PRÉSIDENCE DE M. Jean-Claude Gaudin
vice-président
M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret.
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, mes chers collègues, le titre de notre débat est non pas « La France face à la crise au Levant », mais bien « La France et l’Europe face à la crise au Levant ». Je voudrais, pour ma part, évoquer l’Europe par le biais du prisme des migrations, au travers de ce que j’appellerai le « jeu des sept erreurs ».
En effet, la gestion de cette crise a constitué une suite d’erreurs qui ont porté un sérieux coup à l’Union européenne ; or celle-ci, par les temps qui courent, n’en avait nullement besoin. L’analyse de ces erreurs vise non pas à accabler les responsables, mais à contribuer à relever le défi qui vient : les migrations vont s’accentuer, la crise actuelle n’en constituant qu’une répétition générale. Identifier ces erreurs est donc nécessaire si nous ne voulons pas les reproduire.
La première erreur a été de recourir à la politique de l’autruche. Le problème des réfugiés et des migrants est ancien. Il s’est aggravé depuis 2011. La guerre civile en Syrie, la chute de Kadhafi, la guerre en Afghanistan, la répression en Érythrée, la guerre civile au Soudan, au Mali et ailleurs imposaient, au-delà des priorités militaires et stratégiques, que l’on se préoccupe d’un exode massif de migrants dont les prémices s’accumulaient. Or rien n’a été fait. C’est donc dans l’urgence, lorsque l’Italie et la Grèce ont été submergées par des arrivées massives, que l’on a dû réagir, dans des conditions d’impréparation totale. Cette première erreur a entraîné les autres.
La deuxième erreur a été le chacun pour soi. L’Europe a fait la preuve de son incapacité à mettre en place une réaction globale et concertée. Il faut le dire franchement, la Grèce et l’Italie ont été abandonnées à leur sort. N’ayant pas les moyens de faire autrement, elles ont réagi en laissant filer les réfugiés. La conséquence a été le blocage des frontières, de proche en proche, chacun se barricadant chez soi. Tout cela s’est passé sous le regard des caméras de télévision ; chaque soir, le journal télévisé donnait l’impression qu’une marée humaine arrivait, ce qui a plongé les populations européennes dans une alternance de pitié culpabilisée et de panique horrifiée.
La troisième erreur a été l’incapacité de l’Union à décider et à agir rapidement. Il était impératif de modifier le processus de Schengen ou, tout au moins, de le suspendre et de trouver des solutions d’urgence. Les deux réunions du Conseil européen de septembre 2015 n’ont même pas abouti à un accord sur l’objectif, pourtant bien modeste, de relocaliser 120 000 réfugiés syriens. Au contraire, elles ont exposé des désaccords majeurs entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest, fragilisant un peu plus l’institution européenne.
Quatrième erreur, le chacun pour soi a mené au « un pour tous ». En août 2015, Angela Merkel a annoncé sans concertation, suscitant la colère de ses partenaires, que l’Allemagne était prête à accueillir un million de réfugiés. Cette décision a eu au moins trois conséquences : l’afflux immédiat de nouveaux réfugiés, le constat de l’effacement tragique de la France, dont le déclin économique entraîne la perte d’influence et qui n’a même pas été consultée, enfin le court-circuitage de la Commission, du Conseil et du Parlement européens, principales institutions de l’Union.
La cinquième erreur, à nouveau conséquence de la précédente, est la négociation, sous le coup de la panique, de l’accord avec la Turquie. Là aussi, il s’agit d’un accord germano-turc, et non européo-turc. La France et d’autres pays européens ont eu beau faire semblant d’avoir participé au processus, c’est l’Allemagne, et elle seule, qui a négocié ; ses partenaires ont découvert les termes de l’accord dans la nuit précédant sa signature…
Quant à ces termes, c’est une aberration d’avoir lié le sujet des réfugiés à celui des visas pour les citoyens turcs, ces deux points étant sans aucun rapport logique. En promettant la libéralisation des visas, l’Europe a émis plusieurs signaux catastrophiques. Le premier a été envoyé à l’opposition turque, qui se bat contre un régime de plus en plus dictatorial. Or, avec cet accord, on accordait un brevet de démocratie au dictateur. Deuxième signal, l’Union est prête à s’asseoir sur ses valeurs pour obtenir un avantage conjoncturel. Le troisième signal est qu’Erdogan tient maintenant l’Union dans sa main et peut exercer sur elle n’importe quel chantage, sous la menace de nouvelles vagues de réfugiés.
