M. Claude Malhuret. De nombreux gouvernements pourraient revendiquer la palme des projets de loi inutiles…
Mais proposer d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, alors qu’il est en vigueur, qu’il a été prolongé à deux reprises et que, le 22 décembre dernier, le Conseil constitutionnel a jugé les neuf premiers alinéas de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence conformes à la Constitution, c’est une grande première ! Cela donne à votre gouvernement une bonne chance de figurer dans le Guinness Book des records, monsieur le garde des sceaux !
La seule justification d’une inscription dans la Constitution serait d’apporter des modifications, des précisions ou des garanties à la loi de 1955. Mais vous ne proposez rien de tout cela. L’article 1er, que nous examinons, reprend mot pour mot les très vagues conditions de déclenchement figurant dans cette loi.
La dernière mouture du texte que vous nous proposez, après en avoir tenté dix autres, prévoit que la loi « fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces événements ».
Le Conseil constitutionnel sera donc dans l’impossibilité de tirer de cette révision le moindre élément permettant ou lui imposant un début de commencement d’ébauche de modification de sa jurisprudence.
Comme dans la publicité, c’est la révision qui fait « pschitt » ! D’ailleurs, cela n’a rien d’étonnant, puisqu’il s’agit précisément d’un coup de pub !
La constitutionnalisation de l’état d’urgence ne changera rien à la lutte contre le terrorisme et, par conséquent, à la protection de la Nation. Si la prévention du terrorisme passait par des lois, les quatre lois sur le terrorisme et le renseignement votées depuis 2014 auraient apporté la preuve de leur efficacité. Cette preuve, nous l’attendons encore, hélas !
Il existe désormais un trop-plein de textes en la matière. Vous nous proposez de l’augmenter.
En France, quand on ne sait pas quoi faire, on peut toujours réviser la Constitution ! Ni les Anglais après les attentats de Londres, ni les Américains après le 11 septembre, ni les Espagnols après les événements de Madrid ne l’ont fait. Mais, chez nous, il nous faut des symboles, des serments, pour reprendre certains propos du Premier ministre. Il faut montrer que l’on se bouge. Ce n’est pas du socialisme ; ce n’est pas de l’antiterrorisme ; ce n’est même pas de l’activisme. C’est du « bougisme » !
Monsieur le garde des sceaux, l’état d’urgence est dans la loi, et il y est très bien. Laissez-le donc là où il est !
M. le président. La parole est à Mme Sophie Joissains, pour présenter l'amendement n° 46 rectifié.
Mme Sophie Joissains. Comme l’indiquait Jean-Pierre Grand précédemment, l’article 89 de la Constitution dispose qu’« aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Or, depuis plusieurs mois, les membres du Gouvernement répètent à l’envi que nous sommes en guerre. J’aimerais donc savoir si nous sommes, ou non dans ce cas.
Le constituant a été sage. Il prévoyait les conséquences néfastes de la panique, de l’affolement, de l’indignation, bref de l’émotion, voire de la manipulation.
J’ai voté l’état d’urgence, et je suis convaincue de sa nécessité actuelle.
L’état d’urgence figure dans la loi. C’est un régime d’exception dont nous avons besoin. Il fonctionne. Il est à sa place. L’introduire dans la Constitution n’entraînera aucune amélioration ou efficacité du dispositif antiterroriste. Le comble, c’est que nous le savons tous !
En revanche, et le Premier président de la Cour de cassation s’en est fait l’écho voilà quelques jours devant la commission des lois, ce texte déséquilibrera durablement le système de la séparation des pouvoirs, tel qu’il est organisé au sein de notre loi fondamentale, et affaiblira l’autorité judiciaire, donc la garantie des libertés individuelles. Cette crainte est vive. Elle est partagée par l’ensemble du monde judiciaire. Imaginons un instant ce qu’un outil similaire dans la Constitution pourrait permettre demain à un autre type de gouvernement. Rappelons-nous les résultats électoraux de ces dernières années et les difficultés des partis dits « républicains ». Cela nous interroge.
