M. le président. La parole est à Mme Valérie Létard.
Mme Valérie Létard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’afflux de réfugiés en Europe et en France s’inscrit dans le contexte international du conflit syrien, ainsi que de la menace que fait peser Daech en Irak, en Syrie et, désormais, aussi en Libye.
L’instabilité politique et les luttes de pouvoir embrasent le Moyen-Orient ; les millions de Syriens et d’Irakiens fuyant les zones de conflit menacent l’équilibre du Liban, de la Jordanie et de la Turquie. L’Afrique n’est pas épargnée non plus par l’islamisme radical.
Face à cette poudrière, nous constatons avec regret que la voix de l’Europe résonne toujours aussi faiblement. Pis encore, il nous faut déplorer amèrement la lenteur du déploiement des initiatives européennes coordonnées et collectives.
La liste commune des pays d’origine sûrs est toujours en discussion. Le renforcement de FRONTEX et sa transformation en une agence véritablement efficace de gardes-frontières aux limites extérieures de l’Union européenne attendent encore, à tel point que nous assistons aujourd’hui à la fermeture temporaire des frontières de nombreux États membres, comme la semaine dernière dans ma région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, les Belges ayant décidé de contrôler la frontière. C’est aux antipodes d’une politique migratoire coordonnée et commune.
Nous aurons retenu du dernier Conseil européen des 18 et 19 février dernier que la question de l’accueil des réfugiés risque de conduire l’Union européenne à son éclatement, tout aussi fortement que le Brexit. D’ailleurs, on perçoit bien l’imbrication des deux sujets.
Sur les onze hotspots prévus par la Commission européenne, trois étaient opérationnels au 1er janvier 2016. François-Noël Buffet l’a rappelé, nos collègues de la commission des lois, lors de leur déplacement à Lesbos, ont été informés de l’ouverture imminente de quatre hotspots grecs supplémentaires. Peut-être pourrez-vous, monsieur le ministre, nous en dire plus sur le nombre de réfugiés enregistrés grâce à ces nouveaux centres de passage ?
S’agissant du processus de relocalisation entre pays membres de l’Union, l’accord de septembre dernier portait sur 160 000 réfugiés, dont plus de 30 000 en France. C’est là un effort assez modeste si nous le mettons en regard du million de personnes arrivées en Europe en 2015, plus de 850 000 étant passés par la seule Grèce.
À Lesbos, la délégation de la commission des lois a pu voir que le mécanisme de relocalisation montait en puissance lentement : 94 relocalisés pour le mois de janvier 2016, c’est loin du chiffre mensuel de 1 450, qui avait été annoncé initialement par M. Arhoul, préfet coordinateur national chargé de l’accueil des migrants.
Après les attentats de novembre dernier, la France a souhaité, et c’est compréhensible, relever le niveau des contrôles sur l’identification des réfugiés. Estimez-vous, monsieur le ministre, que ces contrôles ont atteint un niveau de sécurité satisfaisant ? Le rythme d’arrivée des réfugiés en provenance des hotspots sera-t-il ainsi amené à s’accélérer en 2016 ?
En 2015, l’OFPRA et l’OFII, l’Office français de l'immigration et de l'intégration, ont été dotés de moyens humains supplémentaires, qui ont permis de traiter 79 130 demandes d’asile – un chiffre en hausse de 22 % – et d’améliorer sensiblement le nombre de décisions favorables accordées par l’OFPRA. Toutefois, aujourd’hui, vu l’évolution de la situation, il serait justifié, me semble-t-il, que ses moyens augmentent encore et que le nombre de places d’hébergement soit revu à la hausse.
Ces chiffres montrent le décalage persistant entre les pays d’origine d’une majorité des demandeurs d’asile en France, qui vient, outre de la Syrie, principalement du Soudan, du Kosovo et de la République démocratique du Congo, et ceux des réfugiés enregistrés en Grèce – 95 % des réfugiés y sont syriens, irakiens ou afghans.