Enfin, il est évident que les responsables de la signature d’un tel accord n’ont pas bien compris la situation de la Turquie. Ce pays est au bord de la guerre civile. Ce n’est pas la Syrie et ses 20 millions d’habitants : c’est un pays de 75 millions d’habitants, dont 15 millions de Kurdes, 15 millions d’alévis et des millions de démocrates qui n’acceptent pas l’évolution dictatoriale du régime. La prochaine vague de réfugiés, si les visas sont accordés, sera turque. D’ores et déjà, 500 000 Kurdes, chassés par la guerre civile au Kurdistan, sont réfugiés à l’ouest de la Turquie. Ils seront demain les premiers candidats à l’asile en Europe ; beaucoup d’autres suivront.
La sixième erreur a été commise par la Commission européenne, qui apparaît aujourd’hui non comme une instance sérieuse et indépendante, mais comme l’exécutrice de décisions politiques fâcheuses, subissant de ce fait une incroyable décrédibilisation. En mars 2016, un rapport de la Commission indiquait que, sur les soixante-douze conditions posées à la mise en œuvre de l’accord sur les visas, la Turquie en remplissait dix et était « en bonne voie » pour vingt-six autres. Deux mois plus tard, alors que le régime n’avait fait que se durcir, la Commission indiquait publiquement que soixante-sept conditions étaient remplies… Cet enfumage – il n’y a pas d’autre mot – ravale la Commission européenne au rang de machine à signer, prête à n’importe quel mensonge. C’est un argument de poids donné aux eurosceptiques qui ne cessent de dire, hélas avec raison en l’occurrence, que l’Europe est un processus opaque et non démocratique.
M. David Rachline. Merci de le dire !
M. Claude Malhuret. La septième erreur, enfin, consiste à renouveler toutes les précédentes. Alors que la situation se fait chaque jour plus menaçante, on persiste dans la même politique, consistant à se voiler la face, à ne rien décider et à prier pour que le pire n’arrive pas. Alors qu’il est urgent de profiter de la relative accalmie, due à la fermeture provisoire des frontières turques, pour préparer de nouvelles mesures, aucun plan de crise, aucune coordination n’émergent à ce jour, en dehors d’un renforcement, bien insuffisant, de FRONTEX.
Pourtant, le pire est presque certain. L’évolution du régime turc depuis le coup d’État ne permettra pas à la Commission de prétendre, en octobre ou en novembre, que les conditions sont remplies pour la libéralisation du régime des visas. Erdogan a déjà prévenu que, dès lors, il rouvrirait les vannes. Les départs reprennent depuis l’Afrique du Nord, notamment la Libye. Surtout, comme je le disais en introduction, nous ne sommes confrontés, pour le moment, qu’à une répétition générale. Les migrations économiques, climatiques et politiques ne font que commencer. Dans les années qui viennent, y faire face sera l’un des défis majeurs de l’Europe. Malheureusement, celle-ci fait tout sauf s’y préparer. Après le Brexit, l’explosion de l’espace Schengen et la montée des populismes, ce nouveau défi pourrait bien lui être fatal. Quels responsables politiques auront la force et le courage de le relever avant qu’il ne soit trop tard ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l’UDI-UC. – Mme Leila Aïchi applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Didier Marie.
M. Didier Marie. Monsieur le président, monsieur le ministre, chers collègues, je tiens d’abord à remercier M. le rapporteur et son groupe, qui sont à l’initiative de la création de cette mission d’information sur l’accord politique entre l’Union européenne et la Turquie relatif à la crise des réfugiés. Nos travaux ont été l’occasion d’auditions extrêmement intéressantes et l’on peut se féliciter, monsieur Billout, que votre rapport ait été adopté à l’unanimité.