Tout cela intervient alors que la loi fonctionne et qu’elle fonctionne correctement… Oui, nous avons tous applaudi au Congrès. Maintenant, sachons nous arrêter !
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour présenter l'amendement n° 48 rectifié.
Mme Esther Benbassa. Beaucoup a été dit sur cet article 1er, qui constitutionnalise l’état d’urgence, notamment sur son absence de pertinence juridique. Le groupe écologiste, dont je porte la voix aujourd’hui, s’oppose à cet article et en demande la suppression, pour de multiples raisons.
D’abord, il nous paraît tout à fait inapproprié de procéder à une constitutionnalisation de l’état d’urgence alors que nous sommes toujours sous le régime de cet état d’exception.
Ensuite, rappelons que, dans sa décision du 22 décembre dernier, le Conseil constitutionnel a jugé que cette constitutionnalisation n’était pas indispensable, considérant que « la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence ».
Enfin, l’argument, avancé comme un mantra par le Gouvernement, de la nécessité de constitutionnaliser pour mieux encadrer nous semble pour le moins inopérant. Ainsi, les conditions du déclenchement de l’état d’urgence sont définies de manière extrêmement large, ce qui nous semble constituer une grave régression. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, seule la volonté de conférer une stabilité à un régime d’exception en y apportant des limitations générales aurait pu constituer un motif légitime de constitutionnalisation. Or la volonté gouvernementale est strictement inverse. Il s’agit d’introduire une base constitutionnelle à de futures dispositions plus attentatoires aux libertés que celles qui figurent déjà dans le régime issu de la loi du 20 novembre 2015. Pour reprendre la formule du professeur Olivier Beaud, avec cette disposition, c’est un « statut constitutionnel donné à l’arbitraire ».
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Philippe Bas, rapporteur. Je répondrai individuellement aux auteurs de ces amendements, qui ont tous invoqué des motifs différents pour proposer la suppression de l’article 1er.
Mme Assassi a souligné qu’il fallait développer d’autres types d’actions que celles qui sont mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence. C’est tout à fait exact ! Mais cela n’exclut pas la nécessité de garantir l’ordre, de rechercher les malfaiteurs qui pourraient s’associer pour commettre des attentats, de les punir, mais aussi de développer des actions internationales. Je ne crois pas que cela constitue un motif suffisant pour refuser l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution.
M. Malhuret a indiqué que le texte dont nous sommes saisis ne comporte pas de garantie supplémentaire par rapport à celles qui sont prévues, et éventuellement insuffisantes, dans la loi de 1955, plusieurs fois modifiée. C’est exact. Et c’est la raison pour laquelle la commission des lois s’est mise au travail pour que, si cette révision constitutionnelle n’est pas réellement justifiée par une nécessité impérieuse pour donner au Gouvernement les moyens de la lutte contre le terrorisme, elle soit au moins utile pour nous garantir contre des abus de pouvoir dans la mise en œuvre de l’état d’urgence.
C’est ainsi que nous avons ajouté un certain nombre de garanties concernant notamment les pouvoirs du Parlement : la capacité pour lui de faire cesser à tout moment l’état d’urgence s’il en décide ainsi, y compris hors des sessions ; l’exigence que la loi sur l’état d’urgence et les mesures de l’état d’urgence soient strictement adaptées, nécessaires et proportionnées, sous le contrôle, pour les unes, du juge administratif, et, pour les autres, du juge constitutionnel ; la référence à l’article 66 de la Constitution : il ne pourra pas être dit que l'on peut y déroger pendant la mise en œuvre de l’état d’urgence. Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant !
La crainte de notre excellente collègue Sophie Joissains qu’un futur gouvernement ne puisse se servir de cette disposition constitutionnelle pour porter atteinte aux libertés ne me semble pas fondée. Si nous adoptons les amendements que la commission des lois m’a demandé de présenter, c’est exactement le contraire qui se produira !
