à une course effrénée au « tout sécuritaire », qui diminue sans cesse l’espace de nos libertés fondamentales. Cela fait plus d’un an que notre pays vit sous le régime d’exception de l’état d’urgence. Dans ce contexte, le Gouvernement crée un nouvel outil d’ingérence dans la vie privée des individus.
L’argument économique semble prendre le pas sur la préservation des libertés publiques de nos concitoyens. En effet, il existe bel et bien une alternative à la création de ce mégafichier ! La CNIL propose d’ailleurs la mise en place d’une puce sécurisée sur les cartes d’identité elles-mêmes. Nous courrions ainsi moins de risques en matière de détournement et d’atteinte au droit et au respect de la vie privée, puisque cela permettrait au détenteur de la carte d’identité d’être le seul à posséder les données biométriques le concernant. Cependant, cette alternative a été balayée d’un revers de la main, car elle a été jugée trop coûteuse.
Le second objectif du dispositif est de simplifier les procédures de délivrance des titres et de lutter efficacement contre la fraude et l’usurpation d’identité, nous dit-on. Il nous semble qu’il ne s’agit pas d’une urgence au regard de la situation économique et sociale du pays !
Hier, en commission, vous avez avancé le chiffre de 800 000 vols et faits de fraudes documentaires en France chaque année, monsieur le ministre. Pour notre part, nous avons trouvé des chiffres différents dans le dernier rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, lequel comptabilisait 5 910 cas de « fraude à l’identité » en 2014. Je vous laisse mettre ce chiffre en perspective avec les 813 466 infractions à la législation du travail constatées la même année…
Au-delà d’un questionnement sur la pertinence même de la création d’un tel fichier, nous nous interrogeons sur la méthode plus que cavalière utilisée par le Gouvernement. Passer une nouvelle fois par la voie réglementaire, déniant ainsi au Parlement son rôle de législateur, participe purement et simplement du déni démocratique,…
M. Loïc Hervé. Très bien !
Mme Éliane Assassi. … et c’est d’autant plus vrai que le sujet touche aux libertés fondamentales !
Monsieur le ministre, vous nous dites que le choix du décret s’est fait sous le contrôle et suivant les recommandations du Conseil d’État, saisi pour avis.
Nous disposons nous aussi de cet avis. Or vous avez omis de nous signaler que celui-ci précise que « compte tenu de l’ampleur du fichier envisagé et de la sensibilité des données qu’il contiendrait, il n’est pas interdit au Gouvernement […] d’emprunter la voie législative ».
Vous avez concédé aujourd'hui un débat public au Parlement – nous vous en remercions ! – et une consultation citoyenne via le Conseil national du numérique. Toutefois, cela est loin d’être suffisant !
En effet, la voie réglementaire représente un danger démocratique à elle toute seule, facilitant la transformation de cette base de données à des fins d’identification. Comme chacun le sait, rien ne sera plus facile que de transformer d’un trait de plume ce fichier d’authentification en véritable fichier de police, facilitant la recherche de l’identité d’individus à partir de leurs empreintes ou de leur photographie.
En outre, l’argument du verrouillage juridique ne tient pas. Si le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont validé la constitution d’un fichier à des fins d’authentification, ils l’ont fait à la condition que la mise en œuvre prévue soit adéquate et proportionnée à un objectif d’intérêt général. Qui nous dit que, dans le futur, dans un contexte de menace terroriste, par exemple, l’on ne jugera pas que l’accès à cette gigantesque base de données personnelles et biométriques à des fins d’identification relève justement de l’intérêt général ?
Je ne débattrai pas ici de l’utilisation du mégafichier des titres électroniques sécurisés par de futurs gouvernants qui bafoueraient les libertés publiques, monsieur le ministre. Ceux-là, nous les combattons au quotidien pour qu’ils n’arrivent jamais au pouvoir !