Vous l’avez rappelé, la Turquie connaît, depuis le début de 2014, un afflux sans précédent de migrants. Ces enfants, ces femmes et ces hommes fuient l’intensification du conflit en Syrie et la terreur instaurée par l’État islamique dans ce pays et en Irak. Une majorité d’entre eux souhaitent rester en Turquie, dans l’attente d’une éventuelle amélioration de la situation dans leur pays ; les autres veulent faire route vers l’Europe. C’est ainsi que, à la fin de 2015, 3 millions de réfugiés se trouvaient sur le sol turc, tandis que 870 000 personnes débarquaient en Grèce, souhaitant prioritairement rejoindre l’Allemagne, à la suite de la déclaration de bienvenue faite par Mme Merkel à l’été de la même année, ou, à défaut, d’autres pays, comme la Suède.
En décembre 2015, la pression migratoire atteignit un pic, avec 10 000 arrivées par jour de Syriens, d’Irakiens, mais aussi d’Afghans, lesquels représentent un tiers des migrants arrivés sur l’île de Lesbos. Cette île aura vu plus de 500 000 réfugiés fouler son sol.
Cette pression s’est révélée intenable pour la Grèce exsangue. Lorsque la route des Balkans, devenue autoroute vers l’Europe, a été fermée, la situation est devenue hors de contrôle. Devant la crise humanitaire, l’urgence et l’inquiétude de l’opinion publique européenne, l’Allemagne, appuyée par la France et relayée par la Commission européenne, a pris l’initiative d’un dialogue renforcé avec la Turquie, qui avait déjà signé un premier accord de réadmission des migrants irréguliers.
Ce nouvel accord, prévoyant le renvoi vers la Turquie de tous les migrants arrivés en Grèce à compter du 20 mars, a produit les effets escomptés. Les informations sur les difficultés à passer les frontières des Balkans circulant via les réseaux sociaux, ainsi que la vigilance turque à l’égard des passeurs ont fait chuter le nombre d’arrivées, qui s’établit actuellement à moins de 100 par jour. L’objectif de stopper l’afflux de réfugiés est atteint.
Pour autant, cet accord politique est controversé et insatisfaisant.
Il est controversé, parce que l’Europe semble céder à un chantage de la Turquie et que les contreparties politiques ne sont pas toutes en lien direct avec la question des réfugiés.
Il est controversé, parce que le respect des droits fondamentaux en Turquie pose question, en particulier depuis le coup d’État manqué du 15 juillet, à la suite duquel une répression intense s’est abattue sur le pays.
Il est controversé, parce que tous les migrants arrivés après le 20 mars sont susceptibles d’être renvoyés.
Il est insatisfaisant, parce que le dispositif de renvoi est en fait inopérant et que, pour 20 000 migrants arrivés depuis le 20 mars, seulement 633 retours avaient été comptabilisés à la fin de septembre ; encore faut-il noter qu’aucun de ces retours ne faisait suite à une déclaration d’irrecevabilité de la demande d’asile.
Il est insatisfaisant, parce que la situation des migrants en Grèce reste précaire. Les hotspots fonctionnent au double de leur capacité, le provisoire s’éternise, les conditions de vie se dégradent, les camps de transit sont devenus des camps de rétention et les tensions s’accroissent, comme en attestent rébellions et violences. La cinquantaine de camps de Grèce continentale qui accueillent les 50 000 migrants arrivés avant le 20 mars n’offrent pas tous des conditions de vie décentes. Par ailleurs, la situation des 2 200 mineurs isolés identifiés inquiète. Le dispositif grec d’instruction des demandes d’asile est dans un état d’embolie ; tant que cela durera, la situation se dégradera.
Il est urgent de débloquer les moyens nécessaires pour permettre à la Grèce de sortir de cette crise. La participation financière de l’Union européenne doit être augmentée, tout comme les aides bilatérales, à l’image de ce que fait la France. Le Bureau européen d’appui en matière d’asile doit être renforcé de toute urgence par du personnel compétent. On peut regretter la frilosité de certains États membres pour apporter l’appui nécessaire à l’État grec.