Aujourd’hui, aucune garantie constitutionnelle n’est expressément posée dans la Constitution contre des abus qui pourraient être créés par des modifications de la loi de 1955 relative à l’état d’urgence. Je souhaite que la loi sur l’état d’urgence devienne demain une loi organique, afin que sa conformité à la Constitution soit obligatoirement examinée par le Conseil constitutionnel. Ainsi, à supposer qu’il y ait une majorité de parlementaires en faveur de mesures que l’on qualifierait de liberticides, le législateur ne pourra plus les prendre, du fait des garanties qui figureront dans la Constitution !
C’est la raison pour laquelle je souhaitais vous faire revenir sur votre amendement de suppression. En réalité, les garanties se trouvent plutôt du côté de la constitutionnalisation. C’est tout le sens du travail que nous avons réalisé ensemble au sein de la commission des lois.
Madame Benbassa, nous travaillons ici malgré l’état d’urgence, librement et sans contrainte. Rien ne peut nous empêcher de faire vivre notre démocratie pendant l’état d’urgence. Au contraire ! Montrons à la face du monde que la vie démocratique continue ! Et la vie démocratique, ce sont les élections régionales, qui se sont tenues quelques semaines après ces terribles attentats de Paris et de Saint-Denis, mais c’est aussi le fait de continuer à légiférer dans tout domaine. Aucune raison ne justifie que nous ne puissions pas également réviser la Constitution, comme l’a souhaité le chef de l’État.
Sachez-le bien, si nous adoptons les amendements que la commission a retenus, nous entérinerons des garanties supplémentaires face au risque que pourrait comporter un usage abusif de l’état d’urgence. C’est la raison pour laquelle la commission est hostile à l’ensemble de ces amendements.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux. Le Gouvernement est évidemment hostile aux amendements de suppression, qui vont à l’encontre de notre volonté de convaincre le Sénat de voter la constitutionnalisation de l’état d’urgence pour renforcer l’État de droit. C’est précisément sur ce point que je voudrais articuler mon propos.
Comme l’a indiqué M. Mercier, la Constitution est une protection. Les éléments qui y figurent garantissent les libertés. C’est la raison pour laquelle le cadre normatif est renforcé. Cela explique que la constitutionnalisation de l’état d’urgence soit réclamée par les deux comités ayant déjà travaillé sur la modernisation de la Ve République. M. le Premier ministre a évoqué tout à l’heure le comité Balladur, mais, je veux le rappeler, le comité Vedel avait déjà formulé la même proposition en 1993.
Ces avis devraient rassurer les sénateurs qui s’inquiètent sur le déséquilibre, à l’intérieur de l’État de droit, entre ordre administratif et ordre judiciaire. Le comité Balladur comptait parmi ses membres une personnalité très importante, voire très influente, le Premier président de la Cour de cassation, qui était à l’époque Pierre Drai. Celui-ci avait pesé pour l’inscription dans la Constitution d’une procédure déjà mise en œuvre, car l’état d’urgence avait déjà été utilisé. À l’époque, la critique consistait à se demander pourquoi la Constitution ne prévoyait pas de dispositions pour protéger les libertés dans de telles circonstances. Il fallait donc assécher les dérives potentielles de l’état d’urgence en intégrant des garanties dans la Constitution.
D’ailleurs, cette argumentation a ensuite été reprise par nombre d’universitaires.
On a souvent évoqué Olivier Beaud, qui a été auditionné par la commission des lois. Ce professeur d’université éminemment respectable participe à la réflexion de la doctrine. Mais quasiment tous les universitaires qui ont pris position se sont prononcés en faveur de la constitutionnalisation. Je mentionnerai par exemple Anne Levade, professeur à Créteil, Denys de Béchillon, professeur à Pau, Pascal Jan, professeur à Bordeaux, Jean-Éric Gicquel, professeur à Rennes, mais aussi Jean-Philippe Derosier, professeur à Rouen, etc. Je pourrais dresser une liste extrêmement longue. Hormis Olivier Beaud, tous les universitaires qui ont publié des tribunes – je ne fais pas parler ceux qui n’ont rien dit – ont justement appelé à la constitutionnalisation au rang de la protection des libertés.