En septembre dernier, monsieur le ministre, vous aviez fait appel aux collectivités territoriales volontaires pour créer des places d’hébergement pour les 30 000 réfugiés relocalisés. Cet appel a été entendu, et à la date du 10 février 2016, quelque 1 680 logements avaient été enregistrés sur la plateforme nationale pour le logement des réfugiés, équivalant à 5 200 places d’hébergement.
Or peu de ces logements ont été mobilisés. Depuis plusieurs semaines, les collectivités qui s’étaient portées volontaires pour accueillir des réfugiés de manière diffuse se voient sollicitées par les préfets pour accueillir temporairement dans des centres collectifs des migrants de Calais.
Cela suscite des interrogations et un malentendu ; non qu’il ne faille pas accueillir les migrants, mais sur la forme. Les collectivités volontaires pensaient qu’elles auraient vocation à insérer des familles sur leur territoire et elles avaient mobilisé leur population en ce sens. Elles se trouvent, au terme d’une concertation souvent très limitée, confrontées à une tout autre forme d’accueil. Prévenus souvent au dernier moment, les élus ont bien du mal à expliquer à leurs concitoyens ce changement sur lequel ils ne disposent eux-mêmes que de très peu d’informations, ne sachant en général ni le nombre de migrants accueillis ni la durée de leur séjour.
Comme le rappellent justement les associations présentes à Calais, ces migrants ont en général un projet de vie qu’ils voient outre-Manche. Les persuader de demander l’asile en France est donc une mission difficile, pour laquelle l’État dépense aujourd’hui beaucoup de temps, d’énergie et de moyens. Ne serait-il pas plus raisonnable que le Royaume-Uni prenne aussi sa part de l’effort ?
M. Jacques Legendre. Eh oui !
Mme Valérie Létard. Considérez-vous comme satisfaisant, monsieur le ministre, que le Royaume-Uni préfère aller recruter un quota de réfugiés dans les camps jordaniens ? En ma qualité d’élue de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, je ne peux qu’inviter le Gouvernement à rouvrir une discussion avec nos voisins britanniques sur cette question : il faudrait peut-être que le Royaume-Uni prenne sa part dans l’accueil des migrants actuellement stationnés à Calais.
M. Alain Néri. Et toute l’Union européenne !
Mme Valérie Létard. Bien sûr, cher collègue.
Pouvez-vous également, monsieur le ministre, nous confirmer les derniers chiffres disponibles sur l’opération d’évacuation de la zone sud du camp qui a eu lieu précédemment, et nous informer des résultats du travail que vous menez depuis ces derniers jours pour procéder au démantèlement de la « jungle » de Calais ?
Un article du Figaro paru le 23 février dernier relatait que 15 % des 2 691 migrants de Calais délocalisés n’effectuaient aucune démarche en vue d’une demande d’asile et qu’environ 20 % d’entre eux repartaient des centres sans laisser de trace. Est-ce exact ou non ? Si je vous interroge sur ce point, c’est que je crains que, faute d’une maîtrise suffisante, les migrants ne soient encouragés à retourner vers la « jungle ».
De ce point de vue, nous sommes satisfaits du travail que vous menez actuellement à Calais. La question que je pose est la suivante : comment les collectivités et l’État peuvent-ils œuvrer au mieux ensemble, en amont ? En effet, nous sommes loin d’être au bout du processus et nous ne pourrons pas poursuivre durablement de cette façon avec l’assentiment des territoires.
Les informations remontant de ces communes volontaires nous interpellent également quant aux moyens que l’État est décidé à leur octroyer.
À l’heure actuelle, l’État assure une aide de 1 000 euros par logement et propose un fonds de 50 millions d’euros permettant de financer des travaux de réhabilitation. Mais les autres coûts, en particulier les frais relatifs à la scolarisation des enfants ou à l’apprentissage du français comme langue étrangère, restent à la charge des communes. Pour faire face aux besoins constatés, les préfets inciteraient les élus à s’appuyer sur les associations, sur les bénévoles, sur les bibliothèques municipales ou encore sur les structures culturelles existantes…
Ces initiatives sont bien maigres, en comparaison de l’aide de 5 000 euros par réfugié versée en Allemagne.