L’accord est insatisfaisant, parce que les frontières restent poreuses. Elles doivent être mieux protégées par FRONTEX, dont les effectifs doivent croître afin que le nombre des entrées puisse encore être réduit.
La situation des réfugiés en Turquie s’améliore grâce à l’accord, mais elle doit encore progresser. Les conditions matérielles de vie, en termes d’accès aux soins, à l’éducation et à l’alimentation, sont en progrès, grâce à une allocation mensuelle. L’accès au marché du travail reste une préoccupation, et des avancées doivent encore être réalisées.
La situation s’améliore, mais il reste que la Turquie n’octroie pas l’asile aux réfugiés autres qu’européens. Elle ne prévoit, pour les Syriens, qu’un statut moins protecteur, imprécis, dont la durée de validité n’est pas connue, ce qui engendre de la précarité. Le dispositif de réinstallation prévu par l’accord, quant à lui, ne fonctionne pas encore : seules 1 614 personnes, sur les 72 000 prévues – chiffre qui était déjà insuffisant –, ont quitté la Turquie pour l’Europe.
Les États membres de l’Union portent une grande part de responsabilité, notamment ceux qui, à l’image de la Hongrie et des membres du groupe de Visegrad, refusent la répartition proposée par la Commission. Mais la Turquie, en distinguant ceux qui peuvent rester et ceux qui peuvent partir, ne facilite pas non plus la mise en œuvre du dispositif.
Le dialogue avec l’Union européenne doit donc se poursuivre. Il doit s’accompagner, pour l’Europe, de la mise en œuvre de tous les engagements liés à la question des réfugiés. Il faut accélérer le versement de l’aide financière, engager les discussions sur un éventuel abondement de cette enveloppe et assouplir ses règles d’utilisation. Mais ce dialogue doit aussi être franc, et l’Europe doit veiller au respect des valeurs fondamentales, tenir un discours sans ambiguïté sur notre attachement au respect de la démocratie, ne pas laisser croire à la Turquie qu’il pourrait y avoir des accommodements, du « donnant-donnant », notamment sur la question des visas.
Les discussions sur une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne doivent être soumises aux mêmes exigences. Être franc, c’est dire que la Turquie n’est pas prête ; vouloir avancer, c’est envisager, peut-être, d’ouvrir de nouveaux chapitres de négociation, par exemple le chapitre 23 « Pouvoir judiciaire et droits fondamentaux » ou le chapitre 24 « Justice, liberté et sécurité ».
Cet accord a un premier mérite, celui d’avoir mis fin aux naufrages tragiques en mer Égée, qui auront coûté la vie à plus de 800 personnes. Il est imparfait, mais les marges de progrès sont identifiées et des améliorations ont été apportées. Mais cet accord, dont la portée juridique est incertaine, ne résoudra pas à lui seul la crise des réfugiés en Europe. À court terme, il ne peut être pris comme prétexte pour ne pas exercer notre devoir de solidarité. À moyen terme, il ne peut se substituer à la construction d’une politique commune d’immigration et d’asile. On ne peut se contenter d’externaliser le traitement des demandes d’asile : cet accord ne peut donc être un modèle duplicable.
L’Europe doit se ressaisir ! Elle doit muscler son aide au développement, prévenir les flux migratoires à venir, liés aux questions climatiques, démographiques, économiques et politiques. Elle doit protéger ses frontières extérieures, lutter contre les passeurs, faciliter le retour des migrants irréguliers en les aidant. Elle doit faire preuve de solidarité et imposer le respect des règles communes aux pays membres qui s’en exonèrent.
L’Europe doit se ressaisir, pour garantir en son sein la cohésion nécessaire à l’acceptation sociale de l’immigration, en restant fidèle à ses valeurs comme à l’idéal européen, et ouverte sur le monde ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Legendre.
M. Jacques Legendre. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je reprends la parole afin de tirer quelques leçons du travail mené avec mon collègue Gaëtan Gorce, au nom de la commission des affaires étrangères, sur le thème de l’Europe face à la crise des migrants.