Par ailleurs, au sein du Conseil de l’Europe, il existe une commission, la Commission de Venise, qui a justement vocation à s’assurer de l’articulation entre la démocratie et le droit au sein du Conseil. Cette commission, composée de juristes, d’universitaires et de techniciens, est venue en France voilà quelques semaines observer notre sujet du moment, à savoir l’état d’urgence et le risque que cet état pouvait faire peser sur les libertés. Elle vient de rendre son avis, saluant l’initiative de la France de constitutionnaliser l’état d’urgence.
La Commission de Venise a d’ailleurs eu une position constante à cet égard, considérant que les états d’exception – l’état d’urgence est bien un état d’exception, comme je l’ai d’ailleurs indiqué dans le rapport cité par Pierre-Yves Collombat – doivent faire l’objet d’un encadrement constitutionnel pour accroître les garanties contre d’éventuels abus dans leur utilisation.
C’est aussi ce que pense le Gouvernement, et c’est ce que souligne la commission des lois, ce dont je la remercie.
Par conséquent, le Gouvernement est extrêmement défavorable aux amendements de suppression qui viennent d’être présentés.
M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, pour explication de vote.
M. Claude Malhuret. Tout le monde s’étripe depuis quatre mois sur la déchéance de nationalité, et l’état d’urgence semble faire consensus.
Pourtant, en deux ans seulement, nous avons eu deux lois antiterroristes, deux lois sur le renseignement, la révision d’aujourd’hui, et nous aurons demain la réforme du code pénal, qui consiste en fait à prolonger l’état d’urgence sans le dire. De mois en mois, les libertés publiques s’effilochent une à une, comme les feuilles d’un artichaut !
Les algorithmes des boîtes noires surveillent désormais tous les internautes. Les services de renseignement disposent désormais de plus de pouvoir que les magistrats. Ce n’est pas moi qui le dis ; c’est le juge antiterroriste Marc Trévidic qui parle de « pouvoirs exorbitants ». Des militants écologistes sont interpellés dans le cadre d’un état d’urgence pourtant officiellement dirigé contre les terroristes, etc.
Et tout le monde laisse faire, en vertu du raisonnement selon lequel les gens qui n’ont rien à cacher n’ont pas à avoir peur du renforcement des mesures exceptionnelles. Or, se moquer des mesures de police administrative parce qu’on n’a rien à cacher, c’est comme n’avoir rien à faire de la liberté d’expression parce qu’on n’a rien à dire ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Monsieur le garde des sceaux, vous ne cessez de brandir le Conseil d’État et le comité Balladur pour soutenir votre décision. Cela appelle deux remarques.
D’une part, vous êtes bien sélectifs dans vos choix. La principale institution concernée en la matière n’est pas le Conseil d’État ; c’est le Conseil constitutionnel. Or celui-là, vous ne le citez pas, car il a expressément précisé que la Constitution actuelle permet déjà ce que vous voulez lui ajouter. Et vous ne retenez des avis du Conseil d’État que ce qui apporte de l’eau à votre moulin. Vous oubliez de dire que cette juridiction avait jugé inopportune la proposition du comité Balladur d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution en 2008.
D’autre part, il est un peu gros d’affirmer que la constitutionnalisation de l’état d’urgence permettra d’offrir des garanties. Je comprends le discours du président de la commission des lois, qui explique que la commission cherchait à apporter des garanties et des précisions. Mais le texte initial du Gouvernement et celui qui nous arrive de l’Assemblée nationale n’en prévoyaient absolument aucune. Je suis donc quelque peu stupéfait de vous entendre plaider aujourd’hui pour des garanties constitutionnelles n’ayant jamais figuré dans les textes que vous avez soutenus !
M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour explication de vote.