Enfin, je ne reviendrai pas sur les risques que l’on court à constituer un tel fichier numérique centralisé, alors que nous disposons de pléthore d’exemples de piratages à grande échelle dans les autres pays. Sur la question de la vulnérabilité informatique d’un tel fichier, nous partageons l’opinion du ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas. Je ne parle pas là de sa position actuelle, mais de celle de 2012, lorsqu’il était vent debout contre le « fichier des honnêtes gens ». Il nous disait alors qu’« aucun système informatique n’est impénétrable », que « toutes les bases de données peuvent être piratées » et que « ce n’est toujours qu’une question de temps ».
Je ne pense pas me tromper en déclarant que dans ce laps de temps de cinq ans qui nous sépare de la dernière mandature, les recherches sur les technologies de l’information et de la communication n’ont pas permis de trouver le moyen de rendre un système informatique infaillible.
Monsieur le ministre, l’art rhétorique que vous maniez – avec une grande aisance, j’en conviens – depuis quelques jours afin de nous persuader qu’il s’agit d’un décret purement technique qui a pour objet de simplifier les procédures ne nous convainc pas ! On ne peut pas nier l’évidence : vous êtes en train de construire un mégafichier digne du monde d’Orwell !
C’est pourquoi nous vous demandons de retirer ce décret qui, tant sur le fond que sur la forme, constitue un véritable déni des valeurs démocratiques et une atteinte profonde aux droits des citoyens de notre pays ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour le groupe du RDSE.
M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le principal objectif d’une innovation consistant à créer ce fichier TES devrait être de sécuriser les titres d’identité des individus, objectif qui n’est contesté par personne. Le nombre des titres douteux, nous dit-on, est de l’ordre de 800 000 par an, et les conséquences sont catastrophiques pour ceux de nos concitoyens qui subissent une usurpation de leur identité.
Toute la question est de savoir comment sécuriser les titres d’identité des Français sans insécuriser leurs libertés, non seulement aujourd’hui – ce qui ne devrait poser absolument aucun problème –, mais aussi à l’avenir ! Je n’ai pas besoin de vous rappeler les précédents épisodes de notre histoire nationale en la matière…
Si j’ai bien compris ce que nous ont dit les différents intervenants que nous avons auditionnés, plusieurs options s’offraient au Gouvernement : un fichier centralisé et sécurisé, la délivrance de titres individuels eux aussi sécurisés par une puce ou une autre technique, ou des fichiers décentralisés rendant plus difficile la reconstitution des données. La liste n’est évidemment pas limitative.
On peut regretter que cet éventail de possibilités techniques n’ait pas été ouvert et encore moins soumis à évaluation. Cependant, maintenant que la décision a été prise de choisir ce fichier centralisé, force est de reconnaître que le dispositif proposé assure le maximum de garanties possibles. M. le ministre nous en a livré les détails dès son audition, hier, et vient de le faire de nouveau. Je n’y reviendrai pas, car il défend bien mieux son projet que je ne le ferais.
Je souhaite simplement souligner certaines innovations de dernière minute qui me paraissent tout à fait intéressantes, comme le choix de se plier aux demandes de la CNIL ou de l’ANSSI en matière de sécurisation des fichiers, ou encore la décision de laisser la liberté aux intéressés de ne pas figurer dans le nouveau fichier.
Compte tenu de ces éléments, on ne peut pas faire le reproche au Gouvernement de vouloir attenter à nos libertés.
En réalité, le problème est ailleurs. Selon moi, il concerne plutôt le nombre des personnes qui ont accès au fichier, même si une telle difficulté paraît assez facile à résoudre.
Le problème a surtout trait au fait que nous ne pouvons pas être certains que ce fichier ne pourra pas servir à un autre usage que celui pour lequel il est prévu et que rien ne garantit que quelques politiciens ou officines mal intentionnés ne décideront pas progressivement de combler les vides laissés dans le fichier par ces « mauvais » citoyens qui ne voudraient pas y figurer.