Pourtant, de son côté, l’Union européenne accorde, par réfugié accueilli, un montant de 6 000 euros aux pays membres. Le Conseil des communes et régions d’Europe, le CCRE, ainsi que plusieurs associations d’élus demandent que ce soutien financier européen puisse être ouvert directement aux communes, notamment via le fonds « Asile, migration et intégration ». Monsieur le ministre, avez-vous l’intention de prendre en compte cette requête ?
Enfin, comme je l’ai souligné en septembre 2015 lors de l’annonce du plan de relocalisation, l’accueil de populations traumatisées par la guerre et l’exil ne saurait relever d’un seul mouvement compassionnel, dont on a observé les limites depuis les attentats du 13 novembre. Ce travail impose une solide réflexion, une planification étroite en lien avec les collectivités, pour ne pas ajouter de la pauvreté à la pauvreté. Il exige un accompagnement dans la durée et un effort financier adéquat.
À cet égard, je me joins une nouvelle fois à Jean-François Rapin : vous le savez, dans ce domaine, Calais constitue un exemple significatif. L’économie de ce territoire, qui n’avait franchement pas besoin de cela, a été très violemment frappée par la réalité dans laquelle elle se trouve. Le travail étroit que je viens d’évoquer n’en sera que plus nécessaire pour assurer un véritable maillage territorial, une anticipation des situations, une structuration de notre capacité à répondre, collectivement, à ces enjeux.
En concentrant la douleur et la misère sur quelques points, on ne pourra que susciter le rejet de la part des populations locales. À l’inverse, il nous faut opérer un mouvement d’ensemble auquel nous prenons toute notre part, mais une part maîtrisée et responsable. Ainsi, l’État et les territoires prouveront qu’ils maîtrisent la situation, qu’ils sont à même d’honorer les engagements de la convention de Genève. Parallèlement, on évitera d’opposer la souffrance de Français en difficulté à celle de réfugiés qui arrivent en France.
En procédant de cette manière, ces diverses populations pourront vivre convenablement et, à l’avenir, les collectivités territoriales comme le Gouvernement, que vous représentez, pourront mener une politique claire d’accueil maîtrisé. Je le répète : en la matière, l’État doit prendre toute sa responsabilité, aux côtés de collectivités qui ne seront pas mises devant le fait accompli ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et sur plusieurs travées du groupe Les Républicains. – MM. Jean-Pierre Sueur et Pierre-Yves Collombat applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Christian Favier.
M. Christian Favier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « Réfugiés : l’Europe se désintègre », titrait Le Monde de ce week-end.
L’Autriche et les pays des Balkans ont décidé unilatéralement de filtrer les entrées sur leur territoire. La Grèce a rappelé son ambassadeur à Vienne. La justice a autorisé l’évacuation de la « jungle » de Calais. La Belgique a rétabli des contrôles à la frontière française.
Incapable de surmonter la crise des migrants, comme en témoigne la réunion houleuse des ministres de l’intérieur qui a eu lieu jeudi dernier, l’Union européenne laisse se jouer une tragédie humaine redoutable. C’est dans ce contexte que nos collègues du groupe Les Républicains nous invitent à débattre de l’accueil des réfugiés.
Le mot « réfugié » recouvre une définition juridique précise.
L’article 1er de la convention de Genève de 1951, ratifiée par 145 pays, définit un réfugié comme une personne qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou dans lequel elle a sa résidence habituelle, et qui, du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques, craint avec raison d’être persécutée et ne peut se réclamer de la protection de ce pays ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner.