M. Jean Louis Masson. Je ne suis pas persuadé que cet article apporte beaucoup d’améliorations en termes d’efficacité concrète dans la lutte contre le terrorisme. J’ai déjà longuement expliqué ce que j’en pensais.
À mon avis, c’est plus en luttant contre le communautarisme qu’en modifiant la Constitution que nous combattrons plus efficacement le terrorisme.
Cependant, ne pas voter cet article 1er, c’est envoyer un signal d’encouragement aux terroristes ! Il faut prendre cette dimension symbolique en compte. Si nous ne réagissons pas, si nous reculons sous différents prétextes, nos ennemis seront confortés dans leurs choix et verront que notre société, qui n’a déjà pas le courage de lutter contre le communautarisme, n’a même pas la force de marquer le coup contre le terrorisme.
Symboliquement, il est extrêmement important, pour l’appréhension et la vision qu’en auront tous les extrémistes musulmans et autres terroristes potentiels, de manifester la détermination du Parlement et de la Nation à lutter contre le terrorisme.
C’est la raison pour laquelle, même s’il est vrai que d’autres mesures auraient été beaucoup plus utiles pour éradiquer non seulement le terrorisme, mais aussi les racines du terrorisme dans la communauté musulmane, je voterai l’article 1er.
M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour explication de vote.
Mme Laurence Cohen. Les arguments du garde des sceaux et du président de la commission des lois ne me convainquent pas.
Nous l’avons vu, et cela a été confirmé par plusieurs interventions, l’application des mesures d’urgence, leurs conséquences sur les droits humains des personnes ciblées et le nombre infime d’instructions auxquelles elles ont donné lieu soulèvent de graves questions. Étaient-elles réellement nécessaires et proportionnelles pour prévenir de futurs attentats terroristes ? C’est pourtant l’objectif que le Gouvernement a affiché à l’origine en déclarant l’état d’urgence, puis le motif qu’il a invoqué ensuite pour en justifier la prorogation.
Amnesty International s’est entretenue avec plusieurs personnes dont la vie quotidienne et les droits humains ont été gravement affectés par l’état d’urgence. Je vous invite à prendre connaissance de son rapport intitulé Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France. Les témoignages de personnes assignées à résidence, perquisitionnées ou témoins de ces mesures sécuritaires sont édifiants. L’une d’entre elles dit : « Ils ont cassé les portes, ils sont rentrés dans la mosquée avec leurs chaussures et ont jeté le Coran par terre. » Une autre explique : « On vous condamne sans vous juger, sans vous donner la possibilité de vous défendre. » Une troisième livre ce témoignage : « On a tous eu l’impression que c’était une parodie de justice. Les audiences avaient lieu juste pour la forme. »
Qui pourrait aujourd’hui contredire de telles dérives ? Personne ! Et je n’ai donné que trois exemples… Je vous invite vraiment à prendre connaissance du rapport.
Dénoncer les dérives est une chose ; agir pour les stopper en est une autre. Or l’état d’urgence les porte en elles. Ce sont des syndicalistes policiers qui nous ont alertés sur ce problème. À la lumière de ce qu’ils nous ont dit, l’illusion selon laquelle on pourrait encadrer ces dérives disparaît.
Constitutionnaliser l’état d’urgence revient à le placer au même niveau dans la hiérarchie des normes juridiques que les libertés et droits fondamentaux, notamment ceux qui sont consacrés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les pouvoirs d’exception et les libertés fondamentales sont ainsi mis dans un rapport d’égalité normative, comme l’a souligné la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans son avis sur le projet de révision constitutionnelle.
À la lecture de l’exposé des motifs du projet de révision constitutionnelle, nous craignons de comprendre ce à quoi ce nouvel article 36-1 de la Constitution est, en réalité, destiné. Et cette inquiétude se concrétise déjà malheureusement largement dans le projet de réforme de la procédure pénale, qui a été adopté et aggravé par l’Assemblée nationale et sera bientôt soumis au Sénat.
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.