Une crise migratoire n’est pas une affaire nouvelle en Europe : on a trop vite oublié les grands déplacements de populations consécutifs à la Seconde Guerre mondiale. Dans les années quatre-vingt-dix, l’Europe s’est dotée de nombreux instruments de coordination politique et opérationnelle dans ce domaine. Cependant, le conflit syrien a révélé toute la faiblesse de ces outils et le niveau d’impréparation réelle des Européens.
Qu’il s’agisse de la maîtrise des frontières extérieures ou des règles de Dublin pour la gestion des demandes d’asile, les outils communautaires ont été conçus pour un temps calme, non pour la tempête. Pourtant, l’exil de millions de réfugiés syriens vers les pays voisins à partir de 2011 aurait dû inciter les Européens à se préparer à cette irruption massive. Il n’en a rien été. L’Europe a fait preuve d’un déficit d’anticipation confinant au déni de réalité. Elle s’est alors condamnée à réagir dans l’urgence, et de manière particulièrement désordonnée, à l’arrivée, en 2015, d’un million de personnes entrées irrégulièrement sur son territoire.
Certes, depuis un an et demi, les initiatives se sont multipliées, mais le bilan s’avère plus que mitigé. Dans le meilleur des cas, les États membres ont acquiescé aux mesures prises, sans toutefois montrer de réelle implication dans leur mise en œuvre ni s’acquitter des engagements financiers auxquels ils avaient souscrit. Au pire, ils ont fait étalage de leurs profondes divisions.
Cette gestion chaotique de la crise migratoire a suscité des tensions telles qu’elle menace d’éclatement l’espace Schengen, c’est-à-dire la concrétisation du principe de libre circulation des personnes, la pierre angulaire même de la construction européenne. Divisée et affaiblie, l’Union européenne a été réduite à s’en remettre à son voisin turc, dont elle ne partage pas tous les objectifs au Levant : cela est dangereux !
L’accord trouvé au mois de mars est difficilement applicable. En outre, il comprend des concessions importantes sur la libéralisation du régime des visas, et ce alors même que la Turquie semble s’enfoncer dans l’autoritarisme.
Qu’il s’agisse ou non de la conséquence directe de cet accord, la conclusion de celui-ci a néanmoins coïncidé avec un répit – certes relatif – sur le front migratoire. Cette accalmie ne saurait pourtant faire oublier que les migrations, bien au-delà du drame syrien, demeureront un enjeu majeur des années, voire des décennies, à venir.
À l’échelle mondiale, en particulier sur notre continent, les conséquences du changement climatique et l’installation durable d’un arc de crise dans l’environnement proche de l’Europe continueront à nourrir des flux migratoires importants.
Surtout, c’est l’évolution du continent africain qui doit aujourd’hui nous interpeller. La population de l’Europe est stationnaire, voire déclinante ; l’Afrique subsaharienne verra la sienne passer de 750 millions de personnes à 2 milliards en 2050. Si les flux observés sur la route de la Méditerranée orientale, privilégiée par les réfugiés syriens, ont connu une spectaculaire décrue, les arrivées reprennent par la route de la Méditerranée centrale, empruntée essentiellement par des migrants économiques en provenance d’Afrique subsaharienne. Il s’agit là d’un mouvement constant, appelé à durer. Ne faisons pas preuve, sur ce sujet, de la même cécité qu’à l’égard du conflit syrien.
Si l’adoption récente des projets de création de corps européens de garde-côtes et de garde-frontières représente une avancée considérable, elle ne saurait suffire, tant nous manquons d’une stratégie globale et d’instruments robustes en matière de gestion des migrations.
Monsieur le ministre, la construction d’une réponse efficace et globale à ce défi doit maintenant devenir l’une des priorités de notre diplomatie et de la diplomatie européenne. La France est apparue relativement effacée sur ces dossiers fondamentaux. Nous attendons d’elle qu’elle prenne des initiatives à l’égard de nos partenaires, comme dans la lutte contre les réseaux de passeurs, contre cette économie de la migration qui tire des revenus énormes d’une forme nouvelle d’esclavage.