Alors pourquoi ne pas avoir retenu d’autres dispositifs au terme d’une évaluation avantages-inconvénients, étant entendu qu’aucune technique ou technologie ne présente que des avantages ? Il me semble que commencer par là aurait été une bonne démarche.
M. le ministre a déjà répondu à cette question : s’il a choisi un fichier centralisé, c’est parce que ce fichier était déjà à portée de main ! Je ne force pas le trait. Vous l’avez dit, monsieur le ministre : en vérité, cette réforme est un sous-produit du plan Préfectures nouvelle génération. Le fichier existait, cela ne coûtait pas cher de l’utiliser ! De plus, cela permettait de financer la gratuité de la carte d’identité grâce au droit sur les passeports. Vous avez ainsi répondu à ma question, et tout ce que vous venez de dire à propos de la réforme des préfectures est parfaitement exact. Cependant, peut-on engager une réforme de cette ampleur simplement pour compléter la réforme des préfectures ?
Reste à savoir si le fait qu’existent déjà un fichier comportant des informations biométriques, celui des passeports, plusieurs fichiers centraux automatisés spécifiques, le fichier automatisé des empreintes digitales, le FAED, et le fichier national automatisé des empreintes génétiques, le FNAEG, un fichier général dont la traçabilité des consultations n’est pas assurée, justifie la création d’un nouveau fichier regroupant 50 à 60 millions de personnes. Que de tels fichiers existent ne signifie pas pour autant que le dispositif doive être conservé tel quel et encore moins qu’il faille le développer !
Reste aussi à savoir si, en matière de protection des libertés, les quelques centaines de millions d’euros économisés en valent la chandelle et s’il n’aurait pas été plus judicieux de traiter le problème autrement, en commençant par envisager l’ensemble des architectures et des technologies existantes et, comme je l’ai dit, par faire un choix en fonction d’un bilan avantages-inconvénients.
Ni le risque d’alourdir les procédures des demandeurs ni le coût probablement supérieur d’un dispositif plus sûr ne justifient leur élimination a priori. Peut-être aurait-on pu aboutir au même résultat a posteriori, mais nous n’en savons strictement rien aujourd’hui… C’est vrai que la liberté a un coût, mais, vous en conviendrez avec moi, elle n’a pas de prix ! (Applaudissements sur les travées du RDSE. - Mme Esther Benbassa applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Loïc Hervé, pour le groupe UDI-UC. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)
M. Loïc Hervé. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, partons d’un constat simple à propos de la question qui nous occupe cet après-midi : le Gouvernement est passé en force ou, du moins, a pris ce décret en catimini !
Je ne vise évidemment pas la polémique sur la date de signature du décret. Hier, vous avez clairement indiqué devant la commission des lois que c’était absolument involontaire de votre part et que le ministère de l’intérieur se souciait peu des jours fériés, compte tenu de l’ampleur de la tâche qui est la sienne. J’en prends acte.
En revanche, ce qui était parfaitement volontaire de votre part, c’était de vous épargner un débat parlementaire sur le sujet, un débat dans lequel notre Haute Assemblée doit jouer pleinement son rôle en faisant notamment valoir son expertise de longue date sur la question.
Je rappelle que la loi de 2012 sur la protection de l’identité est issue d’une proposition de loi sénatoriale et que le Sénat a publié de nombreux rapports sur le sujet. Le groupe UDI-UC s’est largement impliqué sur ces questions, au travers notamment du rapport de notre collègue Catherine Morin-Desailly en 2013, intitulé L’Union européenne, colonie du monde numérique, qui évoque de manière explicite le privacy by design.
Le fait qu’un débat ait finalement lieu aujourd’hui est un bon signe pour la démocratie et pour le Parlement : le Gouvernement n’a pas réussi à passer sous silence le changement très important qu’il entendait engager en matière de gestion des titres d’identité et, au-delà, le débat sur la création d’un fichier réunissant à terme les données biométriques de tous les détenteurs d’un titre d’identité.