M. Jacques Mézard. Pour ma part, je voterai ces amendements de suppression. S’ils ne sont pas adoptés, je voterai les amendements présentés par M. le rapporteur, qui tendent à améliorer le texte issu de l’Assemblée nationale.
J’entends beaucoup parler de « symboles ». Mais nous ne sommes pas là pour faire du symbole ! Nous sommes là pour établir la loi, et même, en l’occurrence, la Constitution, c’est-à-dire la norme suprême, la règle de droit qui organise les relations dans la société.
Je peux entendre que la constitutionnalisation de l’état d’urgence soit un moyen de garantir les libertés, mais c’est un peu l’histoire de l’œuf et de la poule !
Quoi qu’il en soit, l’inscription de telles dispositions dans la Constitution ne me semble pas aller dans le bon sens.
M. le garde des sceaux affirme qu’une majorité d’universitaires sont favorables à cette mesure. En réalité, les avis sont, à tout le moins, partagés.
Mais il y a danger à constitutionnaliser ce qui relève à l’heure actuelle de mesures d’exception. La Constitution en prévoit déjà deux : l’article 16 et l’état de siège.
Souvenons-nous que l’état d’urgence a été créé en 1955, lors des « événements » d’Algérie, parce qu’on ne voulait pas appliquer l’état de siège pour ne pas dire qu’il s’agissait d’une guerre ! Voilà quelle est l’origine d’une telle disposition.
Aujourd’hui, on prétend que la constitutionnalisation de l’état d’urgence est un progrès. Dans le « consensus » auquel l’Assemblée nationale est parvenue – d’ailleurs, c’est assez original ; d’ordinaire, ce n’est pas si fréquent ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.) –, la rédaction retenue ne présente pas beaucoup de garanties ; c’est le moins que l’on puisse dire. Pour ma part, je ne pense pas que ce soit un progrès. Je pense même que c’est l’inverse !
L’état d’urgence permet à l’autorité administrative, c’est-à-dire au pouvoir civil, de prendre des mesures contraires aux libertés et à la liberté individuelle, sans autorisation préalable de qui que ce soit.
Certes, on nous rétorque que le juge administratif pourra sanctionner telle ou telle décision a posteriori. Mais qu’adviendra-t-il s’il procède dans un délai de six mois, de deux ou de trois ans ? Les mesures adoptées ne seront pas neutres sur le front des libertés !
On a déjà pu observer les difficultés qui découlent de la notion de « péril imminent ». J’y reviendrai.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Godefroy. Je serais naturellement tenté d’aller dans le sens indiqué par les auteurs de ces quatre amendements de suppression, suivant ainsi les avis émis par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, par Robert Badinter et par de nombreux constitutionnalistes. Les motivations des auteurs de ces amendements sont tout à fait justifiées, et les arguments de M. Mézard sont tout à fait recevables.
Toutefois, l’adoption de ces amendements de suppression ferait tomber tous les autres amendements portant sur l’article 1er.
Mme Éliane Assassi. Eh oui !
M. Jean-Pierre Godefroy. Je vais donc m’abstenir et réserver mon vote. Si l’article 1er n’est pas supprimé, je me prononcerai en fonction du sort qui sera fait à certains des amendements suivants, notamment ceux de Jean-Yves Leconte.
Monsieur le rapporteur, j’ai cru comprendre que vous étiez assez sensible aux arguments de notre collègue. J’écouterai avec intérêt les avis de la commission et du Gouvernement les concernant.
Encore une fois, je serais plutôt pour la suppression de l’article, mais je souhaite que la Haute Assemblée puisse discuter de l’ensemble des amendements déposés. Je prendrai ma décision définitive à l’issue de leur examen.
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour explication de vote.