Il est temps de comprendre qu’une sécheresse dans le Sahel, un conflit politique mal réglé en Afrique centrale, la persistance d’une dictature brutale quelque part dans la corne de l’Afrique se traduit et se traduira par l’arrivée sur les côtes méditerranéennes d’hommes et de femmes qui n’ont plus rien à perdre et pour qui le mirage européen représente le seul espoir.
La question des migrations n’est plus seulement stratégique pour l’Europe, elle est devenue existentielle pour l’Union européenne, donc pour la France. Il est plus que temps d’en prendre conscience ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l'UDI-UC. –Mme Bariza Khiari applaudit également.)
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Bernard Fournier. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bernard Fournier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, voilà plus de cinq ans que la guerre a commencé en Syrie. Plus de 300 000 personnes sont mortes, plus de 5 millions de Syriens ont fui leur pays et Daech n’a cessé de croître territorialement jusqu’au mois de janvier 2015, où la coalition a commencé à lui porter des coups importants.
L’Irak et la Syrie sont en ruine : Alep, ville plusieurs fois millénaire, est détruite, rasée, ses habitants ont été massacrés. Autour, le Liban et la Jordanie, à qui nous devons apporter tout notre soutien, tiennent malgré tout avec beaucoup de courage. Songeons aussi à toutes les conséquences que cela entraîne, partout dans le monde, plus particulièrement en France avec les terribles attentats qui ont meurtri notre territoire.
La crise migratoire en Europe déstabilise nos pays, déstabilise en partie l’Europe. Nous n’avons pas assez souligné que le vote pour le Brexit des Britanniques est aussi un vote de peur devant l’afflux d’immigrés en Europe.
Aussi la question qui me paraît cruciale aujourd’hui n’est-elle plus de savoir qui sont les responsables de cette guerre et de la désagrégation d’une partie du Levant : elle est de savoir ce que nous pouvons faire, sur le plan diplomatique, pour en sortir.
Dans cette perspective, le dialogue avec la Russie est fondamental. Monsieur le ministre, quand arriverons-nous à avoir un dialogue constructif avec ce pays et quand ces menaces permanentes cesseront-elles ? J’ai été abasourdi de voir le Président de la République tergiverser, devant des journalistes, pour savoir s’il devait ou non recevoir le président Poutine à Paris… (M. René-Paul Savary applaudit.)
M. Gérard Longuet. Ah, les états d’âme du président Hollande…
M. Bernard Fournier. Que voulons-nous faire ? Quelle est notre stratégie à long terme ? Croyons-nous toujours qu’il soit possible de mettre fin à la guerre sans les Russes, cinq ans après le début du conflit ? La Russie est-elle notre ennemi ? Voulons-nous vraiment que ce pays, avec qui nous avons tant de liens historiques, se tourne définitivement vers l’Orient, en particulier vers la Chine ? Mesurons-nous réellement les conséquences de cette politique et les risques d’aggravation des conflits dans un monde déjà tellement divisé et incertain ?
Par nos hésitations, nos incohérences, par le manque d’union entre les pays occidentaux, la faiblesse militaire de l’Europe et les déclarations sans suite du président américain, qui fixe des lignes rouges qui ne sont pas respectées, nous avons fait de la Russie l’acteur principal et incontournable de la résolution du conflit syrien.
D’un autre côté, l’Europe ne se porte pas bien. L’écart qui n’a cessé de se creuser ces quinze dernières années entre l’Allemagne et la France, économiquement et industriellement, a de facto laissé la chancelière allemande seule aux commandes de l’Europe. Pour la première fois depuis le début de la construction européenne, on voit l’Allemagne négocier seule au nom de l’Europe ; tout le monde a en tout cas ce sentiment. Il n’y a plus d’équilibre, plus de partage des responsabilités entre nos deux pays. L’accord intenable passé entre Mme Merkel et le président Erdogan sur les migrants en est un parfait exemple.
L’impuissance diplomatique et militaire de l’Europe devient aussi un problème fondamental. Il faut le reconnaître : l’Europe et la France sont aujourd’hui inaudibles.