Pour les États, seuls habilités à accorder le droit d’asile, est considérée comme réfugiée une personne qui a déposé une demande d’asile et a obtenu le droit d’asile après avoir apporté la preuve que sa vie est sérieusement menacée dans son pays.
Tout réfugié serait donc un migrant, mais tout migrant ne serait pas réfugié…
Mme Éliane Assassi. Eh oui !
M. Christian Favier. Pourtant, la pratique de l’asile montre qu’il est erroné de distinguer radicalement les demandeurs d’asile et les migrants économiques. Tout comme les demandeurs d’asile ont des raisons économiques de fuir leur pays, il existe des exploitations économiques qui relèvent de la persécution. Par exemple, l’esclavage existe toujours en Mauritanie.
Les discours politiques et médiatiques qui s’acharnent à distinguer différentes catégories de migrants relèvent souvent d’une vision discriminante.
Aujourd’hui, le tri entre « bons » réfugiés et « mauvais » migrants s’effectue en Grèce dans les quatre hotspots, ou « centres d’accueil », désormais opérationnels. Ce constat a été rappelé : en 2015, ce pays a accueilli plus de 856 000 migrants, soit 82 % de l’ensemble des personnes arrivées en Europe. En outre, entre 1 200 et 3 000 réfugiés continuent d’accoster chaque jour dans les îles de la mer Égée. Environ 40 % d’entre eux sont aujourd’hui refoulés et voués à rester bloqués en Grèce.
Mercredi dernier, le Premier ministre grec Alexis Tsipras a menacé de refuser tout accord européen si le fardeau de la crise migratoire « n’est pas partagé d’une manière proportionnelle » par les pays membres de l’Union européenne.
Mme Esther Benbassa. Bien sûr !
M. Christian Favier. M. Tsipras a ajouté : « Il faut le plus large consensus politique sur cette question. Nous n’allons pas accepter que notre pays se transforme en un entrepôt d’êtres humains. »
Au même moment, l’Autriche réunissait les pays des Balkans pour y coordonner la fermeture des frontières.
Le gouvernement français a le devoir d’apporter son soutien à la Grèce et à son Premier ministre.
Mise en œuvre via deux décisions du Conseil de l’Union européenne des 14 et 22 septembre 2015, la procédure de « relocalisation », qui consiste dans le transfert de demandeurs d’asile à partir de la Grèce et de l’Italie vers d’autres États membres de l’Union européenne, doit être revue et rendue véritablement effective.
Dans un premier temps, l’Europe s’est engagée à « relocaliser » 120 000 personnes en deux ans. Puis, on a évoqué le chiffre de 160 000 personnes. Mais, à l’heure actuelle, cette politique des quotas se solde par à peine quelques centaines de relocalisations effectives en France. Parallèlement, en 2015, 80 000 demandeurs d’asile se sont manifestés dans notre pays.
Je rappelle, puisque cela semble nécessaire, que personne ne quitte son pays par plaisir. Toutes les migrations de populations dépendent de l’ordre économique mondial établi et des rapports de force politiques entre les États.
Les guerres civiles, l’effondrement d’États, la barbarie née de vingt ou trente années de conflits ont provoqué une crise humanitaire sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
En conséquence, chacun doit prendre ses responsabilités.
Pour l’heure, la priorité est d’assurer la sécurité de ces réfugiés, en les libérant de l’exploitation des passeurs et des réseaux mafieux.
Si cet accueil relève de la compétence régalienne de l’État en matière de droit d’asile, sa mise en œuvre concrète repose pour beaucoup sur les collectivités territoriales.
La délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation l’a souligné en octobre dernier : l’accueil des réfugiés en France doit faire l’objet d’une coproduction territoriale, ce qui nécessite notamment d’établir un diagnostic des collectivités et des moyens qu’elles peuvent déployer pour contribuer à l’effort national. Dans le même temps, les collectivités territoriales attendent un soutien accru de l’État.