En soi, monsieur le ministre, le contrôle de l’action du Gouvernement par le Parlement ne peut pas être taxé de « suspicion ». Il relève de l’exercice d’une prérogative que nous confère la Constitution !
Le bien-fondé des objections faites au Gouvernement est attesté de toute part. Certaines autorités ou instances indépendantes ont fait entendre leur voix, comme la CNIL ou le Conseil national du numérique.
Au-delà, c’est le Gouvernement lui-même qui met en lumière ces objections, puisque l’un de ses membres, votre collègue Axelle Lemaire, a clairement affiché ses réticences par voie de presse au moment de la création du fichier. Vous-même, monsieur le ministre, en acceptant d’organiser a posteriori ce débat, vous faites d’une certaine façon machine arrière et amende honorable ! (M. le ministre fait un signe de dénégation.)
Voilà pour la forme. Sur le fond, l’introduction de la possibilité pour chaque citoyen de s’opposer à ce que ses propres données biométriques soient inscrites dans la base centrale, ce que l’on appelle l'opt-out, remet profondément en cause la philosophie initiale de votre projet. Vous vous êtes défendu de créer un fichier à trous. Je n’ai pas été convaincu par vos arguments, monsieur le ministre : certaines personnes refuseront l’intégration de leurs données biométriques à la base, d’autres l’accepteront. On aboutira ainsi à un résultat insatisfaisant et incohérent, puisque le fichier sera incomplet.
Le résultat sera insatisfaisant sur la forme, tout d’abord, car une question aussi importante devrait donner lieu, selon nous, à un débat suivi d’un vote. Si l’on se réfère souvent à notre Constitution, ce que vous avez fait, il est également bon en ces temps incertains de fréquenter les écrits d’Alexis de Tocqueville. Je ne doute d’ailleurs pas, monsieur le ministre, que vous vous livriez régulièrement à ce type de lecture…
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Et il n’est pas le seul ! (Sourires.)
M. Loïc Hervé. Pour Tocqueville, « lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance, peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres. »
Ensuite, le résultat sera insatisfaisant sur le fond : avec l’introduction de l’opt-out, le projet actuel du Gouvernement est devenu hybride et instable. Elle le vide d’une partie de sa substance.
Selon moi, nous devrions nous prononcer en faveur de l’une des deux options suivantes : le fichier TES dans sa version initiale, c’est-à-dire sans opt-out, d’une part, ou une carte d’identité contenant ces données biométriques, c’est-à-dire la seule véritable contre-proposition permettant de sécuriser les titres d’identité tout en évitant de facto la constitution d’un mégafichier, d’autre part.
D’un point de vue intellectuel, ces deux options se justifient, la vôtre, le fichier TES initial sans opt-out, en raison de son efficacité, de la sécurisation et de la simplification qu’elle procure, notamment lors du renouvellement des titres, mais également la solution consistant à inscrire les données biométriques uniquement sur la carte, puisqu’elle assure le même degré de sécurisation et élimine les dangers et les craintes inhérents à la création d’un mégafichier. Cette solution technologique, qui apporterait de vraies garanties en termes de libertés publiques, positionnerait notre pays à l’avant-garde en matière technologique.
La sécurisation des titres d’identité constitue un enjeu qu’il ne s’agit pas de minimiser. Près de 800 000 personnes ont déjà été victimes de fraude identitaire dans notre pays. Ce chiffre démontre à lui seul l’importance du sujet. Les victimes se retrouvent le plus souvent dans des situations administratives et personnelles inextricables, la fraude identitaire étant souvent le moyen de commettre d’autres infractions, notamment des escroqueries : une fois l’identité d’une personne usurpée, quoi de plus facile que d’aller contracter des achats à crédit, dont les échéances seront effectivement supportées par la victime !