Lors de mon déplacement au Liban, en Syrie et en Irak avec la Coordination des chrétiens d’Orient en danger, j’ai été frappé par certaines affirmations récurrentes de mes interlocuteurs, qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou musulmans : « L’Occident, l’Europe et la France font preuve d’aveuglement. » Selon eux, aujourd’hui, ce n’est pas une guerre civile, c’est « une guerre internationale qui se joue par pions interposés ». Enfin, ils estiment que « l’Occident aurait dû veiller à ne pas avoir une posture irréaliste qui bloque aujourd’hui toute évolution ».
Il me semble plus qu’urgent de les écouter. Il est des circonstances, monsieur le ministre, où la realpolitik peut sauver des vies ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur certaines travées de l’UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d’avoir pris l’initiative de ce débat, que vous m’aviez annoncé lors de ma dernière audition devant votre commission. Je me tiens bien sûr constamment à la disposition du Sénat.
Beaucoup a été dit. Il est vrai que, avec la Méditerranée pour trait d’union, l’Europe et le Levant ont un destin commun. Les crises du Levant nous affectent directement.
Je pense bien sûr d’abord à la Syrie, qui est aujourd’hui l’épicentre d’une crise globale dont l’onde de choc traverse l’ensemble de la région et touche en premier lieu les pays voisins : le Liban, la Jordanie, la Turquie et l’Irak. Cette crise s’étend aussi jusqu’au cœur de l’Europe et nous met face à deux défis majeurs : le défi sécuritaire et le défi migratoire. Cette situation sans précédent, par son ampleur et les enjeux qui la sous-tendent, ne doit pas faire oublier le conflit israélo-palestinien, qui demeure, pour l’équilibre de la région, pour l’Europe et pour la France, tout aussi crucial. (Mme Bariza Khiari applaudit.)
La crise au Levant est d’abord née de la réaction à l’aspiration des peuples à l’émancipation qu’ont révélée les printemps arabes. Cette vague de rejet des régimes autoritaires est venue de l’intérieur, reflétant de profonds bouleversements politiques, économiques et sociologiques accentués par la mondialisation. Elle a déferlé sur l’ensemble du Proche et du Moyen-Orient.
La Syrie de Bachar al-Assad n’y a pas échappé. Après les émeutes de 2011, le régime, dominé par la minorité alaouite, s’est lancé dans une répression sauvage contre sa population. Avec l’appui de la Russie et de l’Iran, le pouvoir a persisté dans cette spirale de violences, qui a abouti, après cinq ans de guerre civile, à la destruction presque totale du pays.
Les effets de la crise syrienne ont été démultipliés par l’affrontement régional entre chiites et sunnites. Cette ligne de fracture ne date pas d’aujourd’hui. L’Iran, qui se perçoit comme chef de file de l’islam chiite, a construit sa politique régionale sur les minorités. Au Liban, en Syrie, au Yémen et ailleurs, il a favorisé l’affaiblissement de l’État central et fait émerger des acteurs puissants, comme le Hezbollah. Leur renforcement a exacerbé les tensions avec la majorité sunnite, soutenue par l’Arabie saoudite.
La Syrie est devenue le réceptacle de toutes ces tensions. Les pays arabes, l’Iran, la Turquie, la Russie se sont progressivement impliqués dans un conflit qui est devenu l’occasion de rebattre les cartes de la puissance à l’échelle de toute la région. La dimension kurde a aggravé les relations déjà difficiles entre les principaux acteurs, les alliances évoluant au gré des modifications de leurs intérêts.
Enfin, la crise syrienne a un impact inédit sur l’Europe, potentiellement dévastateur pour nos sociétés dont elle met à l’épreuve la sécurité et les équilibres.
La menace terroriste est devenue multiforme. C’est avant tout Daech qui, sur fond d’exacerbation du conflit en Syrie, s’est doté d’une assise territoriale, à partir de laquelle ce groupe menace ses voisins et l’Europe. Il est également présent en Libye et il est parvenu à s’étendre par le jeu des franchises et des allégeances : c’est le cas en Afrique, avec Boko Haram.