Par le passé, le département dont je suis l’élu, le Val-de-Marne, était déjà fortement sollicité pour l’accueil des mineurs étrangers isolés. L’expulsion engagée de la « jungle » de Calais, où 326 mineurs isolés ont été identifiés, va rendre cette question encore plus urgente. Elle exigera des négociations beaucoup plus serrées avec le Royaume-Uni, pour permettre aux mineurs concernés de bénéficier du regroupement familial.
En septembre dernier, l’État a sollicité les collectivités de notre département, dans la perspective d’un fort afflux de réfugiés syriens. Très rapidement, dès le 23 octobre, nous avons mis à sa disposition, bien entendu à titre gratuit, un bâtiment de la commune de Fontenay-sous-Bois regroupant plusieurs logements, pour l’hébergement provisoire de réfugiés. Malheureusement, le bilan des réalisations est loin d’être concluant.
La convention signée avec l’État, pour six mois, arrive à échéance très prochainement. Or seule une famille syrienne de cinq personnes a été accueillie,…
Mme Esther Benbassa. Exact !
M. Christian Favier. … sur les quarante-sept personnes relogées, lesquelles sont principalement évacuées des squats de Paris. Bien entendu, tel n’était pas le projet initial.
L’exemple du Val-de-Marne est révélateur d’un fait désormais avéré : si l’État peine à relocaliser les réfugiés, c’est parce que ces derniers, dans leur grande majorité, ne veulent pas rester en France.
Les campagnes de stigmatisation et de peur de l’étranger, largement alimentées par la propagande de l’extrême droite, ont fortement terni l’image de la patrie des droits de l’homme.
Pourtant les chiffres le montrent, l’idée d’une « invasion », sur laquelle le Front national continue d’appuyer sa propagande, relève bel et bien du fantasme. Elle trahit un mépris insupportable à l’égard d’hommes, de femmes et d’enfants qui vivent un drame épouvantable.
Monsieur le ministre, la France est encore loin de prendre toute sa place dans l’accueil de réfugiés qui sont poussés à l’exil au péril de leur vie. Or, à l’instar de l’Union européenne et des États-Unis, notre pays porte sa part de responsabilité dans le chaos que nous connaissons en Syrie, en Irak ou en Libye.
Ces réfugiés ne disparaîtront pas par la répression et la fermeture des frontières. Seuls le rétablissement d’une paix durable et l’anéantissement de Daech permettront d’envisager leur retour. Mais, dans l’immédiat – c’est bien entendu sur ce point que se mobilisent les élus du groupe CRC –, il est de notre devoir de les accueillir avec dignité et humanité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mme Esther Benbassa ainsi que MM. Jean-Pierre Sueur et Alain Néri applaudissent également.)
Mme Cécile Cukierman. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat de ce soir n’a pas pour objet les politiques migratoires. Il porte sur l’accueil de familles qui fuient la mort. En prenant la route, ces hommes et ces femmes savent très bien qu’ils mettent en danger leurs enfants, qu’ils devront payer des passeurs, lesquels ne sont pas nécessairement fiables. Mais, ils en sont également persuadés, s’ils ne quittent pas leur pays, ils n’échapperont pas à la mort. C’est en ces termes que nous devons aborder cette discussion.
Il ne saurait être question, au sujet des migrants, de seuils de tolérance ou d’acceptation par nos sociétés. Les personnes dont il s’agit ont besoin de protection. En tout cas, c’est à celles qui implorent notre secours que nous devons dédier ce débat.
Dès lors, évoquer de tels quotas reviendrait à admettre un seuil de tolérance de camps de la mort, d’horreur, de refus de protéger.
L’accueil est notre premier devoir.
Selon Europol, parmi les migrants, 10 000 enfants auraient disparu au cours de l’année dernière.
Mme Esther Benbassa. Eh oui !
M. Jean-Yves Leconte. Ce chiffre ne peut que nous effarer. Il nous impose d’aborder le problème autrement.
Au regard de la situation actuelle, force est de l’admettre : aujourd’hui, l’Europe est menacée par ses fantasmes, elle semble totalement terrassée par ses peurs.