Il est d’autant plus indispensable que le Gouvernement se saisisse de cette question que nous nous trouvons dans un contexte de menace terroriste. Là aussi, ne minimisons pas les dangers encourus !
La question n’est donc pas de savoir si le système actuel est satisfaisant. La réponse est évidemment non ! Il s’agit de savoir si le nouveau système mis en place atteint un double objectif, la sécurisation maximale des titres d’identité et la préservation des libertés publiques.
Oui, la sécurisation des titres d’identité implique de relever et de conserver des données biométriques. Cela ne me pose aucune difficulté : c’est aujourd’hui le seul moyen de garantir une authentification fiable des individus.
En revanche, le point qui suscite de vives inquiétudes pour nombre de mes collègues et moi-même est la suivante : que fait-on de ces données sensibles ? Plus précisément, pouvait-on éviter la mise en place d’une base centrale avec tous les inconvénients que cela entraîne ?
De mon point de vue, la réponse est oui ! Vous ne l’avez d’ailleurs pas caché, monsieur le ministre, il serait possible de conserver ces données au moyen d’une puce sur le titre lui-même. C’est d’ailleurs la technologie utilisée aujourd’hui pour les passeports, lesquels disposent d’une puce, ce qui ne sera pas le cas demain des nouvelles cartes nationales d’identité, si j’ai bien compris.
Ce système ne présente pas que des avantages, j’en ai bien conscience, notamment parce qu’il implique de repartir de zéro à chaque renouvellement de la carte. Nous y perdrons en matière de simplification, c’est indéniable, mais nous éviterons ainsi la constitution d’un mégafichier, dont on ne pourra malheureusement jamais garantir l’inviolabilité absolue, quels que soient les avis de l'ANSSI et de la DINSIC que vous avez décidé de solliciter a posteriori.
Même si vous nous apportez aujourd’hui les garanties matérielles et juridiques que ce fichier n’a d’autre effet que de permettre l’authentification des personnes et non leur identification, rien n’empêchera demain que l’on en change les finalités, une fois le mégafichier constitué. À ma connaissance, cet inconvénient disparaîtrait si les données étaient conservées directement sur la carte.
À titre personnel, j’exprime donc une nette préférence pour une solution fondée sur la sauvegarde des données au niveau de la carte elle-même, solution qui permet à chaque citoyen de conserver lui-même la maîtrise de ses données, lesquelles consacrent d’un point de vue philosophique la prolongation même de la personne humaine.
À ma connaissance, nous serions actuellement les seuls en Europe à recourir à une base unique et centralisée pour les cartes d’identité et les passeports. Ce simple élément de droit comparé devrait nous amener tous à réfléchir…
Je regrette que le Parlement n’ait pas eu à trancher cette question par un vote clair à l’issue d’un débat démocratique.
J’en viens à ma conclusion. La solution que nous vous proposons, monsieur le ministre, est une solution d’apaisement : tout d’abord, la suspension du décret ; ensuite, la mise en place une expérimentation.
Cela permettrait sans doute de lever un certain nombre de craintes. Cela permettrait aussi de rassurer les maires, qui ne comprennent pas que l’État mette en place un système de délivrance de titres d’identité qui fasse abstraction de la notion de proximité et qui entraîne des coûts supplémentaires. Cela permettrait aussi à notre pays d’être en pointe dans le domaine technologique, et ce dans le respect de notre bien le plus cher, la liberté individuelle ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et sur certaines travées du RDSE. – M. le président de la commission des lois et Mme Esther Benbassa applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour le groupe écologiste.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, par un décret du 28 octobre 2016, publié au Journal officiel du 30 octobre 2016, en plein week-end de la Toussaint, le ministère de l’intérieur a mis en place un traitement automatisé des données à caractère personnel avec le fichier des titres électroniques sécurisés, les TES.