Se nourrissant du désespoir des populations et de la répression continue en Syrie, Al-Qaeda a également repris des couleurs, à l’image de sa branche syrienne, Jabhat al-Nosra, aujourd’hui rebaptisée Jabhat Fatah al-Cham. Nous condamnons ses activités avec la plus grande fermeté, comme nous appelons, chaque fois que nous le rencontrons, M. Riad Hijab, responsable de l’opposition modérée, à se séparer clairement de ce groupe.
M. Gorce nous dit que 80 % des opposants syriens étaient des djihadistes. Je m’inscris en faux contre cette affirmation. Il importe d’être précis pour ne pas tomber dans les pièges de la propagande. Nos services de renseignement estiment que, à Alep, sur 10 000 combattants, de 200 à 300 appartiennent au groupe Jabhat al-Nosra. Certes, des chiffres un peu plus élevés circulent, mais nous nous accordons avec nos alliés, et même avec les Russes, sur le fait que les djihadistes ne représentent pas plus de 10 % des combattants. (M. Gaëtan Gorce s’exclame.)
Même si les victimes principales du terrorisme islamiste sont les musulmans eux-mêmes, sa folie meurtrière a pris pour cible certaines minorités. Les chrétiens d’Orient et les yézidis incarnent un Levant ouvert et riche de sa diversité. C’est ce Levant-là que Daech abhorre, mais que nous devons contribuer à préserver.
La guerre en Syrie, c’est aussi une crise humanitaire sans précédent et le défi des réfugiés, au nombre de près de 5 millions. On compte aussi plus de 6 millions de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie. Au total, ce sont plus de 13 millions de personnes qui ont besoin d’assistance humanitaire : un chiffre terrible…
Ces réfugiés sont, pour la plupart, pris en charge par les pays voisins, qui sont eux-mêmes fragilisés : le Liban, bien sûr, où ils représentent près de 25 % de la population, mais aussi la Jordanie et la Turquie. Ils sont également pris en charge en Europe, laquelle a un devoir de solidarité. Toutefois, nous le savons bien, dans une période de doutes et de difficultés économiques, cet afflux met à l’épreuve nos sociétés et nos systèmes politiques.
Mesdames, messieurs les sénateurs, devant cette crise multiforme, la France agit.
La France agit d’abord militairement, car Daech nous a déclaré la guerre. Elle s’est engagée pleinement dans la coalition internationale. À la demande des autorités irakiennes, l’opération Chammal a été lancée le 3 septembre 2014 en Irak. Depuis lors, la France n’a cessé d’intensifier ses efforts et les a étendus, le 7 septembre dernier, à la lutte contre Daech en Syrie. Elle participe aux missions aériennes au sein de la coalition et apporte son appui aux forces de sécurité irakiennes et aux peshmergas.
Dans la perspective de la bataille de Mossoul, le Président de la République a annoncé, le 22 juillet dernier, le déploiement de moyens supplémentaires. Le ministre de la défense a évoqué ce sujet devant votre commission.
Nos soldats contribuent à la lutte contre Daech au Levant. Je pense à nos pilotes, à nos instructeurs qui participent à la formation des forces de sécurité irakienne. Je pense aussi au groupement tactique d’artillerie qui soutient les forces irakiennes engagées dans la reprise de Mossoul, ou encore aux marins et pilotes des Rafale du groupe aéronaval déployé autour du porte-avions Charles-de-Gaulle, déjà présent sur zone en 2015 et de retour depuis le 29 septembre dernier.
La libération de Mossoul sera une étape importante de la lutte contre Daech. Cependant, il faut aussi se donner les moyens de gagner la paix, en veillant à ce que la future administration de la ville permette d’éviter une résurgence ultérieure des tensions. C’est pourquoi j’organise après-demain à Paris, avec mon collègue irakien, une réunion ministérielle, qui sera ouverte par le Président de la République et est destinée à préparer cette étape sans attendre la fin de la bataille de Mossoul.
De même, sur le plan humanitaire, la France prendra ses responsabilités et apportera son concours. Mais c’est aussi la question politique que nous devons traiter, éclairés par l’expérience de l’intervention américaine en Irak.