Sur le territoire européen, un demi-milliard d’habitants a reçu moins de 1 million de personnes. Dans le même temps, la Jordanie, qui compte 8 millions d’habitants, en a reçu plus de 2 millions. Le Liban, avec ses 6 millions d’habitants, en a lui aussi reçu plus de 2 millions. Quant à la Turquie, qui compte plus de 80 millions d’habitants, elle a recueilli plus de 2 millions de réfugiés.
Mme Esther Benbassa. Et même 2,5 millions !
M. Jean-Yves Leconte. L’Europe ne peut se contenter d’imaginer qu’il faut payer ces trois États pour continuer à « sous-traiter » le problème.
En outre, on ne peut pas dire un jour à la Turquie : « Ouvrez vos frontières, car des bombardements russes menacent la vie de dizaines de milliers de personnes », puis, quelques heures plus tard, lui déclarer : « Faites absolument tout pour garder tous ces réfugiés sur votre territoire ».
Mes chers collègues, en préambule, je tiens parallèlement à formuler quelques rappels.
Tout d’abord, le droit d’asile est un droit individuel. Il doit être appliqué de manière individuelle, et non par nationalité. Lorsque, à la frontière gréco-turque, on accepte certaines entrées en en refusant d’autres, selon le critère de la nationalité, on se livre à une violation du droit d’asile.
La situation actuelle dans les Balkans le prouve clairement : sans coopération européenne, on ne pourra rien faire. (Mme Joëlle Garriaud-Maylam acquiesce.) Pourtant, tous les États européens semblent, aujourd’hui, dans la situation de conducteurs freinant sur une plaque de verglas, au lieu d’essayer de reprendre une trajectoire.
On le sait tous, c’est dans la solidarité et dans la coopération qu’il sera possible d’agir. Cependant, chacun, saisi par un réflexe de peur, se referme sur lui-même et empêche de ce fait toute solidarité.
Ce n’est que par un renforcement de la coopération européenne que l’on pourra lutter contre les crises humanitaires que l’on constate, mais aussi contre les crises sécuritaires qui peuvent être engendrées par cette situation et contre l’économie du crime qui se développe autour des passeurs chaque fois qu’il y a des frontières.
C’est important, mais il est aussi important de savoir dire clairement à l’Europe centrale ce que l’on attend d’elle. Elle doit en effet avoir en mémoire ce qu’elle a pu vivre : il ne s’agit pas de la stigmatiser mais de la mettre devant ses responsabilités. On voit aujourd’hui se reconstituer volontairement sur ce sujet, de manière quelque peu étonnante, le pacte de Varsovie. L’attitude de la Roumanie, de la Hongrie et de la Slovaquie est particulièrement inquiétante pour la solidarité européenne. Cela est du ressort de ces pays, mais il faut leur en parler.
Je suis aussi inquiet de la situation en Grèce. Près de 8 000 personnes sont aujourd’hui bloquées à la frontière avec la Macédoine, frontière dont la militarisation est de plus en plus sensible. Une pression européenne s’exerce toujours plus fortement sur la Grèce autour de l’accueil des réfugiés, alors même que, depuis deux ans, la Grèce avait fait beaucoup d’efforts, en particulier pour leur premier accueil et la politique d’asile.
La situation en Macédoine est aussi inquiétante : aucune identification claire n’y est effectuée, alors qu’on y constate des flux encore plus importants qu’en 2015.
Alors, dans cette situation, la France a pris l’engagement d’accepter la relocalisation de 30 000 personnes. Le fait est qu’aujourd’hui, comme cela a déjà été relevé par Christian Favier, assez peu d’exilés demandent en fin de compte une relocalisation en France. Cela doit nous interroger sur notre attractivité.