En pratique, ce fichier est le produit du transfert de deux fichiers informatiques existants : le fichier national de gestion, qui regroupe les informations enregistrées lors de la création d’une carte nationale d’identité, et le système TES, son équivalent pour les passeports, avec une longue liste de données personnelles qui seront, à terme, celles de la quasi-totalité de la population française.
L’objectif que vise l’exécutif avec le fichier TES est d’authentifier les personnes pour lutter notamment, à bon escient bien sûr, contre la fraude et l’usurpation d’identité. Toutefois, ce fichier pourrait un jour également servir à les identifier.
Malheureusement, la création de ce fichier ne peut pas être considérée comme une simple mesure de simplification administrative. Les enjeux sont en réalité bien plus importants et il semble que l’exécutif n’en ait pas pris la mesure.
Les réserves, voire les critiques, à l’endroit du fichier TES proviennent de toute part et, en premier lieu, de spécialistes en la matière, comme Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique et de l’innovation, la CNIL, ou encore le Conseil national du numérique. Le 7 novembre, ce dernier a même appelé le Gouvernement à suspendre la mise en place de ce fichier.
La CNIL s’inquiète à juste titre de la concentration des données biométriques au sein d’un même fichier, en particulier des images numérisées des empreintes digitales et de la photographie de l’ensemble des demandeurs de cartes nationales d’identité et de passeports.
Il n’existe pas de garanties techniques absolues, monsieur le ministre. Les fichiers peuvent être piratés et ce sont les données biométriques de 60 millions de personnes qui pourraient être utilisables à des fins au mieux commerciales, au pire criminelles. En matière de sécurité informatique, on sait que la centralisation représente un risque majeur. En outre, les données biométriques ne sont pas des données comme les autres.
Dans le même sens, les garanties juridiques et politiques que vous nous présentez aujourd’hui ne sont pas immuables.
Il s’agit de faire preuve de réalisme : ce gouvernement ne sera plus, dans quelques mois, à la tête de l’État.
M. Loïc Hervé. C’est vrai !
Mme Esther Benbassa. Dans un pays comme le nôtre, qui, par le passé, a fait un usage impardonnable de ses fichiers, un usage ayant coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes, il est difficile de prétendre que ce fichier ne pourra pas, dans le futur, être utilisé à d’autres fins par un quelconque régime peu démocratique et peu soucieux des libertés individuelles.
Avec la montée des populismes en Europe et aux États-Unis, on n’a pas le droit de faire des paris sur l’avenir avec autant de légèreté.
M. Gaëtan Gorce. Très bien !
Mme Esther Benbassa. De surcroît, et comme le déplore le Conseil national du numérique, la publication de ce décret n’a fait l’objet d’aucune concertation préalable et d’aucun débat.
Monsieur le ministre, le groupe écologiste, dont je porte la voix aujourd’hui, vous appelle, afin d’éviter les dérives qui pourraient découler de la constitution d’un tel fichier, à suspendre immédiatement sa mise en œuvre au bénéfice d’un travail d’aménagement des données, notamment de suppression des empreintes digitales.
Je souhaiterais en dernier lieu faire état de l’implication de la société Amesys dans le pilotage de ce fichier TES.
Depuis la mort de Mouammar Kadhafi, à la fin de 2011, de nombreuses preuves accusent cette entreprise d’avoir vendu des technologies de surveillance des télécommunications au régime de l’ancien dictateur libyen, lequel se serait servi de ces dispositifs pour arrêter et torturer des opposants.
Vous m’avez répondu hier, monsieur le ministre, mais même si cette entreprise a été rachetée à la fin de 2010 par Bull, et si cette prestation a été attribuée à son nouvel acquéreur, à la suite d’un marché public, le fait que le capital change de mains ne donne aucune garantie sur le changement des méthodes employées. Voilà encore un point qu’il convient de ne pas sous-estimer !
Nos craintes restent donc intactes, malgré les garanties juridiques et informatiques que vous nous avez données avec une grande assurance. Nous aurons eu au moins le mérite d’avertir. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe CRC et du RDSE.)