M. Pierre-Yves Collombat. Nous l’avons tous bien compris, le véritable motif de la constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité, c’est l’envie d’envoyer un message ! Dès lors, il faut bien trouver des raisons à mettre en avant…
Tout d’abord, on nous a vendu l’argument du « risque d’inconstitutionnalité. » Les uns le confirmaient quand les autres le contestaient. Il y a tout de même un certain temps que l’état d’urgence est en vigueur, et le Conseil constitutionnel s’est prononcé. Visiblement, ce risque n’existe pas.
On nous a ensuite dit – c’est tout de même extraordinaire ! – qu’il fallait constitutionnaliser pour « sécuriser » !
M. Jackie Pierre. Ah !
M. Pierre-Yves Collombat. Comme l’ont fait observer plusieurs de mes collègues, on ne voit pas bien en quoi le texte présenté permettrait une « sécurisation »…
Si on avait trouvé une formulation permettant d’éviter l’arrestation au nom de l’état d’urgence de personnes autres que des terroristes présumés, cela aurait effectivement été une sécurisation, car la rédaction actuelle n’est pas du tout satisfaisante.
Pourquoi voter ces amendements de suppression ?
Premièrement, les dispositions en question sont inutiles. Nous avons déjà les outils pour agir.
Deuxièmement, on risque de transformer l’exception en permanence. J’en conviens, ce serait une solution de facilité pour certains services. Mais la différence entre un État démocratique et un État qui ne l’est pas, c’est qu’il est plus compliqué d’apporter des réponses et d’assurer la sécurité dans le premier. La complexité n’est évidemment pas l’objectif en soin, mais c’est le prix de la démocratie !
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Bosino, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Bosino. Comme en témoigne la teneur de nos débats, rares sont ceux, parmi nous, qui sont convaincus de la nécessité d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution.
Pour transformer radicalement le texte et, éventuellement, apporter des garanties d’ordre juridique, il faudrait obtenir que le soutien de nos collègues députés envers un certain nombre de nos amendements. C’est loin d’être acquis, vu que le Gouvernement a encore une – petite – majorité à l’Assemblée nationale…
Ainsi que cela a été souligné à plusieurs reprises, le texte est dangereux et potentiellement liberticide. À la différence de l’état de siège, et même des dispositions de l’article 16, dont, je le précise, nous contestons l’existence, l’état d’urgence, dans sa définition actuelle, est flou, imprécis. De ce fait, il peut être engagé assez facilement.
Monsieur le garde des sceaux, le professeur Beaud, que vous avez cité, a déclaré devant notre commission : « Mais l’idée de péril imminent, de menace, est une condition très lâche qui ouvre la voie aux manipulations politiques : les services de défense et de renseignement pourront toujours l’invoquer, en s’appuyant, qui plus est, sur des informations secrètes. Avec une telle notion, on risque de mettre en place un état d’urgence permanent. »
Dès lors, pour éviter toute mauvaise surprise, le seul choix est évidemment la suppression de ce dérapage constitutionnel.
M. Bas nous donne lui-même dans son rapport les arguments pour écarter cette constitutionnalisation hâtive et dangereuse. Cela a été dit et répété.
Pour notre part, nous appelons à une autre forme d’unité nationale : celle de la raison et de la démocratie contre l’obscurantisme djihadiste !
J’invite le Sénat à faire ce choix en adoptant les amendements de suppression de l’article 1er !
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, pour explication de vote.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. À l’instar de mon collègue Jean-Pierre Godefroy, je m’abstiendrai sur ces amendements de suppression, et je réserverai mon vote final, qui dépendra de l’approbation, ou non, des amendements de Jean-Yves Leconte.
Il y a clairement un doute quant à l’opportunité d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution. Certains estiment que cette mesure n’est en rien nécessaire. D’autres jugent qu’elle pourrait l’être.
Bien entendu, on ne peut pas arguer que personne ne contestera jamais ces mesures sous prétexte qu’elles n’ont pas été contestées jusqu’à présent.
Pour autant, si ces dispositions sont inscrites dans la Constitution, il faut que les balises du droit, par le biais de la loi organique et de l’intervention du juge, permettent de renforcer les contrôles. Ne les affaiblissons surtout pas !