Je dois cependant rendre malgré tout hommage à l’OFPRA, dont nous avons vu le travail en Grèce, en particulier pour les mesures entreprises pour accomplir la promesse française, dont j’espère qu’elles prendront de l’ampleur. Il faut aussi garder à l’esprit que tous les pays n’ont peut-être pas les mêmes capacités et compétences que nous dans ces domaines et accompagner en conséquence ces pays pour y faciliter la relocalisation de réfugiés.
J’espère aussi que le sommet Union européenne-Turquie permettra de constater que des préoccupations communes existent en termes de lutte contre les passeurs. Certes, compte tenu de sa situation intérieure, la Turquie n’est pas aujourd’hui un pays sûr : si l’on ignorait ce fait, nous serions d’ici peu frappés par d’autres crises. Il faut néanmoins savoir trouver, ensemble avec la Turquie, des moyens de protéger ceux qui sont encore sous les bombardements russes. Si nous ne gardons pas tout cela en tête, alors l’Europe perdra son âme et n’aura plus de sens, d’image ni de force.
Permettez-moi en conclusion de faire trois propositions.
En premier lieu, il me semble important d’être capable de développer, dès la Turquie, une identification unique des personnes qui veulent rejoindre l’Europe, afin de ne pas répéter des opérations d’identification moyennes d’une partie du flux de réfugiés en Grèce, après qu’ils ont pris le risque de traverser la Méditerranée, puis encore en Macédoine, en Serbie et de nouveau à l’entrée en Croatie. Une identification unique, c’est plus de sécurité et plus de capacités à suivre les choses.
En deuxième lieu, je proposerai de revoir le fonctionnement et les fins d’Eurodac. Il faut développer les capacités de ce système et développer le nombre de bornes d’enregistrement. Il faudrait également réfléchir à l’avenir du système de Dublin. On voit aujourd’hui la Grèce enregistrer toutes les arrivées, ce qui, selon le système de Dublin actuellement en vigueur, la rend entièrement responsable. Cette situation ne peut plus durer très longtemps.
En troisième lieu, je suggérerai d’ouvrir la possibilité de se porter candidat à la relocalisation en Europe aux réfugiés dès la Turquie, le Liban et la Jordanie. Il n’est pas logique d’être obligé, somme toute, de demander à ces gens de prendre le risque de traverser, avec leurs familles la mer Égée pour qu’ils puissent ensuite bénéficier éventuellement de notre protection.
Je n’entends pas par cette proposition la création de hotspots : cela impliquerait en effet la création de camps européens dans des pays tiers, qui ne sont pas nécessairement prêts à l’accepter. Il s’agit plutôt, dans mon esprit, de pouvoir enregistrer dans ces pays des demandes de relocalisation : cela me paraît indispensable.
L’annonce faite aujourd’hui d’une rencontre entre le Président de la République et la Chancelière allemande avant le sommet Union européenne-Turquie est à mes yeux importante. Ainsi, enfin, une initiative franco-allemande sur ce dossier pourrait permettre à l’Europe de retrouver son âme, de parler fortement avec la Turquie pour exprimer les préoccupations que nous avons en commun et, plutôt que de subir la situation, de vouloir la maîtriser ensemble avec la Turquie. À ce propos, on ne dira jamais assez combien nous payons aujourd’hui le prix de l’abandon de la perspective européenne de la Turquie en 2007.
Voilà les préoccupations et les propositions que je souhaitais exprimer. Aujourd’hui, en vérité, l’Union européenne se trouve sur ce sujet à la croisée des chemins. L’Europe, c’est la paix et la solidarité : elle a été construite pour cela. Or nous sommes en train de tout perdre.
Aussi, le couple franco-allemand a besoin de prendre une initiative sur cette question. Nous avons certes des préoccupations différentes mais elles convergent quant aux migrations, à l’accueil des réfugiés et à la sécurité : cela doit pouvoir de nouveau constituer une force pour l’Europe ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – Mme Valérie Létard et M. Pierre-Yves Collombat applaudissent également.)